Tome 2. Conakry. 2003. 73 pages
Elhadj Bano Bah & Tierno S. Bah, eds.
Né vers 1850 à Kâdé, Yaya eut comme maman la princesse Koumantyo, fille de Kôlinding, roi du N'Gâbou. De par sa mère, il était donc prince du N'Gâbou. Jusqu'à l'âge de quinze ans, il vécut loin de son père, Alfa Ibrahima ; car il fut élevé par sa famille maternelle où il ne parla que le dialecte Tyèdho. Ses quinze ans révolus, il rejoignit son père à Kâdé pour apprendre le Pular. Mais, en raison des absences répétées de Alfa Ibrahima qui luttait contre les fétichistes, son instruction fut négligée. Par contre, dès son adolescence, il se forma au combat et devint, de bonne heure, un excellent guerrier.
Illettré, son sort inquiéta son père qui s'adressa à des marabouts éminents pour demander en sa faveur des bénédictions. Karamoko Koutoubou de Touba se chargea spécialement de lui. Après un certain délai, il déclara à Alfa Ibrahima que son fils aura une renommée supérieure à la sienne et que son étoile serait plus lumineuse que celle de ses frères. Cette prédiction fut entièrement confirmée par les grands succès que Yaya obtint avant et pendant son règne.
Incorporé dans l'armée de son père, le jeune Yaya rejoignit Labé pour participer aux expéditions qu'Alfa Ibrahima entreprenait. Partout où Yaya était présent, la victoire fut certaine. Les succès qu'il obtint ainsi, sa bravoure et son courage sans limite, lui valurent le poste de Kâdé, avec le titre de Modi Yaya.
Comme officier, il combattit, dès 1885, les Foulacoundas, ses voisins qui restaient réfractaires à l'Islam. Il ravagea leur pays après avoir tué leur chef, Guidali. Pour cette victoire, il reçut les félicitations du gouverneur du Sénégal qui considérait Bakar Guidali comme un obstacle sérieux.
En attaquant les Yôlas, dans la région de Boké, Modi Yaya fut moins heureux car il y perdit une partie de son armée. Mais il ne fut pas découragé pour autant. Dînâ Salifou, roi des Nalous, eut recours à lui pour supprimer son cousin Togba qui le gènait dans son commandement. Modi Yaya se distingua dans cette action en procédant par trahison. Il invita un jour Togba à diner dans son campement. Pendant le repas, Togba fut assailli par des soldats et assassiné à coups de sabre.
En 1889, Alfa Ibrahima, père de Modi Yaya, démissionne de la chefferie de Labé et nomme son fils aîné, Modi Aguibou, à sa place. Cette décision vexa profondément Modi Yaya, qui prépara soigneusement un attentat contre le nouveau chef.
Poussé par les almamys de Timbo et par ses partisans, Modi Yaya mit son projet à exécution. Un matin de 1892, alors que Modi Aguibou revenait de la mosquée où il venait d'assister à la prière commune de l'aube, un homme, posté par lui dans l'anti-chambre du domicile de son frère, lui tira une balle dans la tête. Modi Aguibou tomba inanimé et Modi Yaya prit aussitôt la fuite pour se rendre à Kankalabé, solliciter sa grâce. Sur l'intervention de plusieurs parents influents, cette grâce lui fut accordée et Modi Yaya réjoignit directement Kâdé.
A son retour dans cette ville, il entreprit de préparer l'acquisition de la couronne de Labé. Il l'obtint la même année sur le choix de l' AlmamyBocar Biro contre son frère Modi Mamadou Saliou Gadawoundou. Ce choix ne fut d'ailleurs pas facile, car il comportait une condition essentielle posée par les Almamys : l'exécution d'Alfa Gacimou, chef du Labé en fonction. Ce dernier, accusé d'avoir tenté de vendre le Fouta à la France, lors de son voyage à Kayes, était condamné à mort par le pouvoir central. Mais, l'application de cette sentence ne se présentait pas aisément. Les Almamys profitèrent de la vacance du trône de Labé, pour proposer la place à celui des candidats qui se chargerait de cette exécution.
Dès que la question fut soumise à Modi Mamadou Saliou, celui-ci déclina immédiatement, en déclarant qu'il préférait la vie de son parent à cette situation passagère. Modi Yaya ayant accepté volontiers, fut couronné et nommé Alfa du Labé.
Dès son retour de Timbo , il chargea son frère Modi Mouctar Sengueti de cette tâche délicate. Accompagné de Modi Mamadou Dian Téliwel, gendre de Alfa Yaya, et de quelques sofas, il fit fusiller l'ancien Landho à son domicile, à Labé, pendant qu'il lisait le Coran.
Vigoureux, dynamique et intelligent, Alfa Yaya prit en main l'administration de ce vaste diiwal, qui faisait presque la moitié du Fouta. Il avait déjà beaucoup de relations à l'extérieur, notamment, dans le Rio-Nunez où les commerçants européens lui gardaient beaucoup d'estime. A l'intérieur, grâce à ses attaches politiques et à sa générosité, il prit un départ tres solide. Dévoué au pouvoir central, essentiellement à l'Almamy Bocar Biro qui lui témoignait une grande confiance, il était assuré d'obtenir de tres grands succès.
Dès son entrée en fonction, il considéra Labé comme capitale résidentielle. Il y séjournait peu et passait la majeure partie de son temps à Kâdé, où toute sa fortune était accumulée (esclaves, bétail, or, argent etc..).
Sa Cour comprenait une foule de griots, notamment des joueurs de Kôrâ. Il leur fit des largesses et, en signe de reconnaissance, ils l'immortalisèrent dans un chant célèbre intitulé : «Alfa Yaya ».
Voici le portrait d'Alfa Yaya tel que les chroniqueurs nous le donnent, ainsi que ses mœurs et ses habitudes.
Alfa Yaya était un bel homme, d'une taille élancée, avec de larges épaules. Sa tête était moyenne et comportait un visage assez long, éclairé par deux gros yeux, sous un front large, avec un nez presque droit. Sa dentition était impeccable car il l'entretenait régulièrement avec un cure-dent spécial qu'il avait constamment dans la bouche. Sa démarche était un peu gènée par une légère blessure occasionnée par une balle reçue à la cheville, lors des combats contre les fétichistes de Koumpôni dans le N'Gâbou.
Il aimait beaucoup le vêtement noir et, rarement, on le voyait en tenue blanche. Il avait un penchant pour les sabots et prenait toujours une canne en marchant. Son bonnet préféré était le bonnet en velours rouge ou noir.
Très bon cavalier, il montait très souvent à cheval, et ses combats contre l'ennemi furent toujours engagés sur sa monture préférée.
Son autorité était incontestable. Assis, il était redoutable, car il gardait une attitude digne et toujours respectable. Dans ses assemblées il prenait toujours une position face au « qibla » (direction de la prière). Sa puissance sur son monde était très grande ; à tel point que devant lui, l'homme, quel qu'il soit, devenait un faible. Parfois, il gardait cette position durant une journée entière et ne bougeait qu'à l'occasion de l'office de la prière. Il bavardait peu, souriait peu et ne riait quà l'occasion d'un événement grave.
Pendant son règne, on ne l'a vu éclater de rire qu'à trois occasions. La première fois fut le jour où il fit assassiner son frère Alfa Aguibou. La deuxième fois était l'assassinat d'Alfa Gâcimou. Enfin, la troisième fut l'exécution de son frère Alfa Mamadou Saliou Gadawoundou, tué sur son ordre. L'assassinat d'un adversaire lui faisait toujours plaisir.
Dans ses causeries il préférait les chroniques sur les exploits de guerre, les courses de chevaux et tout ce qui pouvait être, pour lui, un exercice ou un déploiement de la force humaine. C'est pourquoi il fut réputé « kounkari, c'est-à-dire, casseur de têtes, et homme qui n'avait pas de pareil dans sa famille.
Ses préoccupations administratives, et, notamment, ses exploits guerriers, l'empèchaient de fréquents contacts avec le genre féminin. Il fut de tout temps sobre et, pendant son règne, il ne mangea jamais que la cuisine d'un homme. Son cuisinier, Kaba Manè, fut pour lui un serviteur de grande confiance. D'autre part, il prenait ses repas isolé. Jamais un individu, en dehors de son cuisinier, ne l'a vu manger. D'ailleurs, en raison de sa sobriété, il préférait une orange à un plat de riz.
Autour de lui, il avait une garde composée de sofas, bons à tout faire. Il les utilisa souvent pour massacrer ses adversaires à l'intérieur. Nous citerons, en particulier, les cas de Alfa Aguibou, Alfa Ghâcimou, ainsi que celui de la belle Taïbou, sa complice dans l'assassinat de Alfa Aguibou et l'épouse de celui-ci.
Jamais, prétendent les chroniqueurs, un roi ne fut plus juste que lui. Ses jugements furent toujours impartiaux, car il s'entourait de marabouts tres cultivés qui lui indiquaient les précepts coutumiers ou coraniques. L'exécution des jugements rendus par sa juridiction était assurée à la lettre.
De nombreux notables influents étaient ses compagnons fidèles, ses conseillers et ses vizirs. Parmi les plus importants il faut citer Oumar Koumba qui l'accompagna même en exil, Modi Alimou Dogui, Modi Tanou Mélikaré et Modi Aliou Téli Lariya
[Nota bene. Modi Aliou Teli est le grand-père paternel de Saifoulaye Diallo. — Tierno S. Bah]
Ses griots ou chroniqueurs étaient les Diéli : Diéli Oumarou Linsan et Diéli Madi Soumano, qui lui étaient inséparables. Quant aux Awlubhe, nous connaissons Farba Soulé, Farba Makka, Farba Alayidhi et Farba Tafsirou Bendjou.
Son administration était organisée de manière à placer auprès de lui un ou plusieurs représentants de toutes les catégories de la société foulah. Ainsi, avait-il autour de lui une sorte de Parlement qui le guidait dans toutes ses décisions.
Alfa Yaya fut un homme très généreux. Il arrivait souvent que des marchands de chevaux quittent Kayes ou le Ɓundu pour Labé, avec de nombreux chevaux à son adresse. Il payait à ces vendeurs toutes les bêtes qui lui parvenaient à Labé ou à Kâdé.
Si certaines mouraient en route, il en remboursait le prix afin d'éviter la perte à ses amis étrangers. Cette générosité lui valut une grande popularité qui dépassa les frontières du Fouta.
La pénétration française battait son plein. Il fut très circonspect et chercha à défendre ses intérêts d'abord. Un témoignage d'amitié adressé à de Beckmann pour le gouverneur de la colonie, lui valut une certaine estime de la part des autorités françaises. Dès que les démêlés commencèrent entre l'Almamy Bocar Biro et les Français, Alfa Yaya n'hésita pas à écrire au Gouverneur, à Conakry, la fameuse lettre dont nous avons fait état plus haut.
Sa diplomatie visait un seul but : la libération de la tutelle de Timbo et l'indépendance totale de son diiwal. Il dissimula, également, la consolidation de ses relations avec le gouverneur, afin de pouvoir préparer la lutte qu'il voulait engager contre deux de ses chefs de province intérieure qui lui résistaient : le Firdou et le NDâma.
Certes, le temps n'était pas très favorable, mais Alfa Yaya était trop exaspéré par l'appui que les Français du Sénégal accordaient à son vassal Moussa Môlo, du Firdou, qui venait de signer, à son insu, un traité de protectorat avec Saint-Louis.
Estimant que la récrimination ne résoudrait rien, il préféra un ralliement loyal aux Français. Pour lui, ce ralliement permettrait de vaincre, plus facilement, ce redoutable vassal. D'ailleurs, il ne tarda pas à adresser au Gouverneur, une nouvelle lettre dans ce sens, lettre dans laquelle il met celui-ci en garde sur le comportement de Moussa Môlo qui pourrait un jour refuser de lui obéir.
Lors de la délimitation entre le Sénégal et la Guinée, la province du Firdou qui dépendait du royaume de Alfa Yaya, fut rattachée au Sénégal.
En 1895, le complot contre Almamy Bocar Biro éclata. Nous avons vu plus haut ce qui s'est passé et le rôle joué par Alfa Yaya jusqu'à la mort de l'Almamy. Nous avons également relaté comment Alfa Yaya manoeuvra pour reprendre le pouvoir plus solidement à Labé, avec la fin du règne de Bocar Biro.
Réinstallé sur le trône après, avoir obtenu sa libération du joug de Timbo, Alfa Yaya suggéra la création d'un poste administratif à Labé. Satisfaction lui fut donnée aussitôt, et un résident nommé. Mais Alfa Yaya avait le ferme espoir que ce résident serait sous sa domination et n'agirait que sur son ordre.
C'était en 1898. Dès le début, Alfa Yaya considéra cet homme comme un modeste fonctionnaire qui ne méritait pas d'avoir des relations directes avec lui. Il plaça Modi Tanou, son homme de confiance, auprès de lui, comme son représentant. Le résident devait régler, avec ce dernier, toutes les affaires du diiwal placées sous son autorité. Ses instructions étaient transmises par Modi Tanou à Alfa Yaya qui donnait, s'il le voulait, les ordres nécessaires pour leur exécution.
L'installation de ce résident gêna bientôt Alfa Yaya dans son action. Son adaptation au nouveau régime fut impossible et, dès lors, les difficultés de tous ordres apparurent devant lui. Mais il participa, malgré tout, à l'administration du pays, hâtant la percception de l'impôt institué par les Français, versant les sommes qu'il voulait au Trésor, rendant la justice à sa façon, ne rendant compte au résident que des affaires dont la répression pouvait consolider sa puissance.
Peu à peu il se soumit aux ordres qu'il recevait du résident, préférant cette situation à la dépendance de Timbo. Peu à peu il obtint aussi la confiance du résident. Ainsi, grâce à sa grande autorité, il resta le maître absolu du pays. Il instaura l'ordre et la tranquilité dans toutes les régions, encouragea l'agriculture et obtint des succès importants dans le domaine économique.
Sa richesse personnelle augmenta de façon considérable, car il continua, en même temps et comme par le passé, à percevoir les droits coutumiers qu'il ne partageait plus avec les Almamys. La Farilla, le Koummabité, la Zakkat, la taxe d'investiture à des postes de Chef de village ou de groupement, lui rapportaient des revenus très appréciables. La vente du caoutchouc récolté par ses esclaves de Kâdé, de Dandoun, de Kankelefa, dans le marché de Boké, augmenta cette richesse dans des proportions très élevées. L'Administration lui versa, à titre de remise sur les impôts, un pour cent du montant total des sommes encaissées. Ses agents percepteurs en obtenaient aussi de l'Administration une part qu'il encaissait également à son profit, déclarant tout simplement que les biens de ses serviteurs lui appartiennent.
Malgré tous ces avantages, la délimitation des territoires français et portugais ne cessait de l'exaspérer, car elle ne manqua pas de créer une forte agitation dans les régions qu'elle concernait. C'est pourquoi, le 6 avril 1898, Alfa Yaya adressa une lettre au Gouverneur. Dans cette correspondance, il rappelle que désormais il dépend directement du Gouverneur et non des Almamys et qu'il se soumettra à ses ordres. En retour il voudrait être mieux considéré que les autres Chefs et souhaiterait obtenir la domination entière de Labé, depuis le Sangalan jusqu'à Kambia (Gambie actuelle). Il demande egalement que les pays Tanda jusqu'à Pakessi et N'Gâbou lui soient restitués. Enfin, le NDâma refusant de lui obéir, il demande l'autorisation de lui faire la guerre pour l'obliger à se soumettre.
Au mois de novembre 1898, il adresa une nouvelle lettre au Gouverneur pour se plaindre des empiètements de Moussa Môlo, le chef du Firdou qui prétendait, avec l'appui du Sénégal, avoir des droits sur le Badiar, alors que les chefs de cette province étaient soumis au Labé et versaient l'impôt entre les mains de Alfa Yaya.
Toutes ses réclamations demeurèrent sans suite utile, car on se bornait à lui recommander la tranquilité et la confiance en la justice française. Nous verrons plus loin, la valeur de cette justice envers cet ami de la France.
En attendant, voyons ce qu'est le Firdou. C'est une province peuplée de Foulacoundas, voisine de Kâdé, qui a été conquise comme le Badiar, le Foréya, le Pakessi, par Alfa Ibrahima, père de Alfa Yaya. Le premier chef de cette province, après sa conquête, fut Môlo, lieutenant de l'armée du conquérant. A la mort de ce Môlo, son fils lui succéda.
Très influent à la tête de son peuple, il se montra insolent, dès le début, envers Alfa Yaya, roi du Labé, dont il chercha à se libérer. Il choisit la voie la plus efficace pour y parvenir. Il noua des relations très intimes avec le gouvernement de Saint-Louis du Sénégal qui prit sa défense. Par ses interventions directes, Moussa Môlo obtint satisfaction et manoeuvra de telle façon qu'il faillit mettre aux prises le Sénégal et la Guinée d'une part, la Guinée et les Portugais, au sujet du Foréya, d'autre part. Alfa Yaya esaya de le ramener à la raison, mais échoua
En 1894, Alfa Yaya fut obligé d'envahir la province par la force pour imposer son autorité. Mais il dut abandonner, pour rejoindre Labé et soutenir le mouvement de rebellion qui se préparait contre l'Almamy Bocar Biro. Moussa Môlo devint alors plus insolent et, peu à peu, conquit son indépendance.
Malgré les succès économiques qu'il enregistra, les échecs politiques furent pour Alfa Yaya un chagrin difficile à oublier. La perte du Firdou, s'ajoutant à la rebellion du NDâma, lui donna un peu plus de courage dans la lutte. Par sa tactique et par de gros cadeaux, il gagna, à sa cause, le résident de Timbo, l'administrateur Noirot, qui s'employa à reconcilier le roi et son vassal, Tierno Ibrahima de NDâma.
Ce dernier est l'arrière petit-fils du fondateur de la province du Dâma, Tierno Ciré, grand marabout, descendant de la famille Yillâbhe-Kalidouyâbhe de Koggî, près de Ley-Bilel (Labé). Le NDâma est une province intérieure du Labé, près du pays Tanda et Koniagui.
Cette province prit de l'importance avec le fils du fondateur, Tierno Mamadou Diâwo qui, par son influence mystique, attira beaucoup de talibés (étudiants) venus de Labé et des pays voisins. Tierno Mamadou Diâwo devint, de ce fait, non seulement un chef religieux, mais également un chef politique dont l'influence ne manqua pas de retenir l'attention du Alfa mo Labé (Alfa Yaya). Mais, ce marabout resta soumis et vécut dans la concorde et la discipline avec le roi de Labé dont il dépendait et auquel il rendait tous les droits coutumiers.
Tierno Abdoul Gouddousi, sucesseur de Tierno Mamadou Diâwo, fit de même vis-à-vis du roi. Son comportement exemplaire lui valut d'être le délégué d'Alfa mo Labé dans les fonctions de chef du Pakessy et du Badiar. A sa mort, ce fut son frère, Tierno Ibrahima, qui prit sa succession dans le Dâma.
Grâce à son zèle et à sa réputation de grand marabout, il élargit rapidement son rayon d'action, ce qui provoqua un important mouvement de population du Labé vers lui. Il entreprit, dès qu'il s'en sentit capable, des expéditions guerrières contre ses voisins fétichistes . Mais ces expéditions ne furent pas toujours menées avec succès.
Dans ses débuts Tierno Ibrahima se soumit à Alfa Yaya, mais ne tarda pas à relever la tête dès que la situation se raffermit. Bientôt le Tanda-Boyni qui était placé par Alfa Yaya sous les ordres d'un de ses vassaux, se rangea du côté de Tierno Ibrahima qui occupa plusieurs villages voisins et entra même en guerre contre le Koniagui que le roi du Labé n'avait jamais pu conquérir. En novembre 1897, le chef Koniagui sollicita l'aide de Alfa Yaya pour repousser une attaque de Tierno Ibrahima. Alfa Yaya demanda au gouverneur de la colonie son appui pour mettre Tierno Ibrahima à la raison. Poussé par Moussa Môlo du Firdou, adversaire de Alfa Yaya, Tierno Ibrahima passa immédiatement avec l'administrateur de la Casamance, agissant au nom du gouvernement du Sénégal, un traité d'amitié et de défense.
Comme Alfa Yaya soutenait que le NDâma faisait partie de son territoire, Tierno Ibrahima écrivit une lettre au résident de Timbo pour lui dire que le NDâma n'est l'héritage de personne et que lui, a toujours bénéficié de la confiance des musulmans et du soutien des Almamy.
Apprenant la signature d'un traîté entre le gouvernement du Sénégal et le marabout Tierno Ibrahima, Alfa Yaya adressa aussi une lettre au gouverneur Ballay pour lui dire que Tierno Ibrahima n'est pas un chef mais un karamoko (marabout) et que le NDâma appartient au Labé.
Encouragé par le Sénégal, Tierno Ibrahima poussa sa rebellion contre le roi du Labé et alla même jusqu'à réclamer le Badiar, pays voisin, comme lui appartenant.
L'exaspération de Alfa Yaya ne fit que monter, d'autant plus que toutes les réclamations qu'il adressait au gouverneur restaient sans suite. La recommandation « de rester tranquille et attendre la justice française » ne lui suffisait plus.
A la suite de la situation qui était ainsi faite à Alfa Yaya, Noirot, résident de France à Timbo envoya gouverneur un rapport dans lequel il souligne que de son coté, aucun reproche n'est fait à Alfa Yaya. Du coté du Sénégal, par contre, on ne le connaît que par ses traitants qui détournent et pillent les marchandises qu'il leur confie. Noirot estime qu'il est préférable de supprimer un chef que de le diminuer aux yeux de ses sujets.
Noirot, soutenant Alfa Yaya, nourrit toujours le projet de reconciliation qu'il voulait entreprendre entre le roi et Tierno Ibrahima. Le 29 avril 1899, il quitta Timbo pour le Dâma dans ce but. Cela sans prévenir le gouverneur. A Labé, il refusa d'autoriser Alfa Yaya qui devait l'accompagner, de se faire escorter par plus de 50 hommes. Il ne prit lui même que 16 miliciens avec très peu de munitions.
Quand Tierno Ibrahima fut informé, courant mars, du projet de Noirot, il lui adressa une lettre dans laquelle il lui disait que le NDâma n'était pas une province appartenant à Alfa Yaya et lui demandait, instamment, de ne pas venir à Boussoura avec lui. Cette lettre ne parvint à Timbo qu'après le 7 mai, date à laquelle le résident était déjà à Labé. Le dioula qui avait charge de la transporter à Timbo, avait pourtant quitté Boussoura début mars.
Au départ de Labé, le chef de poste, Bonassiès prit la tête de la colonne, Noirot se tenant au centre et Alfa Yaya à l'arrière-garde. A l'arrivée du convoi à la rivière Kouré-Niaki, qui limite la province de NDama, le passage était gardé par des gens de Tierno Ibrahima qui hurlèrent que Alfa Yaya et ses troupes ne boiront pas l'eau de cette rivière et qu'ils n'étaient pas autorisés à fouler le sol de NDâma. Mais, après des négociations ardues, tout le monde put passer. Noirot, se croyant en sûreté, saisit quatorze talibé comme otages.
A quelques kilomètres de Boussoura, capitale du NDâma, Noirot envoya trois miliciens pour prévenir le marabout de son arrivée imminente et lui donnant l'ordre de préparer les logements. Exaspéré par la présence de Alfa Yaya dans le convoi, Tierno Ibrahima refusa de prendre contact avec les miliciens. Son fils, Modi Alimou, qui avait formé une troupe de choc, donna l'ordre d'exécuter les miliciens. L'un d'eux put, cependant, s'échapper et revint en courant, pour annocer le meurtre de ses compagnons.
Mal préparé, n'ayant amené avec lui que quelques miliciens, avec peu de munitions, Noirot comprit tard qu'il ne pouvait riposter à l'attaque et que son salut était dans la fuite. Il commit l'erreur de faire abattre les otages par Alfa Yaya. En un clin d'œil, les sommets des collines environnantes furent couvertes de guerriers fanatiques armés qui cernèrent le convoi. Grâce à deux feux de salves tirés par les miliciens, des passages purent s'ouvrir devant la colonne et permirent à Noirot de battre en retraite de toute allure. Les miliciens résistèrent inutilement devant cette armée de fanatiques, plus forts et mieux équipés. Ils furent tous décimés en quelques minutes. Plusieurs hommes de Alfa Yaya furent capturés et faits prisonniers, d'autres tués. Pour ne pas souiller le territoire de NDâma du sang de buveurs de vin, les corps des miliciens tués furent brulés avec leurs vêtements. Noirot et sa suite furent poursuivis toute la journée.
Le lendemain, Alfa Yaya reçut un petit renfort d'hommes et de munitions, chargea son fils Aguibou d'arrêter l'avance des guerriers du marabout. Ce qui permit à Noirot de fuir très loin en doublant les étapes dans les montagnes. Il ne fut rejoint par Alfa Yaya que le lendemain, à Badougoula, au bord de la Bantala, pour rentrer avec lui à Labé.
C'est ce qu'on a appelé l'échauffourée de Boussoura qui fut déplorable aussi bien pour le prestige des Français que pour celui de Alfa Yaya. Noirot fut accusé, en haut lieu, d'imprévoyance et de manque de sagacité. La non-concordance de son compte-rendu des évènements au chef de la colonie avec celui du chef de poste de Labé, Bonassiès ; son départ de son poste de Timbo sans prévenir le gouverneur et sans instructions préalables ; le massacre des otages sur son ordre, pésèrent lourdement sur son compte. Mais, grâce au soutien que lui accorda Cousturier, gouverneur par intérim, grâce aussi à ses services antérieurs, plein d'éloges, notamment la mission Bayol à laquelle il prit part avec succès, Noirot échappa avec succès à un conseil d'enquête.
Alfa Yaya, moralement diminué, fit savoir au gouverneur toute son amertune et son inquiétude car il se sentait maintenant honteux et humilié au milieu de son pays. Les gens lui en veulent parce qu'il est l'ami des Français.
En partant de Labé, Alfa Yaya savait ce qui allait arriver, mais en écrivant encore au Gouverneur, il affirma que d'une part, il avait peur d'aller plus avant sans forces ; et d'autre part, il n'osait refuser d'obéir à Noirot. Il ne put encaisser cette défaite humiliante subie par la faute de Noirot. Il décida de tirer vengeance et prépara un important contingent de guerriers pour marcher sur le NDâma. Mais avant que ses troupes n'arrivent à destination, il reçut du gouverneur, l'ordre d'arrêter toute attaque. Il obéit sagement à cet ordre de l'autorité supérieure, mais n'abandonna pas son projet.
Il donna des instructions fermes à tous les villages du NDâma afin de rester vigilants et de riposter avec la dernière énergie à toute provocation de la part des talibé de Tierno Ibrahima ; car, aussitôt après l'échec de Noirot, ces talibé avaient organisé des razzias dans tous les villages environnant leur pays. Les instructions de Alfa Yaya furent bien suivies puisque ces razzias n'eurent aucun effet, et l'un des talibé blessa gravement Modi Alimou, fils du marabout et principal instigateur de ces razzias.
C'est à la suite de tous ces incidents que le gouverneur de la Guinée décida la constitution d'une compagnie de miliciens, sous le commandement d'un officier, pour occuper le NDâma. Un contingent fourni par Alfa Yaya et la compagnie, commandés par un lieutenant, arrivèrent à Boussoura sans retard. Cet officier accepta la soumission de Tierno Ibrahima qui, cependant, continua ses relations avec le gouvernement du Sénégal.
Quelques temps après, le gouvernement général décida le maintien du NDâma sous le commandement de la Guinée. Un fonctionnaire vint spécialement de Saint-Louis pour notifier au marabout cette décision qu'il accepta à condition de ne plus dépendre de Alfa Yaya. Satisfaction lui fut donnée par la Guinée et Alfa Yaya en fut très affecté. Un poste militaire fut installé à Boussoura le 1er janvier 1900. Tierno Ibrahima, soumis définitivement, fut reconnu comme seul chef du NDâma.
La situation ainsi faite au roi du Labé, l'inquiéta énormément. Pour ses adverssaires, tel que Moussa Môlo, et ses calomniateurs, ce fut l'occasion de redoubler d'efforts afin de l'abattre à jamais. Comme toujours dans pareil cas, Alfa Yaya écrivit encore au gouverneur pour lui demander de ne pas écouter les calomnies qu'on répand sur lui, et lui rappeler qu'il reste toujours un ami fidèle des Français.
Pendant ce temps Tierno Ibrahima ne supportait plus le voisinage des militaires. Il se réfugia donc dans un hameau près de Missira. A toutes les demandes de services du commandant du poste militaire, il répondait de s'adresser à son fils Modi Alimou. Par suite de son absence, le village de Boussoura se dépeupla petit à petit et le marabout jugea préférable de s'en éloigner définitivement en prenant la fuite. L'officier chef de poste le rechercha et le ramena, non sans difficultés, à son domicile à Boussoura. Malgré la promesse qui lui fut faite de lui assurer la paix, Tierno Ibrahima disparut à nouveau. Ceci causa de l'inquiétude à l'Administration, et le gouverneur de la Guinée craignant, prétendait-il, de voir ce marabout rejoindre la Guinée portugaise, autorisa le chef de poste militaire de l'arrêter. Ce qui fut fait le 7 mai 1901.
Tierno Ibrahima fut dirigé sur Conakry par Kâdé et Boké avec son cousin Sori Himaya et ses deux fils, Modi Diâwo et Modi Alimou. Tous ses biens, ses femmes et ses serviteurs furent confiés à son frère aîné, chef de Himaya, resté fidèle à Alfa Yaya. A leur arrivée à Conakry, Tierno Ibrahima et ses compagnons furent gardés à vue à Dixinn (banlieue de Conakry) pendant un certain temps. Ils furent ensuite dirigés vers le Gabon, leur lieu d'internement, où le marabout mourut en 1902.
Le Gouvernement français ne donna jamais les motifs de cette condamnation d'un homme aussi influent qui avait des relations intimes avec les Français du Sénégal. Serait-ce à cause de sa volonté d'indépendance ?
En quittant Conakry Tierno Ibrahima fit la déclaration suivante :
« Je quitte Conakry samedi. Alfa Yaya me suivra lundi ».
A la suite de cette affaire du NDâma, Noirot fut muté à Conakry où il prit la direction du Bureau des affaires politiques du gouvernement. Ses relations avec Alfa Yaya se maintinrent normales. Quant à Alfa Yaya, il continua à jouir de sa richesse. Son autorité resta incontestable dans l'intérieur de son diwal. Tantôt à Labé, tantôt à Kâdé, il assura le commandement dans les meilleures conditions.
Malheureusement, les déboires politiques provoqués contre lui par les Français qui cherchaient à le supprimer à petit feu, ne cessèrent de se multiplier. C'est ainsi que par arrêté du12 juin 1903, son diiwal (province) fut découpé en cinq cercles. L'ensemble formant une « région » est placé sous le commandement d'un officier de l'armée française, le capitaine Bouchez. Cette réorganisation était effecyuée à la suite d'une étude approfondie faite par le capitaine et où on relève l'action néfaste menée contre le roi du Labé.
Les cinq cercles nouvellement crées sont : Labé, Kâdé, Touba, Madina-Kouta, et Yambéring. A la tête de chaque cercle, est placé un commandant blanc pour exercer le pouvoir détenu, auparavant par Alfa Yaya.
Pour masquer la mauvaise foi de cette organisation, Alfa Yaya restera nominalement le chef du diiwal et continuera à percevoir la remise sur l'impôt perçu sur l'ensemble des cinq cercles. La justice est également réorganisée au détriment de l'ancien dirigeant.
La même année, un nouveau gouverneur, Frézouls, remplace le gouverneur Cousturier à Conakry. Dès sa prise de service, le nouveau chef désapprouve toute la politique de son prédécesseur. L'administrateur Noirot, ami de Alfa Yaya, ainsi que ses emblables qui dirigeaient la colonie à leur guise, est muté du poste des Affaires politiques qu'il occupait à Conakry. De nouveaux administrateurs sont envoyés dans les régions créées. Le capitaine Bouchez est maintenu à Labé. Thoreau Levaré est nommé commandant du cercle de Labé.. Tous deux se montrent très hostiles à Alfa Yaya. L'insolence de Modi Aguibou, fils de ce dernier , qui refusa à Bouchez son cheval dans des conditions injurieuses, aggrava encore cette hostilité.
Les commandants des cinq cercles manifestent leur jalousie contre les fortes sommes que ce chef perçoit au titre des remises sur les impôts perçus dans leur circonscription. Ils estiment que ces sommes sont exagérées et dépassent la solde du gouverneur général de l'A.O.F. (Afrique occidentale française). Des rapports d'opposition et d'inimitié relatant notamment l'autorité excessive et la richesse somptueuse du roi , sont adressés au gouverneur qui, les prenant en considération, ordonne une enquête contre Alfa Yaya.
L'administrateur Billault qui avait succédé à Bouchez à Labé, mena cette enquête avec sévérité et son rapport conclut que, tant que Alfa Yaya sera à la tête du Labé, l'autorité française restera nulle. Il l'accusa de considérer les Français comme de simples alliés et non comme les maitres du pays.
Se sentant ainsi menacé, Alfa Yaya adopta une nouvelle attitude envers les Français. Il se montra très hostile à l'Administration et refusa de s'adapter à un régime qui ne causait que sa décadence. Une rivalité non voilée éclata entre lui et les administrateurs de la Région. Chacune des autorités administra son ressort à sa façon. Quand Alfa Yaya nomme un chef, l'autorité française arrête ce chef et l'emprisonne.
L'amertume gagna Alfa Yaya de plus en plus, car une catastrophe allait encore l'atteindre. En effet, en 1886, la délimitation franco-portugaise avait été vaguement définie sur une fausse carte. L'administrateur Marchand dirigea en 1903, une commission vérification et constata sur le terrain que les districts de Kadé, Dandoun, Kankéléfa et la partie occidentale du Pakessy, passaient aux Portugais. Or ces territoires étaient très chers à Alfa Yaya, parce que abritant ses immenses richesses. Par suite de la révision qui fut opérée sur cette délimitation, le district de Kâdé revint à la Guinée. Mais Dandoun, Kankéléfa et le Pakessy furent maintenus aux Portugais.
Dès lors, Alfa Yaya, constatant que tous les efforts qu'il avait déployés pour maintenir l'amitié entre lui et les Français étaient restés vains, songea à changer de méthode. Il prit la décision d'engager le combat pour reconquérir ce qui lui était frustré. Un seul moyen s'offrit devant lui : regrouper les mécontents autour de lui pour un soulèvement général du pays.
Malheureusement, il s'était aperçu de cette situation trop tard ; car le démembrement de son diiwal n'avait pour objectif que l'affaiblissement de son autorité très étendue. Les Français avaient peur de sa grande puissance et de ses forces armées. Jusqu'ici ils l'ont comblé de titres honorifiques et de fausses promesses. Et voilà que son anéantissement total apparaissait devant lui comme une réalité vivante. Il se rendit compte que la fin de son règne était proche. Il se demanda comment réagir contre ces Français qui l'avaient trompé.
Deux idées travaillèrent sa conscience : massacrer ceux des blancs qui étaient dans la région et qui n'étaient que des ingrats ; ou bien rejoindre le territoire portugais où il pourrait peut-être s'entendre avec les dirigeants qui le laisseraient jouir de sa richesse. Pour la première idée, il se souvint des conseils que ses marabouts lui avaient donnés : éviter la guerre dont les conséquences sont toujours imprévisibles. Il ne retint pas non plus la seconde idée car il ne voulait pas fuir son pays.
Faisant une analyse critique de sa situation, il se rappela la prédiction de Karamoko Koutoubou de Touba, qui l'avait prévenu que dès qu'il mourrait, les Français l'arrêteraient, lui Alfa Yaya. Or ce marabout était mort depuis 1904.
Alfa Yaya constata en outre, que les marabouts du Foutah manifestaient une rancune à son endroit depuis qu'il tenta de marcher sur le NDâma contre Tierno Ibrahima et qu'il provoqua son internement. Par ailleurs, Alfa Yaya savait que ses ennemis, à l'intérieur comme à l'extérieur, redoublaient d'efforts pour l'anéantir.
C'est dans un tel embarras que Alfa Yaya, laissant son fils Modi Aguibou sur place, quitta Labé pour aller prendre du repos à Kâdé, où il pensait trouver une solution à tous ses multiples et graves problèmes, ardus, angoissants et troublants à la fois. Pendant ce temps, les autorités françaises, pour asseoir définitivement leur pouvoir sur le Labé, prirent la décision de destituer Alfa Yaya et de l'interner avec son fils Aguibou au Dahomey (actuel Bénin), dans la ville d'Abomey.
Dans une lettre datée du 10 octobre 1905, le gouverneur Frézouls exposa au gouverneur général les motifs qui l'ont amené à prendre une telle décision. A la suite de quoi Alfa Yaya fut arrêté et jeté en prison à Conakry.
L'arrestation de son fils Modi Aguibou fut ordonné à l'administrateur du cercle de Labé, qui prit des mesures strictes, car Modi Aguibou était dangereux. Cela ne fut pas facile, à en juger par les nombreux télégrammes du commandant de cercle adressés au gouverneur à ce sujet.
Il fallut prendre des précautions importantes. De Merepounta, l'administrateur fit venir Modi Cellou, fils de Alfa Gacimou tué par Alfa Yaya, en 1891. Son projet était de faire défendre le poste par les sofas et les partisans de Modi Cellou dans le cas où Modi Aguibou l'attaquerait. Pour le gagner, il fit miroiter devant lui, le projet de le nommer chef du diiwal de Labé après l'arrestation de Alfa Yaya et de son fils. Voici la thèse des chroniqueurs sur la tragique arrestation de Modi Aguibou.
Lorsque l'ordre d'arrestation fut reçu de Conakry, l'administrateur prit toutes les précautions nécessaires pour éviter des troubles. Il fit venir de Merepounta, Modi Cellou, fils de Alfa Gacimou assassiné par Alfa Yaya quelques années auparavant. Il savait que cette arrestation ferait l'affaire de ce dernier. Ayant reçu la promesse d'être nommé à la place du roi déchu, Modi Cellou s'engagea à défendre le poste de Labé en cas d'attaque. A cet effet, il disposait de nombreux sofas et guerriers venus avec lui de Merepounta.
Sur les conseils de Modi Alimou, une convocation fut envoyée à Modi Aguibou. Cette convocation l'invitait à venir au poste pour « affaire le concernant ». Elle resta sans suite. Il était dans les habitudes de Modi Aguibou de toujours sous-estimer les ordres reçus des autorités françaises. Comme il continuait à fair la sourde oreille, Modi Alimou, représentant d'Alfa Yaya au poste, qui était au courant de l'événement et qui convoitait sa place, se chargea d'aller le chercher. Dès son arrivée dans la case du prince, il lui demanda s'il était troublé par la présence à Labé de Modi Cellou Merepounta. Cette question vexa Modi Aguibou qui prit aussitôt le chemin du poste.
Prévenu de cette arrivée imminente du convoqué, l'administrateur posta dans un coin de la veranda de son bureau, un peloton de miliciens armés qui devaient procéder à l'arrestation projetéé. Sur un coup de sifflet, ils devaient bondir sur Modi Aguibou sans lui donner le temps du moindre mouvement de riposte.
A son arrivée dans le bureau, accompagné de Modi Alimou, le commandant lui fit de sévères observations sur le retard qu'il mît pour exécuter ses ordres. Comme Modi Aguibou tenta de répondre arrogamment, un coup de sifflet retentit aussitôt, et les miliciens sautèrent sur lui. Modi Aguibou cria alors : « Je ne savais pas qu'il s'agissait d'une agression ». Il voulut sortir son sabre pour faire sauter la tête du commandant. Mais, par derrière, Modi Alimou l'en empêcha en l'étreignant avec le sabre. Pendant ce temps, les miliciens l'enchaînèrent solidement. Ainsi maîtrisé, Modi Aguibou fut jeté en prison où il subit les pires traitements.
En un clin d'œil, la nouvelle de la double arrestation de Alfa Yaya et de son fils, se propagea dans la région et sema la panique. Les notables se rendirent au poste le lendemain pour s'informer auprès de l'administrateur, qui leur annonça que le gouvernement venait de prendre la décision d'éloigner Alfa Yaya et son fils du pays.
Devant l'état déplorable dans lequel Modi Aguibou vivait en prison, Tierno Aliou Bouba Ndiyan, Marabout et Imam de la Mosquée de Labé, intervint en sa faveur pour que ses peines soient assouplies. Il déclara à l'administrateur que « la France ne devait pas oublier le passé de sincère amitié qui l'avait lié autrefois à Alfa Yaya. Il ajouta que le traitement atroce infligé à son fils était indigne de ce passé ». Grâce à cette intervention, le malheureux obtint un assouplissement.
Modi Aguibou fut dirigé immédiatement sur Conakry où il réjoignit son père. Pour l'exécution de leur peine d'internement Alfa Yaya et son fils s'embarquèrent sur le bateau un lundi, comme l'avait prédit Tierno Ibrahima NDâma.
Aux yeux du gouverneur général qui avait prononcé cette peine, il fallait y voir une mesure de précaution et non une condamnation car il estimait que les agissements auxquels se livrait Alfa Yaya ne pouvaient plus être tolérés plus longtemps. Alfa Yaya fut autorisé à emmener avec lui les membres de sa famille ou ses suivants qui consentiraient à le suivre. C'est ainsi que nombre d'entre eux le rejoignirent à Abomey et y restèrent jusqu'à l'expiration de sa peine.
Après l'expiration de cette peine, Alfa Yaya et sa famille débarquèrent à Conakry le 30 novembre 1910. A l'occasion de ce retour en terre guinéenne, le gouverneur général William Ponty, tint à venir lui-même à Conakry. Assisté du gouverneur de la colonie, Camille Guy et de hautes personnalités civiles et militaires, il reçut Alfa Yaya le 4 décembre, au Palais du gouvernement. A cete solennelle occasion une proclamation fut lue devant les autorités réunies et Alfa Yaya prêta serment de fidélité à la France et à ses représentants.
Cette proclamation autorisait Alfa Yaya à retourner à Labé et à y resider avec sa famille en tant que simple particulier, et non comme chef. Elle l'autorisait à récuperer tous ses biens ainsi que ceux qu'il avait confiés à des personnes. Elle lui interdisait de quitter le pays. La proclamation invitait également les populations du Fouta à avoir confiance aux nouvelles autorités françaises. Prononcée le 4 décembre 1910, cette proclamation ne fut diffusée que le 25 janvier 1911.
Alfa Yaya prépara donc son retour à Labé, comme promis par le gouverneur général et le gouverneur de la Guinée. Hélas ! Alfa Yaya se trompait lourdement, car ses adversaires ne désarmaient pas, malgré son long temps d'exil de cinq ans. Les administrateurs des cercles, les chefs qui avaient pris possession de sa place, le marabout, Karamoko Sylla, qui avait recueilli son serment, ainsi que le commissaire de police de la ville de Conakry, Pourroy, montèrent une cabale contre lui.
Des rapports relatant des faits mensongers, très graves, furent adressés au gouverneur dans les deux mois qui suivirent, pour empêcher Alfa Yaya de rejoindre son pays : une agitation populaire dans le Labé contre l'administration française, une importation massive d'armes pour préparer une guerre contre les Français dans le Fouta, l'envoi d'émissaires auprès des marabouts du pays pour soutenir cette guerre projetée, complicité de préparation de la guerre de Gomba avec le Wali, autant de faits qui lui furent, notamment, reprochés.
Placé devant de tels faits et accusations et sous prétexte d'éviter un mouvement de révolte dans le Labé, le gouverneur ordonna une enquête rapide qui confirma, évidemment, les faits et permit même une confrontation avec le Wali de Gomba, qui était également en prison à Conakry.
A la question qui lui a été posée, Alfa Yaya répondit :
« Je ne dois pas collaborer avec un marabout pour faire la guerre ; ce serait de la bassesse de ma part. Pour moi, le rôle d'un marabout, quand je fais la guerre, est de lui demander des prières en vue d'une victoire sur l'adversaire, et c'est tout. D'ailleurs, je peux vous affirmer, sans me tromper, que sur cette terre guinéenne, il n'y avait que trois personnes capables de vous résister : Almamy Samodou (Samory), Ahmadou Shaïkou, fils d'El Hadj Oumar et moi (en oubliant peut-être, volontairement, Bocar Biro). Si je ne l'ai pas fait, c'est pour éviter à mon peuple les massacres odieux que je vois aujourd'hui exercés sur la malheureuse population de Gomba ».
C'est ainsi que, le 5 février 1911, Alfa Yaya et son fils, furent à nouveau arrêtés, malgré l'absence de preuves de leur accusation, et jetés en prison à Conakry où ils vécurent dans des conditions déplorables. Ils furent dirigés en octobre 1911 sur Port-Etienne (actuel Nouadhibou), en Mauritanie, leur nouveau lieu d'exil.
Un arrèté général du 30 octobre prononça contre eux une peine d'internenement pendant dix ans chacun. Une indemnité de 2 400 Frs seulement leur fut accordée pour leur subside, alors que pendant le premier internement au Dahomey, ils avaient bénéficié d'une somme de 25 000 Frs l'an.
En s'embarquant un lundi encore pour son lieu d'exil, Alfa Yaya, définitivement déçu et déchu, exprima publiquement ses « regrets d'avoir écouté ceux qui l'avaient conseillé de ne pas faire la guerre contre les Français, qui ne sont que des ingrats ». A Port-Etienne, la santé de Alfa Yaya fut fortement ébranlée par les soucis sans fin, par l'amertume qu'il ressentit et par le climat déprimant de la région.
Comme dernier des quatre grands du Fouta-Dialô, il mourut le 1er août 1912. A la fin de sa peine, en novembre 1921, son fils, Modi Aguibou, rentra à Labé, début 1922. Mais la misère qui lui fut faite par l'administrateur et le chef de canton de Labé, précipita sa fin. Au cours d'un voyage qu'il effectua en 1925 , il mourut à Yembering, dans le cercle de Mali.
Nous avons suivi dans les chapitres précédents, la marche des évènements depuis l'occupation :
A partir de ces faits l'occupation française devint maintenant effective et, partout, une organisation politique s'imposait.. Elle s'effectua par étapes.
Nous avons vu, également, comment les diwé (provinces) furent découpés ou fusionnés pour former des cercles et des postes administratifs. C'est à la suite de toutes les modifications des structures coutumières que l'administration française opéra une nouvelle division du pays pour en faciliter le commandement. Des districts, des provinces, des cantons crées à cette occasion changèrent totalement la physionomie politique. Les familles règnantes d'hier furent, pour la plupart, écartées du pouvoir pour céder la place à des « parvenus » plus faciles à manipuler. Le choix des dirigeants fut ainsi porté davantage sur des employés dévoués (domestiques de maison, interprêtes, gardes etc ...).