Mémoires recueillies par Bernard Salvaing.
Brinon-sur-Sauldre : Grandvaux, France. 2008. 414 p. ill.
Pour le lecteur désireux d'avoir quelques indications supplémentaires sur la région décrite dans le récit, voici quelques informations qui n'ont d'autre ambition que de l'aider à mieux percevoir la portée du texte.
Un Etat islamique se développa au Fouta-Djalon à partir de la bataille de Talansan (vers 1727) gui vit pour la première fois le triomphe d'une coalition d'hommes de religion peuls et malinke (prononcer malinké) sur les anciens détenteurs du pouvoir.
Le massif du Fouta-Djalon 4 est une moyenne montagne, formée de plateaux entaillés de vallées bien irriguées, situés pour la plupart entre 500 et 1000 mètres d'altitude, à quelques centaines de kilomètres à l'intérieur des terres. C'est un milieu géographique bien individualisé, qui connaît des températures moins chaudes que les environs et bénéficie d'un paysage verdoyant.
Trois fleuves y prennent leur source : la Gambie, le Sénégal et le Niger, ce qui lui valut dans les manuels de géographie le surnom de « château d'eau » de l'Afrique de l'Ouest.
Les premiers occupants connus, les Diallonké (ou Jalonke) étaient d'origine mandé et se sont implantés au cours du Moyen Age. Pendant un temps ils furent intégrés dans le vaste Etat dirigé par Koli Teŋella, qui étendit son pouvoir à la fin du XVe siècle sur le Fouta-Djalon (dans l'actuelle Guinée) et le Fouta Toro (dans l'actuel Sénégal), où il est à l'origine de la dynastie des Dénianké 5.
Puis cet ensemble se fragmenta, et les Diallonké 6 du FoutaDjalon, essentiellement agriculteurs et attachés à leur religion ancestrale, virent arriver, semble-t-il vers le XVe siècle, des immigrants peuls non-musulmans, les Pullii (appelés par la suite également Fulɓe buruure, Peuls de brousse — prononcer Foulbe bouroûré). Ces derniers firent bon ménage avec eux et développèrent une économie pastorale complémentaire de celle des Jalonke, occupants et maîtres du sol.
Aux XVIIe et XV1IIe siècles arrivèrent des Peuls musulmans, pour la majorité originaires de la Boucle du Niger (dans le Mali actuel), et pour une minorité venus du Fouta Toro (sur la rive gauche du Sénégal) et du sud de la Mauritanie. C'est eux qui, alliés à des Malinké, commencèrent le djihad en 1727, et parvinrent au cours des décennies suivantes à contrôler progressivement l'espace correspondant au nouvel Etat, qui prit la forme d'une Confédération, ayant à sa tête l'almami (de l'arabe al-imam) dirigeant la province de Timbo. Ce nouvel ensemble comprenait neuf provinces ou diiwe (au singulier diiwal dirigées chacune par un des imams victorieux au moment de la guerre sainte. Parmi ces provinces, dont le nombre varia au cours du temps, la plus importante par la taille comme par la puissance économique et militaire était celle de Labé, où se trouvent le village de Compaya et la plupart des lieux dont il sera question dans ces Mémoires.
Les imams victorieux lors des premiers combats du djihad prirent chacun la direction d'une de ces provinces et donnèrent au nouvel Etat la forme d'une confédération. Soucieux de sauvegarder leur liberté d'action, ils se gardèrent de placer à la tête de la confédération l'imam le plus puissant d'entre eux, Karamoko Alfa de Labé. Ils préférèrent désigner celui qui était à la tête de l'une des plus petites provinces, celle de Timbo.
Le premier dirigeant de cette confédération fut donc Karamoko Alfa de Timbo, auquel succéda après un court intermède son neveu, Ibrahima Sory Mawɗo. Par la suite, le pouvoir revint dans le nouvel Etat aux descendants de l'une ou l'autre des deux branches de ce même lignage, les Alfaya et les Soriya. Les rivalités entre celles-ci furent une cause récurrente d'instabilité et de faiblesse du pouvoir central. Bien qu'élus par un Conseil formé des familles influentes de la province de Timbo, les almami s'imposèrent en effet fréquemment par la force, même si fut imaginé un système d'alternance au pouvoir de chacune des deux branches.
Celui-ci est décrit par les auteurs de langue française sous le nom de bicéphalisme, et fonctionna rarement sans accrocs. Le Fouta-Djalon était donc dirigé par les familles des combattants du djihad fondateur. Bien qu'il s'agît à l'origine de lettrés en Islam qui avaient pris les armes, et chez lesquels « le pouvoir et la religion allaient de pair 7 », cette couche dirigeante se divisa ensuite entre familles détentrices du pouvoir et familles de religieux lettrés en Islam. On a parlé à son sujet d'aristocratie « du sabre et de l'encrier ».
Dans cette société stratifiée, dirigée par les descendants des acteurs des djihads fondateurs, vivaient des groupes sociaux d'origines diverses, dont les positions étaient largement liées à leur degré d'islamisation. Ainsi coexistaient, à côté des dirigeants anciennement islamisés, les descendants des Pullii, qui se convertirent peu à peu à l'Islam, mais occupaient des positions moins en vue, s'adonnant souvent à l'élevage.
S'étant emparés des terres, les nouveaux maîtres du Fouta-Djalon avaient réduit en servitude les anciens occupants Jalonke. Ainsi se mit en place une nouvelle société, dont l'unité de base était la misiide (c'est-à-dire le territoire dépendant de la même mosquée du vendredi). Les détenteurs de la chefferie résidaient en général dans le village des hommes libres situé autour de la mosquée, à côté des hommes de religion. Ils pouvaient bénéficier du travail des captifs vivant dans les hameaux Jalonke (ou diallonké) — les ruunde — et cultivant notamment les terres des vallées humides. Les terroirs moins fertiles, en particulier les étendues latéritiques des plateaux, ou bowe, étaient plutôt consacrés à l'élevage bovin, ovin et caprin. Un dernier ensemble, comme dans de nombreuses sociétés d'Afrique de l'Ouest, étaient constitué par les artisans endogames (forgerons, cordonniers, travailleurs du bois) et par les musiciens, poètes et historiens désignés souvent en français sous le nom de griots. Ces derniers étaient formés en fait de plusieurs groupes aux fonctions différentes : les Farba, historiographes des Almami [et de l'aristocratie], souvent lettrés en Islam, qu'on pourrait qualifier de « maîtres-griots », composèrent des chroniques, des récits épiques, des fabliaux.
Leurs disciples, également attachés à des familles, portaient le nom de Awluɓe. On désignait sous le terme générique de jeli les griots s'accompagnant d'instrument de musique, qui n'étaient attachés à aucune famille particulière.
[Note — Comme le nom l'indique, les griots sont des Mande ou Malinke. Lire Le maître de la parole (Laye Camara) ou Les gens de la parole (Sory Camara). — Tierno S. Bah]
Il y avait enfin les Nyamakala, qu'on pourrait plutôt qualifier de chansonniers et guitaristes ambulants, organisant en particulier des veillées 8.
Pendant le XVIIIe et le XIXe siècles, se développèrent ainsi une civilisation originale et un Etat qui devint, malgré les divisions permanentes à l'intérieur du groupe dirigeant, une véritable puissance régionale. Il s'étendit notamment vers l'Ouest, menant presque annuellement des expéditions de djihad, et envoyant une partie des captifs sur la côte, où les almami de Labé contrôlaient les débouchés caravaniers.
[Erratum. — Seul le souverain de la Confédération portait le titre d'Almami. Celui-ci était constitutionnellement choisi entre les deux branches dynastiques (Alfaya et Soriya) des Bari Seediyaaɓe de Timbo. Il résidait dans la capitale. Les seigneurs des provinces (diiwe), eux, détenaient le titre de Lanɗo (plur. Lamɓe). Enfin, les Bari Seeriyaaɓe de Fugumba remplissaient, par le couronnement du nouvel Almami, les plus hautes fonctions sacerdotales et pontificales de l'Etat théocentrique fuutanien. — Tierno S. Bah]
Dans la province de Labé, qui resta au cours de la période la plus étendue et sans doute la plus expansionniste, se développa une brillante culture religieuse, autour de foyers de culture (en Pular les duɗe, pluriel du mot duɗal). Les plus prestigieux des hommes de religion étaient renommés à la fois pour leur savoir islamique et leur sainteté, d'où le nom de waliyou, dérivé de l'arabe waali qui leur était donné. C'est à ce milieu que se rattache la famille d'al-hadji Mouhammadou Baldé. Les plus savants de ces lettrés parcouraient souvent au cours de leur formation différents centres de cultures, en général plus spécialisés dans tel ou tel domaine, pour parfaire leur culture religieuse, avant de se fixer, en général dans leur village d'origine. Certains d'entre eux allaient poursuivre leur formation très loin, notamment en direction des écoles du Sénégal (Fouta-Toro) et de la Mauritanie.
Le Fouta-Djalon passa progressivement sous la domination française à la fin du XIXe siècle. D'abord protectorat en 1897, il fut ensuite définitivement annexé en 1904 et intégré dans la colonie de Guinée française, après une forte résistance de ses familles dirigeantes, qu'il s'agisse des almami de Timbo comme Bokar Biro, ou des almami du Labé comme Alfa Yaya.
[Erratum. — Lire note précédente sur la titulature Almami/Lanɗo. — Tierno S. Bah]
Al-Hadji Mouhammadou Baldé étant né en 1923, son récit se répartit en deux moitiés presque égales, couvrant la période coloniale et celle de l'indépendance. Il nous permet donc d'abord de connaître la vie au Fouta-Djalon pendant l'époque coloniale, perçue par un représentant de la chefferie.
Les historiens ont souvent opposé la politique d'indirect rule (administration indirecte) des colonisateurs britanniques (respectueux des pouvoirs anciens auxquels ils laissent une large autonomie, pourvu qu'ils fassent allégeance à la couronne britannique), à l'administration directe des Français, qui auraient été beaucoup plus interventionnistes et assimilationnistes, substituant aux détenteurs anciens du pouvoir des hommes nouveaux comme chefs 9.
En fait, la réalité est beaucoup plus nuancée. A l'échelle de l'Afrique de l'Ouest, les Britanniques, prêts à respecter les hiérarchies et les pouvoirs anciens quand cela leur paraissait possible, comme au Nigeria, ont aussi tenté de briser les pouvoirs qui s'opposaient à eux (ainsi les Ashanti), tandis que les Français ont brisé les Etats forts dont ils redoutaient l'influence (comme le Dahomey de Béhanzin), mais parfois aussi respecté des souverains anciens avec lesquels ils espéraient trouver un terrain d'entente (ainsi le Mogho Naba de Ouagadougou).
Qu'en fut-il au Fouta-Djalon ? Les Français essayèrent d'abord de ménager Alfa Yaya, membre de la famille des almami du Labé, en se contentant d'établir sur sa province un protectorat, mais ils l'éliminèrent une fois qu'ils comprirent qu'il n'accepterait pas la soumission qu'on attendait de lui. Les dirigeants anciens et leurs
descendants directs, furent systématiquement écartés de la chefferie de canton. Ainsi les colonisateurs voulurent soustraire la province de Labe à la domination de l'ancienne famille régnante, à laquelle appartenait Alfa Yaya et brisèrent également le pouvoir des Almami de Timbo, qui étaient à la tête de la confédération des provinces du Fouta-Djalon 10. L'ancienne capitale de la confédération, Timbo, fut marginalisée au détriment de la ville voisine de Mamou, favorisée par le tracé de la ligne du chemin de fer, qui devint un centre économique important. Nous voyons dans le texte d'al-hadji Mouhammadou jusqu'à quel point alla ce revers de fortune, puisque le descendant des almami de Timbo, désormais sans aucun pouvoir malgré le prestige que gardait sa famille, quitta Timbo pour s'installer à Mamou au début de la période coloniale.
[Erratum. — La succession d'Almami Oumar en 1764 fut tragique. Son fils, Almami Sadou, fut assassiné par Almami Saliou, le fils aîné de Karamoko Alfa. Tirant les leçons de la rivalité entre les deux familles, le Conseil d'Etat (Teekun Mawɗo) institua la règle de l'alternance du pouvoir entre Alfaya (descendants de Karamoko Alfa) et Soriya (lignée d'Almami Ibrahima Sori). En 1897, pour bien marquer la fin de l'état théocratique du Fuuta-Jalon, les autorités coloniales françaises expulsèrent les deux branches de Timbo. Les Alfaya furent assignés en résidence à Mamou, les Soriya furent déplacés à Dabola. Il faut donc plus exactement parler des successeurs des deux branches et non pas d'un descendant des almami. — Tierno S. Bah]
Mais les Français, soucieux d'avoir une prise sur le pays, et obligés de trouver des courroies de transmission efficaces et crédibles du pouvoir, choisirent les chefs coloniaux dans des familles de notables, qui souvent cependant n'auraient pas été en position de régner pendant la période précédente.
Nous en voyons l'exemple avec le père d'al-hadji Mouhammadou, qui était le descendant d'une lignée de responsables religieux et qui fut choisi comme chef de canton selon les critères de sa loyauté — sa participation à la guerre de 1914-1918 semble à cet égard déterminante — de sa connaissance du français et de sa capacité à exercer sur ses administrés un ascendant suffisant.
[Note. — Le texte fait ici un saut chronologique et pèche par omission, bien que, plus loin, l'auteur se rattrape un peu. Entre 1897 et 1935, l'organisation des territoires coloniaux fut une succession d'échecs et de réussite. Comme B. Salvaing le suggère plus bas, le nom même de canton n'apparut qu'en cours de ce processus. Lire à ce sujet, les Notes sur l'Organisation Politique et Administrative du Labé : Avant et Depuis l'Occupation Française, par Antoine Demougeot.
Tierno Saidou Kompanya — mon père — fut nommé chef du canton de Koubia en 1936, sous le Front Populaire, dont le gouvernement révoqua les fonctionnaires coloniaux incompétents et s'attela à les remplacer par des candidats lettrés et cultivés. Voir le film Indochine, basé sur le roman éponyme d'Erik Orsenna, avec à l'affiche Catherine Deneuve, Linh Dan Pham, Jean Yanne… Membre de l'Académie Française, Orsenna fut conseiller culturel du président François Mitterand, de 1983 à 1984.
Des décennies antérieures, Béatrice Appia, sportive, peintre renommée et intellectuelle progressiste, avait épousé Louis Blacher, gouverneur socialiste de la Guinée française (1936-1940). En 1937-38, en collaboration avec Tierno Chaikou Baldé, instituteur, elle rédigea la remarquable monographie intitulée Les forgerons du Fouta-Djallon. — Tierno S. Bah]
Mais il convient à ce propos de souligner la variété des cas de figures possibles. Ainsi, il put arriver, comme ce fut le cas dans le canton de Lélouma, que les représentants du pouvoir ancien fussent purement et simplement reconduits, alors qu'ailleurs les anciennes familles dirigeantes étaient écartées du pouvoir.
Par contre, d'après l'auteur, les villages semblent être le plus souvent restés aux mains des familles anciennement détentrices du pouvoir. Ces propos sont confirmés par les écrits des praticiens du système colonial comme André Demougeot et par les ouvrages de chercheurs actuels comme Ismaël Barry II.
Ainsi A. Demougeot montre que la mise au point de son modèle de gestion demanda au pouvoir colonial de longs tâtonnements. Il explique qu'après la déportation de l'ancien almami du Labé Alfa Yaya, « Le chef de la colonie, ayant fait table rase du passé, ne sut plus comment s'y prendre pour administrer le Labé. C'est alors l'époque des tâtonnements : 1908, les missidis (ou villages) sont administrés directement par le commandant de cercle ; 1913, les missidis sont groupés en districts ; 1919, les districts sont réunis en cantons placés sous le commandement de chefs choisis et nommés par l'autorité française. Nous en sommes là et il semble bien que l'organisation actuelle soit appelée à durer parce qu'elle correspond, mieux que toute autre, à nos moyens d'administration. Entre la missidi trop petite et le cercle trop vaste, le canton est appelé à devenir la circonscription
administrative de base ; il a déjà son école, son dispensaire, sa section de la Société de Prévoyance : choisi parmi l'élite des grands notables, le chef de canton joint à son prestige personnel celui de représentant du commandant du cercle et à la connaissance du «Blanc » il ajoute celle de l'indigène. Il est ainsi le trait d'union entre le commandant de cercle et la population.
« Il aura fallu près d'un demi-siècle pour réaliser cette organisation et pour mettre en place nos cadres indigènes. » 12.
Dans le texte, al-hadji Mouhammadou Balde donne des eclairages très intéressants sur le fonctionnement des institutions coloniales, envisagées du point de vue des chefs.
L'idée qui semble s'en dégager est la capacité qu'avaient ces derniers, tout en servant loyalement l'administration coloniale, de se ménager une importante marge de manoeuvre et de mener de véritables stratégies personnelles.
Ainsi voit-on les membres de la chefferie s'entraider. Al-hadji Mouhammadou Baldé nous explique que son père n'a pas été nommé chef de canton seulement parce qu'il avait gagné la confiance de l'administration, mais aussi parce que le tout puissant chef de canton de Dalaba l'avait recommandé auprès du gouverneur de la Guinée.
Les chefs de canton se connaissent et s'apprécient mutuellement, leur amitié est parfois renforcée d'alliances matrimoniales, et face à l'administrateur ils disposent d'un atout puissant, celui de la connaissance du milieu. Nous voyons que le jeune al-hadji Mouhammadou, lorsqu'il fait le recensement à la place de son père, n'hésite pas à dispenser de se faire enregistrer un jeune homme qui pourra ainsi plus aisément poursuivre ses études religieuses.
Nous sommes donc loin d'une administration directe exercée par une administration coloniale s'appuyant sur des chefs parachutés qui seraient ses simples créatures. On voit ainsi concrètement ce qu'on soupçonnait déjà : ne pouvant se passer de la chefferie et des notables pour gouverner le pays, les Français essaient de s'appuyer sur certaines familles qu'ils jugent plus loyales, alors que d'autres familles leur paraissent devoir rester des adversaires irréductibles de leur domination. Voulant, sans y parvenir d'ailleurs totalement, se passer des Khaliduyaaɓe (la famille du chef déchu de la province du Labé, Alfa Yaya), ils s'appuient sur d'autres familles en vue, souvent traditionnellement plus tournées vers la religion que vers le pouvoir. Mais c'est sans compter sur des alliances et amitiés très anciennes qui existent, à côté de rivalités qu on se saurait nier par ailleurs, entre les membres des grandes familles.
Nous avons donc ici un document de premier plan pour nous faire comprendre de l'intérieur le fonctionnement de cette véritable « indirect rule (administration indirecte) à la française », où au moins iusqu'aux années 1930, l'administration coloniale se résigne à confier à certains descendants des notables anciens des pans très importants de ses prérogatives régaliennes.
Ainsi en est-il dans le domaine de la justice 13.
Même aux plus beaux jours de l'assimilation, la justice outre-mer garda un caractère spécifique présentant beaucoup plus d'analogies avec son homologue de l'Ancien Régime en France qu'avec la justice de la République. La situation coloniale, tout d'abord, fait que le principe de la séparation des pouvoirs est exclu au moins en partie. La justice est donc d'abord un rouage de l'administration, qu'elle doit servir dans son fonctionnement.
Ainsi s'explique l'imposition d'un Code de l'indigénat, liste d'infractions qui reflète les difficultés auxquelles se heurte le pouvoir, et qui valent au sujet colonial qui les commet une condamnation séance tenante à la prison ou à l'amende par l'administrateur chef de circonscription : la justice a été ainsi, notamment, l'auxiliaire de la rentrée fiscale. D'autre part, l'institution judiciaire est dédoublée
en une justice « européenne » et une justice « indigène».
La première se définit comme l'institution qui juge toute affaire à laquelle un Européen est mêlé. Elle a pour fonction de garantir que l'ordre juridique français, qui place les colons en position de privilégiés, est bien respecté dans les domaines tels que la propriété, les relations du travail, d'affaires ou autres. On retrouve ici
l'administrateur comme «Juge de Paix à compétence étendue », équivalent colonial du tribunal d'instance métropolitain, théoriquement coiffé par une lointaine cour d'appel qui siège au chef-lieu de la colonie, niveau où l'on retrouve une certaine indépendance de la magistrature. Mais les appels ne sont pas fréquents.
Parallèlement existe une justice indigène. Le pouvoir lui accorde une extrême importance, car il y voit, avec l'action médicale, et bien plus qu'avec l'école qui ne touche qu'une infime proportion des enfants (moins d'un sur cinquante en Guinée en 1940), un moyen de pénétrer dans le quotidien de la société africaine, et de vaincre la résistance de celle-ci au fameux « contact » prôné par les instructions officielles. A ce niveau, nous retrouvons encore l'administrateur, cette fois comme président du tribunal indigène, qui peut être à deux degrés (subdivision, cercle en AOF, district, province à Madagascar), et qui juge aussi bien au pénal — comme tribunal correctionnel — qu'au civil. Mais un problème essentiel n'a jamais été résolu : comment et sur quelle base juger ?
Son instabilité dans son poste faisait que l'administrateur ignorait generalement la langue et les coutumes du pays. Or il ne saurait être question de se passer de celles-ci, de juger sur la base de la loi française, et d'entrer en conflit ouvert avec la société africaine : d'autant que la reconnaissance de ses coutumes est le principe qui légitime la distinction entre le citoyen français et le sujet indigène, dans le rapport colonial lui-même. Le problème a été perçu dès les années 1900, mais ce n'est qu'en 1939 que l'on est enfin parvenu à codifier et publier les Grands coutumiers de l'AOF 14.
En conséquence, pendant tout l'Ancien Régime colonial (1880-1930), dans nombre de régions, le rôle essentiel, dans les tribunaux indigènes, a été détenu par les assesseurs africains (ou malgaches). Le texte de al-hadji Mouhammadou Baldé Companya nous montre ainsi un Fouta-Djalon organisé selon un régime comparable à celui des émirats du Nord Nigeria soumis à l'indirect rule de Lord Lugard : une chefferie hiérarchisée, recrutée dans le milieu des grands notables lettrés musulmans seuls capables de tenir les registres de recensement et de l'impôt. Ils forment un réseau cimenté par leurs alliances matrimoniales et, comme l'exemple de la succession d'Alfa Yaya le montre, les Français n'ont guère le choix des nouveaux chefs. Les tribunaux indigènes fonctionnent dans des conditions assez proches des native courts (tribunaux indigènes) de l'indirect rule britannique (administration indirecte). « Les marabouts rendaient alors la justice » (chap. II), et les procès-verbaux du tribunal coutumier de Labé étaient rédigés en arabe, et non en pular ou en français.
Toutefois, Mouhammadou Baldé Compaya nous confirme aussi ce que nous savons par ailleurs : cette situation change dans les années 1930, d'autant que le pouvoir se montre de plus en plus méfiant vis-à-vis de l'Islam. Les chefs sont progressivement fonctionnarisés, intégrés à la hiérarchie administrative, et
une bureaucratie lettrée en français, le plus souvent étrangère à la région, est mise en place. Elle est représentée ici par Mbaye, l'écrivain-interprète sénégalais, qui désormais rédige les P-V en français et seconde un juge français. Dans les années 1930, l'Ecole Coloniale à Paris ouvre une section de magistrature chargée de former les juges qui soulageront les administrateurs des tâches absorbantes de la justice pour leur permettre de se consacrer aux nouvelles priorités économiques. Ceux-ci gardent cependant l'arme du Code de l'Indigénat, jusqu'à sa suppression en 1946. Cette même année, le principe d'une justice indigène distincte sera aboli, et l'organisation judiciaire sera réunifiée.
Tierno Aliyu Ɓuuɓa Ndiyan, qui dirige le tribunal coutumier de Labé, apparaît ainsi dans ce texte comme un exemple supplémentaire des grands marabouts tidjani qui optèrent au début du siècle pour une politique « d'accommodation », selon le processus bien connu maintenant grâce aux ouvrages de David Robinson et Jean-Louis Triaud, 15. Tout en coopérant loyalement avec le systeme colonial, ils bénéficient du prestige que leur donnent leur grande culture religieuse, leur affiliation à la confrérie tidjani et leur renom de sainteté. Leur charisme religieux leur permet de combler en partie le vide laissé par les anciens dirigeants, et en particulier les almami evincés du pouvoir.
Mais le texte d'al-hadji Mouhammadou Baldé apporte également de précieuses indications sur l'économie et la société de cette période 16.
On sera frappé par la grande pauvreté de la colonie pendant les années d'enfance de l'auteur. On remarque dans ce récit que les années 1920 apparaissent comme plus dures que les années 1930. Cela implique que la crise des années 1930 17 n'aurait pas été connue avec la même ampleur que dans d'autres colonies.
Cette exception guinéenne peut s'expliquer par une moindre ouverture de la Guinée sur les marchés internationaux, et donc confirmer indirectement l'image de retard qui est donnée dans ce témoignage.
Le récit à plusieurs reprises voit dans les années 1930 un réel tournant. La situation économique s'améliore, à tel point que dans les années 1950, la Guinée passera pour une colonie riche, « la perle de l'AOF », comme disaient à l'époque les Français. Le texte insiste sur l'importance des initiatives locales en matière d'agriculture. Bien sûr, le jeune Mouhammadou avait déjà travaillé dans la plantation d'un Libanais à Coyah, près de la côte.
Mais petit à petit les initiatives de développement agricole sont aussi le fait des Guinéens eux-mêmes. L'auteur admire ainsi les initiatives du chef de canton de Dalaba, qui se lance notamment dans la culture de la pomme de terre. Lui-même devient à son tour un véritable entrepreneur agricole, une fois chef du village de Nyakaya. Parallèlement, nous voyons se développer des relations commerciales avec la côte et avec les territoires voisins, en particulier l'actuel Mali alors nommé Soudan français. Ces échanges nouveaux se font par la route, et certains transporteurs guinéens ont la capacité d'acquérir des camions.
L'auteur est très sensible à ce développement économique.
Certes, il valorise la simplicité frugale de vie des grands saints comme Tierno Aliyu Ɓuuɓa Ndiyan, qui à sa mort ne possédait selon lui comme effet personnel qu'un boubou et une couverture, tout en ayant des moyens qui lui permettaient de secourir largement les pauvres, notamment pour le paiement de leurs impôts.
Mais par ailleurs il estime que l'acquisition de biens matériels est tout à fait légitime du point de vue islamique, du moment qu'elle est le fruit d'un juste travail. Ainsi pour sa grand-mère maternelle, — Nénan Fatoumata Binta, que la terre lui soit légère ! Elle était très gentille et elle aimait beaucoup travailler pour avoir des biens matériels qu'elle méritait. […] Tout cela c'est pour vous rappeler que toute personne humaine doit vivre de sa sueur, pour acquérir un mérite dans cette vie ».
Le travail conduit ainsi à une réussite qui se rencontre souvent chez les hommes justes, et le succès de ces derniers apparaît en quelque sorte attester les bénédictions dont ils bénéficient.
Aussi, tout en prenant ses distances par rapport aux abus de la chefferie coloniale et à la dureté du travail forcé, l'auteur est sensible au progrès qu'a constitué le tracé des infrastructures routières. A tel point qu'il juge qu' « on a trouvé que le transport routier était moins pénible que le portage. Ainsi au début c'est par la force qu'on a contraint les gens à construire des routes, mais à la fin ils le voulaient. Ils ont compris que c'était dans leur intérêt ».
Le texte de l'auteur fournit des précisions concrètes et intéressantes sur diverses modalités du travail forcé 18 colonial. En particulier, il insiste sur les cultures obligatoires faites pour le compte des chefs.
Ainsi « Thierno Oumar était un chef qui aimait l'agriculture sérieusement et il avait pitié des pauvres » : chaque village devait cultiver pour lui un grand champ, et il en faisait cultiver trente-trois (chapitre VI). L'auteur reconnaît cependant plus loin que « le colonialisme et l'autorité des chefs de canton reposaient sur les pauvres habitants ». Et il ajoute qu'« ils avaient peur de ces
autorités, ils étaient obligés d'exécuter n'importe quel travail qu'on exigeait d'eux » (chapitre VII) . Du moins ces chefs servent de relais dans le développement de nouvelles cultures, vivrières ou marchandes, comme la pomme de terre ou la banane douce.
Un autre passage illustre les méthodes et absurdités d'une institution coloniale justement décriée, les prestations. Pour le colonisateur, la fourniture chaque année d'un nombre déterminé de journées de travail par tout contribuable mâle, en général pour l'ouverture et l'entretien des pistes, était considérée comme un impôt en nature, plus exactement en travail, et non comme du « travail forcé ». En fait, comme le montrent les exemples évoqués par l'auteur, les prestations se sont confondues avec une réquisition pure et simple. L'administrateur décide de construire une route, quatre cantons doivent fournir trois cents hommes pour le temps nécessaire à la réalisation, le travail est effectué avec un outillage des plus sommaires, pelles, pioches et paniers, la rémunération est symbolique, les villages doivent se débrouiller pour nourrir leurs hommes … Les travaux menés durant la saison sèche ne peuvent être que provisoires, la saison des pluies balaie les ponts primitifs … et de toute façon la route se révélera sans utilité et ne servira jamais à rien.
On a vu cependant qu'aux yeux de l'auteur ces travaux forcés deviennent plus acceptables lorsqu'ils conduisent à un développement des infrastructures routières utiles pour le développement du commerce et de l'agriculture.
La période de la Deuxième Guerre mondiale est également largement évoquée, à travers les contraintes de « l'effort de guerre » impose aux populations. Bien qu'il ait cherché à en répartir le fardeau le moins mal possible sur ses administrés lorsqu'il était chef du village de Nyakaya, l'auteur n'en dissimule nullement le caractère très contraignant : réquisitions de lait et de bétail, normes imposées en matière de collecte de caoutchouc.
La période suivante des années 1950, que l'on sait avoir été une période de prospérité pour la colonie, est assez rapidement évoquée, et montre surtout la nature de l'implication des notables dans le développement des différents partis politiques.
C'est dans ce contexte qu'il faut placer l'évocation de la fin de la chefferie, accusée par le nouveau régime de collusion envers l'ancien pouvoir colonial.
Puis vient l'évocation de l'époque de Sékou Touré et de la Première République. Rappelons que cette période commença par la rupture entre la Guinée et la France. Au moment de la venue à Conakry en 1958 du général de Gaulle, la Guinée refusa de demeurer dans la Communauté franco-africaine préconisée par ce
dernier, réclamant par la bouche de Sékou Touré, à la tête du parti RDA (Rassemblement Démocratique Africain) guinéen, l'indépendance immédiate. Il l'obtint en octobre 1958, osant dire préférer « la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage ».
La rupture avec la France qui s'ensuivit eut des conséquences multiples. Elle incita les autres colonies d'Afrique de l'Ouest à réclamer à leur tour rapidement leur Indépendance, qu'elles obtinrent au début des années 1960, même si celle-ci n'était pas incompatible avec le maintien de liens étroits avec la France. Elle conduisit la Guinée à rompre avec la France, qui s'en retira totalement en quelques mois, et à se tourner vers les pays de l'Est,
particulièrement l'URSS. En même temps, le régime se radicalisait et, obsédé par la crainte de complots intérieurs et extérieurs, son président en venait à une répression implacable de toute opposition, qui le conduisit à exécuter une bonne partie de ses anciens collaborateurs, à arrêter toute personne soupçonnée de complot, et à interner ses adversaires ou prétendus tels au Camp Boiro de triste mémoire. Le Fouta-Djalon paya à ces dérives autoritaires un lourd tribut : le récit insiste en particulier sur l'élimination de Barry Diawadou et sur celle de Diallo Telli. Le lecteur ne manquera pas d'opposer le sort des représentants de la chefferie de Dalaba, poursuivis et exécutés, au prestige et à la richesse qu'avait connus pendant la période coloniale le chef de canton de Dalaba décrit par l'auteur.
Les difficultés de cette période sont évoquées dans un chapitre court mais significatif, et l'auteur nous montre son soulagement au moment du coup d'Etat de 1984 qui, peu après la mort du président Sékou Touré, conduisit à l'accession au pouvoir de Lansana Conté, d'abord chef du Comité Militaire de Redressement national qu'il avait créé, puis président de la Seconde République guinéenne.
Mais aujourd'hui, al-hadji Mouhammadou se définit avant tout comme un homme de religion, et la deuxième partie de son récit se situe sur deux plans évoqués parallèlement : c'est le récit d'une expérience personnelle, celle du fidèle (ou mouride) qui s'engage de plus en plus profondément au service et à la recherche d'Allah ; c'est aussi une évocation plus générale de l'histoire et de la place de la religion dans la société du Fouta-Djalon 19.
L'auteur évoque à plusieurs reprises les grands walii (ou saints) du Fouta-Djalon et les grands lieux de culture religieuse. A propos des grands personnalités du passé, il insiste notamment sur Karamoko Alfa mo Labé, connu à la fois pour son charisme religieux et pour son rôle politique — c'est le fondateur de la province de Labé et un de ceux de la confédération du Fouta-Djalon.
Il évoque également les almami de Timbo — qui sont à la
tête de la confédération du Fouta-Djalon — ou ceux de la ville de Fougoumba — où était sacré l'almami de Timbo, et qui était donc en quelque sorte la capitale religieuse de la confédération. Mais l'éclairage principal porte sur la province de Labé et sur ses grandes personnalités religieuses. Contentons-nous pour l'instant d'indiquer quelques grands noms représentatifs.
Dans la première moitié du XIXe siècle, se détachent d'abord trois walii, appartenant à la même grande famille des Séléyanké :
Ainsi le futur el-hadj Oumar, né au Sénégal, étudia
pendant sa jeunesse au Fouta-Djalon. Parallèlement à ces continuateurs des grands maîtres du passé, d'autres personnalités amorçaient au début du XIXe siècle de nouvelles voies, en particulier en direction de la pratique de l'Islam confrérique.
Rappelons que les confréries (en arabe ṭariqa, pl. ṭuruq) regroupent, de manière plus ou moins fortement structurée selon les cas, des disciples autour d'un maître spirituel, le shaykh (ou cheikh). Ce dernier, ou un de ses représentants de muqaddam), y fait accéder les nouveaux disciples, qui apprennent un certain nombre de pratiques de dévotion visant à s'approcher de leur Seigneur. Trois confréries principales ont été présentes au Fouta-Djalon
: la Qadiriyya, la Shadhiliyya, la Tidjaniyya.
Ainsi Karamoko Ba Gassama, membre du groupement des Jakanke (ou Diakanké) 22, commença par accomplir un très grand périple de plusieurs dizaines d'années d'études et d'enseignement qui le mena de la Gambie à la Boucle du Niger, puis au Fouta-Djalon ; il vint finalement s'installer à la périphérie ouest de celui-ci, dans le village de Touba, en 1815. Comme les autres Jakanke, qui avaient fondé de nombreuses communautés cléricales en Sénégambie, il était rattaché à la confrérie de la Qadiriyya, et refusait de se mêler des affaires politiques, plaçant le djihad majeur contre an-nafs — à savoir la lutte contre les mauvais penchants de l'homme, en vue de son perfectionnement intérieur religieux — avant le djihad mineur par les armes. Cette idéologie pacifiste peut être rattachée à celle d'un des grands introducteurs de l'Islam en Afrique de l'Ouest, el-hadj Salîmou Souwaré (en arabe al-hajj Salim), qui vécut probablement au XVe siècle 23.
Mais Touba garde en même temps des liens étroits et permanents avec le Fouta-Djalon : les érudits de toute la zone l'ont constamment visitée, à la recherche du savoir et des bénédictions de ses walii. Alhajj 'Umar Tall (ou el-hadj Oumar Tall, dit également Cheikh Oumar) y a notamment séjourné avant d'entreprendre son jihâd.
Rappelons les noms des principales personnalités de Touba, à la suite de son fondateur Karamoko Ba Gassama mort en 1829 : Mamadou Taslimi mort en 1830, Karamoko Qoutoubo ('Abd al-Qadir) mort en 1905, puis Karamoko Sankoun qui succède en 1905 à son père comme imam, etc.
A la fin du XVIIIe siècle, Thierno Soufi de Kansa Gaawol (ou Cerno Aliyu Suufi Kansa Gawol) — en arabe 'Ali as-suufiiyu — après un séjour à Fez où il s'était affilié à la confrérie de la Shadhiliyya, revenait au Fouta-Djalon et il devenait à son tour un ardent propagateur de cette confrérie. Les adeptes de celle-ci poussaient plus loin des pratiques de soufisme qui sans doute existaient auparavant. Ils pratiquaient chaque nuit du vendredi dans les mosquées des jarooje (sing. jaroore), chants religieux en l'honneur du Prophète, qui duraient jusqu'à l'aube. De grands centres religieux comme Zawiya, Koula Mawndé etc., étaient ainsi connus pour leur ferveur. Il est possible que certains des livres religieux aujourd'hui très estimés au Fouta se répandirent à ce moment : ainsi le livre de prières connu sous le nom de Dalâ'il al-khairât, composé au XVe s. au Maroc par un auteur shadhili, Muhammad al-Jazuuli (mort en 1465). Un demi-siècle plus tard, el-hadj Oumar, de retour de pèlerinage, passait au Fouta-Djalon et séjournait à Djégounko puis Dinguiraye avant d'entamer son djihad en direction de l'Est. Il revenait des lieux saints comme ardent propagateur de la confrérie tidjaniyya. Il avait déjà reçu dans sa jeunesse le wird tidjani de son maître Abdoul Karim, de Labé, mais il l'avait renouvelé auprès de Muhammad al-Ghâli, qui se rattachait au fondateur de la confrérie, Shaykh Ahmad at-Tijanii, par une chaîne de transmission beaucoup plus proche que celles sporadiquement présentes jusqu'alors dans la région.
Le soufisme marque donc ce texte d'une profonde empreinte.
Il ne s'agit pas seulement de l'adhésion à telle ou telle confrérie, et en particulier, à partir de la fin du XIXe siècle, à la Tidjaniyya.
Il s'agit aussi d'une vision de la religion où l'adhésion aux enseignements et dogmes s'accompagne d'une approche mystique de l'existence. Et de fait, les recherches actuelles sur l'Islam en Afrique de l'Ouest conduisent à supposer que longtemps avant la venue de confréries structurées comme celles que l'on connaît depuis le XIXe siècle, le soufisme était présent sous une forme plus diffuse et influençait grandement la spiritualité religieuse.
Ainsi Paulo de Moraes Parias a montré récemment la présence de mentions de al-Ghazzili dans les stèles sahariennes médiévales 24. On voit dans ce texte que la religion du Fouta-Djalon est empreinte d'un profond attachement à la personne du Prophète.
Celui-ci reste une grande référence, comme l'attestent les nombreux rêves où il est présent, et les fréquentes invocations où son modèle est rappelé. On sait que l'habitude s'était prise, dans les zawiya liées à la confrérie shadhiliyya, de passer la nuit du jeudi au vendredi à la mosquée à entonner des chants religieux en son honneur. Cet usage a été repris et perpétué aujourd'hui dans de nombreuses mosquées, par les fidèles liés à la confrérie tidjanî.
L'auteur insiste également à de nombreuses reprises sur la petitesse de la vie ici-bas. Ainsi Tierno Aliyu Ɓuuɓa Ndiyan, quelles que fussent les offrandes qui lui étaient faites, avait renoncé personnellement aux biens matériels, tout en utilisant ses ressources pour aider les pauvres, en particulier dans le paiement de leurs impôts. De même, l'auteur souhaite que sa maison ne soit jamais totalement achevée ni parfaite, ce qui permet au croyant de mieux comprendre à quel point il n'est que de passage sur cette terre. Ce sentiment de la précarité de la vie terrestre est d'autant plus remarquable qu'il n'exclut pas, comme on l'a vu déjà, la volonté d'oeuvrer par le travail pour améliorer les conditions de vie des humains sur cette terre. Ainsi retrouve-t-on le sens de la parole attribuée souvent au Prophète, en Afrique de l'Ouest : « Agis comme si tu devais mourir demain ! et en même temps agis comme si tu ne devais jamais mourir ! »
On comprend mieux dans ces conditions le sens nouveau que revêtent le travail humain et le combat pour le développement, lorsque la vie de tous les jours est ordonnée par rapport à un but supérieur qui la transcende, mais sans pour autant la renier.
Il faut sans doute insister sur l'importance de cette continuité entre l'existence terrestre de tous les jours et son but ultime qui la dépasse. Le message de tolérance émanant de ce texte en est certainement un des aspects : ainsi, nous dit l'auteur, « un musulman ne doit pas faire de discrimination entre les hommes. Il est écrit dans un livre : si tu fais du mal à quelqu'un qui n'a pas ta religion, tu crois que ce n'est pas un péché. Alors qu'au jour du Jugement, c'est le Prophète lui-même qui plaidera pour celui à qui tu as fait du mal ».
Et il rapporte à ce sujet l'anecdote de ces « deux ennemis qui avaient été blessés pendant une guerre, l'un gravement, l'autre plus légèrement », et parmi lesquels le premier, quand « il comprit qu'il allait mourir, prit son manteau et en protégea son adversaire contre la neige qui tombait ».
On verra également dans le texte l'anecdote suivante, dont voici le début :
« Un jour un étranger se présenta au prophète Ibrahim
— la paix et le salut soient sur lui ! — qui lui demanda s'il était musulman.
L'étranger lui répondit :
— Non! Je ne suis pas musulman !
Et il sortit aussitôt, à la recherche d'un endroit où loger. Allah demanda alors à Ibrahim de rappeler l'étranger et de
lui donner asile, et Ibrahim suivit son ordre. »
Mais l'auteur, suivant en cela une tradition bien ancrée dans l'Islam, va bien au-delà, en insistant sur la nécessité de bien traiter les animaux. Ainsi, nous dit-il, « la tolérance que nous observons à l'égard de notre prochain, nous devons la pratiquer également à l'égard des animaux ». Il rapporte par exemple « le cas de Cheikh Ahmad. C'était un grand saint. Après sa mort, il entendit Allah lui dire qu'il lui effaçait ses péchés et le faisait entrer au paradis. Ahmad a pensé qu'il devait cela à la très bonne conduite qu'il avait observée dans sa vie. Et les gens croyaient également qu'il entrait au paradis parce qu'il avait observé les principes de l'Islam. Mais un avertissement d'Allah leur a indiqué qu'il n'en était rien : comme on le lit dans un livre, Ahmad a été sauvé en raison de sa conduite à l'égard d'un petit chat abandonné en pleine rue. Il avait pris avec lui ce petit chat qui grelottait et l'avait conduit chez lui, où il l'avait réchauffé et lui avait donné à manger. C'est à cause de cet acte qu'il a été récompensé en entrant au paradis ».
L'auteur mentionne aussi « le cas d'al-Ghazzalii et de la mouche qui s'était posée sur sa plume pour en boire l'encre : il avait eu la patience de laisser longuement celle-ci boire l'encre sur la plume ».
Cet enseignement de respect de toute vie et de toute créature, digne d'attention dans la mesure où, quelle que soit sa place, elle n'en demeure pas moins une créature d'Allah, peut être rapproché de l'attitude de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, rapportée par Amadou Hampâté Bâ.
Celui-ci, à la surprise de ses disciples, n'hésita pas à interrompre une de ses leçons pour recoudre le nid d'où était tombé un oisillon 25. Une semblable attitude était attribuée, il y a deux siècles, à la femme de Sidi al-Mukhtar al-Kuntii : d'après l'ouvrage Kitab at-Tara'if écrit par son fils Sidi Muhammad, « quand elle voyait un oisillon dans les mains d'un enfant qui s'en amusait, elle payait à l'enfant la rançon de sa liberté ; si un oiseau ou un chien étaient assoiffés, elle faisait déposer de l'eau à leur portée 26 ». Il faut sans doute insister ici sur cet aspect de la spiritualité de l'Islam ouest-africain, que l'on retrouve dans de nombreux autres exemples, et qu'il faudrait peutêtre rapprocher entre autres des enseignements du grand mystique musulman du Moyen Age Ibn al-'Arabii 27, qui, voyant dans toute créature une parcelle de l'étincelle divine, en était conduit à préconiser une attitude de compassion et d'amour universels envers
tous les êtres, quels qu'ils fussent.
Revenons maintenant à la Tidjaniyya, cette nouvelle confrérie qui devait se répandre au Fouta dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au XXe siècle, au point de se substituer totalement à la Shadhiliyya et à l'obédience qadiri qui ne subsiste plus que dans les foyers diakanké. Quelques-uns des propagateurs importants de la Tidjaniyya sont cités dans l'ouvrage : Alfa Oumar Rafihou (Alfa 'Umar Rafi'u) de Dara Labé, dont le père avait suivi el-hadj Oumar à Dinguiraye, Amadou de Darou-Donde,
Tierno Aliyu Ɓuuɓa Ndiyan, enfin.
Ce dernier est fréquemment cité et fut au tournant du XXe siècle la personnalité la plus influente dans la zone de Labé. Déjà reconnu comme un grand walii et un grand écrivain à l'époque du Fouta-Djalon indépendant, il garda le même rayonnement jusqu'à sa mort en 1927. Tout en continuant son action de diffusion de la Tidjaniyya, il fut un des adeptes de ce que les historiens d'aujourd'hui appellent la « politique d'accommodation » avec les Français, qui cherchaient à cette époque un terrain d'entente avec les grands marabouts, après avoir dans une première phase engagé une vive répression contre certains d'entre eux, soupçonnés de menées anti-françaises, comme le walii de Gomba.
Il fut notamment chef du tribunal coutumier de Labé, et le père d'al-hadji Mouhammadou travailla avec lui dans cette institution. Nous verrons dans le texte évoquer souvent Tierno Aliyu Ɓuuɓa Ndiyan, ainsi que son fils el-hadj Thierno Abdourahmane (1916-2013), qui est aujourd'hui le plus connu des poètes en langue peule du Fouta-Djalon, et reste une personnalité religieuse très respectée, comme l'était son frère el-hadj Tierno Habib 28, récemment décédé.
Ces quelques lignes permettront à la fois, nous l'espérons, de mieux cerner le contexte dans lequel s'est élaboré ce témoignage, et de percevoir sa prodigieuse richesse. Dans ce texte, l'auteur vit de plain-pied en compagnie des grands anciens comme Karamoko Alfa de Labé, qui lui apparaissent dans ses rêves en compagnie du Prophète, et nous revivons, comme s'ils avaient eu lieu hier, certains des grands épisodes des débuts de l'Islam.
Mais ce texte nous montre aussi comment le monde moderne s'introduit dans une société qui loin de le rejeter, l'accepte parfois avec enthousiasme, tout en essayant d'en rendre compatible les apports avec ce à quoi elle croit. Nous ne trouverons donc pas ici des lamentations sur un heureux temps passé opposé à un présent de décadence. L'auteur va délibérément de l'avant, accepte le monde moderne qui se développe autour de nous, et va même jusqu'à proclamer : « Comme mes parents ont souffert, et comme le temps actuellement est beau ! » Convaincu donc que, malgré certaines difficultés liées aux bouleversements du monde d'aujourd'hui, qu'il ne se dissimule pas (cf. le passage sur le rêve de Karamoko Alfa), le monde moderne peut nous apporter une meilleure existence ici-bas sans pour autant menacer les valeurs religieuses héritées du passé, il nous apporte au total une image optimiste de l'avenir, une leçon de tolérance qui n'empêche pas de fermes convictions personnelles.
C'est dans ce contexte que se situe l'expérience de l'auteur. Mais pour la connaître, le mieux est maintenant de lui donner la parole.