Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
La manière de choisir le chef suprême de la communauté musulmane n'est pas sans intérêt pour la compréhension du régime politique instauré au Fuuta au début du XVIIIè siècle. C'est même un des aspects essentiels de ce régime.
Les souverains du Fuuta qui assumaient le pouvoir exécutif, étaient élus par une assemblée fédérale convoquée à cet effet. Le nombre d'électeurs a varié au cours de l'histoire. Lors de la première assemblée du Fuuta vers le début du XVIIIè siècle, il y en avait neuf (les neuf karamooɓe) représentant les neuf provinces (diiwe) du pays.
Par la suite, il y eut un collège de grands electeurs dont le nombre a été limité à sept dignitaires. Ceux-ci représentaient les neuf provinces réparties comme suit:
Ainsi ce collège de grands électeurs représentait non pas des individus, mais des groupes de provinces. Dans ce collège deux délégués avaient la prééminence sur les autres: celui du Teekun Mawɗo qui présentait le candidat ou les candidats, et celui de Fugumba chargé des cérémonies du sacre de l'élu. Non moins important était le président du collège qui prononçait le discours de clôture
après le vote.
Les candidats étaient tous issus du Teekun Mawɗo : de la famille de Karamoko Alfa et de celle de Almaami Ibrahim Sori Mawɗo, de clan Sediyaaɓe et de la tribu des Dayeeɓe. Ces deux familles n'en formaient qu'une, elles
étaient les deux branches d'une même famille 2.
.
A partir du moment où l'accord sur l'alternance fut réalisé, chaque parti devait présenter un candidat et n'avait droit quà un seul. Mais il pouvait y avoir plusieurs compétiteurs à la fois au sein d'un même parti. Ils procédaient par élimination "diplomatique" (par le retrait de l'un d'eux grâce à un accord négocié) ou par élimination physique (ils s'exterminaient jusqu'au dernier). L'exemple le plus caractéristique et le plus tragique du choix de cette dernière solution, fut celui de l'Almaami Bubakar Biro et de ses frères 3.
Les candidats étaient toujours choisis dans l'une des deux branches de la famille des Sediyaabe. A aucun moment d'autres candidatures ne furent suscitées en dehors de cette famille. Dès le début, chacun savait que le pouvoir suprême ne pouvait étre réclamé que par un seydiyanke et pas n'importe quel sediyanke, mais un descendant direct de l'une des deux branches régnantes seulement. La souveraineté était héréditaire dans la famille des Sediyaaɓe, mais élective au niveau des deux branches titulaires.
Une fois le candidat choisi, il quittait Timbo, la capitale politique pour se rendre à Fugumba, la capitale religieuse, où siégeait le collège électoral.
Il devait emprunter, de Timbo à Fugumba 4 un itinéraire bien précis, à l'aller comme au retour:
A Fugumba, le collège des grands électeurs entouré des chefs de toutes les provinces attendaient le candidat. Dès son arrivée, il était reçu par le chef de Fugumba province hôte. Après les salutations d'usage, tous se rendaient en grande pompe à la mosquée (la plus ancienne du Fuuta dit-on), où ils récitaient la prière commune du vendredi (car tout se faisait un vendredi, jour de grands rassemblements , jour d'annonce des décisions importantes dans le pays tout entier). A la fin de la prière, les élections commençaient aussitôt. Au cours d'une séance plénière, les électeurs exposaient comment devaient se dérouler les opérations, et se répartissaient en petits groupes, sorte de comités consultatifs. Ils discutaient et se consultaient (ɓe diisondira) jusqu'à ce qu'ils tombent d'accord (haa ɓe fotta). Tout se réglait dans ces comités et lorsqu'ils se retrouvaient de nouveau en séance plénière, c'était pour proclamer les résultats et se congratuler les uns les autres.
Les cérémonies d'investiture commençaient aussitôt. Au lieu d'une couronne, le nouvel élu recevait un turban (meetelol). Il y avait neuf turbans au début, mais par la suite, ils furent réduits à sept, tout en continuant à représenter symboliquement les neuf provinces du pays.
Chaque nuit on lui mettait un turban sur la tête (c'était la nuit qu'on "enturbannait" les Almaami). La cérémonie durait sept jours ou plutôt sept nuits.
Au huitième jour (le vendredi qui suit le début des cérémonies) l'Almaami, assis dans la cour de la mosquée, devait être présenté à la foule.
Le chef de la province de Fugumba avait l'honneur de ceindre de turbans la tête de l'Almaami. A une ou deux exceptions près, il en fut ainsi, du début à la fin de l'imaamat peul du Fuuta Dyalon.
Selon d'autres sources, chaque groupe d'électeurs ceignait le turban de sa province 6. En fait l'honneur de ceindre les turbans revenait à la seule province de Fugumba en la personne de son chef et de ses descendants (ceux-ci formaient la famille, clan des Seriyaaɓe, aînée de la famille régnante des Sediyaaɓe, de la tribu des Dayeeɓe) Mais chaque province devait participer activement à la cérémonie du sacre.
Ainsi Ɓuriya avait l'honneur de fournir le sceptre et les turbans. C'est dans la capitale de cette province qu'il recevait aussi le titre de chef : Alfa mo Timbo.
Une autre province fournissait le tambour royal, sorte de timbale de forme demi-sphérique en bois et recouverte d'une peau tendue, appelé tabala ou tabalde.
Une autre encore devait apporter le "Livre" (Le Coran) symbole de la religion et de la justice.
Ainsi la cérémonie était l'affaire de toutes les provinces Elle constituait non seulement un devoir civique, mais une sorte d'obligation religieuse, à partir du moment où toute la communauté musulmane s'était engagée à se donner un chef : imaam pour défendre ses intérêts matériels et moraux. Elle constituait enfin une occasion pour tous les croyants venus de différentes régions du pays, de communier ensemble. Et c'était là sans doute le véritable sens de cette cérémonie.
Après l'enroulement des turbans et la remise des insignes du pouvoir, l'Almaami était présenté au public le huitième jour dans la cour de la Mosquée. Là avaient lieu les discours d'usage. Le plus âgé de l'Assemblée sorte de doyen ou président des grands électeurs s'adressait au nouvel élu et à toute la communauté musulmane présente, en ces termes:
Nous avons maintenant un successeur des Almaami ; nous lui confions la Religion, les misérables, les voyageurs, les vieillards ; il ne doit pas admettre qu'il soit fait tort impunément à qui que ce soit ; qu'il accueille la plainte de tous les meurtris, et rende à tous la justice. Le Fuuta est sur ta tête comme un vase de lait frais. Ne trébuche pas, sinon le lait se répandrait. Dans la communauté musulmane, que tous soient justes et équitables ; si nous ne peuvent l'être, qu'au moins les gouvernants le soient. Dans la communauté musulmanne que tous soient résignés et patients; si tous ne peuvent l'être, qu'au moins les gouvernés le soient " 7.
Une autre version du même discours presque identique au premier est donnée dans les manuscrits du Fonds Vieillard. L'aîné des clans, une autre appellation du doyen parlait ainsi :
"Voici l'Almaami remplaçant. Nous lui confions la Religion, les pauvres, les croyants, les Ulema ou gens de la bonne voie ; les lettrés, les voyageurs étrangers, les vieillards. Il ne doit pas tolérer qu'on fasse du tort à quelqu'un. Tout individu victime d'une injustice peut venir librement porter plainte. Celui qui viole le domicile d'un autre doit être saisi et amené devant l'Almaami pour être jugé. Que justice lui soit rendue selon le Livre. Que tous suivent la Religion selon le Livre. Il est malaisé de porter un vase de lait sur la tête, si on le remue, le lait se verse. L'Almaami doit veiller sur les croyants et sur leur bétail, comme le porteur de lait sur son vase" 8.
Et le discours se terminait toujours sur une exhortation, devenue par la suite un véritable leitmotiv:
Il faut reconstruire les mosquées et poursuivre inlassablement la guerre sainte. 9
A ces discours d'intronisation, pourrait-on dire, le nouvel Imaam répondait en ces termes :
Je loue Dieu, je remercie Dieu ; c'est la part de nos ancêtres que vous venez de me donner : à mon tour je redonne à chacun sa part que chacun veille sur son lieu comme un berger sur son troupeau ; que chacun garde son enclos (sa demeure), son parc à bélail, sa bergerie; celui qui pénétrera dans votre enclos, qu'il soit saisie et amené devant moi, pour être jugé selon le Livre. 10
A la fin des discours, le souverain était conduit jusqu'à sa maison, située dans le carré réservé aux Almaami (werde almaami-en ou almaamiɓe). Il devait rester là sept jours et chaque matin on lui enlevait un turban jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un seul. Telle était la cérémonie qui couronnait l'élection d'un chef suprême au Fuuta Dyalon
L'élu prenait désormais le titre de "Almaami" (déformation de l'arabe: al-imâm : celui qui dirige la prière). Il était le chef de la province de Timbo et le responsable suprême ou commandeur de la communauté musulmane du Fuuta : Alfa-mo-Timbo, Almaami Fuula-Dyaloo. Tout en se disant héritiers des Abbasides, lieutenants et successeurs du Prophète, les princes du Fuuta n'ont jamais pris le titre de calife (arabe : khalif) amir
al-mu'miniin, soit par humilité, soit par modestie. N'avaient-ils pas
aussi conscience de ne représenter qu'une infime minorité des croyants ?
En Afrique de l'ouest, il semble que le Shaykh Uthman Dan Fodio (Foojo) fût le premier des princes Peuls à porter ce titre prestigieux de calife 11.
L'Almaami du Fuuta n'était que le chef suprême des musulmans : almaami jamaat-al-muslimiin, ou mieux encore : almaa mi woni Lanɗo mawɗo kala julɓe Fuuta Dyaloo.
C'est après toutes les cérémonies qu'il rentrait alors
à Timbo, la tête ceinte du seul turban de cette province, en empruntant la route orientale : Fugumba, Sankarelaa, Pooredaaka, Duɓɓel, Timbo.
A son tour, il devenait l'hôte de tous les chefs de provinces ayant assisté à son couronnement ou plutôt à son "enturbannement". Il les recevait l'un après l'autre et les confirmait dans leur province respective après leur élection par les assemblées et les conseils locaux. Cette investiture des chefs marquait l'entrée en fonction de l'Almaami.
Notes
1. teekun, plur. teekunji : division familiale et villageoise dont le sens sera donné plus loin. cf. IIIè partie.
2. Cf. tableau généalogique.
3. Cf. 1ère Partie : Aperçu Historique.
4. Entre les deux capitales, la distance est de 40 à 60 kilomètres environ.
5. Cf. Guébhard, Au Fouta Dialon. 1910, p. 49 et suiv.
6.
Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 21.
7. Discours cité par G. Vieillard dans "Notes sur les Peuls", 1939, p. 128.
8. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 21.
9. Ibidem, Cahier n° 21.
10. Vieillard, Notes sur les Peuls, 1939, p. 128 et voir Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 21.
11. J. Spencer Trimingham,
A History of Islam in West Africa. Oxford University Press, London, 1962, volume 1, 264 p. Cf. p. 168 et suiv.