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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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XII
Fragments d'Histoire Peulh

Ce chapitre, qui dépeint les habitudes, les moeurs et les coutumes des noirs du Fouta, sera bien mieux rendu par quelques extraits d'une lettre que j'adressai de Donhol-Fella à l'un de mes amis, M. Sutter Laumann ;

« Donhol-Fella, 23 juillet 1881.
Cher ami,
… Après un voyage d'environ deux mois à travers un pays splendide, où les termites (fourmis blanches) construisent des huttes de terre qui souvent font croira à la présence d'un village humain, où la tornade atteint une violence dont nos plus forts orages ne donnent qu'une faible idée, après avoir escaladé une suite de montagnes coupées de vallées qui rappellent tout à la fois les Vosges, le Jura et l'Auvergne, après avoir franchi cent douze cours d'eau, nous arrivons à Donhol-Fella le 1er juillet.
… Le traité est signé en bonne et due forme. Pendant que nous nous reposons sur nos lauriers, en attendant une décision qui nous permette de continuer notre voyage, la fièvre nous assiège Bayol et moi. C'était inévitable. Aujourd'hui que nous ne sommes plus soutenus par une surexcitation nerveuse et que la détente s'est produite, nous subissons les conséquences des fatigues et des privations.
J'ai vu Timbo, la capitale du Fouta Dialo, ainsi que prononcent les Peulhs. Eh bien ! tu pourras dire aux prétendus historiens de l'Afrique, qui placent dans cette mystérieuse contrée des villes considérables où grouillent des populations très denses, tu pourras dire qu'ils n'ont vu ce pays que dans les lunettes de l'imagination. Timbo possède au plus cinq cents habitants et la population des autres cités dont j'ai pu apprécier l'étendue est très inférieure à ce qui nous était raconté par les naturels. La population de Fougoumba, Bouria, Koussy ou de Bambaya n'excède pas cinq cents âmes.
Sur un parcours de cinq cents kilomètres, j'ai rencontré quatorze chevaux et un âne, mais pas le plus petit animal féroce, pas le moindre serpent. En revanche, j'ai vu beaucoup de fourmis de toute espèce, des caravanes de singes, de grands troupeaux de boeufs, de moutons et de chèvres.
Donhol-Fella n'est pas une ville, mais un charmant village bâti au centre d'un paysage ravissant qui te mettrait au mieux avec l'Afrique occidentale et détruirait la mauvaise impression que te laissèrent les plaines sablonneuses et arides du Sénégal, où, pour toute végétation, il ne pousse que quelques poteaux télégraphiques !
Donhol-Fella est situé sur un petit plateau flanqué de deux marigots qui malheureusement rendent le pays malsain. Ce n'est qu'une résidence royale, qui appartient à l'Almamy Ibrahima-Sory. Outre la réunion des cases qui composent le palais, d'autres propriétés groupées à l'entour sont données en apanage aux fils de ce souverain et à quelques notables, conseillers intimes. Nous logeons dans une de ces propriétés, qui appartient à Alfa Salifou Kambaya, actuellement envoyé en mission sur les bords du Niger.
Les cases qui entourent la nôtre sont habitées par les cinq femmes de Salifou : la première femme a bien soixante ans et la jeune n'en a pas vingt-cinq. Nous faisons très bon ménage avec nos voisines, dont j'ai gagné les bonnes grâces ; la mère Kade (prononcer Cadet), notamment, me témoigne beaucoup d'amitié, mais c'est généralement chez la belle Aéçata que je passe mes soirées.
Comme dans nos villages de France, on se réunit dans une case pour la veillée. Groupés autour d'un feu pétillant, les hommes, les enfants et les femmes, nos voisines, rient, babillent, se divertissent à l'aise. Les femmes se mettent en frais de coquetterie avec les hommes qui leur font un brin de cour ; les enfants gambadent et se roulent de tous côtés ; les éclats de rire retentissent à chaque instant. Parfois on raconte des histoires. Quant à moi, lorsque vient mon tour, j'aime mieux chanter. Quoi ? Ce qui me passe par la tête ; mais c'est toujours à la plus grande joie de l'assistance, dont les jeux et les rires cessent comme par enchantement et qui m'écoute bouche bée. Aussi dès que, fatigué, je veux m'arrêter, tous protestent, et crient : « Encore ! »
Presque tous les jours, je fais, seul ou en compagnie de Bayol, une promenade sur le plateau. Mes yeux ne se lassent pas d'admirer le panorama des vertes montagnes qui chevauchent jusqu'à l'horizon.
Et quels noms ! Ce sont, à l'est, les pelle (monts) Dioudou-Konko, Sorokoma, Tangama ; puis, au sud, les pelle Sembrekom, Tienguel, Perndou, Couyari, Baréma, Contat. Ceux-ci masquent le pays des Houbous (qui craint Dieu), Peulhs dissidents qui ne reconnaissent pas l'autorité des Almamys. Bien loin dans le sud-ouest, j'aperçois les montagnes violettes de Eriko-Kampo ; puis je vois, à l'ouest, les pelle Timbo, Gabaland, Sokotoro, Diela-Fongua et enfin, au nord, les monts Saréboval et Bagala, qui se terminent en pente douce pour donner passage à la route de Dinguiraye, ville située dans le nord-est.
Les champs de riz, de maïs, de fognié couvrent les environs. Certes, c'est un bien joli site que celui où nous nous trouvons. Que sera-t-il donc dans un avenir lointain, bien lointain par exemple, quand on y verra de jolis cottages, des villages européens que relieront de jolies routes animées par des équipages et des cavaliers ? Rêves, illusions, que fait naître la fièvre et que la fièvre dissipe !
Ma première impression sur les Peulhs ne s'est pas modifiée : tels je les ai trouvés, à mon entrée dans le pays, tels je les vois encore. Simples, hospitaliers, mais, hélas! peu velus. La toilette des grands de la nation, des chefs même, est des plus modestes ; on dirait, ma foi ! qu'ils affectent une simplicité exagérée dans leur mise. Des belles écharpes brodées, des burnous, des vêtements que nous leur avons offerts, personne ne s'est revêtu ; on les réserve pour les donner en récompense aux sujets méritants.
Je me plais beaucoup au milieu de ces hommes simples et bons. Je trouve les femmes aussi gracieuses, aussi curieuses, aussi coquettes que chez nous, et les enfants ont des espiègleries qui me rappellent celles de nos moutards.
Nous sommes surtout pourchassés par le petit Sory, garçon de onze ans, fils de Boubakar-Biro, qui est élevé chez son oncle [grand-père] l'Almamy. Il nous a voué une grande amitié et, quand il n'est pas a l'école, il est chez nous, ce qui ne l'empêche pas, à l'occasion, de se moquer de ses amis blancs. Je l'ai plusieurs fois surpris, avec un de ses camarades, imitant nos gestes et le son de notre voix.
— El biri-bi-bi-bi ! et bara-ba-ba-ba ! El allez donc ! ils riaient aux éclats !
L'autre jour, notre jeune espiègle, qui avait trouvé un morceau de verre cassé, vint à nous, le carreau dans l'oeil et, faisant l'homme d'importance, caressant ses favoris absents, il nous dit :
— Elmémy Yesso Yesso, soldar bilibao bilibaoo ! pehu, pehu ! Inglesy !
C'était l'imitation d'un docteur anglais, qui, peu de temps avant nous, était venu avec une forte escorte chez l'Almamy. Je dois ajouter que Sory, qui articulait des sons incompréhensibles, avait très bien saisi l'intonation anglaise. Il y a des gavroches partout !
Sans prétendre te faire un cours d'ethnographie, je vais le donner quelques renseignements sur les gens parmi lesquels nous vivons.
Les Pouls, Peulhs, Poulars, Foulahs, comme on voudra les appeler, ne sont pas originaires du pays qu'ils habitent. Leurs traits sont réguliers, semblables aux nôtres, et rappellent le type abyssin ou celui des paysans de la Haute-Egypte, d'où ils semblent venir.
Dans son Essai sur la langue poul, le général Faidherbe dit:
« Les Pouls, qui devinrent les maîtres du Soudan depuis leur conversion à l'islamisme, c'est-à-dire depuis moins de deux siècles, y sont peut-être anciennement venus de l'Orient, amenant avec eux le boeuf à bosse (Zébu), qui est le même que celui de la Haute-Egypte et de la côte orientale d'Afrique.»
D'après Mahamadou-Saidou, il y a cent quatre-vingt-sept ans que les Peulhs se sont emparés du Fouta-Diallon, qui s'appelait, avant la conquête, Dialonka Dougou et était habité par les Dialonké.
— Les Peulhs, me disait-il un jour, c'est des blancs comme vous ; s'ils sont noirs, c'est que le soleil les a brûlés. Guidés par Dieu qui les aime bien, les Foulahs sont venus du Founangué (pays de l'Est), — où il n'y avait plus d'herbe pour faire paître leurs troupeaux — dans les montagnes du Fouta qui est un beau pays, où il y a toujours de l'eau, de l'herbe et du bois.
C'étaient les Dialonké qui étaient les maîtres du Fouta, mais ces hommes-là, qui buvaient du sangara (eau-de-vie), ne faisaient jamais salam et Dieu n'était pas content pour eux. C'était tout du même de bons garçons, car ils ont dit au Foulah : Reste là, fais des lougans (cultures) et tes boeufs mangeront de la bonne herbe.
Les Peulhs, qui voyaient que le pays était bon pour eux, sont venus nombreux et, quand ils ont élu les plus forts, ils ont dit :
« Il faut que les Dialonké fassent la prière comme nous. »
Alors ceux qui étaient chefs de Peulhs ont dit aux chefs du Dialo :
« Il faut faire salam avec nous, c'est Dieu qui l'a dit. »
Mais les kéfirs (infidèles) ont répondu :
« Nous sommes chez nous et nous ferons comme nous voudrons ; si vous n'êtes pas contents, il faut quitter le pays. »
Alors les Peulhs ont fait la guerre aux Dialonké, qui n'avaient pas la force, et ont gagné le pays jusqu'à Fougoumba. Ces Peulhs-là, c'étaient des Raldin'ké, des Sidin'ké 1, c'étaient les fils de Sidi et de Raidi, qui commandaient à Tombouctou.
Un de ces hommes-là qui était de la famille de Sidi s'appelail Kikala ; c'était un grand marabout (homme pieux). Alors les Poulars ont dit ; c'est lui qui est notre chef ! et Kikala a été chef. Quand il est mort, c'est son fils Sambégou qui l'a remplacé. Mais Sambégou avait deux fils, Nohou et Malik-Si, qui étaient aussi de grands marabouts. Quand Sambégou est mort, ils voulaient être chefs tous les deux, mais ça n'était pas bon. Alors les Peulhs ont dit : Voilà Karamoko-Alfa, qui est le fils de Nohou. Dieu l'aime trop parce qu'il est grand marabout ; il faut qu'il soit le chef du Fouta, et Karamoko-Alfa a été le premier grand chef. Ce n'était pas Almamy, mais c'était comme Almamy.
Karamoko faisait salam toute la journée et aussi toute la nuit. Avec les autres chefs et avec Modi Maka le grand-père de Modi Diogo, qui était le grand porte-parole des Peulhs, il a dit : Dieu n'est pas content parce que les hommes ne font pas salam ! Alors les Peulhs ont pris les lances et les flèches et ils ont fait la guerre aux buveurs de sangara. C'est Karamoko qui commandait, il a rencontré Kondé Birama qui était commandant des Kéfirs. On a fait la bataille et Kondé Birama, qui était le plus fort, a gagné. Il a pris beaucoup de captifs et a coupé le cou au chef des Pouls. Karamoko-Alfa s'est sauvé, mais il n'avait plus la tête solide.
Kondé Birama a bâti un tata (forteresse) près de Fougoumba et a dit : « Maintenant c'est moi le maître, j'ai la force, et si les Poulos ne travaillent pas bien les lougans, je leur couperai le cou. »
Les Pouls n'étaient pas contents d'être captifs et ils ont dit : “II faut tuer Kondé Birama.”
Modi-Maka, qui avait beaucoup de tête, a dit : Celui qui sauvera les Peulhs, c'est Alfa Ibrahima, fils de Malik-Si.
C'était le cousin de Karamoko. Ibrahima a appelé tous les hommes et a dit : Nous allons casser le tata de Kondé Birama, mais il faut faire salam et Dieu nous accordera la force. Les hommes de Alfa Ibrahima ont rencontré les Kéfirs au tiangol Sirakouré, près de Timbo, ils ont fait une grande bataille et Ibrahima qui avait obtenu la force a tué Kondé Birama ainsi que sa femme Awa Birama, qui commandait aussi les guerriers, et il a coupé le cou à ceux qui ne voulaient pas faire salam. C'était bon pour les Peulhs, cette affaire-là, et les Dialonké, qui n'avaient plus la force, ont fait salam. Mais Ibrahima n'était pas content, parce qu'il y avait les hommes de Kondé Birama qui s'étaient sauvés du côté de Donhol-Fella; il a couru après et les a tous tués !
La guerre était finie et les anciens du pays étaient trop contents pour Ibrahima ; ils ont fait le palabre et Modi-Maka a dit :
— Ibrahima, c'est un grand guerrier, il faut le nommer Almamy du Fouta et puisqu'il fait toujours la bataille quand le soleil se lève, il s'appellera Sory (le matinal). Ibrahima Sory a été le premier Almamy du Fouta.
Le Fouta était déjà un grand pays, et le conseil des Anciens a décidé que l'Almamy aurait sa maison à Timbo, mais qu'on le couronnerait toujours à Fougoumba, parce que c'était la première missida (mosquée ou capitale) des Peulhs.
Almamy Ibrahima a fait comme le conseil avait dit, et il est venu rester à Timbo, qu'il avait gagné sur Kondé Birama et qui, dans ce temps-là, s'appelait Gongowi (grandes maisons). Maintenant cela fait cent vingt-sept ans que Timbo est la grande misida du Fouta-Diallon.
Voilà, cher ami, un fragment historique qui peut servir à l'histoire des Peulhs. J'ai suivi, autant que possible, la traduction faite par notre interprète, sous la dictée de Mahamadou-Saïdou.
D'après lui, ce sont des pasteurs nomades qui ont constitué l'État peulh. A cette époque, le pays n'était pas divisé en deux partis ; ce n'est que plus tard, à la mort du premier Almamy, que cette scission se serait produite ; voici comment :
L'Almamy Ibrahima Sory, que ses conquêtes avaient fait surnommer Mawoudo (le grand), était fatigué des luttes qu'il avait soutenues et, sans abandonner le pouvoir, désirait se reposer quelque temps. Il demanda alors à son cousin Alfa Salifou, fils de Karamoko-Alfa, s'il voulait bien gouverner à sa place, pendant qu'il irait à la campagne pour prendre du repos. Salifou accepta et rendit le pouvoir à son cousin, quand celui-ci rentra dans sa capitale. Cet accord n'avait rien de préjudiciable aux intérêts du pays ; l'Almamy céda plusieurs fois le pouvoir à Salifou, ce qui donna naissance à deux partis : les Sorya, partisans de l'Almamy Ibrahima Sory, et les Alfaya, partisans d'Alfa Salifou. Quand l'Almamy Ibrahima mourut, laissant une descendance de cent enfants, son fils, Sadou lui succéda et voulut conserver le pouvoir sans partage ; mais Abdoulaye Bademba, fils de Salifou, prétendit aussi au titre d'Almamy. Il engagea une guerre entre Soryas et Alfayas, où l'Almamy perdit la vie, dans un combat qui eut lieu sous les murs de Timbo.
Le pays était donc divisé et sa prospérité pouvait être compromise par ces prétendants des deux partis qui voulaient le pouvoir absolu. Alors Modi Maka réunit le conseil des Anciens et proposa de prendre un Almamy dans chaque parti, lesquels régneraient alternativement de deux en deux ans. Abdoul Gadirou, frère de Sadou, fut nommé Almamy Sorya et Abdoulaye Bademba, Almamy Alfaya.
Des difficultés ne tardèrent pas à s'élever de nouveau entre les deux souverains, une guerre s'engagea et Abdoul Gadirou, vengeant la mort de son frère Sadou, tua Abdoulaye Bademba, qui fut remplacé au pouvoir par son fils Boubakar ; puis, les dissensions recommencèrent et elles continuent même à l'heure actuelle. Comme dit Mahamadou-Saïdou, Alfayas et Soryas font souvent la guerre, mais on ne se fait pas beaucoup de mal. Les Peulhs, qui ont de la tête, auront toujours deux chefs, parce que, si l'un est mauvais et garde tout pour lui, on va chez l'autre : deux Almamys, c'est bon pour le Fouta.
Je pourrais, cher ami, te donner la liste chronologique des souverains Alfaya et Sorya qui ont gouverné les Peulhs, mais c'est inutile. Quand je t'aurai dit que l'Almamy Abdoul Gadirou était le père de Ibrahima Sory, l'Almamy actuel des Sorya ; que l'Almamy Boubakar était père de Hamadou, l'Almamy Alfaya, et que Modi Maka, le chef du conseil des Anciens, était le grand-père de Modi Ibrahima Diogo, le président actuel, tu te rendras compte, aussi bien que moi, qu'il n'y a guère plus de cent quatre-vingts ans, que les Peulhs, sous la conduite de chefs sans commandement défini, ont envahi le Dialo, pays des Dialonké, devenu par la fusion de ces deux races le Fouta-Diallon.
Cet État, qui s'étendait de l'Océan aux rives du Niger, ne devait pas garder longtemps son autonomie. Un Almamy Alfaya, Boubakar, donna Dinguiray et son territoire à El Hadji Omar, toucouleur ambitieux, né sur les bords du Sénégal, qui revenait d'un pèlerinage à la Mecque.
C'est de cette ville que ce pèlerin, qui avait une réputation de saint, partit avec une armée, se grossissant sans cesse, et ravagea le Bambouc, l'empire des Bambaras, et fit de Ségou, sur le Niger, la capitale des Etats qu'il avait conquis.
Un autre événement, qui eut pour point de départ une futilité, détacha de l'unité Peulh une fraction de ce peuple, qui, sous la conduite d'un grand marabout, Modi Mamadou Dioué, se réfugia dans les montagnes; au sud de Donhol-Fella, et forma la nation des Houbous (qui craint Dieu).
Voici le fait, tel que me l'a raconte Mahamadou-Saïdou ; seulement je te fais grâce de son style imagé.
C'était au commencement du règne de l'Almamy Oumar. Modi Mamadou Dioué, chef de Lamina, misside du diwal de Fodé-Hadji, revenait chez lui après avoir passé sept ans chez un chef maure qui lui avait appris le Koran. Mamadou Dioué avait une grande réputation de sainteté et de tous côtés on venait demander des grigris (amulettes), qui possédaient de grandes vertus et qu'il faisait payer très cher. L'Almamy Ibrahima, au temps où il n'était qu'Alfa, fit son éducation chez ce grand marabout qui avait déjà de nombreux talibés (élèves) et était très vénéré.
Un jour, le fils du chef de Baïlo et un de ses parents allèrent installer un roundé (habitation d'esclaves) dans un des villages bâtis sur le versant du fello Contat et plantèrent du manioc. Les talibés de Mamadou Dioué, qui en voulaient au propriétaire du roundé, vinrent un soir arracher le manioc et bouleverser le lougan (culture). Le propriétaire leur demanda les motifs de leur mauvaise action : les jeunes gens répondirent que cela ne le regardait pas, qu'ils ne connaissaient que le marabout et que, s'il n'était pas content, ils lui disaient… (un mot grossier intraduisible). Une rixe s'ensuivit et un captif fut tué.
Le chef de Baïlo, mécontent de ce désordre, se plaignit à son souverain qui dépêcha deux notables à Modi Mamadou Dioué pour essayer d'arranger l'affaire. Le grand marabout reçut les envoyés avec beaucoup de déférence, tua un boeuf pour leur déjeuner, parla de Dieu, de Mahomet en termes si éloquente que tout le monde pleura et conclut en disant que ses talibés et lui étaient pour Dieu et que l'Almamy ne le regardait pas !
De retour à Timbo, les envoyés rendirent compte de leur mission à l'Almamy Oumar, qui ne voulut rien entendre ; il arma ses captifs et se mit en campagne.
Les hostilités durèrent des années, tour à tour les Houbous et les soldats de l'Almamy furent vainqueurs ; mais les Houbous ne voulurent jamais se soumettre. Modi Mamadou Dioué mourut de chagrin et fut remplacé par son fils Abal (le Sauvage). Voyant qu'il ne pouvait réduire seul les rebelles, l'Almamy Oumar invita son cousin Ibrahima, l'Almamy Alfaya, à marcher avec lui contre les troupes d'Abal. La campagne des deux alliés ne fut pas heureuse ; ils furent vaincus et se sauvèrent chacun de son côté. Les Houbous s'emparèrent de Timbo, d'où ils furent d'ailleurs bientôt chassés, après un combat sanglant.
L'Almamy Oumar, que ses guerres continuelles avec les Houbous discréditaient près de ses concitoyens, renonça à harceler les rebelles afin de reconquérir sa popularité, et, confiant le gouvernement à l'Almamy Ibrahima (Sori Dara) Alfaya, il partit convertir les infidèles du N'Gabou, au delà du Rio-Grande.
Ibrahima, qui avait une revanche à prendre sur les Houbous, résolut de leur faire la guerre et entreprit une campagne funeste pour lui, car il y perdit la vie.
Je te transcris aussi fidèlement que possible le pittoresque récit de cette dernière bataille, l'épopée des Houbous, que raconte d'une si étrange façon Mahamadou-Saidou.
Almamy Ibrahima a fait l'attaquation des Houbous, à côté du village de Boketto. Les Houbous, qui avaient beaucoup la force, ont fait la bataille deux heures avant que le soleil se couche. Tout à coup, les Peulhs ont gagné la peur et ils se sont sauvés, mais l'Almamy Ibrahima, qui voulait gagner tout de même la bataille, ne s'est pas sauvé et il s'est assis sur le bord du tiangol.
— Viens ! disaient les Peulhs.
— Non! je ne veux pas, je reste ici.
Et Almamy est resté. Un Houbou, qui voyait que l'Almamy était tout seul, est venu à côté de lui et lui a donné un coup de sabre, puis il s'est sauvé pour chasser les autres Peulhs qui couraient trop fort. Un petit captif a couru chez Abal, le chef des Houbous, et lui a dit :
— L'Almamy est assis sur le bord du tiangol ; il ne bouge pas et il pleure.
Abal vint près de l'Almamy, lui toucha la main et lui dit :
— Salamalecoum, Almamy !
— Malecoumsalam, Abal.
— Viens avec moi dans le village.
— Non, je ne veux pas aller dans le village, je reste ici.
— Viens, reprit Abal, viens dans ma maison, je te ferai soigner.
— Non, je ne veux pas aller dans la maison, Abal, je veux mourir ici ; fais-moi tuer.
— Comme tu voudras !
Et Abal partit dans sa maison et dit aux captifs :
— Prenez des bâtons et allez tuer l'Almamy, qui est assis sur le bord du tiangol.
Alors les captifs ont tué l'Almamy avec des bâtons parce que le sabre ne coupe pas la peau des grands marabouts. Mamadou, qui était le fils de l'Almamy, dit aux autres Peulhs :
— Mon père ne vient pas, il faut aller le chercher. Mais quand il a vu que l'Almamy était mort, il s'est assis à côté et on l'a tué.
Ba-Paté, qui était l'autre fils de l'Almamy, est venu, il s'est assis et on l'a tué. Et puis après, cinquante Peulhs qui étaient des hommes de l'Almamy sont venus et on les a tués. Pendant tout le temps qu'on tuait les Peulhs, Bay, qui était le griot, chantait. Quand le dernier Peulh a eu le cou coupé, on a tué aussi Bay et un autre griot qui était un toucouleur. C'étaient des hommes trop courageux, ces Peulhs-là !… Il y avait du sang plein le tiangol, qui était tout rouge !
Pendant ce temps, l'Almamy Oumar mourait, de la fièvre à Dombi-Hadji et son frère le remplaçait sous le nom d'Almamy Ibrahima-Sory. Depuis son avènement au trône, il n'a pas fait la guerre aux Houbous en mémoire de Mamadou Dioué, qui fut son instituteur, et aussi à cause de son amitié pour Abal, son ancien condisciple.
Quant à Hamadou, successeur de l'Almamy Ibrahima, mort à Boketto, qui occupe actuellement le pouvoir, il n'a pas la moindre velléité belliqueuse et même, dès qu'il entend des coups de fusil, il a bonne envie de se sauver.
Enfin, comme dit Saïdou, la guerre avec les Houbous, ce n'est pas bon pour le pays, parce que Foulahs et Houbous, c'est même père et même mère.
Aujourd'hui, l'Etat peulh, dont la superficie est presque aussi grande que celle de la France, possède une homogénéité peu commune. Il est régi par une constitution qui dénote chez les Foulahs esprit très pratique et une grande sagesse.
Le gouvernement, qui réside à Timbo, est entre les mains de deux Almamys, qui détiennent alternativement le pouvoir de deux en deux ans et sont assistés d'un conseil des Anciens ; les membres de ce conseil sont inamovibles et ont à leur tête un président également inamovible, appelé Diambrou-diou-Mahoudo-Poul-Poular (le grand porte-parole des Peulhs).
Quoique les deux partis soient bien divisés au Fouta, rien ne s'y fait sans le consentement des deux Almamys et du conseil des Anciens. L'Almamy en disponibilité, s'il est plus âgé que celui qui règne, a même la priorité dans le conseil, ainsi que nous avons pu le remarquer à propos de notre traité. L'Almamy Hamadou a laissé faire son cousin qu'il appelle son père ; car, dit-il, plus vieux que moi, il doit être plus sage.
Le Fouta est divisé en treize provinces appelées diwals [diiwe], qui ont pour capitales :

A lui seul, le diwal de Labé est presque aussi grand que tous les autres. Quelques diwals [diiwe] se subdivisent en demi-provinces.
Les chefs de diwal sont nommés par les Almamys et chaque province a deux chefs qui, ainsi que les souverains, alternent au pouvoir. Les chefs de province nomment à leur tour les chefs de village, qui suivent aussi le sort de l'Almamy dont ils sont partisans.
Donc, comme l'Etat, chaque province a ses deux chefs, assistés d'un petit conseil, et chaque village a également deux maires, assistés par quelques notables, qui rappellent les échevins.
Les changements de pouvoir ne s'opèrent pas toujours sans produire quelque agitation ; mais le calme est vivement rétabli.
La capitale s'appelle Missida-Mahoude (grande mosquée). Les autres villes, si elles ont une mosquée, se nomment simplement Missida. Une résidence de campagne est un foulasso, une habitation isolée est une marga et une agglomération d'esclaves s'appelle rounde. L'impôt, basé sur le système de la dîme, enlève un cinquième des récoltes. La perception se fait par l'entremise des chefs, du plus petit au souverain. Un cinquième est également prélevé sur les héritages.
En cas de décès d'un chef de famille, ses veuves et leurs enfants sont partagés entre les frères héritiers du défunt.
Malgré toutes mes questions à ce sujet, je n'ai pu savoir si ces femmes devenaient effectivement les épouses des héritiers. Il doit cependant y avoir des exceptions à cette règle, car la reine Oumou, mère de Alfa Mahamadou-Paté, héritier présomptif des Sorya, qui devrait être la femme de son beau-frère l'Almamy Ibrahima, est devenue la femme de Alfa Hamadou Fougoumba. II est vrai qu'elle n'habite pas avec son second mari : elle vit dans une propriété voisine de celle de son fils aîné.
La justice est l'apanage des chefs, assistés de quelques notables. La cour se tient d'ordinaire à la demeure du chef, ou devant la mosquée. Un greffier lit à haute voix le texte de la loi quand le prévenu est reconnu coupable. Un prévenu condamné par le conseil de son village peut en appeler devant le chef de province, qui juge en dernier ressort.
Les crimes politiques sont jugés par le conseil des Anciens. Les peines encourues sont de un à quatre cents coups de corde, selon la gravité du délit ; de la perte d'une main pour un vol important, et delà décapitation pour l'assassinat.
Les huissiers, les gendarmes, les avoués, les avocats, surtout, sont inconnus ici : il arrive cependant qu'un homme de bonne volonté défend son camarade.
Le prévenu se rend au tribunal sur la simple invitation du chef, et un voleur est rarement trois jours avant d'être arrêté.
J'ai assisté à des corrections par le fouet, mais je n'ai pas vu d'exécution capitale et, à vrai dire, je n'y tiens pas ; seulement Mahamadou-Saïdou m'en a conté les péripéties.
Le coupable est conduit en dehors du village, à l'endroit où l'on enterre les suppliciés. Plusieurs notables assistent à l'exécution. Le patient creuse sa tombe lui-même et se couche dedans pour s'assurer qu'elle est assez longue ; puis, il se relève, et une discussion, pour la forme, s'engage entre les assistants.
— Il ne faut pas lui couper le cou.
— Si !
— Non !
— Si, il l'a mérité !
Etc.
Pendant ce temps, un homme désigné d'avance se promène autour du patient et, pendant que celui-ci suit la conversation avec le vague espoir d'obtenir sa grâce, d'un coup de sabre habilement donné, le bourreau lui abat la tête. L'habileté dans cette opération consiste à ne pas s'y reprendre à deux fois et a rattraper la tête sur la pointe du sabre.
Les récidivistes sont pour ainsi dire inconnus.
Avec de l'argent on peut racheter sa peine, mais il en faut beaucoup. Par exemple, on n'accusera pas les habitants du Fouta de vanter la supériorité de leur race, car depuis que nous sommes en relations avec eux, ils n'ont cessé de nous dire :
— Fais bien attention; le Foulah n'est pas bon, il est menteur et voleur !
Cependant, je dois dire que, malgré l'avertissement, qui nous a été donné par l'Almamy, aussi bien que par le dernier de ses sujets, rien jusqu'à présent ne nous a été dérobé, si ce n'est un thermomètre dont quelques gamins, sans doute, auront fait un jouet.
Les chefs du pays jouissent d'un grand prestige auprès des administrés. C'est avec un respect mêlé d'admiration que les Peulhs prononcent le nom Almamy et, si le roi reçoit indistinctement le dernier des captifs et le premier de ses sujets, on ne l'aborde jamais sans s'incliner profondément en lui touchant la main.
Tu vois que ce peuple cultivateur et guerrier est très intéressant et que, si l'on voulait établir des comparaisons, nous leur serions peut-être inférieurs sur plus d'un point.
Pour clore ma lettre, quelques nouvelles sur notre santé. Bayol va couci-couci et moi de même ; nous sommes fatigués et la fièvre nous tourmente de temps à autre.
Quant à nos animaux, à part un mulet à peu près valide et un autre incapable d'aucun service, ils sont tous morts. Il est vrai que nous les avons remplacés par deux singes et un youyou (sorte de perroquet).
Nos hommes nous causent parfois des ennuis; il faut crier sans cesse et les raisonner comme des enfants. Il y a deux jours, ils voulaient faire « la révolution », comme ils disent ; l'un d'eux a même été blessé d'un coup de sabre à la jambe ; tout cela pour une ration de riz. L'Almamy les a fait appeler chez lui, les a sermonnés et a promis qu'à la prochaine mutinerie il y aurait distribution de coups de fouet ; l'ordre a été rétabli immédiatement.
Enfin, en terminant cette courte étude sur les habitants du Fouta-Diallon, je dois rendre hommage à leur urbanité et à leur hospitalité vraiment écossaise. J'en garderai le meilleur souvenir.

Note
1. La finale n'ké signifie « homme de » et est employée par les Peulhs pour désigner les habitants d'un pays quelconque.
Lire aussi l'analyse de ce récit par Tauxier.