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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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IX
A Fougoumba

Le lundi 20 juin, à dix heures du matin, nous quittons Voizan [Wansan ?], accompagnés de Thierno-Mahadiou et de ses deux chanteurs. Une foule, où dominent les femmes et les enfants, suit le cortège jusqu'à Diongassi. Désireux de faire notre connaissance, les habitants de ce village, qui presque tous exercent la profession de cordonnier, nous prient de nous arrêter un instant. Nous leur accordons une demi-heure. Pendant cette halte nous avons l'occasion d'admirer un halo solaire ; c'est le seul phénomène de ce genre que j'aie vu dans ce pays.
En quittant Diongassi, notre escorte se grossit de deux cavaliers, amis de Thierno, et de tous les gamins du village qui ont déserté l'école et trottinent à nos côtés.
Nous arrivons au tiangol Kokoulo. Cet affluent du Kakrima, large de quatre-vingts mètres, court rapidement sur un fond de roches glissantes et nous demande plus d'une heure pour le traverser à gué, avec de l'eau jusqu'à mi-cuisse. D'après les renseignements fournis par Thierno-Mahadiou, le Kokoulo, après avoir franchi une gorge étroite que nous voyons en aval, forme la chute de Kambadaga et va se réunir au Kakrima, près du village de Sarésenne. Le passage terminé, Thierno dépêche en avant un des cavaliers, et, dès que nous arrivons en vue de Bourou-Kadié, nous sommes reçus parle chef du village qui, accompagné de son tabala (tambour de guerre), est venu à notre rencontre.
Après les compliments d'usage le cortège se remet en marche. Si les griots, pinçant leur petite guitare, ne mêlaient pas leurs chants aux battements sourds du tabala, notre marche ressemblerait fort à un enterrement militaire.
C'est sous un arc de triomphe, formé par les haies de purguères qui bordent la rue que nous faisons notre entrée dans le joli village de Bourou-Kadié, où les orangers et les bananiers abritent chaque case des rayons du soleil qui, lui aussi, dirait-on, veut nous faire fête.
Toute la population mâle du village est réunie dans la cour de la mosquée, pour saluer le chef de leur diwal (province) et les deux chefs blancs, ses hôtes.
A peine sommes-nous installés, que notre case est envahie par une foule de curieux. Nonchalamment assis à la turque, nous répondons à toutes les questions et écoutons les doléances des griots de Thierno, qui, ayant élu domicile chez nous, grattent des airs nationaux sur leurs guitares indigènes.
Nous recevons la visite d'un frère de Thierno qui vient d'assez loin pour nous saluer. Frère de père et de mère du chef de Timbi, c'est-à-dire frère absolu, ce beau noir, qui a la physionomie très douée et un véritable œil de gazelle, répond au nom de Omar-Sylla. Sylla ! le nom du célèbre Romain ! Comment ce nom a-t-il pu pénétrer dans un pays si éloigné et peu en rapports avec l'Europe ?
Quand nous quittons Bourou-Kadié, presque toute la population, Thierno en tête, nous escorte jusqu'à l'extrémité du village. Nous serrons la main au chef du diwal de Timbi et nous lui faisons nos adieux comme des hommes qui ne se retrouveront plus en présence ; enfin, pour reconnaître les honneurs qu'il nous a prodigués, nous le faisons saluer par une salve de cinquante coups de feu.
Quel sentiment éprouvait ce généreux noir en voyant s'éloigner ses hôtes blancs ? Je ne sais, mais cheminant à l'arrière de la caravane, je regardai en arrière, au premier détour du chemin, et je le vis immobile à la même place, les regards tournés vers nous.

Successivement, nous trouvons un pays de plus en plus cultivé, nous franchissons le tiangol Koubi, torrent important qui porte ses eaux au Kokoulo, nous défilons devant le grand village de Brouwal-Wolarbé, nous passons le petit tiangol Dianga-Leydi sur un pont naturel, énorme roche plate, au centre de laquelle l'eau s'est creusé un lit.
— C'est Dieu qui a fait ce pont, dit notre guide, il y a cent ans ; il l'a bâti en une nuit.
Nous laissons à droite les villages de Brouwal-Tapé, Bomboli, et nous arrivons à l'extrémité du plateau de Timbi, d'où nous découvrons la superbe vallée du Thénée.
Entourée de montagnes à crêtes continues qui laissent, comme dans l'Irnangué [Hirnaange], échapper de leurs flancs de belles cascades, cette vallée, d'une étendue immense, est fermée au fond par les monts qui séparent le bassin du Bafing (Sénégal) du bassin du Niger.
Nous descendons rapidement le flanc du plateau et, deux heures après, nous entrons dans le village de Douria. De 27 degrés que nous avions sur le plateau, le thermomètre monte à trente degrés dans la vallée.
A Douria, nous rencontrons Itah, le courrier que, de Boké, le docteur a envoyé à l'Almamy. Il s'est acquitté de sa tâche, mais non sans flâner en route ; nous n'en sommes pas moins heureux de le retrouver, car il amène avec lui Mohamadou-Saïdou, conseiller intime de l'Almamy Ibrahima Sory, chargé de nous souhaiter la bienvenue.
Mohamadou-Saïdou, qui ne devait se séparer de nous qu'en France, nous montra dès le premier jour ce qu'il devait être pendant les longs mois que nous avons eu à passer ensemble. Intelligent, gai, aimable, aucun de ses actes n'a démenti la première impression qu'il nous a faite.
Peut-être aurais-je personnellement à m'en plaindre, mais je lui ai rendu la monnaie de sa pièce et je le tiens quitte. Pendant celte première soirée, il m'a promis spontanément que, dès notre arrivée à Timbo, il me marierait. Plus tard, quand je lui ai rappelé cette promesse, il m'a dit :
— Je suis trop occupé des affaires du Fouta et de la France.
A mon tour, pendant mon séjour à Paris, lorsqu'il m'a demandé pourquoi je lui défendais de regarder trop souvent les demoiselles du Louvre, je lui ai répondu :
— Nous n'avons pas le temps. Je suis trop occupé des affaires de France et du Fouta.
Deux heures après avoir quitté Douria, nous arrivons sur les bords du Thénée, que nous traversons sur un pont de cinquante mètres de long et dont la plate-forme est faite avec des branches d'arbres, pont plus praticable pour les chèvres que pour les hommes.
Jusqu'à présent, les voyageurs qui nous ont précédés au Fouta ont cru que le Thénée était la continuation de la Falémé. D'après les renseignements qui nous sont fournis, le Thénée est un affluent du Bafing et n'a aucune ramification avec la Falémée, qui prend sa source dans la province de Labé.
A Dambouria, où nous passons la journée, nous sommes reçus par le chef, qui est justement le frère aîné d'Alfa Oumar, l'un de nos interprètes. Nous suivons la vallée, qui est très fertile; nous traversons plusieurs cours d'eau, et, le 23 juin, à midi, nous arrivons devant Fougoumba.
Cette ville, la ville sainte du Fouta, est bâtie au pied d'une montagne à crête dentelée qui porte le même nom que la ville. C'est dans sa mosquée, la première qui fut construite par les Peulhs conquérants, que les Almamys sont sacrés rois du Fouta-Diallon. Le chef de la ville a la faveur de poser lui-même le turban sur la tête des souverains.
Comme pour Timbi, il est impossible de juger de l'étendue de la ville, tellement est épais le rideau de feuillage qui l'entoure. Guidés par le fils du chef jusqu'à la demeure qui nous est assignée, nous suivons une rue très étroite, embarrassée de roches et si encaissée que nous ne voyons pas une seule case. Après dix minutes de marche sous une voûte formée par des haies de purguères, nous nous arrêtons devant une tourelle qui sert d'entrée à la propriété que nous devons habiter. Je procède à notre installation, et, pendant ce temps, Bayol va présenter ses respects à Alfa Mahamadou-Fougoumba, chef de la ville.
Notre demeure est une dépendance du sous-chef de la ville ; elle est de forme rectangulaire et divisée en deux chambres s'ouvrant sur une vérandah large de deux mètres qui fait le tour de la case. C'est dans cette maison que logent les Almamys lorsqu'ils viennent à Fougoumba pour leur couronnement.
Vers le soir, nous allons rendre visite au chef. La propriété qu'il habite est remarquable par sa propreté et sa construction soignée. On entre d'abord dans un vaste enclos bien sablé, après avoir traversé deux tourelles où veillent des captifs et où deux chevaux sont attachés ; huit cases, très confortables, sont rangées sur une seule ligne. La case du maître est un peu à l'écart, et une clôture en roseau la sépare de celles qui servent d'habitation aux femmes. Alfa Mahamadou-Fougoumba est un vieillard de soixante-dix ans au moins, qui porte des lunettes. Rien ne se décide dans le Fouta sans qu'il soit consulté, — c'est lui-même qui nous l'apprend. Ce chef me fait l'effet d'être, en réalité, un rusé diplomate. En prenant congé de Son Excellence, nous lui promettons de revenir le lendemain, avec la boîte à musique, dont on lui a dit beaucoup de bien.
Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas, dit un vieil adage. Le lendemain de notre arrivée, on nous fait part d'un événement politique qui contrarie nos projets. Une révolution de palais a eu lieu à Timbo : l'Almamy Ibrahima s'est retiré à la campagne et a fait place à son compétiteur, l'Almamy Hamadou, qui est entré dans la capitale.
Le docteur Bayol se rend chez le chef pour avoir des renseignements exacts. Alfa Mahamadou lui dit que l'Almamy Ibrahima s'est retiré à Donhol-Fella pour obéir aux lois du pays, mais qu'il n'en est pas moins le chef le plus fort et qu'il ne tardera pas à rentrer dans la capitale.
— Votre arrivée, dit-il, empêchera peut-être la guerre d'éclater entre les deux partis, mais il faut attendre un peu.
Bayol manifeste au chef son intention d'écrire aux deux Almamys, car ma commission, lui dit-il, concerne les deux rois du Fouta. Le chef l'approuve; mais, quand les lettres sont écrites, il fait porter immédiatement celle qui est adressée à l'Almamy Ibrahima, puis il déclare inutile d'expédier la lettre pour l'Almamy Hamadou. Le docteur charge alors un de nos Peulhs de porter la missive, mais celui-ci refuse en disant qu'il ne veut pas se faire couper le cou. La situation tend à se compliquer.
Les choses en étaient là, quand un domestique vint nous annoncer l'arrivée d'un blanc.
— Un blanc?
Au même instant, je vois venir à moi l'Européen annoncé. Il porte un pantalon à petits carreaux, une chemise de laine rouge, une ceinture bleue et un casque: en outre, il s'abrite sous un parasol.
— Je me nomme M. Gaboriau, dit-il ; vous êtes le docteur?
J'appelle Bayol.
Quel était ce blanc? Que venait-il faire au Fouta ?
En prenant un petit verre de chartreuse, il nous mit au courant de sa situation. Mandataire d'un négociant de Marseille qui, depuis, a été nommé vicomte de Sanderval par le roi de Portugal, M. Gaboriau, en compagnie de deux Européens, avait, dès le mois de mars, quitté Boulam, comptoir portugais du Rio-Grande, devant se rendre à Timbo d'abord, puis à Balibok, pour y installer des comptoirs. Il ne s'est donc pas mis seul en route ; mais un de ses compagnons a été obligé de rentrer à Boulam, et un autre, malade, est resté dans le Labé avec la plupart des bagages. Quant à lui, avec six hommes, il a, au prix des plus grandes fatigues, continué le voyage. Ayant appris au village de Kébaly que des blancs étaient à Fougoumba, il y est venu en toute hâte. Il est surpris de ne pas voir avec nous M. Moustier, qui, selon ce que les indigènes lui avaient dit, montait à Timbo, avec quinze mulets chargés d'or.
M. Gaboriau voulait partir immédiatement pour Timbo. Le docteur le mit au courant de la situation et l'engagea à dîner avec nous. Après s'être fait un peu prier, il accepta, et nous quitta afin de pourvoir à son logement.
Le docteur va voir le chef, au retour, il est triste et son visage exprime une grande anxiété. En peu de mots , il me raconte ce qui s'est passé. D'un ton des plus aimables, le vieux chef lui a dit que, si nous persistons à vouloir passer par Timbo pour nous rendre à Donhol-Fella, il est assez fort pour nous faire attaquer, attendu qu'après avoir écrit à Almamy Ibrahima, c'est chez celui-ci qu'il faut aller d'abord.
Je me disposais à bien dîner, mais je suis furieux de ce que ce vieux renard pouvait croire qu'il nous intimidait, et la colère me coupe l'appétit ; ni Bayol, ni moi ne pouvons tenir tête à M. Gaboriau, qui, s'étant rendu à notre invitation, mange avec un appétit au-dessus de tous les éloges.
M. Gaboriau nous dit qu'il avait envoyé demander au chef un gîte pour la nuit, un guide pour le lendemain ; que ces demandes ont été bien accueillies et qu'il partira à la première heure pour Timbo.
D'autre part, Mahamadou Saïdou nous a assuré que le Portonké, croyant aller à Timbo, sera conduit par son guide à Donhol-Fella. Le docteur prévient M. Gaboriau qu'on le trompe ; mais celui-ci ne tient pas compte de l'avis, disant qu'il verra bien si on ne le conduit pas à Timbo.
M. Gaboriau nous rend un grand service en nous donnant un thermomètre, afin de remplacer le dernier qui est cassé depuis quelques jours. Il prend congé de nous à une heure déjà avancée. Restés seuls, nous constatons avec peine que les Peulhs de notre escorte, qui d'habitude couchent autour de nous, ont déserté et emmené avec eux notre petit domestique Gassimou. Mohamadou-Saïdou et Hamadou-Ba sont restés ; nos Ouolofs, enfermés dans leur case, dorment à poings fermés.
La situation est évidemment difficile. A tout hasard, nous nous couchons la porte ouverte, les armes à notre portée; mais nous ne fermons l'oeil, ni l'un ni l'autre, de toute la nuit.
M. Gaboriau part de bonne heure. Peu de temps après, Comba, le Satigui (chef des esclaves) de l'Almamy Ibrahima, vient, envoyé par son maître, nous dire d'aller d'abord à Donhol-Fella, que nous y ferons les affaires de la France, et qu'ensuite il nous ferait conduire à Timbo. C'était un événement que la venue de Comba, car son maître ne l'envoie en mission que dans les cas absolument urgents. Alfa Oumar, notre interprète, qui avait passé quelques jours dans sa famille, vient nous rejoindre. Il a un long entretien avec le chef de la ville, qui est revenu à, de meilleurs sentiments envers nous ; ce qu'il manifeste en disant au docteur qu'il sait maintenant qui nous sommes. Le départ est fixé au surlendemain.
Voici un cas assez curieux des brusques changements de température dans ces latitudes. Par un temps splendide, à midi, le thermomètre marquait 28° ; trois quarts d'heure après, au début d'une tornade, il descendait à 19°, et, à une heure et quart, il baissait encore jusqu'il 14°. La tornade passée, il remontait un peu, mais ne dépassait pas 17°.
Le 28 juin, à six heures du matin, nous prenons nos dispositions pour partir. Si nous n'avons plus rien à craindre du chef de Fougoumba, nous avons tout à redouter du parti alfaya. Des bruits d'attaque circulent ; au contraire de ce qui s'est passé dans les autres villes, où tous les habitants et surtout les femmes assistaient à notre départ, la place est déserte.
Après avoir fait jouer les batteries de nos mousquetons, nous partons en colonne serrée. Le docteur ouvre la marche et je la ferme. Au lieu de prendre la route de Timbo, nous nous rendons à Donhol-Fella par un chemin détourné qui contourne le fello Kourou. Avant de traverser un cours d'eau, nous le faisons préalablement éclairer. — C'est généralement aux passages des marigots que les noirs attaquent les Européens. — Nous couchons à Konkouré où nous sommes rejoints par trois hommes qui arrivent de Boké et qui nous apportent deux caisses de biscuits, moisis, hélas ! plus deux litres de cognac.
Le 29 juin, nous couchons à Foulaia, où nous perdons une mule et un cheval qui succombent à leurs fatigues. Le 30 juin, nous traversons le Bafing, qui devient plus loin le Sénégal et n'à pas moins de cent vingt mètres de large, et nous couchons sur sa rive droite au village de Thiàléré. Enfin, le 1er juillet, après six heures de marche, nous arrivons en vue de Donhol-Fella, résidence de l'Almamy Ibrahima-Sory.
Pour donner plus d'éclat à notre entrée, Bayol revêt son uniforme ; le pavillon est déployé et nous saluons l'Almamy d'une décharge de mousqueterie. Mais nous en sommes pour nos frais, l'Almamy est absent ! Son fils Sadou nous souhaite la bienvenue et nous conduit vers la case que nous devons habiter. Elle est meublée d'un lit européen, sans matelas ni paillasse, et d'un autre lit en argile.

Nous déjeunons ; mais on nous annonce que, rentrant de visiter ses lougans (cultures), l'Almamy vient nous voir. Nous allons à sa rencontre et l'entrevue a lieu à moitié distance de sa demeure à la nôtre. Entouré d'un groupe de cinquante piétons et de quelques cavaliers, tous armés, un homme déjà âgé, monté sur un cheval noir, s'avance vers nous et nous tend la main. C'est l'Almamy Ibrahima-Sory, chef de la maison des Sorya, frère et successeur de l'Almamy Oumar, qui occupe le trône du Fouta-Diallon depuis onze ans. Vêtu de deux boubous, la tête ceinte du turban royal que surmonte un large chapeau de paille, ce vieillard, qui commande sur un territoire aussi grand que la France, ne se distingue que par sa grande simplicité et le respect qu'on lui porte. Sa figure, couleur chocolat, noble et douce, est encadrée d'une barbe grise, et un sourire aimable plisse ses lèvres.
Par sept fois, il nous répète le mot toli (entre), et il ajoute :
— Pour vous, le Fouta c'est la France. Que Dieu vous conserve la santé, ainsi qu'à vos familles et à tous les Français !
Puis il nous serre la main, et nous remettons au lendemain la réception officielle.
Enfin, nous voilà rendus au premier terme de notre voyage !