webFuuta
Taariika


Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


Previous Home Next

XI
Timbo

Laissant le gros de nos bagages sous la garde de quelques hommes, le 11 juillet, avec Mahamadou-Saïdou et notre escorte, réduite à trente trois-hommes, nous partons pour Timbo.
En une étape de vingt-quatre kilomètres, nous franchissons une suite d'ondulations de terrain, de bas-fonds inondés, de ruisseaux débordés, nous traversons le grand village de Sarébowal, et nous arrivons à Sokotoro, résidence princière située à l'ouest de Donhol-Fella, sur la route de Timbo.
C'est dans un charmant vallon, formé par une chaîne de petites montagnes développées en forme d'arc, à une faible distance du Bafing qui en représente la corde, que Sokotoro est bâti. Ce village frais et coquet, où les orangers abondent, était la résidence favorite de feu l'Almamy Oumar. C'est là que ce souverain reçut les voyageurs français Hecquart et Lambert. En arrivant, nous faisons halte sur une place entourée d'une double ligne d'orangers, au milieu de laquelle est dessiné un grand carré, formé de pieux en bois de quarante centimètres de hauteur. C'est sur cette place, paraît-il, que l'Almamy Oumar rendait la justice.
Sokotoro appartient aujourd'hui à Alfa Mahamadou-Paté, fils aîné de l'Amamy Oumar. Il est absent, mais un noir, envoyé par lui, nous annonce que nous le verrons le lendemain à Kobilato où il surveille ses cultures.
Nous nous installons et, immédiatement, la population du village envahit notre demeure : c'est la règle. Nous passons la soirée en compagnie de six forgerons qui, dit-on, sont les plus habiles du pays. Ces hommes qui ont appartenu à l'Almamy Oumar sont maintenant la propriété de Mahamadou-Paté. La conversation roule sur les métaux, le fer et l'or ; ils nous racontent que le précieux métal se trouve dans les environs, où jadis on l'a exploité, mais que les Almamys ont fait combler les puits et ont interdit de le rechercher, parce que les habitants négligeaient leurs cultures. Voilà une marque de haute sagesse. Entre temps, le griot Woppa, premier chanteur de Mahamadou-Paté, nous régale de quelques-unes de ses compositions, qu'il joue sur la guitare indigène. Elles ne manquent pas de goût et accusent chez cet homme un certain sens musical.
La muraille intérieure de notre case est illustrée de dessins d'une naïveté toute primitive... On dirait l'oeuvre d'un enfant de six ans.
Vingt minutes après avoir quitté Sokotoro, dès le matin du 12 juillet, nous arrivons sur la rive droite du Bafing ; nous passons ce fleuve à l'aide d'une grande pirogue qui, depuis vingt ans, sert à cet usage et à dix heures nous sommes en vue de Kobilato.
Nous annonçons notre arrivée par une salve de cinquante coups de feu et, quelques minutes après, nous sommes en présence d'Alfa Mahamadou-Paté.
L'héritier du trône des Sorya est entouré d'hommes armés et de ses griots, qui chantent à tue-tête. En peu de mots il nous assure de son dévouement aux Français qu'il aime beaucoup.
— J'étais enfant, dit-il, quand Hecquart est venu voir mon père : j'ai encore la lettre qu'il lui écrivit lors de son retour au Sénégal ; je me rappelle bien mieux Lambert, j'avilis alors dix-sept ans; c'était un bon garçon. Le cheval qu'il envoya à mon père vécut douze ans, j'en ai conservé le harnachement.
Voilà la case que vous allez habiter, il n'y en a pas de meilleure ici ; c'est celle où couche l'Almamy, quand il va à Timbo. Reposez-vous et tantôt nous causerons.
Effectivement, dans l'après-midi, Alfa-Mahamadou Paté vient avec une suite nombreuse . Il est très content du traité signé par son oncle et demande à y apposer sa signature. Il nous annonce qu'il vient de faire tuer deux boeufs pour nos besoins et nous prie de passer la journée du lendemain chez lui, car il a encore trois boeufs qui nous sont destinés. Bayol objecte que l'on nous attend à Timbo, mais Mahamadou-Paté répond que ce n'est pas là un obstacle et qu'il va faire prévenir l'Almamy Ahamadou. Ordonnant à sa suite de le laisser seul, Mahamadou reste avec nous et reçoit le cadeau qui lui est destiné, cadeau qui paraît lui faire un grand plaisir. Avant la nuit, et comme Bayol est indisposé, je me rends seul chez le prince qui me reçoit très s amicalement. C'est un joyeux compère, amateur de grivoiseries.
Notre conversation, très décousue, roule un peu sur tout, même sur la question religieuse, dans laquelle nous ne sommes pas d'abord du même avis.
Je me garde bien de contrarier ses convictions. Alfa Mahamadou-Paté est un bel homme : ses larges épaules portent une tête expressive ; ses traits, un peu forts, sont réguliers , sa chevelure est nattée et il porte un chapeau du pays par-dessus une calotte blanche.
Mahamadou-Saïdou, avec le pittoresque que mettent les noirs dans leurs récits, nous raconte sur Mahamadou-Paté des épisodes qui donnent à réfléchir sur son apparence débonnaire.
— Mahamadou-Paté, me raconte Saïdou, est le fils aîné de l'Almamy Oumar et l'un des hommes les plus riches du Foula ; c'est un bon garçon qui aime beaucoup les pauvres. Quand son père mourut, il prit tout son héritage, or et captifs, Sokotoro, Nénéya, Hélélya et d'autre foulassos situés de l'autre côté de Timbo ; il laissa cependant quelques foulassos à ses frères. Mais ceux-ci n'étaient pas contents de Mamadou, qui gardait tout l'or et tous les captifs. Modi Abdoulaye, qui est son frère de même père et de même mère, n'osait rien dire, mais Ibrahima-Sory et Boubakar-Biro, qui sont fils d'une autre mère, n'étaient pas contents et disaient que Mahamadou devait partager avec eux ; Mahamadou voulait tout garder et, pour n'être pas inquiété à ce sujet, il invita Ibrahima, qui était aussi un bon garçon, à venir manger le riz avec lui.
— Ibrahima, salamalécom !
— Malécom salam, Mahamadou !
— Tu vas bien ? Moi aussi, et ils mangèrent ensemble.
Mais Mahamadou-Paté avait donné l'ordre à ses captifs de tuer son frère pendant qu'il mangerait. Les captifs frappèrent Ibrahima avec des bâtons jusqu'à ce qu'il fût mort. Comme Ibrahima était grand marabout, on ne lui coupa pas le cou, parce que le fer n'entame pas la peau des marabouts. Quand l'Almamy Ibrahima-Sory apprit que Mahamadou avait fait tuer son frère, il donna ordre de l'arrêter pour le tuer aussi ; mais Mahamadou-Paté se sauva. Alors tous les chefs du Fouta, tous les bons hommes du pays vinrent à Timbo pour dire à l'Almamy de pardonner à Mahamadou. Almamy ne voulait pas, mais tous les chefs embrassèrent la terre et Almamy pardonna. Mahamadou-Paté, qui s'était sauvé à Labé, revint à Sokotoro et tout fut oublié.
— Mais, demandai-je, Mahamadou partagea-t-il les captifs et l'or avec ses frères ?
— Non, il a tout gardé et on n'ose rien lui dire, parce qu'il est trop brave ; et puis, c'est un bon garçon que les hommes du Fouta aiment trop !
Une autre fois encore, il a tué un homme du Labé, qui avait trop regardé une de ses femmes. Le chef de Labé voulait qu'on tue Mahamadou, mais Almamy a dit qu'on ne pouvait pas tuer un homme qui avait pris onze villages. Aussi Mahamadou-Paté ne va jamais à Labé, parce qu'on lui ferait son affaire.
Le foulasso de Kobilato est contigu à deux autres appelés Nénéya (maison de maman) et Helélya. Ces trois résidences, d'une étendue considérable, où les cultures sont magnifique, attestent la grande fortune du propriétaire. Mahamadou-Paté ne passe que la journée à Kobilato ; le soir, il va coucher à Nénéya, propriété qu'il affectionne beaucoup.
Pendant la seconde journée que nous passons à Kobilato, Bayol souffre beaucoup de la lièvre ; néanmoins, il faut recevoir les visiteurs et remplir divers devoirs de convenance. Néné (maman) Oumou, la mère de Mahamadou-Paté, qui habite une propriété voisine, envoie un homme de sa maison pour nous présenter ses respects. Bayol expédie à cette reine notre sergent Bagnic et Mahamadi-Bayla pour lui rendre sa politesse.

Le jeudi 14 juillet, quoique levés de très bonne heure, nous ne quittons Kobilato qu'à dix heures.
Mahamadou-Paté, qui ne me semble pas matinal, s'est fait attendre ; il s'excuse, prétextant une forte migraine.
Quand on est en retard, on trouve toujours une excuse. Avant de nous séparer, il nous fait promettre qu'au retour nous passerons chez lui.
Pendant que je suis la route de Timbo, Bayol s'en écarte un peu et va faire une visite à Néné Oumou ; peu après, il rejoint la caravane. Nous gravissons, par un chemin des plus mauvais, le flanc du fello Helélya.

Arrivés au col du même nom, nous admirons la belle vallée de Timbo, qui se développe devant nous. Seulement, de ce point, on ne peut juger de l'étendue de la capitale du Fouta ; un pli de terrain la masque en partie et on ne voit que quelques cases et la mosquée, qui se détachent sur la masse des arbres du cimetière.
Nous descendons le revers de la montagne et nous faisons halte à la porte de la ville. Bayol revêt son uniforme, nous nous formons en ordre et, comme nous l'avons fait à Donhol-Fella, nous saluons l'Almamy Hamadou par un feu de salve ; Dimba-Kassé chante de toute la force de ses poumons, et nous faisons notre entrée dans la ville. Il est midi, un soleil magnifique — le soleil des tropiques — déverse des flots de lumière sur le pavillon français qui flotte en tête de notre petite troupe.
Attirée par la fusillade, la foule se presse sur notre passage. Nous avons la satisfaction de serrer la main à M. Gaboriau, qui, malgré la fièvre, est venu au-devant de ses compatriotes.
Sous les regards curieux d'une foule silencieuse, en quelques minutes nous arrivons à la demeure qui nous est destinée. Mahamadou-Saïdou et Hamadou-Ba vont, de notre part, saluer l'Almamy Hamadou et lui demander s'il peut nous recevoir. Peu d'instants après ils reviennent et nous annoncent que nous pouvons faire notre visite officielle.
Almamy Hamadou a cru, dit Mamadou-Ba, en entendant les coups de fusil, que c'était Almamy Ibrahima-Sory qui venait l'attaquer et il avait fait seller son cheval pour se sauver plus vite. Je lui ai dit : N'aie pas peur, ça n'est pas pour attaquation ! La poudre a parlé pour ton honneur !

Nous nous rendons immédiatement au palais de l'Almamy. Ce n'est qu'après avoir traversé un corps de garde, qui s'ouvre sur la rue, et puis deux tours qui séparent des cours où veillent des captifs, que nous arrivons à la case royale. Ni plus ni moins luxueuse que les autres cases, elle est très propre et n'a de remarquable que la porte qui est ornementée d'arabesques. Un lit en bois de tchiéké en constitue tout l'ameublement.
L'Almamy Hamadou est un homme de quarante ans environ. Sa figure d'un noir mat exprime la mélancolie ; son regard, qui se porte sur moi et sur notre suite, semble inquiet. Après les salutations d'usage, le docteur lui expose le but de notre voyage, fait un palabre sur l'utilité du traité et les avantages que les Foulahs en retireront. L'Almamy écoute attentivement, mais ne répond pas grand'chose. Nous lui annonçons que nous le reverrons dans la soirée et nous prenons congé.
Somme toute, entrevue froide. D'un commun avis, nous estimons que l'Almamy Hamadou est un peureux qui sent très bien la supériorité de son compétiteur Sorya. En quittant la case royale, nous allons faire une visite à notre compatriote, logé à côté de nous. M. Gaboriau a la fièvre depuis son entrée à Timbo, qui date de quatorze jours ; il est très fatigué et a mauvaise mine. Rapidement, il nous met au courant des ennuis qu'il supporte depuis son arrivée.
Afin de célébrer la fête de notre nation, M. Gaboriau nous offre un petit verre d'extrait de menthe Riclès, la seule boisson dont il ait encore un flacon à demi consommé.
Après un repas modeste, car on nous a volé notre provision de viande, nous retournons chez l'Almamy, chargés des cadeaux qui lui sont destinés.
Hamadou est surpris des richesses que nous lui donnons et ne peut dissimuler son contentement. Moins réservé que tantôt, il nous avoue qu'il n'a jamais vu d'aussi belles choses. Battant le fer pendant qu'il est chaud, nous lui présentons le traité qu'il signe pour lui et les siens.
A l'heure où Paris illuminé resplendit de clartés, à l'heure ou la foule se presse pour admirer le feu d'artifice, le jour où la France entière célèbre la grande fête républicaine, le jeudi 14 juillet 1881, le Fouta-Diallon tout entier est à jamais placé sous le protectorat de la France ! et, pour me servir de l'expression pittoresque de Mahamadou-Saidou, maintenant Français et Foulahs, c'est même père et même mère !
Pour complaire à l'Almamy Hamadou, nous passons la journée du 15 juillet a Timbo, mais c'est bien à contre-coeur et par déférence pour ce monarque : notre logement est si misérable que nous le quitterions sans regrets. Toute la nuit, nous avons été mouillés par l'averse qui n'a pas cessé et, à chaque instant, il a fallu changer nos lits de place. Non, la case des ambassadeurs ne brille pas par le confortable. Heureusement que nous n'y passerons plus qu'une nuit.
Bayol a la fièvre et reste couché presque toute la journée.
C'est dans la plaine qui s'étend devant Timbo, près d'une source appelée Boundou-Balleïa, que l'observateur peut voir celte ville dans son ensemble. Bâtie au pied d'une montagne à deux sommets appelés le grand et le petit Héléya, la capitale du Fouta s'étend de l'est à l'ouest et n'a guère plus d'un kilomètre de longueur.
Cette ville, que l'on nous avait décrite comme une cité considérable, possède à peine trois cents cases et ne compte peut-être pas mille cinq cents habitants ; encore pour la plupart, en cette saison, sont-ils dans leurs foulassos. Timbo ne peut pas s'agrandir, car n'ont droit de cité que les fils des fondateurs.
Je rentre en ville et je parcours les deux plus grandes rues dans le sens de la longueur et de la largeur. Montre en main, je mets quatorze minutes pour parcourir la ville de l'ouest à l'est, et cinq minutes du nord au sud. Les palais des deux Almamys, ceux de Modi Diogo, de Modi Maka, la mosquée et le cimetière occupent plus d'un tiers de la superficie de la cité.
Mahamadou-Saïdou, qui me sert de cicérone, me fait visiter le palais de l'Almamy Ibrahima et ses dépendances. La propriété royale forme un grand polygone irrégulier, clos par un mur en terre que préserve de la pluie un petit toit en chaume.
Deux entrées, l'une grande et l'autre petite, donnent accès dans l'intérieur. La grande entrée s'ouvre sur une place où l'on remarque la façade de trois autres maisons de notables. Le vestibule est une case rectangulaire, percée au milieu d'une porte où l'on peut passer à cheval. A droite et à gauche, ce bâtiment est divisé en chambres plafonnées par des bambous artistiquement entre-croisés, où veillent les captifs. Le toit en chaume de ce corps de logis déborde sur la façade et forme une vérandah de deux mètres de large, où les oisifs se réunissent pour causer. La petite entrée est formée simplement par une tourelle qui s'ouvre sur une rue latérale.
La case royale est isolée du reste de la propriété par une palissade en chaume, qui ne permet pas aux étrangers de voir les dépendances. De forme circulaire, comme toutes celles du pays, cette case ne se fait remarquer que par sa construction très soignée ; elle est percée de quatre ouvertures, très basses, fermées par des panneaux en bois de théli (bois rouge). Un lit très bas, fait de ce bois, est le seul meuble qui décore l'intérieur. La charpente est faite de bambous choisis, si rapprochés les uns des autres que l'on ne peut voir le chaume de la couverture. Quant au toit, il est d'une épaisseur remarquable et, au lieu d'être uni comme ceux des autres cases, il est formé de paillons superposés.
Douze cases ordinaires, où habite la famille, et un grand jardin, ombragé d'orangers, de citronniers, de papayers et de bananiers, complètent la résidence royale de l'Almamy Ibrahima-Sory.
L'ébénisterie peulh mérite certainement, une mention, si l'on tient compte de ce que ces panneaux de porte très soignés, ces lits supportés par de petites colonnes fort bien tournées ne sont exécutés qu'à l'aide d'une hachette.
La mosquée, aussi grande que celle de Fougoumba, est moins ancienne. C'est la seconde qui ait été construite au Fouta. Quelques orangers, dont les fruits sont destinés aux passants, ornent la place. A côté, une petite case en paille où on lave les cadavres sert d'entrée au cimetière. C'est un épais fourré où s'élèvent des arbres de toute beauté. On n'y entre que pour les inhumations et jamais on n'y coupe de bois. Sans aucune clôture, ce champ du repos, où sans crainte les oiseaux installent leurs nids, est entouré par une allée qui est bordée de plates-bandes sur lesquelles poussent les rares fleurs du pays. En rentrant chez nous Mahamadou-Saïdou m'indique les deux ballons qui surplombent Timbo et me dit :
— Tu vois? quand petit Héléya sera aussi haut que grand Héléya, Alfaya sera aussi fort que Sorya.
Si j'en crois Mahamadou-Saïdou, qui paraît assez connaître l'histoire des Peulhs, la capitale du Foula, avant l'envahissement des Peulhs, était habitée par les Dialonké (hommes du Dialo), possesseurs du sol, et s'appelait Gongowi (grandes maisons). Il n'y aurait pas plus de 127 ans que les Peulhs envahisseurs ont changé le nom de cette ville en celui de Timbo, qui, dit-on, signifie terme et indiquerait que les Peulhs croyaient limiter leurs conquêtes à cette ville. D'aucuns assurent que Timbo serait le nom d'un ruisseau, connu seulement des Almamys, où, avant d'entreprendre une guerre, ils iraient faire des ablutions pour que Dieu fût propice à leurs armes. Depuis que la ville de Timbo existe sous ce nom, elle aurait, paraît-il, été brûlée plusieurs fois pendant des guerres internationales et pendant les guerres civiles des deux partis qui divisent le pays.

Le 16 juillet, nous quittons Timbo. Bayol, toujours souffrant, retourne à Donhol-Fella, en passant par Sokotoro. Je me sépare de mon compagnon pour quelques jours ; avec quatre hommes et le petit Hamidou-Naggué pour guide, je vais chez Modi Diogo, qui habite à Eriko.
Mon petit guide est un enfant de onze ans, bien amusant ; très proprement vêtu de d'eux petits boubous, il porte sous le bras droit un petit sac à provisions en peau de mouton ; il est coiffé d'un chapeau de paille qu'il pose de coté, et en marchant il se cabre comme un guerrier.
Je franchis, dans la direction du N.-N.-E., une suite d'ondulations qui forment de petites vallées arrosées par des ruisseaux et en partie couvertes de cultures.
Au-delà du tiangol Saman, affluent assez important du Bafing, je m'élève rapidement et franchis la croupe du fello Saman, qui a 250 mètres d'élévation au-dessus de la vallée. Au sommet, le sentier coupe un plateau complètement dénudé, puis il reprend son cours au milieu de la brousse.
Près d'un ruisseau qui chante sous la feuillée, mon petit guide et les hommes de mon escorte jettent des feuilles vertes sur un tumulus.
— Jette aussi des feuilles, médit mon domestique.
J'apprends que c'est la sépulture d'un grand chef mort dans un combat qui a en lieu à cette place.
La clairière se déboise de plus en plus pour faire place aux cultures ; le coup d'oeil est magnifique. Bien au-dessous de moi, j'admire la belle vallée où est bâti le grand village de Eriko, dont les nombreuses cases éparpillées se cachent sous des orangers. Bornée au premier plan par le fello Fére-hindé, la vallée suit dans la direction du N.-O. au S.-E. le pied des pelle (pluriel de fello) Dimbi, Talévi, Tiélivi, dont les échancrures me laissent voir vers l'est une chaîne de montagnes située au-delà de Donhol-Fella. Le mauvais état de la route m'oblige à faire cette étape de quatorze kilomètres à pied. Aux premières cases du village mon jeune guide me demande de monter le mulet pour entrer au village : aussi excite-t-il l'envie des gamins qui le regardent passer.
J'apprends par quelques femmes que Modi Diogo est absent et que je ne puis entrer sans sa permission. Au bout d'une demi-heure, arrive un jeune homme à cheval, qui dit se nommer Modi Yaya (Jean) et être le fils de Modi-Diogo. Il m'installe immédiatement dans une case et fait prévenir son père de mon arrivée. Vers le soir, Modi Yaya vient me saluer de la part de son père qui actuellement est dans un de ses lougans sur le fello Fere-hindé ; il ajoute qu'il lui est recommandé de me bien traiter et que le lendemain matin il me fera conduire à Fere-hindé. Soit !
Je n'ai rien pour faire ma cuisine, car j'ai compté sur la libéralité de mes hôtes, et je trouve que le déjeuner se fait bien attendre. Six heures, sept heures du soir arrivent et je suis encore à jeun. Mes hommes, qui cependant ont grignoté des têtes de maïs toute la journée, sont impatients de prendre quelque chose de plus substantiel et se plaignent d'être bien délaissés. Je leur raconte des histoires de brigands et leur conseille de faire comme moi, de dormir ; j'assure que, demain, nous déjeunerons mieux. Ils se résignent et se rattrapent en faisant la cour aux quelques femmes qui, malgré l'heure avancée, restent dans ma case et me regardent étonnées. Enfin, à neuf heures et demie, on apporte une énorme calebasse de riz cuit, du lait caillé et du mafé (sauce faite d'oseille et de piment).
Les langues de mes quatre hommes caressent leurs lèvres, pendant que des yeux ils dévorent la calebasse. Je me sers copieusement et leur abandonne le reste. Le silence est complet, on n'entend plus que le bruit de mâchoires.
Dès le matin du 17, un homme d'Eriko nous conduit près de Modi Diogo. Après une heure d'ascension, nous arrivons au roundé Féreïndé, qui couronne le sommet de la montagne. Je suis reçu par le riche propriétaire de tant de domaines, qui, en signe de bienvenue, me donne un kola.
Modi Ibrahima Diogo est un homme qui a dépassé la soixantaine, mais très bien conservé ; sa figure est fine et bienveillante, son regard doux et pénétrant, sa toilette est soignée et simple à la fois. En un mot, Modi Diogo a l'abord très sympathique. Ses fonctions spéciales en font l'homme le plus important du pays. C'est le Diambroudyou-Maoudo Poul-Poular, c'est-à-dire le grand porte parole du Fouta, titre donné au président du conseil des Anciens. Son rôle auprès des Almamys a beaucoup d'analogie avec celui des maires du Palais sous nos rois fainéants. C'est lui qui a pour mission de veiller au respect de la Constitution. Du reste, sa parole est toujours écoulée.
Quant à la fortune de ce puissant, personnage, elle est, paraît-il, très considérable. Outre la belle vallée de Eriko, il possède des roundé sur toutes les montagnes du voisinage et dans plusieurs contrées du pays. Il aurait, dit-on, cinq mille captifs ; jamais il ne manque de riz, et, comme il est très généreux, il secourt ceux dont les récoltes ont été mauvaises. En politique, il appartient au parti Sorya ; du reste, il est allié à cette famille, mais ses attaches ne l'empêchent pas de remplir impartialement son mandat : lorsque l'Almamy Sorya a fini son temps d'exercice, il lui signifie de faire place au compétiteur Alfaya.
Très honoré de ma visite, Modi Diogo m'exprime le regret de ne pas voir le docteur.
— Enfin, dit-il, dans quelques jours, j'irai à Donhol-Fella et je verrai votre ami. J'espère que son indisposition ne durera pas. Vous allez déjeuner, vous vous reposerez un peu, pendant que j'irai voir mes lougans, et tantôt nous causerons.
Modi Diogo me fait donner des vivres ; puis il monte à cheval et part pour ses champs. Mes quatre hommes et mon petit camarade, le jeune Hamidou Nagué, partagent mon succulent déjeuner et ne tarissent pas d'éloges sur le généreux maître de Féreïndé.
Dans l'après-midi, Modi Diogo vient, comme il a dit, causer avec moi. Je lui exposa l'objet de ma visite et il est très sensible aux remerciements que je lui adresse pour l'appui qu'il a donné à la conclusion du traité. Je lui offre un petit cadeau, — il en paraît satisfait, — et le beau Koran qui en fait partie semble lui plaire particulièrement. En remerciement, il me donne un mouton pour mon souper ; puis il retourne aux champs jusqu'au soir. La journée me paraît très longue ; seul dans ma case, le va-et-vient de notre caravane me manque ; bien repus, mes hommes sont couchés sous l'oranger et ne font pas le moindre bruit.
Un peu avant la nuit, Hamidou Nagué, qui doit retourner coucher chez sa soeur à Eriko, vient prendre congé de moi. Le gamin ne peut se résoudre à me quitter ; il a fortement envie de mon gilet dont les boutons dorés lui tirent l'oeil. Je lui donne deux pièces de cinquante centimes et vais raccompagner jusqu'à l'extrémité du plateau. Avant de nous séparer, ce pauvre enfant me serre les mains et fond en larmes ; puis il descend en courant le flanc de la montagne. Décidément le climat influe beaucoup sur mon système nerveux, car je suis ému aussi et je rentre dans ma case l'esprit assailli de pensées mélancoliques... Et plus un brin de tabac pour changer le cours de mes idées !
Modi Diogo me fait souhaiter une bonne nuit, et, bercé par le roulement d'une violente tornade, je m'endors à neuf heures du soir. Le matin du 18 juillet, je prends congé de Modi Diogo. Il me fait présent d'un second mouton et me témoigne le désir de me reconduire un peu. Nous montons à cheval, et, descendant le flanc de la montagne, nous prenons la direction du Sud ; après une demi-heure de marche, Modi Diogo me serre la main et va surveiller des cultures qui sont proches. Nous suivons pendant quelque temps un plateau boisé, peuplé de singes qui fuient à notre approche ; puis le terrain s'abaisse légèrement et nous conduit jusqu'au bord du Saman, que nous retrouvons. Nous gravissons le fello Gabaland, montagne très cultivée et couverte de foulassos appartenant aux riches habitants de Timbo ; nous nous arrêtons quelques instants près d'une abondante source, le boundou Gabaland, qui jaillit d'un amas du roches ombragées par de beaux arbres ; puis nous atteignons un bowal immense qui forme le sommet de la montagne.
Pendant plus de deux heures, nous cheminons sur cette plaine de pierre où la marche est très pénible, mais d'où nous pouvons admirer le beau panorama du Bafing, de Sokotoro, Kobilato, Nénéya, Hélélya, pays dont j'ai déjà parlé. Après de nombreux détours, pour gagner la vallée, nous rejoignons la route de Kobilato, et, à deux heures, nous entrons à Sokotoro, on je trouve le docteur, retombé malade depuis la veille. Pendant que je déjeune, Bayol m'apprend qu'il a expédié le traité au consul de France à Sierra-Léone, afin que celui-ci le fasse parvenir à Paris.
Je passe le reste de la journée en compagnie d'Alfa Mahamadou-Paté, qui manifeste beaucoup de plaisir à me revoir.
— Si tu étais retourné à Donhol-Fella par une autre route, dit-il, je n'aurais pas été content de toi et tu n'aurais plus été mon camarade. Viens, nous allons voir mon frère Modi Abdoulaye.
Et il me présente à un gros garçon qui lui ressemble beaucoup, mais qui paraît moins aimable. Ensuite, Mahamadou-Paté me conduit chez lui.
Mahamadou-Paté s'allonge sur une natte près du foyer et m'invite à faire comme lui. Pour complaire à Son Altesse, il faut que je dessine un lion, puis un éléphant, etc. Ensuite, elle veut absolument lutter avec moi. Cet homme, trois fois gros comme moi, ne manquerait pas de me tomber ; aussi j'esquive la lutte, où je perdrais mon prestige, en lui disant que les blancs ne luttent jamais qu'au revolver. Enfin, je quitte ce vieux camarade lorsque l'on vient me chercher pour dîner.
Pendant la veillée, un griot Bambara, qui joue fort bien de la flûte, nous fait apprécier son talent et de virtuose et de compositeur ; il tire vraiment de très beaux sons de ce morceau de bambou percé de cinq trous. Puis, un autre individu, un captif prestidigitateur, nous fait très adroitement quelques tours de passe-passe. Où cet homme peut-il avoir appris la prestidigitation ?
Le 19 juillet, dès le malin, nous prenons nos dispositions de départ ; il tombe une pluie fine qui promet de durer. Bayol va mieux ; mais, à mon tour, j'ai la tête lourde et je sens venir la fièvre. Mahamadou-Paté me dit que, si j'étais désireux de me marier, il me ferait cadeau d'une femme. Mais le moment est mal choisi et je décline cette offre gracieuse.
Nous partons à sept heures de Sokotoro et nous arrivons à Donhol-Fella à midi. Pendant la route, mon malaise s'est accentué sous l'influence des alternatives de pluie et de soleil, et, au moment de notre arrivée, je suis en proie à un accès si violent que je n'ai qu'un désir, celui de me coucher.