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Histoire


Antoine Demougeot
Notes sur l'Organisation Politique et Administrative du Labé :
Avant et Depuis l'Occupation Française.

Mémoires de l'Institut Français d'Afrique Noire
No. 6 Librairie Larose. Paris, 1944. 84 pages


Chapitre III
Premières relations commerciales avec la France,
l'Angleterre, les Etat-Unis d'Amérique

Dès le XVIIIè siècle, le Fouta-Djallon est en relations commerciales avec les comptoirs qui s'échelonnent sur les deux rives du Nunez, depuis l'embouchure du fleuve jusqu'à Kakandé (Boké). Des hauts plateaux, les longues files de porteurs vont à la Côte troquer des peaux de boeufs, de la cire, des esclaves, contre les marchandises de traite au premier rang desquelles viennent :

En partant de Labé, les caravaniers passent à Popodara, à Diountou, puis pénétrant sur le territoire des états vassaux, ils traversaient le Kinsi et les Bowé avant d'arriver au Nunez. Tout au long de la piste ils sont en pays foulah ou chez des peuples qui dépendent de l'almamy. La sécurité du voyage n'en est pas moins très précaire et jusqu'au moment de l'occupation française, il ne sera pas rare que les caravanes soient pillées et les porteurs massacrés ou emmenés comme captifs par des bandes armées à la solde des chefs.
En partant de Labé, les caravaniers passent à Popodara, à Diountou, puis pénétrant sur le territoire des états vassaux, ils traversaient le Kinsi et les Bowé avant d'arriver au Nunez. Tout au long de la piste ils sont en pays foulah ou chez des peuples qui dépendent de l'almamy. La sécurité du voyage n'en est pas moins très précaire et jusqu'au moment de l'occupation française, il ne sera pas rare que les caravanes soient pillées et les porteurs massacrés ou emmenés comme captifs par des bandes armées à la solde des chefs.
Dans les premières années du XIXè siècle français, anglais et américains ont des factoreries au Nunez mais tandis que les Américains se contentent de traiter les affaires qui se présentent, la France et l'Angleterre voient plus loin et cherchent à nouer des relations amicales avec les Foulahs dans l'espoir d'obtenir des avantages commerciaux. Le Fouta-Djallon n'est encore que très imparfaitement connu. Quelques explorateurs l'ont parcouru : Watt et Winterbottom en 1784, Mollien en 1818, Gordon Laing en 1822, René Caillé en 1824. De leur voyage, ils ont rapporté quelques notes de géographie et des observations sommaires sur les habitants et leur manière de vivre. Malgré l'insuffisance de ces renseignements, on suppose que le pays est riche et l'on s'efforce d'y prendre pied. En 1839, le capitaine de corvette Dagorn signale au gouverneur du Sénégal, l'importance du trafic d'origine foulah à Boké (rapport du 12 Septembre 1839). Dix ans plus tard, le gouverneur Baudin charge Hecquard d'une mission d'exploration dans l'intérieur de l'Afrique en partant de Grand Bassam. Abandonné par ses guides, Hecquard est obligé d'interrompre son voyage, mais en 1850 il est de nouveau désigné pour explorer l'intérieur de l'Afrique en partant de Sédhiou et en traversant le Fouta-Djallon où il devra "faire tous ses efforts pour engager l'almamy de ce royaume à diriger ses caravanes vers nos comptoirs". Excellent observateur, Hecquard saura voir le pays et les populations qu'il rencontrera sur sa route et il en fera, à son retour, des descriptions vivantes et exactes mais son expédition ne donnera aucun résultat sur les plans politiques et économiques. En 1860, le lieutenant d'infanterie coloniale Lambert, ne sera pas plus heureux. Parti de Boké, il rencontre à Porédaka l'almamy Sori Ibrahima à qui il expose le but de son voyage; diriger les caravanes foulahs vers Boké sur le Nunez et vers Sénoudégou sur la Falémé. Il est congédié avec quelques bonnes paroles. Quelques jours plus tard, le chef du diiwal de Labé refuse de le recevoir et ne l'autorise pas à entrer dans le village de Labé. Il rentre au Sénégal en passant par Tountouroun, Tolou, Mali et le Sangalan.

La France et l'Angleterre cherchent à faire entrer le Fouta-Djallon
dans leur zone d'influence politique

Malgré ces échecs le gouvernement français n'abandonne pas son projet. Lorsque le capitaine de vaisseau Jauréguiberry est nommé gouverneur du Sénégal et dépendances en remplacement du colonel Faidherbe des instructions lui sont données sur la protection à accorder au commerce du poste de Boké et de Bangalong :

“C'est par là, en effet, que s'établissent les communications avec le Fouta-Djallon, l'une des contrées les plus fertiles et les plus productives de l'intérieur de l'Afrique, et avec lesquelles il serait intéressant d'établir des relations assurées et faciles 1.”

Les Anglais, qui, depuis un demi-siècle, nous disputent la possession de toute la région située entre Freetown et la Guinée portugaise portent eux aussi leurs regards vers le Fouta-Djallon. En janvier 1881, une mission dirigée par le docteur Gouldsberry, administrateur de la Gambie, part de Bathurst, traverse le Kantora, pénètre dans le Labé et arrive à Timbo ; les soldats anglais manoeuvrent devant les chefs Foulahs et font grande parade de leurs fusils. D'abord intimidés par cet appareil guerrier, puis bien vite rassurés par la trésorerie anglaise, les almamis signent le 20 mars 1881, un traité de paix et de commerce qui pouvait être un acheminement vers le protectorat britannique.

Missions du Docteur Bayol et de l'Administrateur de Beckman

Dans le même temps que le docteur Gouldsberry partait de Bathurst le docteur Bayol, accompagné du dessinateur photographe Noirot, quittait le Nunez et se dirigeait vers Timbo pour entrer en rapport avec les almamys et obtenir d'eux la reconnaissance du protectorat français. Les négociations furent laborieuses ; les almamys voulaient bien nous promettre, comme aux Anglais, leur indéfectible amitié mais devant des engagements plus précis ils reculaient.
Enfin le 5 juillet, à Donhol Fella, [les almamis] Ahmadou (Alfaya) et Ibrahima Sory (Sorya) se décidèrent à signer un traité par lequel "le Fouta-Djallon déclare être l'allié intime des Français auxquels l'unit déjà une vieille et loyale amitié.
Le pays est expressément placé sous le protectorat de la France ; les Français sont autorisés «
A l'exclusion des autres nations, d'établir des maisons de commerce dans toutes les parties du Fouta-Djallon.»

Outre différents cadeaux que l'Etat français s'engage à offrir aux deux almamys lors de leur accession au pouvoir,

il est prévu qu'il sera payé chaque année une rente de 3.000 fr à l'almamy Ibrahima Sory et à l'almamy Ahmadou ; ces rentes devront être payées par semestre, au poste de Boké, le 1er janvier et le 1er juillet.

Enfin, les chefs du diiwal de Timbi et du diiwal de Labé, que leur situation aux frontières du Fouta-Djallon met à même de rendre les plus grands services aux caravanes qui vont aux comptoirs français et aux Français qui rentrent dans le Fouta-Djallon « recevront une rente, chacun, de 1.500 fr par an, payable par moitié à Boké…» 2.
Les Peulhs auront le droit de se faire soigner par le médecin du poste français de Boké.

Par une clause additionnelle de même date, les almamys et les grands chefs du Fouta déclarent donner à

Ils reconnaissent en outre les droits déjà acquis par la France sur le Foréah et le Kakandy (Nunez).
Les traités passés en 1881 avec les Anglais, puis avec les Français n'avaient aucune valeur aux yeux des almamys, ils avaient signé pour se débarrasser de Gouldsberry et ensuite de Bayol, eux partis, les choses avaient repris leur cours normal qui peut se définir en quelques mots : guerre, insécurité, pillage, misère. Les chefs ne voulaient pas de protectorat et au surplus nous n'étions pas en état d'accorder une protection efficace à la masse de la population qui en avait besoin. En 1891, après d'innombrables incidents, le gouverneur Ballay avait donc envoyé l'administrateur de Beckman à Timbo pour obtenir des almamys la reconnaissance d'un protectorat plus effectif. Il ne s'agissait pas, devait expliquer Beckman, d'occuper militairement le pays, mais seulement d'y rétablir l'ordre et d'y ramener la prospérité.

Projet de Protectorat

Le 30 novembre 1891 l'envoyé de Ballay fait son entrée à Timbo suivi d'une longue caravane de porteurs. Le 14 décembre, il réussit à faire signer par les almamys Bokar Biro et Ahmadou une convention destinée à établir entre la France et l'état fouta-djallonké des rapports amicaux aussi bien au point de vue commercial que politique 3. Mais à peine ont-ils signé que les almamys, travaillés par les Anglais, cherchent à éluder leurs engagements ; ils sont poussés à la résistance par tous ceux qui vivent à leur suite de pillage et de guerre. Par contre, les chefs de diiwal, les chefs de grandes missidis comprennent que le régime touche à sa fin et ils profitent de sa décomposition pour chercher à se constituer un domaine indépendant ; de ces ambitieux les plus avisés se rapprochent bientôt de notre représentant et parmi eux Alfa Yaya le tout premier. Quant à la masse opprimée, elle sait qu'à changer de maître elle n'a rien à perdre et sans souhaiter notre tutelle elle est cependant disposée à l'accepter dès qu'elle pourra le faire sans trop de risques.
Pendant cinq ans, de 1891 à 1896, les almamys s'efforceront de faire traîner en longueur les pourparlers que reprennent inlassablement de Beckman, puis Alby (de janvier 1893 à février 1894), puis de nouveau de Beckman ; ils espèrent, on ne sait quelle circonstance, ou même la lassitude, qui les délivrera de notre présence. La grande aristocratie fouta-djallonkée et les karamokos cherchent à s'appuyer sur l'amitié anglaise pour échapper au protectorat français. Voyant que sa diplomatie n'obtient aucun résultat positif, de Beckman décide brusquement d'imposer ses conditions par la force. Le 18 mars 1896, il entre à Timbo avec une compagnie de tirailleurs et il présente à l'almamy en fonctions Bokar Biro, un traité de protectorat. L'almamy cherche encore à gagner du temps. Le 13 avril, ne pouvant plus éluder sa réponse, il écrit quelques mots en arabe au bas du traité ; de Beckman triomphe le protectorat est accepté. Quelques jours plus tard, il apprendra qu'au lieu de signer, Bokar Biro a écrit une invocation à Allah suivie d'une phrase où il indique qu'il ne peut prendre d'engagement sans avoir vu auparavant le gouverneur général et le gouverneur et sans s'être mis d'accord avec les notables. Après cette duperie, il n'était plus permis de temporiser.
Au mois d'octobre 1896, trois petites colonnes de tirailleurs convergent sur Timbo et occupent la ville, sans toutefois engager d'hostilités. Aussitôt Bokar Biro se retire à Bouria où il cherche des alliés, vainement ; tous s'écartent de lui. Alfa Yaya, qui lui doit son commandement, reste à Popodara d'où il adresse au Gouverneur de plates protestations de dévouement :

Je suis, jour et nuit, avec tous mes sujets, à votre disposition. Vous êtes le seul maître absolu de mon pays et nous sommes tous entre vos mains... J'apprends que Bokar Biro a l'intention d'assembler ses partisans dans le Fouta pour essayer de m'enlever le pouvoir de Labé... Je me mets entièrement entre vos mains ainsi que tout ce que je possède, mais il faut que vous m'assistiez afin que j'aie l'autorité suffisante pour commander tous les pays qui m'appartiennent :
Labé, Niokolo; Kakandé, Koyokadi, Daguisso, Kabako, Kamoro, Vabita, Koula, Samboula, Kantora, Diamar Firdou et autres.
Moi, Alfa Yaya, fils d'Ibrahima, je vous donne tout le pays dont je suis le seul maître en ce moment avec toute ma famille et mes sujets.

Bataille de Porédaka

Il eut été dangereux de permettre à Bokar Biro de parcourir le pays et de lui laisser le temps de recruter des sofas. Le capitaine Muller partit à sa recherche avec 80 tirailleurs renforcés des guerriers de Sori El Eli, d'Oumar Bademba et d'Alfa Ibrahima Fougoumba. Le 14 novembre 1896, la colonne rencontre l'almamy devant Porédaka ; il était suivi de quelques parents et de 6 ou 700 sofas. L'action fut très meurtrière. Après une heure de combat, voyant ses guerriers fauchés par le feu des tirailleurs, Bokar Biro renonce à la lutte et cherche le salut dans la fuite. Rejoint le 18 novembre, il est abattu d'un coup de fusil et décapité.
Le jour même Oumar Bademba était choisi comme almany par les alfayas. Quelques jours plus tard, de Beckman reconnaissait officiellement sa soumission. Sori El Eli devint almamy sorya le premier décembre suivant l'un et l'autre auraient usé du pouvoir, exactement comme leurs prédécesseurs et commis les mêmes excès si la France n'avait enfin imposé au pays son protectorat par le traité du 6 février 1897.

Traité du 6 Février 1897

Le traité signé à la date du 6 février 1897 par le gouverneur général Chaudié, par de Beckman représentant le gouvernement de la Guinée, par les almamys sorya et alfaya et les principaux notables de leur suite, avait pour principal objet de placer le Fouta-Djallon sous l'autorité et la dépendance de la France. La France s'engageait à respecter la constitution qui devait désormais fonctionner sous le contrôle direct d'un agent français ayant le titre de résident du Fouta-Djallon ; elle se réservait le droit d'établir partout où elle le jugeait convenable des résidents en sous ordres et des postes militaires. Le commerce était libre.

Alfa Yaya devient Chef permanent du Diwal de Labé

A peine le traité du protectorat est-il signé, qu'Alfa Yaya reçoit du gouverneur général Chaudié, la reconnaissance officielle de ses droits sur le diiwal de Labé dont il est nommé chef permanent. En même temps, il lui est délivré une sorte de certificat de loyalisme :

"L'Inspecteur général des colonies, gouverneur général de l'Afrique Occidentale française, témoigne qu'Alfa Yaya, fils d'brahima, roi du Labé, du Kadé et du N'Gabou, a toujours été l'ami fidèle de la France, qu'il n'a pas pactisé avec Bokar Biro et qu'il lui a, au contraire, refusé tout concours pour marcher contre nous. Pour le récompenser de ses services et sur la proposition du résident de Fouta-Djallon, Alfa Yaya est reconnu chef permanent du Labé, du Kadé et du N'Gabou. Il demeure placé sous la dépendance de l'almamy régnant, mais il pourra s'adresser directement, pour les affaires de sa province, au résident du Fouta-Djallon.
Fait en double à Timbo le 6 février 1897.
E. Chaudié."

Olivier de Sanderval, ses projet, son oeuvre

En marge des événements qui aboutirent à l'établissement du protectorat français sur le Fouta-Djallon - événements auxquels il ne prit qu'une part très mince - apparaît la figure d'un homme dont toute l'activité a été tournée vers le pays foulah qu'il a été le premier à comprendre et à aimer :Olivier Aimé de Sanderval. Plus connu sous le nom de comte de Sanderval, a laissé plusieurs ouvrages où il expose, de façon parfois tendancieuse, l'histoire de la conquête du Fouta-Djallon, ses voyages, ses projets et ses déceptions. D'un caractère entier, aimant l'action ou plus exactement l'aventure, sachant s'y comporter avec courage, négociateur habile, il était porte par une imagination romanesque à des desseins et des entreprises grandioses, hors de proportion avec les moyens dont il disposait.
En 1877, il arrive à Boulam pour gérer les comptoirs de la maison Pastré, de Marseille. De Boulam, il entreprend diverses reconnaissances sur la côte, entre le rio Grande et le Cassini où il cherche l'emplacement d'un port qu'il rêve de créer ; au début de 1880, il passe avec les chefs nalous du Cassini une convention par laquelle ceux-ci lui concèdent le monopole du commerce de leur pays. Plus tard, il offrira au Portugal les droits problématiques que lui donne ce traité, lorsque la région du Cassini sera comprise dans la zone d'influence portugaise. Puis il entreprend un premier voyage au Fouta-Djallon. Malgré le sauf-conduit que lui a fait remettre l'almamy, l'accueil qu'il reçoit à Timbo est peu encourageant et l'hospitalité qui lui est donnée ressemble parfois à une captivité. Il obtient cependant de l'almamy l'autorisation écrite mais toute platonique d'établir un chemin de fer aboutissant à Timbo (2 juin 1880). Désormais, son existence n'aura qu'un but construire le chemin de fer de la mer au Fouta-Djallon. Le 18 mai de l'année suivante, deux mois avant de signer avec le docteur Bayol le traité qui placera le Fouta-Djallon sous le protectorat de la France, l'almamy Amadou concède au représentant de Sanderval, Gaboriaud, une bande de terrain de 20 kilomètres de largeur, sur tout le parcours du chemin de fer; il s'engage à lui fournir des travailleurs pour l'exécution des travaux ; il accorde le droit d'établir des factoreries et comptoirs dans tous les pays qu'il commande sans qu'il y ait à payer aucun droit ni impôt ; de son côté Sanderval donnera à l'almamy, lorsque le chemin de fer "marchera" un cadeau on une redevance annuelle dont le chiffre n'est pas fixé 4. A son retour en France, Sanderval expose son projet à différentes personnalités : il fait appel an concours du gouvernement et cherche des appuis financiers. Les félicitations lui viennent nombreuses mais chacun se garde de prendre un engagement. Ce sera le sort de Sanderval de se proclamer le champion des initiatives indépendantes et de quêter sans cesse des appuis qu'il ne recevra jamais
En 1888 Sanderval entreprend dans le Fouta-Djallon un nouveau voyage qui durera six mois. Il est assez bien reçu par l'almamy de Timbo qui lui permet de se considérer comme citoyen du Fouta-Djallon et lui accorde, avec l'assentiment de Tierno Ibrahima, chef du diiwal de Timbi Tounni, l'autorisation écrite de s'établir à demeure dans cette province. Ayant ainsi acquis ce qu'il considère comme un titre de propriété, Sanderval rentre en France 5.

Vers la fin de l'année 1894, il revient au Fouta-Djallon qu'il trouve en pleine anarchie. S'il se targue à tort d'avoir provoqué la dislocation de l'empire des almamys en éveillant dans la population le désir de liberté — qui ne s'y trouve pas encore de nos jours — si ses prétentions sont encore moins fondées lorsqu'il dit qu'il a fait la conquête du Fouta-Djallon, on doit par contre lui reconnaître le mérite d'avoir le premier discerné la profonde désagrégation de la confédération foulahne. Mal renseignée, l'administration française comprit trop tard une situation dont elle eut pu tirer parti.
Au début de l'année 1895, l'administrateur de Beckman, résidant de Dubréka et plus spécialement chargé des affaires du Fouta-Djallon, attend vainement à la frontière de son cercle que l'Almamy Bokar Biro vienne faire acte de déférence envers la France, ainsi qu'il l'a promis. Tandis qu'il n'obtient, malgré des concessions successives, que des réponses dilatoires, Sanderval est reçu par le chef du diiwal de Timbi Tounni, Tierno Ibrahima, chez qui il fixe sa résidence. Là, il prend parti contre Bokar Biro et se mêle aux intrigues ourdies contre lui par Alfa Yaaya, chef du diiwal de Labé. Puis, payant d'audace, il se rend à Timbo chez Bokar Biro qui le reçoit assez bien mais qui, peu après son départ, fait empoisonner les vivres qui lui sont offerts au village de Sokotoro.
Obligé d'aller rétablir sa santé en France, Sanderval reparaît au Fouta-Djallon vers la fin de l'année 1895. La situation s'est aggravée. Bokar Biro, à qui ses vassaux refusent des subsides, veut les réduire par les armes mais il est vaincu le 13 décembre 1893 à Bentiniel Tokosseré; il s'enfuit vers les postes français tandis que ses adversaires réunis à Fougoumba proclament sa déchéance et lui désignent un successeur, Modi Abdoulaye.
Surpris par l'évènement de Beckman hésite, perd du temps. Bokar Biro recrute des partisans et, accompagné de deux miliciens de Dubréka, il marche contre les révoltés qu'il défait près du village de Pétel-Jiga (22 janvier 1896). Rétabli dans son commandement, l'almamy s'efforce d'éluder les engagements qu'il a pris envers l'administrateur de Beckman. Il refuse de laisser installer un résident à Timbo. Entre temps, la coalition qui s'était formée contre lui s'est dissoute : les grands vassaux implorent le pardon. Seuls, les chefs de diiwal de Labé et de Timbi-Tounni demeurent sur la défensive ; pour s'assurer la protection de la France, ils demandent l'intervention de Sanderval qui en profite pour leur faire signer deux conventions : l'une qui détermine les conditions de leur participation à la construction du chemin de fer et l'autre qui fixe les limites du royaume de Kahel dont il est reconnu souverain.

Convention Agricole et Industrielle avec Alfa Yaya,
Roi du Labé
Chemin de Fer

Allah est grand, gloire à Allah !
Qu'Allah nous assiste en cette affaire !

Moi, Alfa Yaya, Roi du Labé, je désire participer à la construction du chemin de fer que Sanderval veut établir de la mer au Labé (jusque sur le haut Kokouro) et devenir propriétaire de ce chemin.
L'almamy Saury a autorisé Sanderval il y a seize ans à établir un tel chemin de fer dans le Foulah ; le tracé choisi par Sanderval ne traverse pas mon royaume, mais y arrive; comprenant que ce chemin apporte la prospérité, je m'intéresse à son exécution.
En conséquence, je prêterai à Sanderval les travailleurs dont je dispose, pour l'aider à établir son chemin.
Une somme de vingt-quatre millions de francs, environ est, me dit Sanderval, nécessaire pour couvrir les frais d'exécution de ce chemin, du Labé jusqu'à la mer ; j'aiderai à former un tiers de ce capital, soit huit millions de francs.
Pour atteindre ce but, j'autorise Sanderval à surveiller, améliorer, étendre les plantations naturelles de caoutchouc qui sont dans mon royaume et à accroître ainsi les récoltes qu'il pourra en tirer. J'autorise Sanderval à cultiver le riz, à établir des plantations de cacao et de café dans les lieux favorables, je ferai surveiller et entretenir, suivant les avis de Sanderval, ces plantations par les habitants des villages voisins : je les protégerai.
Les produits de ces cultures m'appartiendront et seront vendus à mon profit, après déduction des frais. Mais pendant le temps nécessaire à l'établissement et au développement du susdit chemin de fer, une somme de quatre cent quatre-vingt mille francs, représentant l'intérêt à sis pour cent d'un capital de huit millions de francs, sera prélevé sur cette vente et attribuée à ma part de huit millions de francs du capital formé pour l'établissement de ce chemin de fer.
Ce prélèvement sera diminué à mesure que les revenus du chemin paieront eux-mêmes l'intérét et l'amortissement du capital engagé.
Après cet amortissement, je demeurerai propriétaire des plantations et de la part sus-indiquée du chemin de fer.
Fait à Labé, le 6 mai 1896.
En arabe : Alfa Yaya, Roi du Labé.
De Sanderval
Georges de Sanderval

La convention signée par Tierno Ibrahima, chef du Timbi-Tounni est identique, à cette différence près qu'il s'engage à fournir les deux tiers du capital de 24 millions que Sanderval juge nécessaire pour couvrir les frais de construction.

Cession faite par Alfa Yaya
de ses droits de souverainete sur le territoire de Kahel

Allah seul est grand, je rends grâce à Allah !

Moi, Alfa Yaya, roi du Labé, je donne à toi, Sanderval (conformément à nos accords précédents), en toute propriété le territoire que tu m'as demandé sur les hauteurs de mon royaume qui s'étendent vers Kahel.
Ce territoire mesure environ 20 kilomètres de long du Kokoulo, rivière frontière entre les royaumes de Timbi-Tounni et environ 10 kilomètres de profondeur dans le royaume de Labé.
Je te cède en toute propriété, dans ce territoire, les terres libres et celles qui m'appartiennent, quant aux parties habitées, je les rachèterai pour te les remettre, le plus tôt possible et au plus tard avant la fin de la présente année.
Toi, Sanderval, pour me payer de cette dernière dépense, tu me donnes la maison et ses dépendances que tu possèdes à Boulam, domaine que mes ministres connaissent bien, et que nous comptons ici pour le prix de construction du bâtiment principal, soit vingt-quatre mille gourdes (120.000 francs).
Moi, Alfa Yaya, roi du Labé, je transmets à toi, Sanderval et a tes enfants les droits de souveraineté absolue que j'exerce sur le territoire ci-dessus désigné, et par suite, je te laisse sur ce territoire une autorité indépendante de la mienne ; j'autorise tes compatriotes à acheter des terres dans mon royaume de Labé et y habiter en paisibles citoyens, soit pour les cultiver, soit pour y faire du commerce.
Labé, le 8 mai 1896.
Signé :
De Sanderval
Georges de Sanderval

Signature écrite en arabe par le marabout et sous la dictée :
Alfa Yaya, roi du Labé, assisté de tous ses chefs.”

Peu après l'occupation du Foutah, Sanderval rentre de France pour obtenir la concession de la voie ferrée qu'il rêve de construire. Le gouvernement français vient, par le traité du 6 février 1897, d'affermir sa situation au Fouta-Djallon et il ne se soucie pas de partager ses droits avec le souverain de Kahel. Sans appui, sans grandes ressources, Sanderval, dès ce moment est vaincu par le sort. En 1893 il entreprendra, cependant, un nouveau voyage en Guinée ; il commence la construction d'une maison à Sonia, sur les bords du Kounkouré, puis il explore le cours de la rivière et songe à l'utiliser pour la batellerie. L'année suivante, il quitte définitivement la colonie.

De vingt années d'efforts et de rude existence coloniale, que laisse-t-il derrière lui ? Trois ouvrages où il raconte des anecdotes de voyages, où il montre ses projets et aussi son amertume; pour les numismates une pièce d'argent portant à l'avers un lion et au revers le mot "Kahel" en caractère arabes.


Notes
1. Instructions du 17 décembre 1861, dans Instructions générales données de 1763 à 1870 aux gouverneurs et ordonnateurs des établissements français en Afrique Occidentale, par Christian Schéfer, T. 2, page 340.
2.A partir de 1890 et à la demande de l'administrateur de Beckman, les rentes des chefs de Foulahs sont payées à Dubréka.
3. Cf. texte de la convention du 14 décembre 1891 dans Arcin. Histoire de la Guinée française. p. 547.
4.A la séance de l'Académie des Sciences du 19 septembre 1881, F. de Lesseps s'exprimait ainsi à propos du projet de chemin de fer de Sanderval : "... Le Fouta-Djallon est le passage le plus court, le plus sûr pour relier la mer au Niger et au Soudan. Ce pays au sol fertile est habité par 40 millions d'hommes..." (Gaboriaud. Mon voyage au Fouta-Djallon en 1881. Bull. de la Soc. de Géog. Comm. de Paris, Oct. 1881.)
5. Dans son ouvrage "Conquête du Fouta-Djallon", Sanderval donne la reproduction photographique de cette convention et sa traduction. Or il semble bien que cette traduction ne soit pas exacte. Alors que Sanderval traduit que Tierno Ibrahima lui donne les hautes terres de son territoire, aboutissant à Kahel, Bantinhel et Broual-Tapé, le texte signifie seulement que Tierno Ibrahima autorise Sanderval à séjourner dans toute la province de Timbi-Tounni.