Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
La notion du pouvoir est complexe : il s'agit de l'autorité, de la puissance ou des règles d'organisation politique et administrative : c'est-à-dire du gouvernement d'un pays. Pour un Almaami du Fuuta, le pouvoir n'appartenait qu'à Dieu, de ce fait, lui ne se considérait que comme un instrument entre les mains de son Seigneur. Il ne détenait le pouvoir que par la volonté divine qui s'était manifestée à travers la communauté musulmane. Le pouvoir lui a été confié par l'ensemble de cette communauté : Bhe halfinii mo laamu ngun. Le terme revient souvent dans les textes des chroniques et même dans les poèmes de la littérature religieuse ; le pouvoir a été confié aux hommes par Dieu : Laamu ko kaliif Allaahu.
C'est donc par la grâce de Dieu que l'Almaami détenait le pouvoir. Il inspirait aussi les membres du Grand Conseil des Anciens, chargé de choisir le chef suprême de la communauté musulmane. L'Almaami était le suzerain des huit provinces (diiwe) du Fuuta et le souverain de la province (diiwal) de Timbo. Voilà pourquoi il n'accordait l'investiture aux huit chefs de provinces, qu'une fois rentré dans son propre fief à Timbo. Et s'il lui arrivait de confirmer un chef en dehors de la capitale, à Fugumba par exemple, dans ce cas, sa résidence était soustraite de l'administration de cette province, elle jouissait de "l'extéritorialité", ce qui voulait dire que l'Almaami n'était plus l'hôte du chef de Fugumba, mais qu'il était sur son propre territoire du moins pour la circonstance. Ceci permet d'expliquer le sens de certains mots qu'on croyait spécifiques de la société féodale du Moyen Age européen : suzerain, seigneur, vassal, fief... Or tous ces termes une fois expliqués peuvent s'appliquer avec plus ou moins de bonheur et d'exactitude à l'ancienne société peule du Fuuta Dyalon.
Si l'on admet que le suzerain était un seigneur possesseur ou propriétaire d'un fief dont dépendaient d'autres fiefs, alors, l'Almaami du Fuuta était bien un suzerain pour les huit provinces fédérées ; les fiefs ou domaines que les vassaux (ici les chefs de provinces, tenaient de leur seigneur (en l'occurrence de l'Almaami). Mais au Fuuta, le fief ne consistait pas en domaine agricole 1.
Quant à la souveraineté, c'est-à-dire le pouvoir de commander et de contraindre, l'Almaami ne pouvait l'exercer que dans la province de Timbo qui était sa propriété, le bien de sa famille.
Voilà dans quel sens est employée l'expression : "l'Almaami suzerain des huit provinces et souverain de la province de Timbo."
Mais cette terminologie des institutions et des titres, tirée du Moyen Age occidental correspond-elle à la réalité qui existait au Fuuta durant les XVIIIè et XIXè siècles ?
Toute réponse à cette question devrait être nuancée : affirmer qu'elle ne s'applique pas au Fuuta serait nier le caractère semi-féodal de l'ancien régime, avec ses liens hiérarchiques de dépendance. Le chef d'un hameau (marga ou fulaso) dépendait d'un chef de village (misiide), lui-même de celui d'un village plus grand ou village-mère : et les chefs des villages importants (misiddaaji mawɗi) du chef de la province (diiwal) et plusieurs chefs de provinces (diiwe) du chef suprême du pays : l'Almaami. Enfin celui-ci dépendait de Dieu, mais aussi du Grand Conseil des Anciens et c'est là que commençait la nuance.
En effet assimiler l'Almaami à un seigneur, détenteur d'un fief qu'il accordait ou refusait selon son bon plaisir à tel ou tel vassal représenté ici par le chef de province, ce serait oublier que l'Almaami du Fuuta n'a qu'une primauté toute relative sur les chefs des provinces, primauté consentie, concédée par eux au nom des intérêts supérieurs de la religion qui servait d'idéologie justificative à leur pouvoir politique. Le fief ou province de Timbo, portant plutôt sur les hommes que sur la terre, était semblable aux fiefs constitués par les huit autres provinces. Timbo n'était que le siège du gouvernement central, et la résidence de l'Almaami ; mais cette situation de capitale ne lui conférait aucune prééminence sur les autres diiwe. Les neuf provinces du pays avaient toutes la même importance : grandes ou petites, riches ou pauvres, elles n'avaient qu'une voix chacune lors des votes dans les assemblées.
Une différence fondamentale avec le Moyen Age occidental : les chefs des provinces ou vassaux
ne tenaient pas leur pouvoir, leur autorité de l'Almaami ou seigneur féodal. Ils tenaient leur pouvoir de leurs assemblées, de la souveraineté locale Ils ne devaient à l'Almaami que la confirmation, l'investiture, une sorte de validation de leur élection par les instances de leur province respective.
Il en était de même pour les chefs de villages petits ou grands, et de même pour ceux des hameaux. Chaque chef d'une unité politique du Fuuta, devait son pouvoir d'une part à sa famille (car le pouvoir était héréditaire dans une ou deux familles ou branches de famille) et d'autre part à l'Assemblée ou Conseil de sa communauté (car le pouvoir a toujours été électif au niveau des individus). Une seule exception à cette règle concernait les villages de culture ou des serviteurs (dume). Là, le chef élu (manga runde) pouvait étre récusé par le maître du serviteur sans tenir compte du choix fait par l'assemblée des esclaves. D'ailleurs les villages de culture étaient souvent commandés par des chefs non élus, mais seulement nommés par le chef du village libre. Cependant si un manga (chef des serviteurs) nommé par le chef des hommes libres se conduisait mal dans l'exercice de ses fonctions, les membres de l'assemblée des esclaves allaient se plaindre auprès du chef qui l'avait choisi. Ils réclamaient sa destitution et sollicitaient la nomination d'un autre, ou son élection par leur assemblée. Si le chef de village libre refusait de tenir compte de leur revendication, les esclaves manifestaient leur mécontentement en ignorant purement et simplement le manga imposé et impopulaire. Ils pratiquaient à son égard "une politique" de non coopération et de non violence : une sorte de "boycottage" dont les résultats ne se faisaient pas attendre : le manga perdait la face et allait de lui-même trouver son maître-mandant pour le prier de le décharger de son pouvoir de chef de runde 2.
Ainsi le système hiérarchique de ces liens entre les différentes couches de la société ou entre les diverses unités politiques et administratives apparaît comme un mélange de féodalité (fonctions héréditaires dans des familles bien définies) et de "démocratie représentative" (élection par des assemblées souveraines à tous les postes politiques, administratifs ou religieux) 3.
Voilà comment était conçue la notion du pouvoir dans l'ancien Fuuta. Les Almaami ne se considéraient nullement comme des souverains tout puissants avec des pouvoirs illimités à caractère absolu. Les Almaami savaient la limite de leur pouvoir : aussi se comportaient-ils, sauf, quelques rares exceptions, comme des souverains prudents à l'égard de leurs administrés.
Le système fédéral avait, dès l'origine de l'imaamat rendu inefficace, voire impossible, toute tentative énergique d'un gouvernement fort. Et l'alternance des deux almaami a contribué à amoindrir davantage le pouvoir exécutif dejà trop faible.
Comme le pouvoir était une émanation divine, il ne pouvait être question pour les souverains de transgresser les lois imposées par la religion qu'ils avaient la charge de défendre en toute circonstance. Les intérêts de l'Islam devaient passer avant ceux des Almaami. Tout le problème pour eux, était de concilier les uns et les autres pour faire coïncider leurs intérêts avec ceux de la foi. Mais il semble que c'était dans l'exercice de leurs fonctions que se révélaient le plus clairement les caractéristiques du pouvoir des Almaami.
L'investiture ou la confirmation des chefs de province était l'une des premières tâches du chef suprême du Fuuta après son retour à Timbo. En tant que chef du gouvernement central 4 il était entouré d'un personnel subalterne important composé en grande partie d'étrangers, de gens de castes et de serviteurs (esclaves domestiques).
Les étrangers venaient de Bhundu, du Fuuta-Tooro, et du Maasina. Les souverains préféraient leur confier les tâches les plus délicates et les plus importantes, car n'étant pas du pays, ils pouvaient les exécuter sans répugnance et sans accomodement. De plus ils ne constituaient pas un danger pour les souverains.
Quant aux gens de castes, il s'agissait surtout des griots. n'ayant personne a menager. Ceux de la première categorie, (surtout les Awluɓe venus du Bhundu et du Tooro) étaient réputés comme d'habiles diplomates et à ce titre, rendaient de très grands services aux Almaami et à la cause musulmane jusques y compris dans les champs de bataille 5. Mais les griots de la seconde catégorie (les jeliiɓe) n'étaient ni exclus ni écartés des services du prince. Ils remplissaient des missions principalement auprès des souverains du Mandeng dont ils étaient eux-mêmes originaires
Les griots de toutes catégories étaient connus de tous pour leur franc-parler, pour leur langage direct, parfois agaçant, voire désobligeant parce que dépourvu du vernis de la politesse. Leur métier n'était-il pas de louer les bons, et de blâmer les méchants. Ils comblaient d'éloges ceux qui leur donnaient la nourriture quotidienne et flétrissaient ceux qui la leur refusaient. En ce temps-là, leur problème essentiel était un problème de subsistance.
Les serviteurs étaient surtout des esclaves de maison, auxquels le souverain confiait des tâches pratiques et précises à exécuter. Ils se sont révélés les meilleurs auxiliaires des Almaami. Par les postes qu'ils occupaient, il leur était difficile de trahir leur maître surtout que celui-ci leur racontait que le salut de leur âme était entre ses mains. Ils se sentaient d'ailleurs obligés de donner le maximum d'eux-mêmes, par le seul fait de se voir confier des responsabilités que leur enviaient certains hommes libres parmi les plus dignes.
Enfin l'Almaami recrutait en outre un personnel composé d'hommes libres issus de grandes familles de Timbo et aussi des originaires des autres provinces du pays. Mais il faisait davantage confiance à son personnel étranger, casté ou servile qu'à celui de ses compatriotes Peuls toujours prêts à le tromper, à l'envier ou même à le trahir.
Voilà pourquoi chaque Almaami arrivé au pouvoir veillait avec précaution au choix de son équipe d'étrangers et de serviteurs triés et éprouvés au cours de nombreuses années de vicissitudes. Le soin qu'il y mettait témoigne de l'intérêt qutil portait à la bonne marche de son administration, tandis qu'il se souciait fort peu du personnel Peul qui avait fini par se recruter toujours dans les mêmes familles (par héritage et par élection).
Certains membres du personnel de l' entourage du souverain portaient des titres officiels : entre autres, il y avait ceux de :
Mais les autres, sans doute les plus nombreux, n'avaient aucun titre connu du public, si ce n'est celui de suivant de l'Almaami : mbatula 6.
Le titre importait peu, ce qui comptait le plus, c'était l'importance de la tâche confiée à chaque individu ou à chaque famille. Des gens obscurs exerçaient souvent des fonctions pour lesquelles on s'attendrait à voir d'autres sinon plus connus, du moins issus de familles illustres. Mais l'emploi fréquent d'une main-d'oeuvre étrangère, castée ou servile à tous les échelons de la hiérarchie administrative, ne favorisait-il pas de telles permutations ?
Quoiqu'il en soit, l'Almaami ne pouvait s'empêcher d'utiliser cette main-d'uvre étrangère plus docile et plus maniable. Il le pouvait d'autant moins qu'il devait contrôler les faits et gestes de ses employés. Il était responsable de leurs actes dans la capitale et dans les provinces. Leur comportement dans l'exercice de leurs fonctions pouvait ternir ou glorifier son règne. C'est dire pour quelle raison, il veillait avec soin à leur recrutement. Mais comme il n'avait pas suffisamment de temps pour s'occuper de tout, il concentrait ses eflorts sur les secteurs-clefs : les finances, la justice et l'armée faisaient l'objet de soins particuliers. Il leur accordait le maximum d'attention. Aussi leur analyse permet-elle de se faire une idée sur ce que furent les principales activités des souverains de l'ancien Fuuta.
Les Almaami faisaient marcher leur administration grâce à l'apport financier provenant de trois sources : d'une part les contributions perçues directement sur les populations de Timbo et indirectement sur celles des autres provinces, d'autre part les cadeaux de joyeux avènement et enfin leurs biens personnels.
Les impôts de l'Ancien Fuuta étaient souvent d'origine coranique que l'on trouve détaillés dans les livres de droit musulman 7.
Ils consistaient principalement en obligations :
Dime sur la culture: zakka remuru: après la récolte on mesurait tous les grains obtenus à l'aide d'un récipient en bois ou calebasse (fruit d'un arbre tropical, qui, vidé et séché, servait d'ustensile), appelé sari'aare (de l'arabe : shariya : conforme à la loi). Le dixième de cette mesure était versé comme zakaat que le producteur ne pouvait consommer (illicite).
Mais à cet impôt sur les successions, se rattachait un impôt spécial: chaque fois qu'un Jalonke (ancien maître du pays) ou un Peul-pulli convertis après la conquete musulmane (les waawaaɓe : les vaincus, les soumis) mourait, il fallait lui payer un droit d'inhumation. Toutefois cette taxe ne frappait pas les membres des familles conquérantes : ils etaient tenus cependant d'informer le chef de la communauté locale du décès survenu en leur sein 8. Cet impôt était-il un héritage du système jalonke préexistant ou était-il d'importation nord-soudanienne que les Peuls venus en grande majorité du Maasina connaissaient dans cette région ?
Les douanes : un service de douane existait à toutes les issues qui permettaient d'entrer ou de sortir du massif montagneux du Nord au Sud, et de l'Est à l'Ouest, toutes les routes étaient gardées par des agents parlant au nom de l'Almaami ou au nom du chef de la province la plus proche.
Toutes les marchandises entrant au Fuuta étaient taxées suivant un système trés complexe. Mais certains commerçants se faisaient délivrer des laissez-passer signés des autorités administratives du pays. Ainsi ils pouvaient circuler librement et aller n'importe où sans être inquiétés et leurs marchandises n'étaient soumises à aucune taxe. Ils devaient seulement faire un cadeau au chef local ou à l'Almaami. Ce cadeau s'appelait la noix de Kola de Karamoko Alfa: goro karamoko 9 .
Mais ces impôts ne pouvaient suffire pour faire marcher toute une "machine" administrative, même si celle-ci n'était pas aussi compliquée que la bureaucratie des Etats modernes. Aussi les souverains attendaient-ils beaucoup plus des cadeaux dont il a déjà été question. Il suffit de rappeler que tout candidat à un poste électif ou non (tous les postes l'étaient en général) devait donner quelque chose à toutes les personnes censées lui venir en aide : à un chef, à un marabout (pour sa bénédiction et son influence), à un électeur ou à un griot-diplomate. Toute personne susceptible d'appuyer sa candidature recevait un don proportionnel à la capacité et à la générosité du donneur d'une part, à l'importance et à l'influence du bénéficiaire d'autre part.
Ces cadeaux n'étaient pas à sens unique : le candidat une fois élu recevait un certain nombre de cadeaux à son tour. Le plus important était celui apporté en guise de "joyeux avènement". Ses amis et ses partisans qui se réjouissaient de son triomphe, se chargeaient de rendre ce cadeau aussi substantiel que possible. Un chef élu se voyait souvent offrir des cadeaux fort variés : de l'encre, des couteaux pour tailler les calames servant à écrire sur les planchettes des élèves, du beurre, un sac de sel (de quelques grammes), un paquet de kola (contenant quelques noix), des bandes de coton, un mouton, une chèvre, ou bien un taureau, une génisse..., etc. 10. Ce chef avait pu, étant candidat, ofirir un peu de tout cela à chacun de ses électeurs ou ? partisans >.
Il arrivait à de nombreux candidats de se ruiner ainsi par de menus cadeaux faits à tel ou tel afin de montrer simplement leur largesse et de prouver qu'ils étaient dignes du poste brigué. En ce temps la, un candidat avare avait du mal à se faire élire 11. Si importants qu'aient pu étre ces cadeaux, ils ntétaient que symboliques. Mais lorsqu'ils étaient fréquents et portaient sur une grande échelle, ils devenaient véritablement une source de revenus appréciable. Cependant, ni ces impôts, ni ces cadeaux ne constituaient une spoliation systématique des populations administrées, contrairement à ce qu'ont pu raconter bon nombre d'auteurs coloniaux. Ceux-ci ne voyaient dans les moindres actes des chefs traditionnels que banditisme, fanatisme et arbitraire. De toutes les façons il leur fallait dresser un tableau aussi sombre que possible de la réalité traditionnelle afin de l'opposer à la clarté et à la précision de l'ordre colonial 12. Du reste, en ce temps-là les chefs ne pillaient pas 13. Quand un chef pressurait ses administrés, ceux-ci avaient 1a possibilité de faire appel à un chef supérieur (le droit de recours était reconnu à tous). Ils pouvaient aussi émigrer et quitter temporairement ou définitivement le territoire d'un mauvais chef.
Mais les chefs qui gouvernaient au nom de l' Islam craignaient de voir leurs sujets les abandonner pour aller peupler la province ou le village du voisin. Or le caractère nomade des Peuls les poussait instinctivement à ce déplacement perpétuel à la moindre occasion.
Il existait aussi des terres d'asile : ainsi la province (diiwal) de Kollaaɗe (capitale de Kankalabe), l'une de celles qui constituaient l'Etat peul du Fuuta, jouissait du droit d'asile. Tout homme (libre ou esclave) qui, après avoir commis un crime (autre que l'incendie d'une mosquée ou le meurtre de sa mère) arrivait à atteindre le territoire de la province de Kollaaɗe était en sûreté. Aucun droit de poursuite ne s'exerçait contre lui ; tout au plus, pouvait-on demander au chef de ce diiwal (province) de juger et de punir lui-même tel ou tel criminel réfugié sur son territoire, dans la mesure où il constituait un danger pour la communauté musulmane.
Pourtant ce droit d'asile accordé à la seule province de Kollaaɗe n'était pas dû à son caractère sacré, mais simplement à un fait politique : lors du partage du Fuuta entre les neuf Karamoko ou Shaykh, Kollaaɗe était la plus petite province et la moins peuplée de toutes, avec des possibilités d'expansion assez limitées car son arrière-pays était déjà islamisé. Aussi les huit autres chefs s'entendirent-ils pour dédommager le Shaykh de Kollaaɗe en faisant de sa province, une terre d'asile. Le but était d'y attirer le maximum de gens, en particulier les populations persécutées ou en mal avec la justice de leur pays d'origine. Il s'agissait en somme de peupler cette province par tous les moyens possibles même si la moralité de cette population laissait à désirer.
Les seuls lieux d'asile en raison de leur caractère sacré étaient les mosquées et les cimetières, mais aussi certaines villes coMme Fugumba. Par ailleurs une double surveillance existait au Fuuta :
Cette littérature surtout satirique était dirigée contre les mauvais chefs (y compris les Almaami), les femmes adultères et toutes les violations des prescriptions religieuses. Elle fulminait aussi contre les perversions du siècle et dressait souvent un tableau si sombre de la réalité quotidienne que le musulman était tenté de croire à la fin imminente du monde et à l'approche de la venue du Mahdi 14.
Mieux que les foudres des marabouts théologiens, il y avait celles de ces "pseudo-griots" en fait chansonniers d'origine peule, souvent de très bonnes familles, appelés ñamakala. Dans les soirées récréatives, ils s'attaquaient avec une violence inouie à tous les chefs qui voulaient essayer de terrorriser la population en jouant aux petits dictateurs. Ils les discréditaient aux yeux de l'opinion publique et les humiliaient en leur lançant des injures : les personnes visées ne pouvaient rien contre ces ñamakala qui étaient des déclassés en rupture avec leur milieu, sans foi ni loi. Le chef attaqué par eux n'avait pas d'autres ressources que de démissionner ou de s'exiler s'il n'était qu'un simple citoyen.
Ainsi il n'était pas toujours facile d'opprimer la population en l'écrasant d'impôts ou de taxes de toutes sortes sans discernement 15. Cette population n'était pas encline à se laisser exploiter : elle payait tout juste ce qui était considéré comme une obligation religieuse (farilla)
Le pillage dont les auteurs de la période coloniale ont souvent parlé, était un fait récent. Après l'occupation coloniale la nouvelle administration a dépouillé les chefs traditionnels de tout pouvoir, mais les a maintenus à la tête des communautés villageoises et cantonales (le canton était une création coloniale destinée à remplacer la province), pour collecter l'impôt : ces chefs qui n'étaient plus une émanation de leur peuple, c'est-à-dire élus par les assemblées territoriales, mais nommés par l'administration coloniale, ne se sentaient pas liés par un contrat à leurs sujets. Aussi ne reculaient-ils devant aucune brutalité pour recouvrer l'impôt, impôt exigé en numéraire contrairement à celui qui l'avait précédé. Et cette exigeance obligeait les Peuls à vendre leurs récoltes et même une partie de leur bétail pour obtenir la somme nécessaire dans les délais fixés. Il fallait non seulement payer l'impôt en argent, mais encore fournir des troupeaux entiers pour la boucherie de villes où résidaient les colonisateurs. Les Peuls quittèrent en masse le Fuuta fuyant l'impôt, mais fuyant surtout pour sauver leurs troupeaux qui étaient leur raison d'être.
Les écrivains voyant la brutalité des chefs de cette période ont alors conclu sans hésiter que c'était la manière de gouverner des chefs "indigènes" de tout temps et Yoilà comment les pratiques d'une époque ont été étendues à toutes les époques antérieures. Sans doute le système d'impôt de l'ancien Fuuta était loin de la perfection, néanmoins il serait exagéré de lui imputer des pratiques qu'il ignorait 16.
Ainsi, il existait dans l'ancien Fuuta, tout un système de protection qui empêchait un chef de devenir un tyran, un oppresseur. Et le contexte politique n'était pas toujours favorable aux aventuriers qui voulaient tenter d'imposer leur dictature. Le peuple lui-même organisait sa propre défense contre les exactions des Chefs. Il faisait le vide autour d'eux par la fuite et cette tactique se révélait très efficace.
Ni les impôts, ni les cadeaux ne pouvaient satisfaire à l'attente d'un chef peul de l'époque. Il lui fallait beaucoup plus que ce qu'apportaient ces deux sources de revenu. Or il était tenu, pour respecter les convenances de l'époque à ne jamais laisser un visiteur sortir de chez lui les mains vides. La largesse n'était-elle pas l'apanage de tout chef digne de ce nom. S'il voulait sauvegarder cette dignité et maintenir sa popularité, il devait nourrir régulièrement une quantité toujours plus grande de partisans oisifs. Ils s'accrochaient à lui comme de véritables parasites aussi longtemps qu'il arrivait à satisfaire leurs besoins les plus élémentaires : la nourriture et le vêtement. Pour y arriver, un chef n'hésitait pas à puiser dans ses biens personnels : son troupeau, ses champs et ses esclaves.
L'on sait que les Almaami et les chefs de province qui ne régnaient pas, mais attendaient leur tour, occupaient le meilleur de leur temps à accumuler des ressources en vue de leur prochaine accession au pouvoir. Ils constituaient des réserves pour les mauvais jours en augmentant leur patrimoine. Les troupeaux s'accroissaient, les champs cultivés devenaient plus nombreux et les esclaves augmentaient sans cesse grâce au butin rapporté des guerres saintes. Celles-ci avaient un double avantage pour celui qui y participait : le butin et la gloire pour ce bas-monde et la promesse du paradis pour l'au-delà.
Mais il ne faut pas croire que les Almaami ou les chefs de province, pouvaient accumuler des richesses fabuleuses : le Fuuta n'était pas un pays riche et ses nouveaux habitants, simples pasteurs à bovidés ne connaissaient rien dans le négoce et les transactions commerciales ne les attiraient point 17. Ils ne pratiquaient qu'une économie de subsistance, la seule qu'ils connaissaient sans doute : or une telle économie ne permettait pas l'accumulation qui est la véritable base de toute richesse.
Ainsi les contributions, les cadeaux et les biens personnels constituaient les ressources principales qui alimentaient toutes les dépenses publiques et privées de l'Imaamat du Fuuta. Parmi ces dépenses figuraient l'entretien des mosquées, l'hospitalité aux étrangers et l'assistance aux vieillards et aux indigents.
C'est grâce à ces ressources que l'Almaami régnant pourrait exercer ses autres fonctions dans les domaines judiciaire et militaire en particulier.
L'Almaami, chef de la justice ou de l'organisation judiciaire de l'ancien Fuuta. Une des prérogatives des Almaami concernait la justice. Une organisation judiciaire hiérarchisée avait été instituée à l'image de l'organisation politico-administrative. Il existait trois sortes de juridictions : celle du village, de la province et de l'Etat. Les plaintes étaient portées devant les chefs qui saisissaient les juges compétents.
Au niveau des familles et des hameaux, la justice se réduisait à des arrangements à l'amiable. Les notables se réunissaient autour des chefs de familles ou de hameaux et l'affaire ou le différend dont ils étaient saisis trouvait là une solution acceptable par tous les intéressés.
Mais dans chaque village (misiide) il y avait un petit tribunal composé d'un juge : cadi (kaali ou qaali ou nyaawoowo) assisté de deux ou trois assesseurs avec qui il tenait audience.
Le conseil des notables ou des Anciens établissait une liste de trois ou quatre candidats parmi les marabouts (karamokooɓe) les plus savants et les plus versés dans les sciences juridiques. Ils étaient aussi parmi les plus désintéressés des biens de ce monde ceci pour éviter la vénalité, la corruption et la cupidité. Le chef du village choisissait alors sur cette liste un juge et les autres comme assesseurs, mais ces derniers pouvaient être pris en dehors de cette liste. La fonction de juge était élective au niveau d'un certain nombre de familles et sélective au niveau individuel.
La compétence de la justice villageoise se limitait aux simples délits. Pour les coups et blessures ayant fait couler du sang et pour les crimes pouvant entraîner la peine capitale, l'affaire devait être portée devant la cour provinciale.
Dans la province, le tribunal se composait d'un, deux, ou trois juges, assistés de dix assesseurs. Il était compétent pour toutes les affaires de la province et servait de cour d'appel aux juridictions villageoises (misiddaaji). Il pouvait prononcer même la peine capitale, mais l'exécution de la sentence n'avait lieu qu'après le rejet du recours en grâce soumis au tribunal supérieur. Celui-ci cassait le jugement ou demandait à l'Almaami d'user de son droit de grâce en faveur du condamné. Toute condamnation entrainant la peine de mort était, en effet, du ressort de l'Almaami régnant.
Au niveau de l'Etat, il y avait un tribunal suprême composé d'un grand juge, de dix autres juges-assesseurs et des six membres du Conseil permanent de l'Imaumat du Fuuta 18 : soit un total de dix-sept membres. Ce tribunal compétent pour toutes les affaires de l'Etat, servait de cour de cassation à toutes les juridictions du pays. C'était la plus haute instance de l'organisation judiciaire du Fuuta 19.
Telles étaient les trois juridictions hiérarchisées avec leurs compétences respectives. Si le droit de grâce était un apanage des Almaami, les chefs de province pourraient, en revanche, réduire ou augmenter, dans certaines conditions, les peines prononcées par leurs tribunaux. La fonction de juge étant une prérogative royale, les chefs et les Almaami ne la confiaient à une tierce personne que par délégation. Aussi comprend-on pourquoi, le juge élu par un conseil, pouvait être révoqué par le chef qui l'avait choisi. Mais il ne pouvait en aucune manière, être inquiété pour un jugement rendu conformément à la loi et ne devait se laisser influencer par personne dans l'exercice même de ses fonctions, précisément à cause du caractère sacré du droit coranique. Le jugement n'était-il pas rendu au nom de la communauté musulmane toute entière, c'est-à-dire de la religion ? Le juge ne se souciait guère de savoir si la ou les sentences prononcées par lui pouvaient plaire ou déplaire à tel ou tel chef temporel, fut-il l'Almaami du Fuuta. Ce qui importait pour lui c'était de savoir si son jugement était ou non conforme aux lois divines surtout que sa fonction ne lui procurait aucun benéfice matériel. Son bénéfice était d'ordre moral : il avait la satisfaction d'être considéré comme l'un des hommes les plus honnêtes, et les plus lettrés de son milieu.
La justice était en effet gratuite dans l'ancien Fuuta et les juges n'étaient pas rétribués. Comme ils étaient souvent issus de grandes familles conquérantes, ils possédaient suffisamment de ressources pour être à l'abri des corruptions. Du reste, choisis parmi les plus âgés, ils étaient en général détachés des biens de ce monde et ce n'est qu'à cet âge que l'on pouvait acquérir le maximum de connaissances et d'expériences. Ils ne pouvaient recevoir aucun cadeau dans l'exercice de leur fonction. Le système des cadeaux remis aux juges dont parle la littérature coloniale 20 ne s'était répandu qu'après la conquête. A partir de cette époque les juges ont perdu leurs esclaves (qui cultivaient leurs champs) et leurs troupeaux (pour s'acquitter de l'impôt et ravitailler les boucheries urbaines), tout ce qui faisait leur fortune. L'administration leur a accordé un salaire dérisoire en guise de compensation, mais ce salaire ne compensait pas leur perte et les juges, au lieu de faire leur métier conformément au "Livre", se vendirent aux plus offrants. C'est cette situation que les auteurs ont transposée sur la période antérieure sans tenir compte du rang social des juges de l'époque.
Or dans l'ancien système judiciaire, le plaignant ne savait pas toujours à quel juge (il y en avait parfois plusieurs) le chef allait s'adresser pour étudier son affaire et il n'entrait en contact direct avec ce juge que le jour du procès.
Seule une étude approfondie du système judiciaire de l'ancien Fuuta pourrait déterminer l'existence ou non de la vénalité des juges 21.
Le droit musulman (du rite malékite, l'une des quatre écoles de l'Islam orthodoxe) en vigueur au Fuuta avait cependant subi quelques modiflcations apportées par les coutumes traditionnelles. Ces modifications allaient souvent dans le sens d'une humanisation d'une adaptation de la justice islamique pour la rendre plus conforme au caractère doux et pacifique des Peuls du Fuuta Dyalon. Au cours des espèces de "conciles" (ou kawtital hakkunde Maaje : Assemblée des savants) qui se réunissaient périodiquement à Fugumba, les docteurs de l'Islam proposaient les modifications à introduire sous forme d'ordonnances. La législation musulmane subissait alors une "fulanisation" sans toutefois être dénaturée ni vidée de toute sa substance. Ainsi pour juger une affaire donnée, on lisait, après avoir entendu les deux parties et leurs témoins, le chapitre du droit prévu par la religion et le chapitre des ordonnances prévues par la tradition. Et la compétence des souverains en matière de justice se limitait à l'application de ces deux sortes de textes écrits, ce qui permettait d'éviter toute tendance à l'arbitraire.
Tel était le principe d'organisation de la justice dans l'ancien Fuuta. Almaami e lamɓe diiwe (chefs de province) déléguaient souvent leur pouvoir à de savants jurisconsultes et la fonction, à force d'être exercée tout le temps par les mêmes familles, finissait par devenir héréditaire. Cependant une fois par semaine ou au moins une ou deux fois par mois, les souverains s'acquittaient de leur tâche à tous les niveaux de la hiérarchie, en siégeant eux-mêmes en qualité de juges ou d'observateurs. Mais le temps leur manquait pour s'intéresser au déroulement normal de la justice. Ils étaient trop absorbés par les opérations de la guerre sainte qu'il fallait mener presque annuellement aux alentours du pays.
Incontestablement, ce fut à l'organisation militaire que les souverains du Fuuta ont donné le meilleur d'eux-mêmes. Ils y consacraient la plus grande partie de leur temps en y apportant le maximum de soins. Cela se comprend aisément, car toutes les guerres qu'ils menaient étaient des guerres saintes (jihaadi). En effet les Peuls s'étaient assignés la mission d'établir un pouvoir religieux au nom de l'Islam et de l'étendre le plus loin possible et cette mission devait durer aussi longtemps qu'il y aurait des infidèles.
Toute la question était de savoir comment atteindre ce but : par la diplomatie ou par la guerre ? Quand la diplomatie seule suffisait, la conversion était obtenue par la persuasion, et quand la guerre était nécessaire, cette conversion se faisait par la force. Mais l'une et l'autre méthodes étaient employées simultanément. Voilà pourquoi les princes du Fuuta étaient avant tout, de fins diplomates et de vaillants chefs de guerre.
L'armée était organisée sur le modèle de l'Etat; neuf contingents recrutés dans les neuf provinces du pays. Cette armée pouvait atteindre un effectif important 22.
Chaque chef de province était maître du contingent qu'il recrutait et commandait. Le recrutement se faisait par cooptation familiale : chaque famille ou carré familial fournissait un guerrier, chaque hameau un certain nombre et chaque village un nombre plus grand proportionnel au nombre de hameaux le composant. Et le contingent de la province réunissait l'ensernble des guerriers de tous les villages.
Les villages de toutes les provinces se rassemblaient au lieu choisi, sous la direction de leur chef qui pouvait être le Karamoko du diiwal ou son remplaçant (son fils ainé, ou un de ses frères ou toute autre personne de son entourage). La réunion de tous ces contingents formait l'armée nationale dont le commandement suprême appartenait à l'Almaami, c'était sa prérogative la plus importante. Au moment d'entrer en campagne, cette armée nationale ou fédérale se répartissait en trois corps de troupe, ayant chacun une bannière :
Chacun de ces trois corps était, à son tour, réparti en trois petits groupes ou unités de combat : c'est-à-dire trois petites armées ayant un centre, une aile gauche et une aile droite correspondant en fait aux contingents de chaque province, sauf pour celui de Labé dont la composition se présentait ainsi :
L'armée était composée d'hommes libres (au Fuuta les esclaves pour des raisons multiples ne faisaient pas la guerre, sauf dans des cas bien limités et exceptionnels) Comme toutes les guerres du Fuuta étaient, en général, des guerres saintes, on estimait qu'elles concernaient avant tout les hommes libres, autrement dit une affaire de musulmans. Menées au nom de l'Islam, ces guerres étaient essentiellement dirigées contre les populations animistes qui habitaient tout autour du massif montagneux du Fuuta. Et comme une certaine parenté plus ou moins proche existait entre ces populations et leurs esclaves, les musulmans préféraient s'abstenir d'engager ces derniers dans des combats dont les issues étaient souvent incertaines, voire aléatoires.
S'agissant de l'opportunité du déclenchement des hostilités, aucun chef de province n'avait le droit de faire la guerre sans l'autorisation de l'Almaami régnant. Et l'Almaami lui-même ne pouvait la déclarer qu'après avoir reçu l'ordre de l'Assemblée fédérale ou Grand Conseil des Anciens de Fugumba, dépositaire de la foi et de l'orthodoxie. Seule, en effet, l'assemblée était habilitée à déclarer la guerre, à signer les traités. Elle seule pouvait engager l 'ensemble de la communauté musulmane. Mais l'initiative de la guerre pouvait venir de l'Almaami ou de l'un des chefs provinciaux et l'assemblée tranchait en dernier ressort. Sans son consentement, il était pratiquement impossible d'entreprendre une expédition militaire de grande envergure. Plus d'un Almaami s'est heurté à son opposition et s'est vu plus d'une fois contraint de renoncer à une guerre du seul fait que l'appui de l'assemblée lui faisait défaut.
Lorsque la bataille était engagée et après chaque combat victorieux, le butin était divisé en cinq parties (en arabe : khumsu, plur. akhmas) le même mot est utilisé par les Peuls, quatre parts allaient aux soldats et une part à l'Almaami ou à son représentant, un chef de province ou toute autre personne. Mais il est à remarquer que les manuscrits dont on dispose sont presque tous muets sur la quantité du butin réalisé à chaque campagne, en revanche le nombre des victoires remportées est abondamment noté. Souvent une mention spéciale précisait, sans donner des chiffres, que les femmes et les enfants étaient pris comme esclaves et que les vieillards ont été épargnés. Ces indications reviennent si fréquemment qu'il est inutile d'y insister 25.
Ainsi la responsabilité financière, judiciaire et militaire de l'Almaami permet de se faire une idée de ce que furent ses fonctions dans l'ensemble. Elles étaient plus apparentes que réelles. Au premier abord, tout semblait venir de lui ou passer par lui, mais un examen plus approfondi laisse apparaitre l'aspect théorique de son pouvoir. S'il régnait sur les neuf provinces du Fuuta, il ne gouvernait en fait que celle de Timbo. L'exemple de la justice suffirait à lui seul à le prouver il ne rendait la justice qu'à Timbo et parfois il s'abstenait même de casser (bien que ce fût son droit et son devoir de le faire, en un mot son privilège), les jugements rendus dans certaines provinces fédérées dont les chefs étaient parfois plus puissants que lui.
Dans l'armée, il n'était effectivement maitre que du contingent recruté dans sa province et ses dépendances. Quant aux impôts, ils n'étaient pas directement perçus par l'Almaami, celui-ci ne recevait que ce que les chefs de province voulaient bien lui remettre.
Cependant, il arrivait de temps en temps à un Almaami plus courageux ou plus audacieux que d'autres, de manifester sa volonté d'exercer un commandement réel sur l'ensemble du pays. Tel fut le secret désir de la plupart des Almaami soriya et en particulier du dernier d'entre eux : Bakar Biro. Celui-ci après avoir ravi à son frère le turban, symbole du pouvoir (ailleurs on aurait dit la couronne) fit remplacer, par de nouvelles élections, certains chefs de provinces pour avoir soutenu son rival (Ɓuriya, Fugumba, Kebaali et Foode Hajji). Là où il n'a pu et ne pouvait le faire, il se contenta de faire obligation à leurs chefs de se rendre à Timbo afin d'obtenir de lui une nouvelle investiture (une sorte d'allégeance, puisqu'ils avaient été régulièrement confirmés par le prédécesseur de Bakar Biro soriya comme lui). Les chefs de Koyin, Kollaaɗe et le bouillant chef de Labé 26 furent obligés d'aller prêter serment de f~délité au nouvel Almaami.
Ceci prouve qu'avec un souverain énergique, il était possible de subjuguer et partant de neutraliser les chefs des provinces, les plus récalcitrants et les plus farouchement opposés au principe de l'unité politique du pays.
Avec un Almaami fort, il était possible de tenter une integration politique susceptible de réduire le particularisme provincial souvent lié à un particularisme tribal et clanique. Mais avec un Almaami faible voire médiocre, c'était le triomphe des tendances autonomistes, le règne des Assemblées qui dictaient, sans contrôle, la politique à suivre tant sur le plan local que sur le plan national.
Le drame du Fuuta fut la faiblesse de ses institutions :
un tiraillement perpétuel entre le centralisme et le particularisme, entre l'unité nationale et l'autonomie provinciale.
Le système fédéral, accepté par les uns et toléré ou subi par les autres, ne fut qu'un compromis entre ces tendances opposées. Mais pouvait-il en être autrement surtout quand on sait que tout l'édifice était remis en cause de deux en deux ans pendant près d'un siècle ?
Un almaami n'exerçait ses fonctions que durant son séjour à Timbo ; au terme de son tour de règne, il se retirait de la vie politique (de gré ou de force) sans espoir de retour avant deux ans. Il allait vivre dans des villages aménagés pour sa retraite.
Notes
1. G. Vieillard qui fut l'un des premiers à appliquer ce vocabulaire des Institutions médiévales sur celles du Fuuta Dyalon, déflnissait ainsi cette notion du fief : "Le pays étail divisé en fiefs, mais c'étaient les gens qui étaient donnés en fief, beaucoup plus que la terre : le fief avait bien tendance à devenir territorial : mais les vassaux n'échappaient pas à leurs suzerains, pas plus que les serfs aux maîtres, en émigrant, le lien héréditaire n'était pas coupé pour cela, la marche vers la périphérie, surtout vers l'Ouest, éloignait les protégés-exploités de leurs seigneurs, mais ne les en séparait pas ; la couquête de nouvelles terres par les seigneurs eux-mêmes créait aussi de nouveaux liens entre le centre et les populations des marchés. Alfa Yahya signait : maalik du Labé, saahib du Kaade, on pourrait traduire: Roi du Labé, marquis du Kade, o. c., 1939, p. 123.
2. Cf. Fonds Vieillard : documents ethno-sociologiques, Cahier n° 92, et Guéɓard, Au Fouta Dialon, o. c., Les captifs, p. 63 à 70.
3. Les limites de cette "démocratie représentative" seront precisées plus loin.
4. Quant à sa fonction de chef de province (alfa de Timbo) elle n'est pas envisagee ici. Il suffit de rappeler le titre exact du souverain : Alfa mo Timbo e Almaami Fuula Dyaloo. Comme chef de Timbo, l'Almaami régnant s'occupait directement de l'administration de cette province : les nominations, les investitures, l'enseignement, l'armée, la justice, tout lui incombait. Toutes les activités locales relevaient de lui, comme pour ses pairs dans les autres provinces. Sa province avait une structure semblable à celle des autres, à tout point de vue, avec la seule différence qu'elle était le siege du gouvernement central du pays tout entier. Le plus souvent, c'était son fils aîné, son héritier éventuel qui gouvernait cette province ; il apprenait là dans un cadre réduit son métier de futur almaami.
5. L'attitude noble et héroique du griot de l'Almaami Ibrahima Sori Daara (alfaya) tué par les Hubbu à la bataille de Bokeeto (1873) en est un exemple. Cf. P. Guéɓard, Au Fouta Dialon, 1910, p. 95 et suivantes.
6. Le titre de mbatula ou mbatulaajo (plur. mbatulaaɓe) signifie : le suivant, l'entourage, le courtisan dans les sens étymologique du terme : homme de cour. C'était le bras droit du souverain, le messager toujours disponible et prêt.
7. Les plus communément cités en référence étaient :
8. Information orale fournie par un Peul du Fuuta : Modi Abdullaahi Diallo lettré en arabe, né en 1926 à Yemberen Maali nord-ouest du Fuuta (Guinée). Selon lui, c'est cet impôt qu'on appelait Kummabite.
9. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 21. En fait il ne s'agissait pas de la noix elle-même, mais de son symbole : c'etait une taxe déguisée que le commerçant devait payer à l'entrée comme à la sortie du pays.
10. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 12. Ce cadeau s'appelle fanda. Un dicton qu'on cite souvent traduit bien cette idée de réciprocité : Ko neldaari yaltinta maraari : le cadeau qu'on apporte fait sortir celui qu'on emporte (chacun a le cadeau qu'il mérite).
11. Ainsi on cite souvent le cas de "Almaami Ibrahima Sori Doŋol Feela qui sacrifia toute sa fortune pour régner, et le soir de son élection, disent les traditions, il ne lui restait plus qu'un seul captif." Guéɓard, o. c., p. 83.
12. Cf. Demougeot : Notes sur l'organisation politique et administrative du Labé avant et depuis la colonisation française. Larose, Paris, 1944. Cf. Guéɓard (en 1909) "On conçoit combien tous ces cadeaux et tous ces impôts pesaient lourdement sur le pays, sans cesse imposé sans règle précise et sans mesure, d'autant plus que les percepteurs, sous la forme de chefs de village, pressuraient de plus près encore et à leur profit, les populations qu'ils étaient chargés d'administrer", o. c., p. 83.
13. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 12. Il est dit ceci : fewdo ngun jamaanu wonaa hippagol : à cette époque là il n'y avait pas de pillage.
14. Fonds Vieillard, docum. littéraires, Cahiers n°. 59, 60, 62 plus
précisément : 59 (8, 9, 13, 16) ; 60 (19, 20, 23) ; 62 (35, 36, 40, 43) : les chiffres entre parenthèsec sont ceux des poèmes. Cf. La femme, la vache, la foi : recueil de textes de la littérature peule du Fuuta Dyalon par Alfa Ibrahim Sow (textes en fulfulde avec une traduction française). Collection: Les classiques africains, Julliard, Paris 1966, 1 volume.
15. Du reste certains auteurs, anciens administrateurs de colonies reconnaissent parfois que l'impôt colonial était plus lourd que les contributions traditionnelles : ainsi Guéɓard écrivait en 1909 : "Quoiqu'il en soit, l'ensemble des taxes, régulières ou non qui frappaient la population, formaient un total bien moindre que celui de nos impositions, l'irrégularité et l'arbitraire qui présidaient à leur perception en faisaient le caractère odieux. Seule la richesse apparente était frappee, aussi chacun cachait-il ses biens et ne produisait-il que juste pour ses besoins, ce qui arrêtait la production économique", o. c., p. 84. Et parlant des chefs qui empêchaient le pillage, il poursuivait : "tous les chefs cependant ne mirent en pratique ces abus : bien au contraire, il y en eut qui se montrèrent respectueux du bien public, ne perçurent que des taxes régulières, s'opposèrent aux pillages des chefs secondaires, de leurs proches et des notables, et les punirent quelquefois sévèrement lorsque leurs exactions étaient trop considérables", p. 84.
16. Cf. Arcin, Guéɓard, Tauxier, Demougeot, etc...
17. La richesse des souverains se réduisait à peu de chose en ce temps-là comme le témoignait Guéɓard au debut de ce siècle : "Lorsque nous fîmes après conquête, l'inventaire de la fortune de l'Almamy Ibrahim, nous ne trouvâmes que 2.000 captits et 1.000 buis, ce qui était peu de chose surtout si l'on considère que ces chiffres comprenaient la fortune de quinze à vingt fils ou neveux de l'Almamy défunt, c'est-à-dire le douaire des femmes, plus de cent propriétaires", 1910, p. 82 et suiv. S'agirait-il de l'Almaami Ibrahima Sori Yilili qui succède à Bakar Biro après la bataille de Pooredaaka en 1896 (souligné par Thierno Diallo).
18. De ce "conseil permanent" il en a eté question à titre de grands électeurs, il est composé de sept membres, mais le septième représentant la famille régnante (alfaya et soriya) ne faisait pas partie du Tribunal Supérieur. Cf. plus loin, le rôle de ce conseil, IIIè partie.
19. Mais lorsqu'il y avait crime de haute trahison d'un chef de province ou d'un Almaami, c'etait l'assemblée fédérale ou Grand Conseil des Anciens de Fugumba qui se transformait en tribunal pour siéger comme Haute Cour ou Cour Suprême de justice ; c'est que les chefs et les Almaami ne pouvaient être jugés par un tribunal ordinaire, mais seulement par leurs pairs.
20. Cf. Paul Guéɓard, 1910, p, 86 et suiv.; Demougeot, 1944, p. 20 et Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 30.
21. Dans l'état actuel des documents disponibles, il n'est pas possible de se prononcer d'une manière objective sur cette question.
22. Bayol en 1882 a donné le chiffre de 25.000 hommes en ligne dans son livre : Voyage en Sénégambie, o. c., p. 79. Guéɓard en 1909 en donnait 12.000 hommes, o. c., p, 92. Fonds Vieillard, docum. historiques, Cahiers nos. 3, 4, 5, donnaient 40.000 hommes. Mais un tel chiffre n'a été atteint qu'une seule fois : lors de l'invasion de Konde Burama vers la fin du XVIIIè siècle.
23. C'est que la province de Labé constituait à elle seule, il ne faut pas l'oublier, "la moitié du Fuuta" selon l'expression de G. Vieillard, o. c., p. 105. Et lorsque l'armée nationale traversait le territoire de l'une des provinces fédérées, l'Almaami devait informer son chef pour la forme par courtoisie, même si celui-ci était au courant, c'était une manière d'honorer et de respecter sa souveraineté : n'était-ce pas une preuve de son autonomie ?
24. Labé-Dheppere, Yemberen et Tunturun étaient des villages-mosquées (misiddaaji) importants de la province de Labé : des espèces de sous-provinces ou de "super-villages" dont l'existence officielle n'était pas reconnue constitutionnellement. Cf. Demougeot, 1944, p. 19 et suiv. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist, Cahier n° 6.
25. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahiers nos. 1, 2, 6, 7, 8, 10, etc.
26. Le chet de Labé: Alfa Yahya (ou Yaaya) avait été nommé par Bakar Biro mais il s'était rallié à son frère Alfa Mamadu Paate qu'il aimait beaucoup et dont il avait rait son beau-frère (Voir Aperçu Hist. 1ère Partie). Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., Cahier n° 40.