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Thierno Diallo
Institutions politiques du Fouta-Djallon au XIXè siècle

Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages


Chapitre VII
De l'organisation administrative au regroupement familial

A. L'organisation administrative

Dans l'aperçu géographique, il a été fait mention des neuf provinces constitutives de l'État du Fuuta 1. Ici il sera question de la structure de ces provinces.

De même que l'organisation sociale se présentait sous une forme pyramidale, de même l'organisation politico-administrative peut être comparée à une pyramide. De la base au sommet, on trouvait successivement: le hameau, le village, la province et l'État.

1. Le hameau (marga ou fulaso)

Il peut se définir comme un groupement d'habitations comprenant un certain nombre de familles. Quelquefois il pouvait y avoir une seule ou deux, et celles qui venaient après la fondation du hameau se mettaient sous la protection de la première en prenant même parfois le nom patronymique ou non du clan de celle-ci. Ce qui explique le rôle prépondérant que cette famille prendra par la suite dans les divers organismes à former.

Au début, quand les Peuls se présentaient comme hôtes à peine tolérés des Jalonke, leurs hameaux n'étaient que des campements mobiles. Les vrais hameaux et villages appartenaient aux Jalonke qui habitaient en général, au fond des vallées (ou aynde). Quelques siècles plus tard, lorsqu'ils devinrent les maitres du pays, les Peuls continuèrent à vivre dans leurs hameaux qui devenaient alors le centre politique. Comme ces hameaux étaient des unités d'habitation fort réduites, souvent éloignées les unes des autres, les pasteurs peuls en passe de devenir paysans sédentaires, en vinrent à se réunir dans l'un d'eux ou en tout autre lieu choisi pour son site avantageux ; près d'un ruisseau, d'une colline ou d'un grand arbre. Là ils discutaient ensemble des problèmes d'intérêt général, des heures durant, voire des journées entières 2 et accomplissaient en commun leur devoir religieux dont le plus important était la prière. Pour cela, ils choisissaient un endroit approprié qu'ils délimitaient par des cailloux puis par un enclos, enfin ils bâtissaient là une mosquée : misiide (de l'arabe masjid) : un village était né.

2. Le village (misiide (pl. misiddaaji)

C'était avant tout un lieu de prière, un lieu où il y avait une mosquée. Gilbert Vieillard avait appelé le village peul du Fuuta « village-paroisse » ; si la paroisse est le territoire sur lequel s'étend la juridiction spirituelle d'un curé, il aurait pu dire « village-mosquée » avec la seule différence qu'il n'y a pas de curé en Islam, mais son rôle est joué par le chef ou l'imaam qui dirige la prière.

Centre politique et religieux de plusieurs hameaux, le misiide était la première division administrative du pays. Habitués à vivre en habitat (campement, il faudrait dire), dispersé, les Peuls se contentaient de se rendre au village une fois par semaine pour assister à la prière du vendredi (malheur à a celui qui s'absentait trois vendredis consécutifs, il risquait de perdre son droit de cité parce que mauvais musulman donc mauvais citoyen !)

Des chefs de-familles venus de différents hameaux, au lieu de de rester au village du jeudi au vendredi soir seulement, préféraient y élire domicile définitivement. La rencontre de ces familles autour de la mosquée posa le problème de l'administration de cette nouvelle unité politique composce d'éléments hétérogènes. Il a fallu réunir des notables pour élire en leur sein un chef qui devait s'entourer d'un conseil des Anciens : tel fut le début de tout village peul au Fuuta.

Un village mosquée (misiide) pouvait être à l'origine de la formation d'autres villages du même type (misiddaaji) 2. Devenu trop grand, le village-mère se scindait : des hameaux entiers se détachaient de lui pour former un ou plusieurs autres villages les causes d'une telle scission sont difficiles à expliquer, car aux raisons objectives (expansion démesurée, crise politique, crise économique et sociale...) s'y ajoutaient des raisons subjectives, simples querelles des familles, ou des branches d'une même famille : rivalités entre les aînés et les cadets : les uns régnant à la tête de communautés locales en remplacement de leur père, les autres exclus des charges) ; autant de questions susceptibles d'entrainer la division au sein d'un village, d'un hameau ou d'une famille.

Les villages ainsi formés ne rompaient pas entièrement avec le village-mère. Même, devenus indépendants, ils maintenaient cependant des rapports plus ou moins étroits, à cause des liens de parenté entre les habitants. Ces liens étaient considérés comme indestructibles Au lieu d'une indépendance complète, ces villages secondaires n'avaient qu'une simple autonomie, souvent mise en cause par le village-mère, qui voulait nommer ou participer à l'élection de leur chef.

C'est ainsi qu'il s'est constitué peu à peu à travers tout le Fuuta de gros villages dont dépendaient des villages secondaires, au nombre relativement important. Ils prenaient souvent l'allure de sous-provinces et plus d'une fois leurs chefs ont essayé de traiter d'égal à égal avec le chef de leur province (lanɗo diiwal) d'origine. Ils se posaient en véritables rivaux et n'hésitaient pas à faire appel à l'Almaami, chef suprême de la communauté musulmane 4.

Le plus caractéristique de ces comportements est fourni par les chefs de villages de Timbi-Madiina, de Maasi et de Bomboli qui refusèrent, à un moment donné, d'obéir au chef de la province de Timbi dont ils dépendaient. Leur refus était si catégorique etleur opposition si violente, qu'une guerre éclata entre la province de Timbi-Tunni et le village de Timbi-Madiina, et le résultat fut le détachement de ce dernier et son autonomie presque complète à l'égard de la province, autonomie octroyée par l'Almaami de Timbo qui avait imposé l'arrêt des hostilités. Mais un tel résultat n'avait été obtenu que grâce au soutien discret mais efficace que les chefs (Jalluɓe) de la province voisine de Labé avaient apporté aux chefs (Jalluɓe également) de Timbi-Madiina. D'aucuns ont pensé à une collusion ou plutôt une coujuration tribale ou clanique des jalluɓe dirigée contre les ururɓe de Timbi-Tunni. Les chefs de Labé pour justifier leur intervention invoquèrent leurs liens de parenté « à plaisanterie » 5. Naturellement cette justification avait été faite par les griots, toujours prêts à trouver une excuse ou un alibi aux agissements de leurs maltres. Quoiqu'il en soit, des événements semblables étaient plutôt rares malgré la tendance à l'émiettement de certaines provinces 6.

Il est arrivé parfois à des villages secondaires de porter le même nom que le village-mère : ainsi dans la province de Labé, on peut noter l'exemple de: Daara Keccun (Ketyoun) fondé par des familles de Daara-Labé ou Daara Mawnde; celui de Kula-Tokosere fondé par Kula-Mawnde de même dans la province de Timbi, Bantiŋel-Mawnde 7.

Néanmoins il convient de rappeler que les sous-provinces qui s'étaient constituces autour de certains gros villages, ne furent jamais reconnues officiellement comme une division administrative, s'intercalant entre les villages et les provinces. Si elles ont souvent joué ce rôle intermédiaire, ce ne fut que dans la pratique locale seulement.

Même si les sous-provinces n'avaient pas une existence légale, on faisait la distinction entre les gros villages (misiddaaji mawɗi) et les petits villages (misikoy tokosoy). Ces derniers dépendaient presque toujours des premiers. C'est auprès d'eux que les chefs allaient chercher leur investiture. Ils recevaient d'eux les insignes du pouvoir : le turban (meetelol) le titre (moodi, alfa ou cerno) et le tambour de commandement (tabalde). Un chef de village secondaire (misiide tokosere) s'adressait toujours au chef du village principal (misiide mawnde) et exceptionnellement au chef de la province. C'est dire que les chefs de gros villages jouaient véritablement le rôle d'intermédiaire entre le responsable de la province et les différents chefs de petits villages 8. Eux seuls, du reste, recevaient leur investiture du chef de la province, agissant au nom de l'Almaami et en leur nom personnel; ce qui donnait tout son sens à la solennité de cette cérémonie. Celle-ci était surtout l'occasion rêvée d'échanger des cadeaux symboliques d'un côté et substantiels de l'autre.

Mais peut-être que si les chefs des provinces acceptaient l'existence de gros villages comme un fait accompli, ils se méfiaient de la création de sous-province (diiwun : diminutif de diiwal : petite province), car la notion de diiwal ou diiwun impliquait l'intervention de l'Almaami, seul habilité à investir le représentant d'une province si petite soit-elle.

3. La province diiwal (plur. diiwe)

C'était la circonscription qui venait immédiatement au-dessus du village. Elle réunissait plusieurs villages-mosquées dont le nombre était fort variable. Les chefs des provinces (au nombre de neuf en souvenir des neuf premiers compagnons du Prophète Mohammed) s'entendirent pour constituer l'Imaamat ou l'État peul du Fuuta Dyalon.

Le diiwal déformation de l'arabe (diiwaan) 9 était au début une division administrative portant uniquement sur les hommes. Il regroupait un certain nombre de croyants autour d'un shaykh ou karamoko (marabout) qui portait le titre de alfa ou cerno. C'est peu à peu que la notion de diiwal-province a fini par recouvrir l'idée de territoire. Avant la conquête, elle ne concernait que des groupes humains sans aucun lien avec la terre. Et il en fut ainsi pendant très longtemps, même après la conquête. Une telle situation se comprend aisément si l'on se souvient que les Peuls avant leur arrivée au Fuuta étaient des nomades, comme tels, ils ne concevaient le commandement qu'appliqué sur des hommes, et non sur une terre, un territoire. Cette mentalité de nomade leur est restée longtemps après leur sédentarisation, puisqu'elle se retrouve jusque dans leur conception du pouvoir 10.

Ainsi il apparaît bien que la province était avant tout un groupement humain, mais comme ce groupement résidait dans des villages-mosquées situés dans une région déterminée, il y a eu un glissement de sens du mot diimal. Des expressions comme « ceux de Karamoko Alfa-mo-Labe, ceux de Cerno mo-Timbi... » qu'on employait alors pour désigner les disciples des Karamoko du Labé, et de Timbi, démontrent qu'il s'agissait bien des hommes liés à un marabout, à un chef et non pas à une région ou à un territoire. Mais avec la sédentarisation des Peuls par suite de la conquête le glissement s'est produit et la province a fini par s'identifier à un territoire. Comme on sait par ailleurs quel sens donner à la notion de village-mosquée qui recouvrait une réalité essentiellement humaine, il est facile de comprendre que même après son identification à un territoire, la province n'a pas perdu pour autant sa signification première à savoir un agrégat humain vivant dispersé dans une multitude de hameaux. Et ceux-ci dépendaient administrativement et religieusement de tel ou tel village.

Et les neuf provinces territoriales du Fuuta n'étaient rien d'autre que l'expression matérielle du commandement des neuf marabouts qui avaient fait la conquête 11. Ces provinces se regroupaient en trois régions naturelles épousant, pour ainsi dire, les formes du relief :

L'importance militaire et partant religieuse de ces quatre provinces était si grande que rien de sérieux ne pouvait être entrepris dans le pays sans leur participation. Telle était la répartition des neuf provinces constitutives de l'Imaamat du Fuuta-Dyalon. Les autres noms (Timbi-Madiina, Maasi, Keebu, Bomboli, Kolen...) que les explorateurs ou voyageurs ont souvent cités comme de véritables provinces, n'étaient en réalité que des sous-provinces non reconnues officiellement dans le découpage administratif 13.

4. L'Etat : sa nature et ses caractéristiques.

Au-dessus de toutes ces provinces, il y avait l'État du Fuuta Dyalon. Quelle était la nature de cet Etat ? Était-ce une monarchie ? Une République, une confédération ? Autant de questions qui mériteraient chacune une réponse.

L'ancien Fuuta n'était pas une monarchie au sens classique du terme dans la mesure où ce régime nécessite la présence d'un roi héréditaire comme chef de l'État. Ce n'était pas non plus une République impliquant l'élection de n'importe quel citoyen comme président. Enfin ce n'était pas non plus une confédération, si celle-ci peut se définir comme une union de plusieurs États qui s'associent tout en conservant leur souveraineté.

Dans une première approche, le régime politique du Fuuta peut se définir comme un État théocratique ou une communauté religieuse de type fédéral dirigé par un souverain élu au sein d'une famille héréditaire.

État théocratique ou théocentrique

Le pouvoir dans l'ancien Fuuta appartenait à Dieu. Il en était l'unique source. Mais ce pouvoir il l'exerçait par l'intermédiaire de son représentant. Une communauté religieuse, il l'était également. Les liens qui unissaient l'ensemble des habitants du Fuuta tout au moins l'ensemble des tribus peules et mande ayant participé à la conquête du pays, n'étaient pas des liens fondés sur le sang, ni sur l'ethnie, mais fondés sur la foi, la croyance religieuse. L'Islam était le ciment de cette communauté. Et ce n'était pas une communauté quelconque, mais une communauté religieuse : une petite umma ou communauté musulmane à l'échelle du Fuuta adorant le même Dieu : (Allah) et reconnaissant le même Prophète Mohammed, que tous les autres fidèles réunis dans la grande umma islamique 14. Fédéral : le Fuuta l'était également dans la mesure où il regroupait les neuf principales provinces du pays, qui jouissaient toutes d'une certaine autonomie interne. Un souverain élu, celui qui commandait le pays, portait le titre de imaam, al-imaam d'où almaami, c'est-à-dire celui qui dirige la prière en se mettant devant les fidèles, une sorte de prêtre ou de ministre officiant dans d'autres religions. Son rôle était de traduire la volonté divine. Cet imaam-souverain était élu : au Fuuta Dyalon, les souverains n'accédaient au pouvoir que par voie d'élection. Et nul n'a pu et ne pouvait régner en passant outre. L'élection se faisait non pas par le peuple, car la souveraineté ne lui appartenait pas, mais par ses représentants les plus dignes choisis en raison de leur connaissance théologique. En réalité, il s'agissait des représentants de la communauté des croyants, car la notion « de peuple » était sinon inconnue, du moins confondue avec celle de la communauté musulmane. Une famille héréditaire: ce souverain élu appartenait toujours à la même famille. C'est dire qu'il y avait une famille héritière de la représentation divine au sein de la communauté des croyants. Tous les souverains étaient issus d'une même famille (celle des Seydiyaaɓe) divisée en deux branches (alfaya et soriya): la première maraboutique et la seconde militaire, ce qui les mettait dans la plus pure tradition islamique, l'alliance du Livre et du Glaive.

Mais comment caractériser ce régime ? Certains auteurs ont parlé de « république aristocratique » et d'autres de « démocratie militaire » 15. Pourquoi ne dirait-on pas que c'est une sorte de monarchie représentative ? Monarchie : parce que héréditaire dans une famille et « représentative » parce qu'élective au niveau individuel 16. Si tous ces qualificatifs correspondent à certains aspects du régime, ils ne suffisent pas à rendre compte de toute sa réalité. Dans ce cas ne vaudrait-il pas mieux renoncer à le classer, à l'étiqueter ?

Dans une seconde approche il faudrait se contenter de dire que c'est un État « théocratique » ou mieux encore un « imaamat » sans essayer de traduire toutes les notions impliquées par ce terme ? Et on dira alors que le régime de l'imaamat était un régime théocratique dont le représentant (almaami) du chef suprême (Dieu) était élu au sein d'une famille héréditaire.

Ainsi cet État théocratique ou imaamat apparaissait avant tout comme une communauté religieuse, une umma indépendamment de son assise territoriale. Ce qui veut dire que pour ces anciens nomades à peine habitués à leur nouvelle vie de sédentaires, la communauté étatique était parfaitement concevable en dehors de sa base matérielle.

Voilà ce que la documentation actuelle permet de dire sur cet État qui ne reposait ni sur une base ethnique malgré la prédominance de l'élément peul, ni sur une base territoriale malgré son installation dans le massif du Jalonkadugu, mais sur une base religieuse. Cette base c'est l'Islam qui, plus qu'une religion, apparaissait aux yeux de ces néophytes, comme une civilisation répondant à tous leurs besoins politiques, économiques, sociaux et culturels. Comme tel, il avait son modèle d'organisation de la société : le califat (Khalifat). Ce modèle inspira les conquérants du Fuuta pour la création de l'Imaamat. Mais autant le Califat avait subi la marque des Arabes, autant l'Imaamat a subi celle des Peuls. Autant les Arabes anciens nomades avaient dû adapter leurs coutumes ancestrales à l'Islam, en s'adaptant eux-mêmes à la religion nouvelle, autant les Peuls également anciens nomades ont dû se soumettre aux mêmes exigences. Dans le premier cas, il s'agissait d'une « arabisation » et dans le second d'une « fulanisation » de l'Islam découlant de la corrélation de leur « islamisation » respective.

Ainsi le hameau, le village, la province et l'État qui n'étaient d'abord que des groupements humains hiérarchisés devinrent peu à peu des unités territoriales correspondant à une structure politique et religieuse définie. Chacune de ces unités avait ses institutions propres et en particulier un Conseil des Anciens et une Assemblée des fidèles ou d'hommes libres. Mais avant d'aborder l'étude de ces institutions, il semble nécessaire de préciser enfin les notions relatives au regroupement de type familial.

B. Le regroupement des familles : les « teekun »

En général tout village de l'ancien Fuuta était le résultat d'une cohabitation d'un certain nombre de familles autour d'une mosquée. Ces familles se regroupaient par affinité et par quartier 17.

Par affinité : les familles ayant un ancêtre commun se rassemblaient autour de la plus puissante d'entre elles. Celle-ci devenaient leur porte-parole. Par quartier : dans un village, les familles ne s'installaient pas n'importe où. Elles choisissaient l'emplacement de leur lieu d'habitation par rapport à la mosquée et par rapport aux points cardinaux. C'est ainsi que certaines s'installaient toujours à l'est de la mosquée, d'autres au nord, ainsi de suite. Tous les quartiers gravitaient autour de la mosquée.

L'on se demande ce qui déterminait ce choix. Était-il lié au souvenir de leurs anciens campements de nomades autour d'un grand feu servant, peut-être, de sanctuaire ? Ou bien autour d'un site privilégié (pour parquer leur bétail) choisi en fonction de la rotation du soleil le jour et du mouvement des astres la nuit ? Toutes ces questions resteront sans réponse tant que des recherches ne seront pas faites sur les anciennes croyances des Peuls.

Quoiqu'il en soit les liens de parenté et de site géographique entraient en ligne de compte dans le regroupement des familles. Ces regroupements s'appelaient le teekun.

Un teekun (plur. teekunji) était une division de type « gentilice » une division par quartier, regroupant des notables issus d'un certain nombre de familles. Pour qu'il y ait un teekun, il fallait au moins deux familles n'appartenant pas au même clan, c'est-à-dire n'ayant pas un ancêtre direct commun mais pouvant être de la même tribu. Par clan il faut entendre ici le lignage ou lignée (leñol, pl. leƴƴi). Dans chaque village il pouvait y avoir deux à quatre teekun (ou teekunji). Mais il semble qu'il n'y avait pas un nombre fixe de familles dans chaque teekun. Leur nombre n'est presque jamais donné par les textes disponibles 18.

Chaque teekun portait un nom de lieu ou un nom de personne, généralement celui de l'ancêtre fondateur.

Le mot teekun lui-même semble être d'origine jalonke et signifierait a association ou classe d'âge 19. Mais avec les Peuls, il a perdu son sens d'emprunt. Pour bien saisir le sens actuel ou plutôt le sens que les Peuls lui ont assigné, il y a lieu de donner quelques exemples choisis dans les différentes divisions administratives du pays (petit village, village moyen, ou important, gros village jouant le rôle d'une ville, chef-lieu d'une province...).

1. Un petit village : Sêre (Misikun Seere)

Dépendant du village de Dindoya dans la province de Timbo. Il y a trois teekun (têkoun) :

2. Un village moyen : Pooredaaka (misiide Pooredaaka)

Dépendant de Sankarella avec quatre teekun:

Tous les quatre étaient des familles Jalluɓe (Jallo) mais de lignages différents. Tous portaient des noms de personnes sauf peut-être le dernier : Maama Hajji veut dire le grand-père, l'ancêtre et hajji (de l'arabe: al-haj, le pèlerin). Maama Salli (l'aïeul, le muezzin) ; Malikiyaaɓe : les descendants de Maalik. Quant à Bongoro ; il peut être aussi bien un nom de lieu qu'un nom de clan.

3. Un village important : Sankarelaa ou Sankarella

Dans la province de Ɓuriya, il y avait trois teekun :

Les deux premiers teekun portaient des noms de lieux et le dernier un nom de tribu. Le premier était dirigé ou dominé par une famille-clan : Soh (Sow) de la tribu des Ferobɓe ; le deuxième par des familles Jallo de la tribu des Jalluɓe et le troisième par des familles Bari de la tribu des Dayeeɓe dont il portait le nom 20.

Une comparaison entre les villages de Pooredaaka et de Sankarelaa permet de faire un certain nombre de constatations. D'abord, ce sont les mêmes familles qu'on retrouvait dans les deux villages. Ensuite, il apparaît que ce sont des habitants de Sankarelaa qui ont fondé Pooredaaka. Enfin on peut déceler une certaine évolution des rapports entre les différentes familles qui composaient leurs teekun. C'est ainsi que trois des quatre familles du teekun-ley de Sankarelaa : les Bongoroyaaɓe, les Maalikiyaaɓe et ceux de Maama Hajji constituaient à Pooredakaa trois teekun différents. Autrement dit, il arrivait quelquefois, à des familles d'un village-mère ou village principal réunies dans un même teekun de se retrouver divisées en teekun différents dans les villages secondaires où elles avaient émigré ou qu'elles venaient de fonder. Une question se pose alors : la division ou répartition en plusieurs teekun des familles jadis unies, était-elle le résultat d'une opposition entre elles ? Ou bien correspondait-elle à leur désir d'accaparer et de monopoliser le pouvoir politique local par le truchement de ces alliances claniques (teekun) ?

4. Une ville misiide mawnde ou saare, Timbo

Capitale du Fuuta et aussi de la province du même nom. Elle avait quatre teekun et un teekun complémentaire :

Lors de l'instauration du régime de l'Imaamat, il n'y avait que deux teekun, tous deux de la tribu des Jalluɓe, Yirlaaɓe (ou Yillaaɓe) :

Les deux personnages dont les teekun portaient le nom, étaient des généraux et des marabouts (savants lettrés) de l'entourage des deux premiers Almaami du Fuuta. Cerno Ahmadu Dikkoyanke était un bon général et un fin diplomate, Moodi Makka Kaliyanke, dont la bravoure n'avait d'égale que celle de l'Almaami Sori Mawɗo s'était fait attribuer la présidence de l'Assemblée fédérale ou Grand Conseil des Anciens de Fugumba et cette charge devint héréditaire dans sa famille jusqu'à la fin de l'indépendance du Fuuta.

Les premiers Almaami craignant l'influence grandissante de ces personnages, estimèrent nécessaire de créer deux autres teekun pour compléter les deux existants, en fait pour se prémunir contre le danger qu'ils représentaient pour leur pouvoir. Ce furent :

L'un et l'autre étaient de la famille des Maalikisiiɓe (descendants de Maaliki), père de l'Almaami Ibrahima Sori Mawɗo), du clan Seydiyaaɓe, de la tribu des Dayeeɓe. Ces deux cernooɓe ou seeremɓe étaient de la branche non régnante de la famille. Aussi pour les consoler, sans doute, formèrent-ils les deux teekun appelés à siéger au « Collège des Grands Électeurs » et au « Conseil permanent ». De plus ils avaient une double surveillance à exercer : d'une part le teekun de Cerno Malal devait surveiller celui de Moodi Makka et le teekun de Cerno Yuusufu celui de Cerno Ahmadu : et d'autre part, ces deux teekun seydiyaaɓe (Dayeeɓe : Bari) devaient surveiller collectivement les deux teekun Yirlaaɓe (Jalluɓe : Jallo) .

Estimant, sans doute, toutes ces précautions encore insuffisantes, les Almaami trouvèrent le moyen, voire la nécessité, de créer un « super-teekun » appelé Teekun Mawɗo (le « grand » teekun). Il se composait des deux branches de la famille régnante : les alfaya et les soriya. Il apparaissait comme une simple création des Almaami soucieux de se donner une plus large majorité au sein du Collège électoral et du Conseil permanent surtout, sans l'avis duquel ils ne pouvaient prendre aucune décision importante. Ce teekun était une création arbitraire, voire artificielle ne répondant pas aux normes d'un teekun classique. D'une façon générale en effet, on ne trouvait même dans les centres les plus importants, qu'un maximum de quatre teekun, c'était la règle 22.

Tels sont quelques-uns des principaux aspects d'un teekun aux différents niveaux de la structure politique et administrative du pays. Toute la question est de savoir si l'organisation des villages en teekun était répandue à travers tout le Fuuta ? Ou bien si elle se limitait à la seule partie méridionale du pays (ley-pelle) : Timbo et ses dépendances ? Et peut-être au Fuuta central (hakkunde-maaje) : Ɓuriya, Fugumba et Kebaali ? La documentation actuelle ne permet pas de répondre à ces questions. Néanmoins, il y a lieu de croire que le système existait partout, même si le regroupement de familles, connus sous le nom de teekun portait d'autres noms 23.

Quoiqu'il en soit, le système de teekun était une institution permettant le regroupement des familles. Ce regroupement était rendu d'autant plus nécessaire que dans les villages, toutes les familles n'avaient pas la même importance. Il y en avait des riches et des pauvres, des puissantes et des faibles. Certaines de ces familles exclues du pouvoir politique par le jeu des influences ou par les élections, trouvaient naturel de s'assurer une sorte de clientèle, pendant que d'autres acceptaient de se soumettre et même de s'intégrer à plus puissantes qu'elles. Une véritable chaîne de protection s'était ainsi instaurée entre les unes et les autres. Il y avait d'un côté les familles protégées (les plus nombreuses) et de l'autre les familles protectrices (les plus puissantes) unies dans un même système: le teekun.

Cette situation est d'autant plus remarquable qu'elle reflétait la composition des Conseils de villages et peut-être même celle des Assemblées.

Ce bref aperçu de l'organisation administrative d'une part et du regroupement des familles par affinité et par quartier (en teekun) d'autre part, permet d'aborder directement l'analyse des institutions de type représentatif. Ces institutions étaient de deux sortes. Les unes regroupaient un nombre restreint de familles privilégiées qui pouvaient plus ou moins participer à la direction des affaires publiques, c'est-à-dire de l'État. Elles fonctionnaient d'une manière permanente, pouvant se réunir à tout moment, mais sans aucune régularité: ce sont elles qu'on appelle ici les Conseils.

Les autres rassemblaient tous les « hommes libres » pour ne pas dire tous les « croyants ». Elles se caractérisaient par des réunions périodiques. Elles sont désignées par le terme d'assemblée populaire ou des fidèles. Il s'agit donc de deux types d'institution distincts, mais jouant un rôle complémentaire. Le seul cas où le vocabulaire pourrait prêter à confusion est celui du « Grand Conseil des Anciens » plus couramment appelé «Assemblée fédérale » de Fugumba 24.

Notes
1. Cf. première partie : chap. 1er, p. 28, note 3.
2. Les Peuls aiment tellement discuter que leurs voisins disent d'eux que, même pour aller faire leur besoin naturel, ils doivent se consulter, délibérer pour savoir de quel côté aller : ɓe diisondiray fi andugol ka ɓe yaarata ɓaawo-hoggo !
3. Pour constituer un village-mosquée, il fallait réunir treize (13) chefs de familles : treize foyers, au moins. Renseignement oral : El Hajji Ahmadu Laaria Diallo, notable à Labé, lettré en= arabe, parlant et éorivant le peul (fulfulde).
4. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 21.
5. Il s'agit d'un cousinage plus ou moins mythique entre les 4 tribus peules : Jallo (Diallo) et Baa (Bah ou Balde) d'une part, Bari (Barry) et Soh (Sow) d'autre part. Les mêmes liens existaient chez les tribus non peules, chez les Mandeng (Keyta et Kuyate), chez les Susu (Suma et Tuure, Kamara et Silla) chez les Wolof (Jop et Njay). Les Peuls appellent ces liens : denɗirayaagal ou sanakuyaagal (mot mande). Les Mandeng disent sanankuya et sanankhuya (Susu) les Wolof disent: kall.
6. Entre autres celle de Timbi précisement. Cf. Vieillard, docum. hist., cahier no. 30.
7. Keccun signifie: non mûr, d'où jeune, petit, neuf. tokosere = petit, jeune, s'oppose à mawnde = grand ancien, ainsi Daara-Keccun et Kula-Mawnde peuvent se traduire par : Daara la nouvelle ou le nouveau (la ville ou le village), kula = la grande, l'ancienne. Le fait que kula signifiant parc à petit bétail (ovins et caprins) bergerie, a été donné ici comme nom de village, permet de penser que la toponymie pourrait être révélatrice sur les premiers établissements peuls en pays jalonke.
8. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 32.
9. De l'arabe dîwân: eontrôle d'une armée, registre, liste, conseil d'empire: de là en peul on voit le glissement de dîwân en diiwal qui était bien un registre, une liste ou un conseil des croyants sans ancune notion territoriale au départ.
10. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12, 31.
11. Carte n° 3.
12. Cette expression signifie aussi: « parmi les savants » nom donné aux espèces de « conciles » qui se réunissaient périodiquement à Fugumba pour adapter la religion aux coutumes locales ou les coutumes à la religion (Cf. IIe. partie).
13. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cah. nos. 30, 31. Pour les explorateurs, cf. Bayol et Noirot.
14. G. Vieillard parlait de « leur foi qui permit la fondation d'une fraternité musulmane », 1939, p. 85.
15. Bayol (o. c., p. 78, 79 et suiv.) parle de « République aristocratique » et Jean Suret-Canale (Essai sur la signification sociale et historique des hégémonies peules, Paris 1964) d'une « démocratie militaire » (p. 35).
16. Le terme de monarchie est malheureux car l'Almaami n'est pas un « roi » ; il ne porte pas le titre et s'il lui arrive de le faire, c'est uniquement dans le cadre de sa province : Timbo, même là, il n'est que alfa. Cependant, Alfa Yahya, dernier chef de la province de Labé signait ses lettres : Maalik du Labé, Saahib de Kaade. On pourrait traduire : Roi du Labé, marquis du Kade, d'après G. Vieillard, Notes sur les Peuls, 1939, p. 123.
17. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier no. 32.
18. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 32.
19. G. Vieillard, Notes sur les Peuls du F.D., 1939, p. 118, 126.
20. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier n° 32 et tradition orale fournie par El Hajj Taanu Sow, notable, lettré en arabe, parlant et écrivant le fulfulde (langue peule).
21. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 31, 32 et 33.
22. « Il y avait quatre teekun, de même, qu'il y avait quatre tribus peules et quatre califes orthodoxes » écrivait Cerno Mammadu Joolaake, un lettré de l'époque, auteur de nombreux poèmes. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier n° 32.
23. Le problème des teekun est si complexe que nous nous proposons d'y revenir dans une autre étude, à paraître ultérieurement. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 32.
24. On verra pour quelle raison. Cf. ci-dessous Assemblée de Fugumba. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12-31.