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Thierno Diallo
Institutions politiques du Fouta-Djallon au XIXè siècle

Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages


Chapitre VIII
Le conseil des anciens dans un village :
du conseil de famille au conseil de hameau

Le conseil de famille — mbatu mawɓe gorol

Dans une famille peule traditionnelle, le chef le plus ancien du lignage ou de la lignée, apparaissait, à première vue, tout puissant. Mais à y regarder de plus près, on se rend compte que son titre de patriarche ne lui conférait pas tous les droits. Pour toute décision importante à prendre, il devait consulter l'ensemble des chefs de familles dépendant de lui. Pour ce faire, il réunissait un Conseil de famille ainsi composé: le patriarche, le plus âgé parmi les chefs vivants, tous ses frères et cousins habitant le même hameau ou les hameaux voisins avec lesquels les liens n'ont pas été rompus pour une raison ou pour une autre; enfin, ceux de leurs enfants qui ont fondé un foyer : c'est-à-dire ceux qui sont considérés comme des hommes mûrs et responsables (mokobaaɓe). Ce conseil pouvait avoir un nombre variable de membres suivant l'importance de la famille considérée. Il était compétent pour toutes les affaires de la famille et le patriarche, le seul homme « majeur » de tout le groupe était son porte-parole dans ses rapports avec les tiers et en particulier avec les autres patriarches du hameau 1.

Le Conseil des Anciens dans un hameau (mbatu mawɓe fulaso ou marga)

Pour un hameau, il y a deux cas à considérer: En premier lieu, le hameau tout entier est habité par une seule famille ou un seul lignage, son Conseil des Anciens se composait dans ce cas des mêmes membres que dans le cas précédent, savoir la famille. En second lieu, le hameau est habité par deux ou plusieurs familles, le conseil des Anciens était composé des patriarches et des principaux chefs de famille de leur entourage Dans ce dernier cas, il arrivait souvent à l'une de ces familles d'occuper une place prépondérante parce qu'elle était la plus ancienne, la plus riche ou la plus lettrée. Toutes les autres lui reconnaissant cette prééminence, elle devenait la famille régnante du hameau 2.

Dans un hameau, la composition du Conseil des Anciens ne posait pas de difficultés insurmontables puisqu'il n'y avait presque jamais plus de deux ou trois familles. Et quand il y en avait, elles s'unissaient ou mieux s'incorporaient à la plus ancienne en adoptant même son nom patronymique ou nom de clan (yettoore).

En vérité, c'est au niveau du village que le Conseil des Anciens commençait à revêtir une réelle importance dans la mesure où il cessait d'être l'expression d'une ou de deux familles pour devenir l'émanation d'une communauté plus large.

Le Conseil des Anciens dans un village (mbatu mawɓe misiide), composition et rôle.

A. Composition

Le conseil comprenait tous les teekun du village. Or on a vu qu'il pouvait y avoir deux à quatre teekun au maximum par village. Mais combien de familles se regroupaient dans chacun d'eux ? La réponse à cette question est difficile, car les teekun n'avaient pas la même importance Ce qu'il y a de sûr, c'est que pour faire un teekun il fallait un minimum de deux familles de différents lignages (leñol : leyyhi) qui avaient participé à sa fondation. Ces familles étaient en général celles des conquérants ou des émigrés récents Les familles, fraîchement arrivées se mettaient sous la protection des plus anciennes Les familles trouvées sur place et converties seulement après la conquête n'étaient pas membres des teekun, mais jouissaient de leur protection. Les expressions peules résument bien cet état en distinguant les: laamotooɓe des laamaaɓe ou mieux encore: les waawuɓe des waawaaɓe (mot-à-mot: ceux qui commandent et peuvent et ceux qui sont commandés et ne peuvent pas), c'est-à-dire les chefs et les « sujets ». Par « chefs » il faut entendre non seulement la personne ou la famille qui était à la tête du village ou de la province, mais encore toutes les familles susceptibles de remplir les mêmes fonctions, les membres du Conseil des Anciens de la communauté considérée entre autres. Par « sujets » il faut comprendre qu'il s'agissait en fait des « citoyens ». Des citoyens sans doute « passifs » puisqu'ils n'étaient pas éligibles 3. Pourquoi « citoyens » ? Parce que musulmans. Le droit de cité était lié à la croyance religieuse. Pour être citoyen, il fallait appartenir à la communauté musulmane. Mais pour jouir de toutes les prérogatives du citoyen (électeur et éligible) il fallait appartenir aux familles conquérantes, propagatrices de l'Islam par excellence.

Les membres du Conseil des Anciens n'étaient rien d'autre que des délégués des teekun. Il pouvait y en avoir un ou deux par teekun. Chaque membre représentait son teekun et à travers lui, toutes les familles qui le composaient, et toutes celles qui lui étaient alliées ou affiliées vivant dans le village ou dispersées dans les hameaux voisins.

Ainsi à Dindeya, village moyen de la province de Timbo, le Conseil des Anciens, était formé par les chefs des quatre teekun ou leurs délégués :

Ces teekun représentaient les familles vivant dans le village même et celles dispersées dans les petits villages de Ñooɓe, de Seere et de Somidaroo qui dépendaient tous de Dindeya. Chacun de ces petits villages-mosquées, avait ses teekun propres composés des familles dispersées en une infinité de hameaux 4.

Ainsi le Conseil des Anciens réunissant seulement les chefs de grandes familles regroupées dans les teekun, ne pouvait prétendre représenter l'ensemble de la population libre. Mais celle-ci avait l'impression d'y être représentée grâce au système d'alliance et de protection. Chaque famille des waawaaɓe (citoyens « passifs ») n'était-elle pas liée à une famille des laamotooɓe (ceux qui commandaient les conquérants) ? Aussi lorsque celle-ci faisait entendre sa voix dans les teekun ou au Conseil, celle-là se sentait-elle également concernée. Voilà pourquoi le Conseil des Anciens au niveau des villages pouvait être considéré comme l'expression de toute la population à travers ses teekun.

Il n'était donc pas surprenant de voir toutes les décisions du Conseil entérinées par l'Assemblée des fidèles.

B. Rôle

Les activités d'un Conseil de village étaient multiples. Elles se manifestaient dans tous les domaines de la vie locale.

Politique et administratif : le Conseil élisait le chef de la communauté et confirmait ceux des communautés plus petites dépendant de sa juridiction. Il élisait aux différentes fonctions :

Dans certains villages-mosquées, il pouvait y avoir une demi-douzaine de muezzins. Leur rôle en Islam n'était-il pas semblable à celui des cloches d'une église dans le Christianisme ?

Les fonctions judiciaires étaient également pourvues par voie d'élection dans les conditions déjà rapportées 5. Il en était de même pour toutes les autres fonctions, y compris celle des maîtres d'école, bien que celle-ci fût ouverte à tout individu capable de l'exercer. Un détail significatif concernant les fonctions d'imaam et de muezzin, mérite d'être rapporté ici à cause de leur caractère essentiellement religieux. Avant leur élection, tous les candidats à ces deux postes, étaient présentés devant une assemblée de femmes. Celles-ci statuaient à huis clos sur chacun des cas et communiquaient au Conseil des Anciens les candidatures les plus dignes d'être retenues. Pourquoi une telle précaution ? Tout simplement parce qu'en milieu peul, on estimait et on estime encore que la propreté du corps et de l'âme était l'une des conditions essentielles pour communier avec le Seigneur. Et il était inconcevable que les deux principaux serviteurs de Dieu dans une mosquée de village, fussent un seul instant en état d'impropreté ou de souillures. Or, qui pouvait mieux que les femmes connaître les hommes susceptibles de remplir cette condition de propreté pour occuper de telles fonctions ? Ce souci de pureté fait partie de la morale des Peuls du Fuuta, morale qui veut qu'un homme d'un certain âge (à partir de 35 ou 40 ans) marié et père de famille, s'abstienne de tout acte illicite. Appliquée à la lettre, cette morale tend vers l'ascétisme des soufi (ou mystiques musulmans) 6. Telles étaient dans le domaine politique et administratif, les principales activités du Conseil des Anciens.

Economique et social

Le Conseil des Anciens décidait du lieu de pâturage annuel pour le troupeau du village et de ses hameaux : la répartition des terrains de culture ou leur abandon en jachère, et l'organisation du travail collectif des champs, avec tirage au sort pour déterminer l'ordre de commencement pour chaque famille. Le Conseil veillait à l'acquittement des impôts par famille ou groupe de familles suivant un taux proportionnel à la quantité de la récolte ou au nombre de têtes de bétail. L'organisation des marchés hebdomadaires (luumo) était aussi de son ressort. Il choisissait ses jours de marché, en tenant compte de ceux des villages voisins conformément aux besoins de la région ou de la province.

Toutes les questions relatives à l'hospitalité accordée aux étrangers de passage, à l'assistance aux indigents et aux personnes âgées, relevaient du Conseil des Anciens. Il s'occupait du recrutement des soldats pour la guerre sainte par tirage au sort. Si tous les hommes valides devaient faire leur service militaire, ils n'y allaient pas tous en même temps, mais à tour de rôle. Grâce à ce système de roulement, les hameaux, les villages et les provinces arrivaient à conserver au moins une partie de leur main-d'œuvre pour les travaux champêtres. Ce qui prouve encore une fois, que la main-d'œuvre servile ne suffisait pas aux besoins de l'agriculture 7.

Enfin tous les rapports sociaux étaient réglés par lui (fêtes, cérémonies de toutes sortes, réparations des mosquées et des maisons avant chaque saison des pluies). Il n'y avait pas d'activités villageoises voire familiales où son avis ne fut sollicité (naissance, circoncision, mariages, inhumation...). Si le Conseil des Anciens prenait toutes les décisions relatives à la vie de la communauté locale, leurs exécutions incombaient à ses responsables et en particulier à son chef. Ce qui impliquait une certaine collaboration, car entre le chef et les membres du Conseil des Anciens, il n'y avait pas que conflit, opposition d'intérêts, et rapports tendus 8.

Ainsi, il apparaît que l'activité du Conseil des Anciens intéressait tous les domaines de la vie familiale et villageoise. Le rôle du conseil de village pouvait être d'autant plus important que celui du chef était parfois réduit. Élu du Conseil, celui-ci acceptait ou se résignait à accepter la situation qui était la sienne, à savoir régner sans gouverner. Quant à la composition du Conseil, elle était restreinte: les quelques familles regroupées dans les teekun, et qui avaient la prétention de parler au nom de tous, ne constituaient qu'une simple minorité. Celle-ci ne rassemblait même pas tous les éléments « privilégiés » de la société, c'est-à-dire les descendants des familles qui avaient islamisé le pays.

Néanmoins, il ne faut pas croire à l'existence d'une dictature absolue du Conseil des Anciens, reléguant le chef au second plan dans le rôle d'un vulgaire agent d'exécution. Rien de tout cela, en fait, dans ce milieu profondément religieux. Chacun savait où- commençaient et s'arrêtaient ses droits. Le chef, si limité qu'il fût dans ses activités exerçait pleinement son pouvoir. De même les membres du Conseil des Anciens savaient s'arrêter à temps dans l'exercice de leurs fonctions, pour ne pas empiéter sur les prérogatives du Chef. Ce respect des règles établies s'explique facilement dans la mesure où chacun se croyant ou mieux s'affirmant investi par Dieu, seul détenteur du pouvoir, estimait n'avoir dès comptes à rendre à personne. Est-ce à dire que les uns et les autres avaient oublié qu'ils étaient les élus de la population ou du moins d'une partie d'entre elle ? La réponse est : non, mais ils pensaient que leur élection n'était qu'une manifestation de la volonté divine 9.

Notes
1. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 31.
2. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12, 21 et 31.
3. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 21.
4. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier n° 12.
5. Cf. 2e partie : Almaami, chef de la Justice.
6. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 32 et littéraires, cahier n° 72. En d'autres termes à cet âge il était formellement interdit de s'intéresser à quelqu'autre femme qu'à la sienne propre.
7. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 21 et 31 et docum. ethno-sociologiques, cahier n° 32.
8. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 31 et aussi Guébhard, Tauxier et Demougeot.
9. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier n° 55 et documents littéraires, cahier n° 62.