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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 21

Kahel sortit ses parures et ses acrobates, ses cavaliers et ses belles bergères pour saluer son monarque. On égorgea quantité de moutons et de poulets, offrit une fantasia et fit défiler l'armée au pas. Les flûtistes, les frappeurs de calebasses et de tam-tams et les griots se produisirent jusque tard dans la nuit. Georges en fut ravi. Il n'avait pas besoin de se forcer, les délices de l'Afrique des profondeurs éveillaient chez lui la même ivresse que chez son vénérable père.
A Diongassi, l'emplacement de la future gare était maintenant nettement visible, avec sa belle clôture de fer et ses tas de briques, de fûts, de brouettes et des pioches. A Fello-Dembi, une factorerie de plusieurs étages et une vaste case rectangulaire meublée à l'européenne et ornée de roses l'attendaient.
A la place de la broussaille, il retrouvait un magnifique damier de rizières et de pâturages, un royaume, un début de royaume, un royaume quand même, avec une monnaie et son armée de trois mille soldats bien entraînés.
Il remonta avec Georges les allées de manguiers et d'agrumes, inspecta les plantations de café et d'ananas, de caoutchouc et de sisal.
C'était déjà une belle petite colonie ! Qu'est-ce que ce serait quand viendraient bientôt les urbanistes de Paris, les jardiniers de Versailles, les faïenciers de Limoges, les tapissiers d'Aubusson et les architectes d'Italie !
— Merci, père, merci ! s'abandonna Georges, soudain transporté de bonheur et de tentation lyrique. Kahel, le meilleur endroit au monde pour chasser, humer l'air des prés embaumé d'odeur de jasmin et de miel, siroter son apéro dans la fraîcheur du soir en se laissant éblouir par les lumières d'un ciel toujours abondamment étoilé !
Il laissa son fils pourchasser les lièvres et batifoler derrière les singes dix bons jours, malgré les messages de plus en plus pressants de Bookar-Biro. La veille du départ pour Timbo, un espion d'Alfa Yaya le fit changer d'itinéraire : le roi de Labé le priait de se rendre chez lui tout de suite et nuitamment, il insistait, le mouton, nuitamment ! On le conduisit dans les faubourgs de la ville, dans une case isolée autour de laquelle chuchotaient des ombres en armes. Alfa Yaya n'était pas seul : à sa gauche se trouvait Tierno et à sa droite, ô, divine surprise, Ibrahima, son ennemi intime, le vieux grincheux de Fougoumba lui-même ! Tierno et Alfa Yaya, cela pouvait se prévoir, mais Ibrahima et nuitamment ! Que se passait-il, que pouvait bien lui vouloir ce vieil intrigant ? C'est vrai que l'on était au Fouta où rien n'était jamais sûr, surtout avec les frères de sang et les alliés.
Il n'avait plus besoin d'interprètes pour deviner ce qui allait se tramer là.
Ce pays, il y évoluait dorénavant avec la même aisance que dans son château de Montredon. Il en connaissait chaque fleuve, chaque vallon, chaque monticule. A présent, il pouvait reconnaître chaque village à son odeur, chaque homme à sa toux. Ce monde peul, dorénavant, il y baignait tout entier : il comprenait chaque clin d'oeil, chaque courbette, chaque raclement de gorge. Ses hommes passaient à présent pour des concitoyens et ses princes, ma foi, pour des cousins, des cousins familiers et rivaux comme il en existe partout où l'or, le pouvoir et la femme sont en jeu.
Il avait établi avec chacun d'entre eux des liens adaptés au tempérament et aux circonstances. II nourrissait pour Tierno une amitié sincère, en dépit de l'atmosphère viciée par les combines et les jeux d'intérêts dans laquelle l'Histoire les avait entraînés. C'était un homme intelligent, cultivé, courtois et agréable, qui le fascinait pour son esprit subtil, sa capacité à s'opposer à vous sans vous le faire sentir. Ibrahima, c'était le Peul tel qu'il le redoutait : rougeaud, sec, noueux, orgueilleux, fanatique et irascible. II prenait un malin plaisir à passer sa mauvaise humeur sur ses interlocuteurs les mieux disposés, en égrenant nerveusement son gros chapelet phosphorescent.
Alfa Yaya, l'énigmatique Alfa Yaya, lui était moins familier que Tierno, mais leurs rapports étaient de loin les plus faciles. Il avait été dès le premier jour fasciné par ce garçon ascétique et sombre, qui mangeait peu, parlait peu, se montrait peu en public, descendait rarement de cheval et se contentait pour tout repas d'une poignée de fonio ou de trois oranges. Un beau garçon mince, élancé, vigoureux, athlétique, intelligent, pragmatique et attaché aux ambitions utiles ! L'allié idéal, quoi, déterminé, difficile à vivre mais agréable en affaires ! Le genre d'ennemi à redouter, aussi ! Solitaire et distant, il détestait les effusions et les familiarités. Le roi-né, en somme : cynique et calculateur, ne s'encombrant ni de scrupules ni de bons sentiments. Il voyait la vie exactement comme Olivier de Sanderval voyait le jeu d'échecs : la faute ne pardonne pas ; quand un pion te gêne, tu le manges sans te poser de questions. Energique et rusé, les nerfs toujours à vif, il savait que dans la lutte pour le pouvoir les coups pouvaient survenir à tout moment. Il s'était exercé depuis longtemps à les esquiver et, s'il le fallait, à les rendre au bon moment, au bon endroit. Il disposait d'un esprit assez profond et d'un corps suffisamment leste pour cela. Et ce soir-là il avait l'air plus sombre, plus distant et plus farouche que les autres jours :
— Ça sent mauvais entre Timbo et Labé, Yémé ! Bookar-Biro s'apprête à supprimer les provinces, il veut régner seul !
— C'est donc pour cela que vous êtes là ! Tierno et toi, je comprends, mais Ibrahima ?
— Il a armé Bookar-Biro contre son frère Paate et il a été mal payé en retour : Bookar-Biro décide tout seul sans même le consulter. Pourtant, Timbo règne et Fougoumba vote les lois, c'est cela, nos traditions. Ce Bookar-Biro est un rustre, il ne respecte pas les usages des Peuls !
— Bookar-Biro, ton ami Bookar-Biro ?
— Mon ami, quelqu'un qui veut détruire Labé ? Ah non, Yémé, ah non !
— Le Fouta est fédéral, homme blanc ! gronda la voix enrhumée d'Ibrahima. Celui qui veut supprimer cette règle de nos aïeux ne peut être l'ami de personne !
— D'après nos renseignements, il attend le prochain conseil de Fougoumba pour se proclamer unique roi du Fouta ! se lamenta Tierno.
— Nous lui avons adressé une délégation de marabouts, il les a chassés à coups de pied ! ronchonna Ibrahima.
— Que comptez-vous faire, maintenant ?
Alfa Yaya laissa planer un lourd moment de silence avant de répondre :
— C'est triste à dire, Yémé, mais dorénavant, ce sera lui ou moi !
— Donne-moi le temps de le sonder. La réconciliation est encore possible, nom de Dieu ! Ah, vous, les Peuls !
— A ta volonté, Yémé, à ta volonté, mais, si tu échoues, par Allah, les couteaux vont parler.
— Dans ce cas, laissez-moi retourner à Kahel, réveiller mon fils, je vais de ce pas à Timbo.
Il prit le temps de noter ceci avant de se mettre sur la route :

« Si, comme toute théorie le suppose, la matière formée par l'accumulation de l'action de l'Absolu est constituée par des vibrations dont l'oscillation est de plus en plus vive, on devrait pouvoir, dans la série des corps, faire remonter un corps de son rang à un rang précédent en opposant des vibrations constitutives, des vibrations contraires. »

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