webfuuta-biblio0


Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


arrow-previous arrow-up arrow-next


Chapitre 22

A Timbo, il perçut dès son arrivée les stigmates laissés par la lutte entre Paate et Bookar-Biro. Les murs portaient tous des trous, les toitures et les lougans des traces d'incendie. La magnifique concession de Paate avait été entièrement rasée et sa famille contrainte à l'exil.
Bookar-Biro l'accueillit avec de larges sourires et de longues formules de salutations. « C'est le signe que le secret de mon voyage à Labé n'a pas été ébruité, se dit-il, pendant qu'un profond soulagement lui envahissait le coeur. Il ne m'a pas encore mis dans le même sac que Ballay et me prend toujours pour le rempart qui le sauvera des agissements de Fougoumba et de Labé. »
Il le fit asseoir près de lui, balaya les alentours du regard et fit un grand geste de la main :
— Ça a changé, n'est-ce pas ?
Il avait entièrement reconstruit le palais démoli par la guerre, doublé les murailles, rehaussé les clôtures, renforcé la sécurité. Au temps de l'Almaami Sory, les sentinelles se limitaient à l'entrée de la mosquée et aux abords du palais. A présent, il y en avait dans les ruelles et à chacune des portes de la ville. Mais ce n'était pas seulement cela qui avait changé à Timbo. La cour avait perdu son faste d'antan. Les princes, les marabouts et les griots, tout ce qui faisait le prestige de Timbo avait disparu pour laisser la place à une assemblée sans relief composée essentiellement de jeunes, de captifs et de griots sans éclat.
— Eh oui, admit Olivier sur un ton persifleur en lui rendant son sourire, c'est à peine si je reconnais le Timbo que j'ai connu. Où sont partis tes marabouts et tes griots ?
— Ce sont tous des hypocrites cachant sous leurs sourires des poisons et des couteaux, et oeuvrant pour les pires ennemis du Fouta. Je n'en ai que faire !
— Une cour sans marabouts peuls et sans griots mandingues n'en est pas une, tu le sais bien, Bookar-Biro.
— Le prestige, le prestige ! Aucun prestige ne vaudra jamais le sabre !
Puis le regard du Blanc se détourna de l'Almaami pour inspecter les alentours et son visage devint songeur : « Bookar-Biro n'est pas l'Almaami du Fouta, c'est un simple guerrier qui est en face de moi. Le Fouta, le vrai, a déserté Timbo. Ce n'est pas une mauvaise chose pour nous. »
La voix vibrante de l'Almaami le fit tressauter.
— As-tu eu le temps de passer à Labé ?
— A Labé ? Mais pour quoi faire ?
— Soit, tu n'as pas vu Alfa Yaya, mais c'est sûr que tu as vu Ballay. T'a-t-il remis une lettre ?
Il lui tendit la lettre de Saint-Louis :
— Lis, c'est écrit en peul !
Bookar-Biro lut, s'emporta aussitôt et déchira le papier :
— Charognes de Blancs ! Vous ne voulez pas le commerce, vous ne voulez pas l'amitié, vous voulez le Fouta! (Il se pencha furieusement et tapa du doigt le sol :) Ça, c'est la terre de mes pères, Blanc ! Celui qui veut la prendre devra d'abord me couper le cou et s'il me rate, moi, je ne le raterai pas, qu'il s'appelle Ballay ou Yémé !
C'est à ce moment-là que se produisit la catastrophe et qu'une nouvelle fois l'ami Yémé risqua de perdre sa tête à Timbo. La garde introduisit un homme en sueur, qui venait visiblement de loin. L'individu se prosterna brièvement et se pencha vers l'oreille de l'Almaami pour susurrer quelque chose.
Le monarque se tourna vers le Blanc, et ce n'était plus la colère, mais la calme, la placide, la terrible sérénité de la haine qui emplissait son visage :
— Maintenant, Blanc, regarde-moi en face et réponds-moi sans cligner des yeux : oui ou non, as-tu vu Alfa Yaya ?
— Je n'ai pas vu Alfa Yaya ! Pourquoi te mentirais-je ?
— J'avais l'intention de te donner le chemin de Dinguiraye. Eh bien, tu n'iras plus à Dinguiraye… Qu'on reconduise cet homme ! Je verrai cette nuit ce que je dois faire de lui !

***

Un sentiment inconnu chez les Olivier se mit à le gagner et à nouer son ventre : la peur, une peur violente et incontrôlable qu'il n'essaya même pas de dissimuler à son fils. Ce n'était pas la première fois que Timbo l'emprisonnait, mais le contexte n'était plus le même. En 1880, il était nouveau au Fouta, il n'y avait commis aucun délit. Et au palais régnait un vrai Almaami, sage et respectueux des usages. Depuis, devenu Peul et citoyen du Fouta, il se trouvait trop impliqué dans les affaires du pays, trop mouillé dans sa redoutable atmosphère de secrets et de conjurations, et en face de lui régnait une brute sans prestige, sans légitimité, qui ne puisait son pouvoir que de ses instincts guerriers et de ses pulsions incontrôlables. Et en plus il n'était pas seul, il était avec son fils. « Tant pis, se dit-il au coeur de l'insomnie, en regardant celui-ci ronfler, je serai peut-être obligé de vous tuer, mon fils, et d'avaler ma capsule de cyanure. Vous me pardonnerez, Georges, mais mieux vaut ça que la torture ou l'humiliation ! »
Mais un jeune cavalier vint le lendemain l'extirper de ses angoisses pour le conduire au palais, où il fut surpris par la poignée de main chaleureuse de Saïdou et par le visage souriant de l'Almaami :
— J'ai beaucoup réfléchi, Yémé ! Tu es un Peul comme moi, je n'aurais pas dû te traiter ainsi. Excuse-moi d'avoir été brutal. Je voudrais, pour me repentir, te faire un cadeau. Or, j'ai beau réfléchir, je ne vois que Dinguiraye. C'est le seul qui puisse compenser ma malheureuse inconduite. Qu'en penses-tu ?
— Quoi ? Tu m'autorises à continuer ma route jusqu'à Dinguiraye ?
— C'est ça.
— Et quand ?
— A ta volonté, Yémé !
— Alors dès maintenant, avant que tu ne changes d'avis.
Olivier de Sanderval fit ses adieux et, au moment de se lever, l'Almaami lui tendit un paquet :
— Tiens, en passant à Sokotoro, tu remettras ceci à mon cousin Hâdy, c'est lui le roi du coin. Je lui ai donné pour instructions de te recevoir comme tu le mérites et de te montrer le chemin de Dinguiraye. Que la paix soit sur ton chemin, Yémé !

***

Escorté de ses cavaliers, Hâdy en personne vint à sa rencontre pour l'introduire dans Sokotoro. Il leur chauffa de l'eau pour le bain, fit installer de vrais lits de bois avec des draps brodés et des oreillers rembourrés de kapok et mobilisa toutes les femmes de son fief pour lui offrir un repas digne de son nom : dix-neuf calebasses remplies des mets les plus délicieux du Fouta ! Le père et le fils se rassasièrent, bercés par les flûtistes et les griots. Ils ne comprirent que plus tard, quand, au milieu de la nuit, les vomissements et les maux de ventre commencèrent à les tenailler. Ils crachèrent du sang et se tordirent de douleur jusqu'au matin. Les porteurs, à l'autre bout du village, ne pouvaient entendre leurs hoquets et leurs râles. Plus rien ne pouvait arrêter la mort lente qu'ils sentaient monter en eux. Le père, après un effort surhumain, réussit à s'appuyer sur le coude pour regarder son fils plongé dans le coma :
— J'espère qu'il est déjà mort et que mon tour ne va pas tarder. Faites qu'il en soit ainsi, mon Dieu, je vous en supplie !
Ô miracle, ils étaient encore vivants le lendemain, au lever du soleil, quand leur hôte s'introduisit à pas feutrés dans leur case en chuchotant des mots incompréhensibles aux trois personnes qui le suivaient. Voyant son morbide manège, Olivier de Sanderval rassembla le peu de force et de lucidité qu'il lui restait encore et bredouilla :
— Merci pour le repas !
L'homme sursauta et, involontairement, signa ses aveux par son souffle court et ses propos décousus :
— Vous n'êtes donc pas… Euh, non… oui donc… Euh…
Ils partirent aussitôt malgré leur état lamentable. L'homme les suivit une bonne demi-matinée de marche, en épiant du coin de l'oeil leur air somnolent et leur démarche titubante.
— Il veut nous voir crever, ce macaque. De grâce, Georges, mon fils, ne lui offrons pas ce plaisir ! Nous mourrons plus tard. Vivez, Georges, quoi qu'il vous en coûte ! Pensez à L'Absolu ! Pensez au loup de Vigny ! Surtout, évitez de vous évanouir, cela ne ferait que le réjouir. Voyant qu'ils ne mouraient toujours pas, Hâdy, découragé, rebroussa chemin :
— Allahu akbar ! Dieu est du côté de Yémé ! Personne ne peut rien contre lui !
Georges s'effondra dès qu'il eut disparu denière les bosquets.
Trois jours plus tard ils étaient encore vivants, à vrai dire plus étonnés de l'être que vivants ! Décolorés, oui, abrutis, certes, les os à fleur de peau, mais vivants ! Si l'on n'avait pas réussi à leur ôter la vie, leur voyage, en revanche, était bel et bien compromis : plus question de Dinguiraye ou de Tombouctou ! Ils devaient, dans leur état, et en toute urgence, rejoindre le poste français le plus proche. Il leur fallut une semaine entière pour atteindre le Tinkisso, les comas alternant avec les spasmes, les délires avec les suffocations. Georges, à la longue, finit par retrouver la forme, en revanche, l'état de son père empirait d'une minute à l'autre. On dut transporter le pauvre Sanderval, inerte, d'abord sur une pirogue tout le long du fleuve puis à dos d'homme jusqu'aux eaux du Niger.
A Siguiri, après avoir piqué et mis au lit son père, le Dr Durand, le médecin du poste français, appela Georges dans un coin et lui chuchota tristement :
— Votre père ne tiendra pas au-delà de la troisième étape. Je vous conseille de continuer la route quand même, cela le rapprochera toujours du chemin de fer et de notre base de Kayes. Sauf si vous souhaitez l'enterrer ici.
Georges remercia sans trembler de la voix. Il sentait comme un soupçon de contentement dans les propos du docteur, mais il admit qu'il avait somme toute raison et qu'il valait mieux se rapprocher de la civilisation avant que le pire ne survienne : naturellement, dans son esprit, la tombe de son père se trouvait à Marseille et nulle part ailleurs, à côté de celle de sa mère.

***

Une semaine après, le pouls du malade restait toujours alarmant mais sa température avait baissé et il grelottait moins.
Persuadé néanmoins qu'il mourrait avant le prochain poste français, Georges doublait les étapes, sourd au sommeil et à la faim, aux moustiques, aux furoncles, aux lamentations des porteurs. Il avait canalisé toute son énergie, toute sa raison d'être sur cette idée simple et impossible : se rapprocher le plus vite possible de Kayes, atteindre le chemin de fer avant que n'arrive l'irréparable. Il chantait des chants militaires et se récitait des passages de L'Absolu pour se donner du courage. Mais il fallait un mental de bonze pour ne pas succomber à la vue des nombreuses tombes surmontées d'une croix et d'un drapeau français. La guerre faisait rage dans ce coin du monde. Pris en tenailles entre les troupes de Gallieni et les redoutables guerriers de Samory, le pays mandingue, avec ses villages incendiés et ses cohortes d'affamés, n'en finissait pas de saigner. Parfois il s'arrêtait au hasard devant une tombe, la recouvrait d'un lit de branchages et de fleurs et chantait La Marseillaise en jetant des coups d'oeil désespérés sur son père évanoui dans sa chaise à porteurs.
C'était ça, les colonies, toujours un ennemi quelque part : en face, les flèches empoisonnées des Nègres, de dos, les balles traîtresses des maladies… Pile ou face, la mort guettait toujours l'homme blanc !

***

Deux semaines après le sinistre pronostic du Dr Durand, son père vivait toujours malgré sa terrible maigreur et ses longues périodes de coma. Mais avec toutes ces tombes au bord du chemin, toutes ces maisons calcinées, tous ces villages en détresse, il était impossible d'échapper aux tentations du mauvais sort. Aussi Georges manqua-t-il de s'évanouir en voyant, un matin, un des porteurs courir vers lui, en vociférant :
— Viens vite, Georges ! Viens vite !
Il s'accrocha à une branche d'acacia et bégaya douloureusement :
— C'est… c'est terminé, n'est-ce pas ?
— Trois gouttes, Georges ! Il a bu trois gouttes de lait !
Stimulé par ce miracle, il leva aussitôt le camp en se disant : « A présent, mieux vaut jouer le tout pour le tout et se rapprocher de Kayes. S'il y arrive vivant, il pourra recevoir de vrais soins, sinon Dieu l'aura voulu ainsi et ce sera, dans tous les cas, plus facile de le rapatrier. » Le lendemain, notre malade quitta la chaise à porteurs et continua la route à cheval, accroché au dos de son fils. Le surlendemain, il trotta sur ses deux pieds, aidé d'un des hommes. Puis il se détourna progressivement des tisanes, du biscuit et du lait pour demander un vrai repas.
A Niagassola, ils posèrent leurs malles au poste français : un jeune lieutenant de vingt-cinq ans, un adjudant, un caporal, une centaine de tirailleurs ! Voyant que son père allait mieux, Georges suivit le lieutenant au marché afin d'acheter de nouveaux ânes et de nouvelles provisions. Mais des chuchotements inamicaux et des regards hostiles suivirent leur apparition. Un colosse à longue barbe, portant un boubou de chasseur mandingue et un sabre en bandoulière, se montra plus agressif que les autres. Il s'approcha du jeune lieutenant en faisant tournoyer son sabre et, d'un furieux jet, lui cracha au visage. Le lieutenant laissa passer quelques secondes puis, avec un calme qui étonna Georges, lui appliqua une magistrale gifle dont l'écho s'entendit jusque dans les buissons alentour. Les deux hommes se regardèrent haineusement, pendant un court instant aucune mouche ne vrombit. Le marché vibra sous une tension intense, insoutenable pour les Noirs aussi bien que pour les Blancs. Puis un gamin éclata de rire en montrant le grand colosse :
— Le Blanc a giflé Tiékoro Kélèn ! Le Blanc a giflé Tiékoro Kélèn !
La foule le regarda, hésita un peu et reprit en choeur :
— Le Blanc a giflé Tiékoro Kélèn ! le Blanc a giflé Tiékoro Kélèn !
L'homme leva son sabre et courut à la poursuite du gamin, bientôt suivi par la foule scandant dans une grande clameur :
— Le Blanc a giflé Tiékoro Kélèn ! Le Blanc a giflé Tiékoro Kélèn !
Le soir, au dîner, Georges raconta l'incident à son père. Emu par ce précoce acte de bravoure, Olivier de Sanderval se leva pour embrasser le lieutenant. Il ne réalisa pas que le visage du jeune homme avait pâli sous l'effet d'une peur trop longtemps contenue et qui débordait soudain avec la furie d'un raz-de-mer engloutissant les digues :
— Vous vous rendez compte, monsieur de Sanderval, vous vous rendez compte ! Il aurait pu me tuer, ce primate, et !…
Il tomba dans les pommes avant de terminer sa phrase. La nuit, Olivier de Sanderval nota ceci dans ses carnets pendant qu'à côté les bienheureux jouissaient du bras protecteur de Morphée :

« Point n'est besoin de conquérir la Gaule pour devenir Jules César, il suffit parfois d'une simple torgnole. »

***

A Kayes, stupéfait de le voir aniver sur ses deux pieds, le gouverneur Trintinian le reçut avec ces mots :
— Sacré Olivier de Sanderval ! Je vous attendais avec une bière, c'est une coupe de champagne que je vais devoir vous offrir.

arrow-previous arrow-up arrow-next



Facebook logo Twitter logo LinkedIn Logo