Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages
En ce mois de février 1895, le germe de Conakry perdu dans la jungle faisait penser à l'éclat du pou dans la chevelure de l'ermite. La ville comptait maintenant une bonne centaine de maisons en dur, le gouvernorat, la garnison, le lazaret et le poste télégraphique mis à part.
Une avenue de trois kilomètres bordée de manguiers reliait le palais du gouverneur flambant neuf et l'extrémité est de l'île. On y voyait nombre de vélos et de triporteurs, et pas moins de trois navires mouillaient dans les eaux du port. De nombreuses villas à tuiles rouges scintillaient de blancheur et de fleurs sous les acacias. Les cases à Nègres commençaient à adopter la peinture et le ciment. SCOA, Paterson-Zochonis, les enseignes commerciales marquaient de leurs couleurs vives les devantures des magasins à étage au bois finement ciselé. Trois mille, quatre mille âmes, peut-être, se bousculaiert sous les cocotiers de la ville, dont quelques centaines de Blancs.
Olivier de Sanderval avait laissé une jungle, il retrouvait une pittoresque bourgade. Ballay, le nouveau gouverneur, l'installa dans son palais et fit son possible pour lui faire oublier ses déconvenues avec Bayol :
— Et surtout, monsieur Olivier de Sanderval, ne m'en veuillez pas si mon palais se trouve sur votre parcelle, je n'y suis pour rien, mais alors absolument rien !…
— Mais non, je ne vais pas vous en vouloir pour quelques arpents de broussaille, gouverneur ! Avec Bayol, j'aurais certainement gueulé, juste parce que c'est Bayol…
— Vous aimez la chasse ?
— Je préfère la marche, mais bon…
— C'est dommage, c'est un excellent sujet de conversation, la chasse, cela évite les conflits inutiles.
Ballay lui offrit un grand banquet en présence de toute la colonie et veilla à ce que rien ne lui manquât : les vins fins comme la bière fraîche, le gigot d'antilope comme les haricots de France ; le chasse-mouches et la torche, le lit à baldaquin et la moustiquaire. Il lui prêta ses Nègres pour le guider en ville et son aviso pour ses promenades en mer. Leurs relations s'envenimèrent assez vite, cependant. Le gouverneur avait beau vouloir éviter ce qu'il appelait « les conflits inutiles », il devait tôt ou tard en venir aux sujets qui fâchent :
— Croyez bien que je regrette profondément vos malentendus avec mon prédécesseur. Je n'ai rien contre vous, vous savez ! Je suis disposé à travailler avec vous. Tout se passera bien si vous restez loyal à l'égard de ma personne et respectueux de la loi.
— Nous sommes ici pour la même cause, gouverneur, celle de la France. Vous avez raison, contrairement à Bayol, aucun différend ne nous oppose. Je tâcherai de vous être amical et de respecter la loi. Et j'espère bien sûr qu'en retour la loi respectera mes droits.
— Entendons-nous bien, Olivier de Sanderval ! Si vous parlez de vos traités, que les choses soient claires : pour nous, ils n'existent pas.
— Monsieur de Laporte, le secrétaire d'Etat, m'avait assuré…
— L'assurance ne suffit pas, Sanderval, il faut des papiers.
— Des papiers ? Ils sont en quoi, mes traités ?
— Je parle de nos papiers à nous, ceux des Nègres ne comptent plus : le Fouta-Djalon est français !
— Vous exagérez un peu, gouverneur ! Rien ne nous donne un droit de regard sur le Fouta-Djalon. A part mes traités, justement !
— S'il ne l'est pas encore, il ne va pas tarder à le devenir. J'ai invité l'Almaami à venir signer son allégeance, sinon j'ordonne à nos tirailleurs du Soudan de forcer ses portes. En ce moment même, Beckmann, mon collaborateur, est à Timbo.
— Il ne viendra pas !
Sur un ton volontiers docte, Olivier de Sanderval expliqua que l'Almaami ne quittait Tirnbo que pour trois raisons : la guerre, le pèlerinage à La Mecque et son couronnement à Fougoumba ! Il était destitué, sinon !
— Ces gens, nous ferions mieux de les connaître au lieu de les combattre !
— Merci pour la leçon, mais j'ai fait le Congo !
— L'ennui, c'est qu'il n'y a pas de Peuls au Congo, monsieur le gouverneur !
L'atmosphère se tendit, en dépit de leur mutuelle bonne volonté, le palais, qui sentait déjà l'encaustique, se mit à sentir le roussi. Un face-à-face courtois mais terrible qui se répétait plusieurs fois par jour, c'est-à-dire à chaque fois qu'ils passaient à table ou qu'ils buvaient une bière sur la terrasse ! Le même immuable scénario suivait leurs violentes disputes : Ballay, qui avait pour tic de tenir constamment une règle à la main, brisait celle-ci d'un coup sec dès que la colère commençait à l'étouffer.
Conakry arborait le drapeau français, vivait sous la loi française, ses Nègres commençaient à goûter au fromage et à dire merde, mais l'Allemand Colin se trouvait toujours là, abruti par l'humidité, rougi par le soleil et piqueté de morsures de moustiques au milieu de sa quincaillerie et de ses bougies. Olivier de Sanderval se dépêcha de lui rendre visite. Maillart venait de se suicider, lui apprit le Boche. Mordu par un serpent, il n'avait pas eu la force de grimper jusqu'en haut de l'escalier, alors il s'était tiré une balle dans la tête comme il se l'était promis.
— Avec quel fusil ? demanda Sanderval.
— Dominique ! Il pleuvait, ce jour-là.
Pour oublier les colères de Ballay, Olivier de Sanderval entraînait souvent son fils au bord de la mer, s'empiffrer d'air marin et s'ébahir de la monstruosité des plantes et de la taille immense des tortues.
Un jour, alors qu'ils marchaient sur le sable en parlant de Dinguiraye et de Tombouctou, un inconnu sorti des palmiers les interpella : un Blanc en bleu de chauffe, avec des ongles sales et une longue barbe d'apôtre. On leur avait déjà parlé de ce personnage. Descendu, un beau jour, d'un bateau venant de Saint-Louis, il racontait à qui voulait l'entendre une histoire à laquelle personne n'avait toujours rien compris. Il pêchait pour manger et dormait au milieu des arbres dans un hamac de fortune, aucun membre de la colonie n'ayant voulu héberger un des leurs qui n'était ni officier, ni négociant, ni prêtre, ni explorateur.
— Vous êtes là, vous aussi, pour chercher fortune, je suppose ? Alors, écoutez-moi, j'ai un tuyau pour vous…
— Ne vous fatiguez pas, mon vieux, nous avons déjà entendu parler de vous, l'interrompit Georges.
— Vous n'allez pas me faire ça, vous aussi ! Ecoutez-moi au moins jusqu'au bout et vous verrez que je ne suis pas fou.
Et le pittoresque individu de leur expliquer qu'il était à la recherche d'un immense trésor que les Teŋella avaient laissé dans les grottes de Guémé-Sangan, avant que ces rois peuls ne descendent conquérir la vallée du Sénégal au XVIe siècle.
— Ce trésor, tout le monde en connaît l'existence. Les Nègres pensent qu'il est envoûté et que celui qui le touchera perdra la tête. Des fariboles, évidemment… Alors, vous êtes avec moi ? Ce sera cinquante-cinquante : cinquante pour moi et cinquante pour vous deux ! Eh oui, c'est moi qui apporte le filon, après tout !…
Ils s'éloignèrent en rigolant sans faire attention aux protestations de sérieux et de bonne foi que l'individu exprimait bruyamment
derrière eux.
A leur retour au palais, Ballay leur apprit qu'il venait de recevoir une lettre de Saint-Louis pour Bookar-Biro : il fallait régler la question du Fouta avant la fin de l'année, plus question de tergiverser !
« Le Fouta-Djalon doit se soumettre au protectorat français : Bookar-Biro doit signer ou alors on lui fera la guerre », disait en gros la lettre.
— Et vous pensez que cette mule de Bookar-Biro va signer, gouverneur ?
— Si Beckmann ne le convainc pas, je lui enverrai un dernier émissaire, et après ce sera le canon. Il est arrogant, ce Bookar-Biro et en plus, nous venons de le découvrir, il arme notre ennemi, Samory.
— Le canon !… Laissez-moi donc faire, gouverneur !
— Vous laisser faire ! Entendez-moi ça ! Quand comprendrez-vous que vous ne signifiez rien pour nous. Vous n'êtes qu'un citoyen en goguette. Quant à vos traités…
Il brisa sa règle de colère et sa voix se perdit dans un incroyable bruit de toux et de respiration sifflante.
Ils passèrent néanmoins ensemble trois bonnes semaines, tentant difficilement de retrouver le sourire en jouant aux échecs ou en buvant de la bière fraîche, après cinq ou six engueulades.
En d'autres circonstances, ils seraient devenus les meilleurs amis. Ballay admirait le courage d'Olivier de Sanderval, sa très vive intelligence et ses airs pathétiques de chevalier Bayard. Sanderval respectait cet officier de marine qui avait gagné ses médailles au Congo à côté de Brazza et qui, contrairement à Bayol, par sa droiture et son sens irréprochable du devoir, faisait honneur à la France et à l'uniforme qu'il portait.
Hélas, ils avaient beau faire, la situation faisait d'eux d'inévitables ennemis. L'un se battait pour une colonie des administrateurs, l'autre pour une colonie des pionniers et des capitaines d'industrie. L'un se rangeait derrière l'usage de la force, l'autre derrière celui de la ruse.
Une chose les unissait cependant : le Fouta-Djalon devait tomber, et le plus vite possible ! Le pays des Peuls devait devenir français. Mais sous quelle forme ? Ballay était un officier de marine aux allures raides, très scrupuleux quant au respect de la hiérarchie ; Olivier de Sanderval, le solitaire, ne croyait qu'au génie et à la liberté de l'individu, pour ne pas parler de ses fantasmes. Il avait mis toute sa jeunesse et toute sa fortune dans un rêve absolument démesuré : sa conquête du Fouta-Djalon et l'implantation d'une colonie personnelle riche de son industrie, arborant son emblème et régie par ses lois, qui ne serait française que par lui et pour lui. Un royaume à lui tout seul et qui traverserait l'Afrique de part en part.
Trois mois à s'engueuler, à bouder et à se réconcilier, mais quand ils se quittèrent une forêt dense de soupçons et de malentendus les séparait toujours. Ils souhaitaient tous les deux, et au plus vite, la chute du Fouta, mais derrière cette idée simple et fort bien partagée, aucun des deux n'éprouverait de peine si l'autre, par la même occasion, sombrait corps et biens.
Sur la route de Timbo, il croisa une caravane à l'étape de Correya. Elle comprenait un messager de Bookar-Biro ainsi que le fameux Beckmann, qu'il ne connaissait pas encore. L'émissaire du gouverneur semblait épuisé et fort mécontent de l'Almaami. Olivier de Sanderval l'invita à la table qu'il fit dresser devant sa tente. Mais Beckmann resta tendu, malgré le confit de canard et le vin de Bordeaux. Il adopta un comportement étrange tout le long du repas : son regard évitait celui des Sanderval et il n'arrêtait pas de trépigner. Il mastiquait rageusement et répondait en bougonnant aux questions. Olivier de Sanderval réussit malgré tout à lui arracher quelques mots :
— Qu'a-t-il bien pu faire pour vous mettre dans cet état, ce Bookar-Biro ?
— C'est un arrogant et un entêté ! Il m'a reçu comme un malpropre. Il a fait fusiller tous les gens du palais favorables à la France. Il est temps d'en finir avec lui.
— Oh, je réussirai bien à le ramener à la raison !
— Quoi, vous irez à Timbo malgré tout ce que je viens de vous dire ?
— Pourquoi devrais-je me méfier, je suis d'ici, après tout !
— Vous n'êtes pas sérieux !…
— Je suis Peul comme eux, je n'ai aucune raison de les craindre.
Il avait dit cela le plus innocemment du monde, sans veiller à son ton et sans peser ses mots. Beckmann mit une bonne minute avant de réagir. Il écarquilla ses yeux rougis et se pencha vers Olivier de Sanderval comme s'il le voyait pour la première fois :
— Eh oui ! fit-il avec l'air de celui qui venait de comprendre… Mais oui, vous êtes un Peul, je ne m'en étais pas rendu compte ! Vous êtes même pire que tous les Peuls du monde réunis : encore plus sournois, plus cupide et plus incontrôlable que cette engeance d'aristocrates en haillons ! On ne sait pas qui vous êtes, on ne sait pas avec qui vous êtes. Travaillez-vous pour votre compte ou, comme le veut la rumeur, êtes-vous un espion de Timbo contre les intérêts de la France ?
Il se leva d'un bond et se mit à seller son cheval :
— Je m'en vais, Olivier de Sanderval, et vous n'avez qu'à me regarder pour deviner quel rapport je ferai au gouverneur.
Après quelques mètres, il se retourna :
— L'honnêteté m'oblige à vous prévenir, Olivier de Sanderval, que le jour où l'on m'en donnera l'ordre je vous fusillerai avec plaisir !
— Je le sais, monsieur Beckmann, je le sais.
Et il se mit aussitôt à écrire un message à Bookar-Biro pour l'assurer de son… amitié et le prévenir de son arrivée imminente à Timbo, puis un autre à Ballay :
« Mon cher Gouverneur,
J'ai croisé à Correya votre missionnaire à Timbo. Je l'ai trouvé plutôt cavalier pour un diplomate. Mais passons, je m'en voudrais de porter un jugement sur les lumières de notre belle administration. Je vous écris pour vous parler de Bookar-Biro et vous dire au passage que je me porte bien malgré la cruauté de la brousse et les ravages de mes habituelles coliques, bien que je doute que ma bonne santé puisse vous ravir.
J'apprends par les caravanes que c'est la cinquième fois que vous envoyez un messager à Bookar-Biro. Je voudrais vous supplier de ne plus rien entreprendre qui puisse éveiller ses soupçons. Je n'ai pas besoin de dire au fin chasseur que vous êtes que pour surprendre la bête il faut l'endormir… Ce Fouta vous échappe et vous échappera toujours… Laissez-moi donc faire ! Le travail que j'ai entrepris depuis tant d'années commence à porter ses fruits. Les armes sont prêtes, mes amis sont prévenus… Apprenons donc à collaborer avant la grande échéance qui s'annonce. Nous sommes tous au service de la France, mais la pénétration de notre pays dans ces contrées ne doit pas se faire à l'encontre du génie des individus. Tout serait si simple si vous reconnaissiez mes droits. Les intérêts de la France seraient si bien défendus, vous à Conakry et moi, depuis le Fouta.»
A l'étape de Talé, alors qu'il prenait un bain de pieds pour soulager ses durillons et ses oeils-de-perdrix, tout en relisant ses itinéraires, il fut alerté par les cris terrifiants des villageois :
— Au voleur, au voleur ! Nous avons arrêté un voleur !
Le Blanc en bleu de chauffe, le fameux chercheur de trésor ! On venait de le surprendre en train de voler un mouton et chacun accourait pour lui jeter sa pierre. Ses ongles étaient toujours sales et sa longue barbe souillée de poussière et de détritus végétaux. Il portait à la main un long bâton au bout duquel il avait attaché son couteau pour se défendre. Son boy qu'il ne pouvait plus payer l'avait quitté, en effet, avec sa marmite et son fusil en guise de compensation. Olivier de Sanderval brandit une arme pour le sauver de la lapidation.
— Merci, merci, mon cher compatriote ! Ces sauvages allaient me dévorer !
— Ne vous réjouissez pas si vite ! Si je vous ai sauvé de la mort, c'est pour vous jeter en prison.
— Quoi ?
— J'ai un saint mépris des gens malhonnêtes, surtout quand ce sont des compatriotes.
— Ma parole, mais vous m'enfoncez au lieu de me défendre ! Vous êtes un drôle de compatriote, vous !
— Si j'étais le gouverneur, je vous aurais fait fusiller sur-le-champ. Mais je vais demander au chef de village de vous traîner à Dubréka et de porter plainte contre vous auprès de l'administrateur Beckmann.
— C'est ce qu'on appelle un acte de traîtrise. En temps de guerre, on vous aurait fusillé !… Laissez-moi au moins un peu de vin !
Olivier de Sanderval hésita un moment, puis ouvrit une bouteille et en versa la moitié dans un gobelet.
— Mais laissez-moi toute la bouteille. Vous êtes vraiment pingre !
— Vous êtes trop lâche pour mériter toute la bouteille ! martela
Sanderval en vidant celle-ci lentement sous les yeux horripilés du malotru.
Il se retint difficilement d'essuyer ses bottes sur le visage de ce misérable, le colon tel qu'ille méprisait : ignorant, mesquin, cupide, un rat d'égout venu dans les colonies juste pour flairer les épices et l'indigo !
De cette scène pitoyable, il tira une magistrale leçon : quand il serait roi, il interdirait l'Afrique aux vulgaires, aux incultes, aux mendiants, aux fainéants, aux bagnards et aux escrocs.
Voilà ce que devenaient les Blancs ! Qui donc, pour continuer l'oeuvre de Platon et d'Archimède, d'Euclide et de Parménide ?
Ah, l'époque ! Ah !
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