Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages
Le 2 juin 1880, Olivier de Sanderval quitta Timbo avec ses fidèles, Mâly et Mâ-Yacine, sa vingtaine de tirailleurs sénégalais et ses cent porteurs. Sous les vérandas, derrière les palissades ou sur le faîte des manguiers, la ville surexcitée le regarda partir. Certains apportèrent des cadeaux, d'autres écrasèrent une larme. Une foule de notables, parmi lesquels Paate et Bookar-Biro, l'accompagnèrent sur une demi-journée de marche. En plus de Moodi Saidou, son secrétaire, l'Almaami avait ajouté à l'escorte nombre de captifs et de griots ainsi que le marabout de la cour.
« Même les rois ne sont pas traités ainsi, se réjouit-il en regardant tout ce beau monde à cheval réuni rien que pour lui. Je crois que j'ai réussi à mettre un pied dans ce pays de tartufes et de brouillards. A nous deux, Fouta ! »
L'inactivité l'avait usé bien plus que la fringale et les maladies. C'était un solide gaillard habitué aux baignades et aux longues marches. Il avait besoin de bouger pour garder ses esprits. Or, en
deux mois à Timbo, il n'avait ni fait de l'aviron ni escaladé une montagne. Sa gymnastique s'était résumée à quelques promenades dans les ruelles et à ses chasses aux papillons, toujours suivies de près par les mal élevés et les espions. Et maintenant, le grand air de la liberté. Il avait pour lui le chemin jusqu'à la côte et les merveilles inépuisables du Fouta. Voici les chutes de Gongoore, les falaises de Duɓɓel, les forêts à singes de Puuku ! Le vent était doux, le soleil gai. La brousse sentait fort le jasmin et le piment… Il respirait mieux… Les rivières et leurs lianes odorantes… Encore une cascade, une lande, un vallon…
Voici sous ses pieds la splendide plaine de Ɓuriya et ses hautes herbes en fleurs, dansant sous le vent. Il sortit ses carnets et nota, avant de fouler la cité :
« Vue d'ici, la série de vallons et de collines de Timbo se dessine très agréablement. Elle rappelle le chemin de Paris à Versailles. Une herbe verte douce à l'oeil recouvre tout. »
Il ne s'y attarda pas, cependant. Il fut reçu avec mépris par Tierno Siita, le seigneur des lieux. « Ils sont étonnants d' arrogance, ces petits potentats nègres », s'empressa-t-il de noter. On lui servit un repas avarié. Sa case fut inondée la nuit. Il plia bagage dès son réveil.
A Fougoumba, il apprit la présence d'Aguibou. Il n'avait aucune envie de le revoir après ce qui s'était passé à Timbo. Il ferait comme
à Ɓuriya, il partirait dès le lendemain. Mais le soir, après sa frugale écuelle de fonio au lait, un captif vint lui annoncer que la princesse Taïbou viendrait lui rendre visite.
C'était la même splendide panthère que celle qu'il avait vue à Boubah puis à Guidali : les mêmes grands yeux luisants avec leurs paupières pleines de malice, la même silhouette élancée, altière et féline, le même calme imperturbable de ceux qui sont nés pour choisir et commander. Elle était au moins aussi belle que Dalanda, mais d'une beauté intimidante, refroidie par l'habitude du pouvoir et le goût de l'autorité.
Elle s'assit sur le lit en terre. Il préféra le bout d'une de ses malles.
Elle leva les yeux vers les tresses de lianes, les anneaux de bambou et les toiles d'araignée du toit et dit :
— Tu aurais pu trouver une meilleure case.
— Ce n'est pas moi qui décide, la princesse le sait bien.
— A Labé, je t'aurais logé au palais.
— Tu dis ça parce que je ne compte pas passer par Labé !
Elle montra son sourire lumineux et froid, puis continua sur un ton plus doux :
— Tu as maigri, wallâhi ! Ils ne te donnaient pas à manger, à Timbo ?
— Le jour où j'étais leur ami, oui, celui où j'étais leur prisonnier, non.
— Oui, oui, on est au courant de tout, même de tes déboires amoureux. Des caravaniers de Labé ont assisté à la bagarre du marché où deux femmes se sont étripées pour tes beaux yeux.
— De mon côté, j'ai entendu beaucoup de choses sur Alfa Yaya et toi. Qu'est-ce qu'il y a entre vous ?
— Si je le disais, c'est tout le Fouta qui se mettrait à brûler. Ta sorcière de machine, là, tu vas nous l'amener, vraiment ?
— C'est pour savoir ça que tu es venue me voir ?
— Hé, ne fais pas le nigaud, Blanc, répondit-elle, en ôtant sa camisole, je suis venue passer la nuit.
Il n'attendit pas l'arrivée de l'aube. Il laissa la princesse dans la tiédeur du lit et sortit sous la lueur des étoiles bousculer sa caravane. On était au milieu de l'hivernage. Une semaine entière de trombes ininterrompues n'avait rien d'exceptionnel. La foudre et la grêle tombaient aussi couramment qu'une pluie d'oranges par un jour de tempête. Si l'air s'était agréablement radouci, les pistes s'embourbaient et les rivières aux berges surpeuplées de crocodiles bouillonnaient de crues.
A Timbi-Touni, il fut accueilli avec beaucoup de chaleur. Le roi absent, parti à la guerre, son frère, un certain Tierno, l'installa dans ses meilleures cases, le ravitailla abondamment en céréales et lui égorgea un taureau. Il le fit louanger par ses griots, lui offrit une magnifique fantasia, le fit traverser le Kokoulo, dont le lit avait triplé, et accompagner jusqu'à Ningelande par une suite de cinquante personnes.
La galère, cependant, reprit très vite le dessus. A Teliboofin — plus
qu'à cinq jours de Boké ! —, il s'écroula à l'entrée du village, mort de fatigue et de faim. Il y agonisa deux jours, étendu au milieu de ses vomissures. Ses tirailleurs décidèrent malgré tout de continuer la route en le portant à tour de rôle, l'endroit étant peu sûr.
A Misiide-Telikoo, son pouls devint si faible et sa température si haute qu'une nouvelle fois il dicta ses dernières volontés :
« Mon cadavre, il faudra l'incinérer et mes cendres les jeter dans la rivière de votre choix: le Cogon, le Konkouré ou alors le Kakrima. Pour mes richesses, vous ferez à votre guise. Mais mes papiers, de grâce, faites qu'ils arrivent bien en France ! »
Rien de plus enrageant que de mourir si près de Boké, seul au milieu des Nègres, sans l'affection des siens et sans l'extrême-onction ! Encore plus navrant de le faire sans avoir au préalable rencontré une âme civilisée pour lui confier toute cette orgie d'images et d'émotions que le Fouta lui avait procurée en quatre mois de passions et de mésaventures !
« Allez, un dernier effort ! se disait-il. Sois plus fort que le néant ! Tu dois tenir jusqu'à Boké ! Une fois à Boké, advienne que pourra ! Une fois tes carnets à l'abri là-bas, tu pourras t'abandonner à loisir à cette mort si proche et si bienfaisante. Et, avec un peu de chance, Dehous t'enterrera peut-être près du petit monument que tu as consacré à René Caillé. A défaut de pouvoir la saisir, cela vaut le coup de côtoyer la gloire, surtout pour l'éternité. »
A Tinguilinta, il paya un guide pour leur faire traverser le rio Nunez et les conduire jusqu'à Boké. Mais le lascar les abandonna en pleine forêt. Ils errèrent deux jours avant de tomber par hasard sur une caravane de Sarakolés qui allait vers la côte.
La France n'était plus loin, à seulement vingt kilomètres. Boké apparut aux premières lueurs du soir avec ses cases de paille, son port, son fort de granit surmonté d'une tourelle blanche sur laquelle flottait un étincelant drapeau tricolore. Il écarquilla les yeux et vacilla. Quelques pas seulement le séparaient des premières maisons, mais cela dura une éternité.
Dehous était absent, parti à l'intérieur des terres pour négocier avec les tribus. Par chance, Bonnard se trouvait dans la ville. Il l'attendait chez un certain Moustier.
— Qu'est-ce que je vois ?… Dieu soit loué !… On vous croyait mort, monsieur Olivier !
Bonnard, ce grand gaillard de Bonnard, ne put s'empêcher de verser des larmes en l'accueillant sur le perron.
— Oh, voici mon semblable ! Merci, mon bon Bonnard, merci d'être venu à moi !
Il le ramassa d'un seul coup comme il l'aurait fait d'un bébé ou d'une balle de coton — le patron avait fondu et lui, Bonnard, se trouvait dans une émotion qui décuplait ses forces — pour le monter à l'étage, puis il réfléchit une seconde et dit :
— Je vais vous déposer dans votre lit en attendant de vous faire un remède. Vous y serez bien mieux. Mais jurez-moi d'abord que vous ne vous évanouirez pas !
Olivier de Sanderval toussa douloureusement et réussit à articuler :
— Oh non, je dois d'abord goûter de nouveau à de la vraie nourriture… Peu m'importe ce qui se passera après… Mes carnets sont dans la malle numéro huit, j'ai tout dit à Mâly… — et un souffle haletant et catarrheux s'en vint engloutir sa phrase.
Moustier lui apporta une bouteille d'eau et courut activer à coups de cravache sa dizaine de boys pour qu'ils préparent le bain et mettent les fourneaux au feu.
Ils dînèrent de toutes ces bonnes choses de France que son long séjour dans la brousse avait rendu inimaginables : du foie gras, de la terrine de lapin, de la rosette de Lyon, des cornichons de Bretagne, des flageolets, des asperges, des lentilles, du gigot d'agneau à la ciboulette et de la caille aux raisins. II y avait du vin, du champagne, de l'armagnac. Le festin se termina par une dizaine de fromages et une délicieuse tarte aux pommes. La bouche amère et grelottant de fièvre, il ne goûta qu'à une cuillerée de chaque mets, mais plus tard, quand sa femme le lui demanderait, il répondrait sans faute que c'est par la grâce de ce repas-là qu'il avait survécu aux maux de l'Afrique.
La propreté de la table et la couleur des aliments lui avaient largement suffi pour retrouver le goût de la volonté et le sens des choses.
Il eut la force de sortir son carnet avant de sombrer dans le lit :
« Voilà du pain, du vin, des oeufs préparés !… II faut avoir mangé, écrit, vécu à terre pour savoir ce que valent ces choses qui distinguent l'homme à table de la bête à l'étable. »
Il fut tout de même étonné de se retrouver vivant le lendemain ; étonné, mais aussi un brin émerveillé ! II ouvrit la fenêtre et huma avec avidité l'odeur ambiante de papaye et de fleurs sauvages. Il écouta le chant des calaos, sentit les caresses revigorantes des rayons du soleil. II parvint à atteindre tout seul le salon où se trouvaient déjà Moustier et Bonnard, but un peu de thé et, d'un air triomphal, réapprit à donner des ordres :
— Il me faut un bateau pour Gorée !
A midi, après avoir absorbé quelques cuillerées de bouillon et une
décoction de quinquina, il se leva pour aller « saluer » René Caillé, malgré les vives réticences de Bonnard et de Moustier.
— Euh ! fit Bonnard quand il s'engagea dans les escaliers.
— Euh quoi, Bonnard ?
— Ce Fouta-Djalon, monsieur Olivier ?
— Vous voyez bien qu'on en revient, mon bon vieux Bonnard, vous voyez bien !
Puis il disparut à l'angle de la rampe. Il n'était pas arrivé aux parterres de rosiers de la cour que Bonnard l'entendit pousser un oh de douleur et s'écrouler. II l'aida à remonter, malgré ses protestations l'installa dans son lit et alluma le fourneau à charbon en voyant la
violence avec laquelle il s'était mis à grelotter.
On était maintenant le 8 juillet. En dix jours, il avait eu le temps de se soigner, de reprendre de l'appétit. Dehous, qui était revenu de sa tournée en brousse, lui rendit aussitôt visite.
— Vous avez bien meilleur état qu'on ne m'en a dit, monsieur Olivier.
Quinze jours plus tôt Dehous avait appris, ô combien soulagé, par les caravanes que non seulement Sanderval était vivant mais qu'il
n'était plus très loin de Boké. Mais il avait dû inopinément remonter le fleuve pour calmer un peu les tribus plutôt excitées en ce moment. A Balarande, ses hommes et lui avaient failli y laisser leur peau. Ils n'avaient dû leur survie qu'à leur fière contenance.
— Vous êtes aux avant-postes du combat civilisateur de la France, capitaine Dehous ! Ah, si seulement ces fainéants du ministère de la
Marine quittaient un instant leurs bureaux douillets pour venir vous voir à l'oeuvre !
Sa voix avait le timbre des généraux quand ils décoraient leurs subordonnés dans la cour des Invalides.
— Vous n'y pensez pas, monsieur Olivier ! Eux, ici, parmi les Nègres, les moustiques, les panthères, les serpents !
— Pourtant, cela leur ferait du bien, l'Afrique, ce serait pour eux une belle leçon d'humilité.
— Ça, vous pouvez le dire ! L'Afrique rend humble tout ce qu'elle touche, à part les lions et les éléphants.
— Que redoutez-vous le plus ici, mon capitaine ?
— Les maladies !
— Plus que les Nègres ?
— Les Nègres, on peut les combattre, les maladies, jamais !… Alors, ces Peuls ?
— Les Anglais de l'Afrique ! Tous les défauts et toutes les qualités de la terre : radins, perfides, ombrageux ; intelligents, raffinés, foncièrement nobles !
— Et comment vous ont-ils reçu ?
— A la peule : vous ne savez jamais si vous êtes hôte de marque ou prisonnier de guerre !
— Et qu'avez-vous obtenu ?
— Tout ce que je voulais : l'autorisation d'ouvrir des factoreries et de tracer un chemin de fer.
— Alors pour vous, le Fouta peut devenir français !
— Sans ces crétins de Saint-Louis, il le serait déjà.
— Le pays est-il aussi beau que les caravanes le disent ?
Il lui dit que oui et s'empressa de lui décrire l'étourdissant panorama de ce coin d'Afrique où seraient venus s'égarer les volcans d'Auvergne et les bocages normands, les torrents du Jura et les vallées de la Suisse.
— Le pays d'Aïda ! Nous devons le conquérir ! Et vite ! Vous comprenez, Dehous ?
— Laissez donc, Olivier ! Le Fouta-Djalon est suffisamment inaccessible comme ça et les Peuls bien trop compliqués.
— Sans le Fouta-Djalon, c'est impossible d'avoir le Soudan.
— Nos postes sont bien avancés au Soudan, grâce au général Faidherbe.
— Nous les perdrons aussitôt que les Anglais s'empareront du Fouta-Djalon, ce qui risque fort d'arriver : les Peuls raffolent de la cretonne de Manchester et commencent à compter en shillings.
— Merci pour cette admirable leçon de géopolitique, monsieur Olivier. Mais pour l'instant la France a des hommes pour définir sa
politique africaine.
— Des hommes de peu d'imagination !
— Quoi ?
— Pas besoin d'une carte d'état-major pour savoir que c'est par le Fouta-Djalon qu'on aurait dû commencer. Mais vu le nombre d'idiots dans nos ministères…
— On ne parle pas comme ça de la France à un officier français ! C'est une insulte !
— Une insulte ? Je n'ai fait que…
— Taisez-vous ! D'abord qui êtes-vous ? Personne ! Vous êtes venu poussé par vos propres fantasmes. Et on ne sait toujours pas pour le compte de qui : de vous, de la France ou d'une puissance ennemie ?
Il fit les cent pas dans la pièce, ses bottes martelant rageusement le sol. Puis il se rassit, se déchaussa en crachant des jurons furibonds et but cul sec plusieurs verres de suite. Il rota bruyamment et grommela un bon bout de temps avant que ses paroles ne redeviennent audibles :
— J'aurais dû vous fusiller dès le début… Oui, c'est ce que j'aurais dû faire… vous fusiller… parce qu'on n'est pas là pour blaguer, nous, on est en zone de guerre, ici !… les Nègres, les panthères, les
moustiques… On n'est pas là pour faire les marioles, nous…
Surpris par cette brusque tournure des événements, Olivier de
Sanderval le regarda égrener son morbide soliloque sans savoir s'il devait se mettre sur ses gardes ou le prendre en pitié.
— Je vous assure que vous feriez mieux de partir !… Ah non, je ne vous aime pas, monsieur Olivier !… Et même pas du tout, pour être
honnête !
Il ne dit plus aucun mot après ça. Il se contenta de hoqueter et de roter jusqu'à ce que la dernière bouteille de Pernod soit vide. Puis il
reprit son casque, son fusil et ses bottes :
— Vous feriez mieux de rester là-bas, monsieur Olivier ! Vous ne comprendrez jamais rien à l'Afrique, et si jamais cela se produisait, l'Afrique, elle, ne vous comprendra jamais ! Adieu, monsieur Olivier, adieu pour de bon !
Puis il disparut dans la nuit juste au moment où le vacarme des tonnerres et des hyènes commençait à faire vibrer la brousse.
Le 31 août à huit heures du soir, après une violente tempête, il
débarqua à Gorée. Les services sanitaires lui collèrent aussitôt cinq
jours de lazaret. Mais il n'avait pas fini de déballer ses affaires que quelqu'un frappa à sa porte. Il ouvrit à un jeune homme svelte et glabre, à l'air sportif et séducteur malgré son teint blême et son corps décharné.
— Comment, vous ne les avez pas eues, vos scarifications, grand père ? On ne vous a pas donné un royaume ? Comment, vous ne me reconnaissez pas, grand-père ?
— Souvignet ! Ça alors ! Mais que faites-vous là, mon brave ?
— Patient au même titre que vous, grand-père ! Sauf que vous, vous êtes en observation et que moi, je suis déjà malade : le ténia, la fièvre jaune et bien d'autres maladies non encore répertoriées. Du
moment que je peux tenir sur mes jambes, je m'en fous. Je me dis que je me sens mieux que cela.
Il pointa son index vers les citronniers que l'on pouvait apercevoir à travers la persienne. Il y avait là trois petits cimetières séparés par des murets, avec leurs tombes blanches et leurs croix de planches
retenues par des cordes. A gauche, la dysentetie, à droite, la fièvre jaune, au milieu, la bilharziose !
— Ils se demanderont bien où ils me mettront le jour où ce sera mon tour, peut-être bien dans les trois, se mit-il à ricaner. Mais vous devez être aussi optimiste que moi, et vous dire que je suis encore jeune et que ce ne sont pas quelques petites maladies d'Afrique qui auront raison de Jean-Marie Souvignet, n'est-ce pas ? Eh bien, vous avez parfaitement raison, grand-père… La traversée a été si rapide que j'ai oublié de vous demander votre nom.
— Olivier ! Aimé Olivier !
— Pouvez-vous me jurer que vous êtes bien arrivé au Fouta-Djalon, grand-père Olivier ? Hum !…
— Oh, je sais ce que vous allez me dire, qu'il n'y a que quatre Français qui y ont mis les pieds : Mollien, René Caillé, Hequard et Lambert. Dorénavant, vous pouvez y ajouter un cinquième, moi, Aimé Olivier… Ne rigolez pas, jeune homme… Au contraire, si vous avez une médaille pour moi, ce ne serait pas de refus.
— Vous n'êtes pas trop mal pour quelqu'un qui vient du Fouta-Djalon. Moi, je viens juste de Rufisque et je suis bien plus démoli.
— C'est parce que vous n'avez pas vu mes boyaux.
— Alors, ce royaume ?
— Je ne l'ai pas encore, mais j'ai déjà son nom !
— Et c'est comment ?
— Ah non, ça, c'est mon tout premier secret d'État… Il ne me reste qu'à trouver mon grand vizir.
— Vous avez déjà pensé à quelqu'un ?
— A vous !
— A moi ? C'est vrai ? Oh, mais c'est fantastique !
— Quoi, vous l'accepteriez vraiment ?
— Et comment ! Je ne peux plus me passer de la brousse.
— Vous construirez mon palais, mes routes, mes monuments !
— Mais c'est comme si c'était déjà fait, Majesté !
— Attention, je suis exigeant, grand vizir !
— Je vous obéirai à l'oeil, Majesté ! Mais attention vous aussi, grand-père, j'ai ma condition et elle est de taille.
— Laquelle ?
— Qu'avant de prendre le bateau vous passiez prendre une lettre pour ma famille ! Qu'elle sache que je serai là pour Noël, comme ça je pourrai lui annoncer la bonne nouvelle : c'est moi, le plus beau de leur fils, qui vient d'être promu grand vizir d'Afrique ! Ce n'est pas un endroit pour passer Noël, vous êtes d'accord avec moi !
A sa sortie du lazaret, un de ses agents l'attendait dans un vieux triporteur conduit par des ânes : il n'y avait pas de bateau en vue avant longtemps. Il marcha, il pêcha pour s'occuper un peu et prit ses repas avec un couple de biologistes allemands qui disaient avoir trouvé un coquillage inclassable selon la théorie de Linné. Quand, enfin, fut annoncé le paquebot Pointe-Noire-Bordeaux, il passa comme promis récupérer le courrier de Souvignet. Mais, à l'entrée, la préposée le regarda d'un air étrange :
— Quoi ? M. Souvignet ? Vous dites bien M. Jean-Marie Souvignet ?… Mais, mon pauvre monsieur, c'est lui qui est là-bas.
Et elle montra le grossier cercueil de cajou que portait un groupuscule de Noirs, de l'autre côté de l'allée.
Une larme coula sur sa joue pendant que les fossoyeurs jetaient les premières pelletées de terre. Il fredonna La Marseillaise et jeta une branche d'acacia fleurie. Sa voix sortit toute seule, vibrante et méconnaissable :
— Adieu, mon futur général Faidherbe !
Puis il revint vers la préposée et lui tendit la fameuse montre en or que Souvignet lui avait cédée sur le bateau :
— Vous renverrez bien ses affaires à sa famille ?
— C'est le règlement, monsieur !
— Eh bien, vous mettrez ceci avec !
— Mais…
— Faites ce que je vous dis, je vous en prie, madame, implora-t-il, un pénible sanglot étouffant sa voix.
— Très bien, monsieur, très bien ! se résigna la dame en roulant des yeux stupéfaits tandis qu'elle le regardait s'éloigner.
Le bateau s'appelait Le Congo, un magnifique paquebot de la Compagnie des Messageries tel que Marseille en voyait souvent sortir de ses chantiers de La Couronne.
Il regarda l'Afrique s'éloigner et s'adressa sur un ton mystique aux silhouettes reculantes des laptots et des arbres :
« Eh non, ma pauvre Afrique, tu n'es plus une étrangère ! »
Il débarqua à Bordeaux le 11 octobre 1880. Il y avait exactement dix mois et dix-neuf jours qu'il avait quitté la France.
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