webfuuta-biblio0


Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


arrow-previous arrow-up arrow-next


Chapitre 15

L'Almaami acheva de nommer les chefs de province. La ville résonna sous la joie des nouveaux couronnés et sous les lamentations des mécontents. Ses ruelles exhalaient cette atmosphère de courbettes et de médisances, de conspirations et de flagorneries propre aux églises et aux palais où les destins, bien souvent, ne tiennent qu'à un fil. Les rois destitués s'en retournèrent tristement dans leurs provinces, les nouveaux s'attardèrent pour consolider leur position à coups de cadeaux et d'éloges. L'alternance des Almaami apportait au Fouta le même renouveau que le changement des saisons : de vieilles têtes tombaient, de toutes nouvelles fleurissaient.
Pour cette fois, tout au moins, sa tête à lui n'avait pas été mise à prix. L'Almaami le reçut une seconde fois, assisté uniquement de son marabout et de son griot :
— Je t'ai donné ton chemin de fer et le droit d'établir des factoreries. Maintenant que veux-tu de moi, Yémé ?
— Tu le sais bien, Almaami !
— Le chemin de fer, je me souviens, le reste, j'ai oublié, cela fait si longtemps !
— Le chemin de fer, l'autorisation d'installer des factoreries, de faire passer mes caravanes, de…
— Bon, bon, bon!… Tiens, je te prête mon marabout ! Il t'aidera à rédiger l'ensemble de tes requêtes, ensuite je les soumettrai au Grand Conseil. Tu n'es pas content ? Vous voyez, il n'est jamais content, mon ami Yémé !
Il gardait la mine serrée mais ce n'était qu'une astuce.
— Après tant d'efforts, je m'attendais à voir mes doléances satisfaites sur-le-champ, Almaami !… se plaignit-il alors qu'au fond une joie secrète l'illuminait de l'intérieur : seul avec le marabout, il ne pouvait trouver meilleure aubaine !
Plus malin et plus retors que ces Peuls qu'il ne cessait de critiquer, il profita de cette occasion inespérée pour glisser subrepticement dans ses doléances le plateau de Kahel. Le marabout ne réalisa pas tout de suite l'astuce. C'est en relisant son texte qu'il sursauta et regarda le Blanc avec les yeux affolés de ces montagnards — nombreux par ici ! — étranglés par le goitre :
— Le plateau de Kahel? Jamais je n'oserais écrire ça !
Il se saisit de sa plume de roseau pour rayer cette partie-là, mais Olivier l'arrêta d'un geste de la main :
— Ne t'inquiète pas ! J'ai déjà son accord, je ne t'aurais pas dicté ça sinon.
Le marabout manqua de peu de s'étrangler :
— Et le roi de Timbi-Touni est d'accord ?
— C'est lui que me l'a proposé, glissa-t-il perfidement en regardant le marabout du coin de l'oeil.
— Le roi de Labé est au courant ?
— Je t'assure que tout est régulier, tu n'as pas à t'inquiéter !
Le marabout promena un regard hébété autour de lui pour se convaincre que le monde n'avait pas vacillé après ce qu'il venait d'entendre. Puis, résigné, il lui tendit le papier :
— Puisque c'est comme ça, signe ici !
Il signa à son tour et remit le papier à l'Almaami. Celui-ci appela le Blanc aussitôt qu'il le lut :
— Quoi, le plateau de Kahel ? Tu te rends compte, Yémé !
— Juste vingt kilomètres de landes !
— Autant de terres pour faire du commerce ?
— Il me faut une base pour mon chemin de fer, Almaami ! Ce ne sont pas les terres qui te manquent : tu règnes de la côte au Niger et de la Sierra Leone au Niokolo-Koba.
Ces terres appartiennent aux Peuls. Je n'en suis que le modeste gardien. La terre du Fouta cédée à un étranger, ça ne s'était jamais vu ! C'est sûr que Timbi-Touni et Labé sont déjà d'accord ?
Devant le silence lourd de signification du Blanc, le marabout se dépêcha d'enfoncer le clou.
— C'est ce que prétend cet étranger !
— De toute façon, reprit l'Almaami, ce n'est pas à moi de décider, je dois en référer au Grand Conseil. Maintenant, rentre à Digui, je t'aviserai dès que je l'aurai convoqué.
— Et ma case à Fougoumba ?
— Reste à Digui ! Le roi de Fougoumba ne veut pas de toi chez lui.
Il se débrouilla pour rencontrer secrètement Alfa Yaya avant de retourner à Digui.
— J'ai parlé de Kahel à l'Almaami. Il n'y voit aucun inconvénient à condition que cela vienne de vous.
— De nous ? Je ne suis pas le roi de Labé, je n'en suis que le prince héritier.
— Oh, ton frère Aguibou ne prendra jamais le risque de s'opposer à toi pour cinq kilomètres de broussailles.
— Qu'est-ce que tu me donnes en échange ?
La question d'Alfa Yaya était brutale, mais elle ne lui déplaisait pas : c'est cela qui le séduisait chez le personnage, son côté pratique.
— Des boutiques, des plantations, des actions sur ma compagnie de chemin de fer !
— Mais encore ?
— Qu'est-ce que tu veux de plus ?
— Ta maison de Boulam !
— Ma maison de Boulam ? Tu es bien plus gourmand que Tierno… Très bien, tu l'auras, ma maison de Boulam !
— Mais encore ?
— Je pourrais peut-être t'aider pour le trône de Labé.
Juste à cet instant, une perdrix prit son envol de la cime d'un arbre. Olivier de Sandervalla regarda planer quelques instants, puis revint à son acolyte :
— Tu te souviens de ce que tu m'avais dit la première fois qu'on s'est vus ?
— Ce matin est prodigieux !… Sois mon ami, étranger ! Voilà ce que je t'avais dit.
Il lui prit la main et, regardant la perdrix se fondre dans les nuages, lui parla sur un ton volontairement mystique :
— Tu te rends compte de tout ce qu'on pourrait faire, tous les deux, si l'on se donnait la main ?
Digui ne manquait pas d'eau malgré la saison sèche. Le village comptait de nombreux puits et une rivière passait à côté. Il pensa à faire du jardinage : un excellent moyen pour occuper ses hommes, calmer ses nerfs et oublier la faim. II défricha les berges, creusa un petit canal et irrigua une centaine d'hectares. Il fit pousser le cresson et l'alénois, la salade et les radis. Il planta des arbres fruitiers, essaya avec succès les cerisiers et la vigne. Émerveillé par son joli travail, il adressa une lettre à la côte pour vanter son jardin d'Eden et citer les nombreux avantages qu'il y aurait à voir des Blancs s'installer au Fouta.

***

Il préféra éviter Dalanda après l'incident avec les gardes, malgré les messages alarmants que la vieille Arabia lui faisait parvenir. Il fallait être idiot pour ne pas se dire qu'on allait le surveiller un bout de temps pour comprendre son escapade de nuit dans la brousse : pour se nourrir en secret comme il l'avait prétendu ou pour cacher des armes ? Mais un jour qu'il revenait du jardin, marchant à quelque distance devant ses Ouolofs, il entendit une voix l'interpeller du fond d'un buisson.
— Demain, chuchota-t-elle, près du ruisseau-aux-cygnes ! Au moment de la prière de la mi-journée !
C'était un beau stratagème. Le ruisseau-aux-cygnes, personne n'y allait jamais à cause de son épaisse forêt-galerie et du talus élevé qui le surmontait. En plus, une simple garrigue couverte de chiendent et de bambous le séparait de son jardin. A l'heure de la prière, personne ne pouvait les surveiller. Il n'avait qu'à s'épauler de ses outils et faire semblant d'aller biner. Le ruisseau-aux-cygnes devint leur nid d'amour : plus besoin de se risquer la nuit vers la fameuse case abandonnée ! Elle lui apportait sa calebasse de fonio ou de riz, le regardait manger, attendrie jusqu'aux larmes et recommençait son éternel couplet :
— Enlève-moi, Yémé, enlève-moi !

***

Et puis un beau jour, sans aucune raison, on lui interdit de quitter le village à plus de deux kilomètres et d'acheter des produits dans les marchés. Le Grand Conseil refusait de lui accorder Kahel, le roi de Fougoumba voulait le chasser de ses terres. La vieille Arabia eut beau l'entourer de son affection et de ses précieuses écuelles de fonio, il sombra dans une dépression plus morbide encore que celle qu'il avait connue à Timbo.
Il commençait à songer à sa capsule de cyanure quand, après un frugal déjeuner de fonio au lait caillé, on lui annonça une visite. Il remit sa redingote et ses gants et se traîna péniblement au-dehors, rongé par la faim et par l'inquiétude. Un beau jeune homme à cheval le regarda arriver :
— Tu ne me reconnais pas ? fit-il d'un air amusé.
— Euh… non ! Tu pourrais peut-être m'aider !
— J'avais quinze ans quand tu es passé à Timbo !
— Ne me dis pas que c'est toi, Diaïla ! Où te cachais-tu donc ?
— Je suis arrivé hier du Ɓundu où j'ai passé plusieurs années à faire mon éducation. J'ai appris que tu étais là et je suis venu tout de suite te dire bonjour.
— J'en suis touché, Diaïla, touché !
— Et si je peux faire quelque chose pour toi, n'hésite pas !
— J'ai bien peur qu'en ce qui me concerne plus personne ne puisse rien.
— Ah oui, tu as des problèmes ?
— Des problèmes ? Là où tu me vois, mon prince, je n'ai ni le droit de circuler ni celui d'acheter à manger. Je vis de l'aumône de la vieille Arabia et des carottes de mon jardin.
— J'en parlerai à mon père.
Diaïla parti, il nota cette curieuse digression au bas d'un croquis représentant une crue du Téné :

« C'est un bien joli garçon que ce Nègre Diaïla, le nez fin aux narines flottantes, la lèvre mobile, rose sur de belles dents blanches, un grand oeil curieux, le regard intelligent et vif, la main élégante et souple, le pied très soigné. Sylla peut être ? ou plutôt Henri III. Un bon chef de la décadence. Ce qu'il doit décader, ce beau gars, s'il paraissait sur le boulevard, y en aurait que pour lui. »

Rien de nouveau, les jours suivants malgré la promesse du prince ! Le roi de Fougoumba ne se contentait plus de s'opposer à ce qu'on lui accorde Kahel, il voulait maintenant qu'on lui retire l'autorisation de tracer un chemin de fer. Il exigeait la saisie de ses biens et son expulsion du Fouta. L'envie de s'enfuir submergea son esprit une bonne centaine de fois, mais il pensait aussitôt à la mésaventure du pauvre Moutet et retombait avec abattement sur son lit de camp… Encore une semaine ou deux et le message du prince Diaïla finit par arriver : l'Almaami avait décidé de lui rendre sa liberté de mouvement et de lui ouvrir de nouveau les greniers et les marchés du Fouta !
Il se rendit sur-le-champ à Gali, village connu pour ses grouillantes foires à grains et à bestiaux. A sa grande surprise, les bouchers refusèrent ses grains de corail et les marchandes de lait se détournèrent de ses pièces de monnaie. Son bon petit Diaïla lui aurait-il menti ? Accablé de chaleur, anéanti par la faim, solitaire et démoralisé comme il ne l'avait jamais été, il s'apprêtait à affronter les pentes que l'on négocie à la verticale et les torrents que l'on franchit à gué pour s'en retourner à Digui lorsqu'une espèce de grosse brute vint à son secours en brandissant un gourdin :
— Vendez à cet homme et dépêchez-vous !
— Tue-moi plutôt, répondit une des vendeuses, je préfère encore ton gourdin à celui de l'Almaami !
— L'Almaami a levé l'interdiction de lui vendre. J'étais à Fougoumba hier, cela s'est passé devant moi.
— A-t-il un papier sur lui ?
— II n'en a pas besoin. Le papier en question a été lu à la mosquée devant tout le monde.
— A Gali, répondit un marchand de volaille, la nouvelle de ne pas lui vendre nous est bien arrivée, celle de le faire de nouveau, pas encore.
— Ça ne m'étonne pas, à Gali, vous êtes tous des abrutis !
— Répète ce que tu viens de dire !
Une belle bagarre en vue, quoique ce pauvre Olivier de Sanderval ne se sentît ni la force de l'arrêter ni l'envie de s'en distraire. Un bruit de sabots se fit alors entendre du côté de Fougoumba, un trio de cavaliers apparut. L'un écarta la foule des curieux, se dressa sur le dos de sa monture et lut le papier qu'il tenait à la main :
— Il est porté à la connaissance du Fouta que l'homme blanc dénommé Yémé est de nouveau autorisé à fréquenter les marchés de l'Almaami et à acheter les denrées de son choix.
— Vous voyez ? s'exclama l'intrus à l'adresse des marchands.
— C'est bon, qu'il demande ce qu'il veut, maintenant on peut lui vendre !
— Excuse-nous, mon Blanc, mais dans notre cher Fouta les mauvaises nouvelles arrivent toujours trop tôt et les bonnes, jamais à temps ! J'ai un jardin non loin d'ici, viens donc t'y désaltérer !
Le Blanc ne se fit pas prier, il s'essuya le front d'un revers de manche et montra le tas de provisions que les marchands lui emballaient en tentant de plaisanter avec lui pour faire oublier l'incident de tout à l'heure.
— Ne te soucie pas pour ça ! fit l'homme en regardant vers un groupe de gamins en train de jouer à la lutte.
— Portez ça à Digui et dites bien que c'est pour le Blanc !
Puis il se tourna de nouveau vers Sanderval :
— Tu vois, c'est simple ! Maintenant, donne quelque chose à ces gamins pour le prix de leur effort !
Le jardin de son sauveur se trouvait à deux kilomètres de là, bien à l'abri des curieux, entre une paroi de granit, une forêt de bambous et des gorges de vingt mètres de hauteur dans lesquelles grondait un torrent. Il y en avait bien pour dix hectares de manioc et d'ignames, de radis et de choux ; de gombos, de piments, de salades et d'oignons.
Deux grands hangars abritaient ses semences et ses outils. Une concession de cinq belles cases lui servait de demeure. Il l'invita dans l'une d'elles et referma prudemment la porte après eux. Il servit de la bière et du vin, du fromage et du jambon en chuchotant avec l'espièglerie d'un gamin pillant le buffet familial :
— Et ça ? Et ça ? Hein, qu'est -ce que tu dis de ça ?
Le Blanc poussa un sifflement d'admiration et se précipita sur les victuailles avant même d'y être invité.
— Où as-tu eu ça, mon ami ?
Où as-tu déniché ces trésors ? — Sur la côte, ha ha ! Sur la côte ! Je connais Rufisque et Saint-Louis ! J'ai vécu à Boulam, je suis même passé à Boké. Il est bon, n'est-ce pas, le jambon ?
— Tout simplement excellent ! Du cochon et du vin, ah, si les Peuls nous voyaient !
— C'est pour cela que j'ai fermé la porte !
— Bien sûr ! Tu as un nom ?
— Appelle-moi Yéro Baldé !
— Eh bien, Yéro Baldé, serre la main de ton ami !

***

La semaine suivante, on lui annonça l'arrivée de la mission de Gallieni. Il fila aussitôt à Fougoumba. Elle se composait d'une centaine de tirailleurs sénégalais et des deux Blancs rescapés de la fièvre jaune. Une vraie colonne de Gallieni : armée jusqu'aux dents et fort bien approvisionnée ! Des caisses de munitions et de conserves, et un joli petit troupeau de moutons et de boeufs ! Ils avaient eu vent de sa précédente expédition et savaient, depuis Timbo, sa présence à Fougoumba !!
— Docteur Fras ! s'annonça le plus âgé. Et voici le lieutenant Plat !!
L'Almaami les avait hébergés dans une magnifique concession tout au milieu du village avec des cases bien recouvertes et une cour où ils avaient dressé une immense table pliante surchargée de bouteilles et de boîtes de conserve — il restait donc de la place à Fougoumba ! Une émotion profonde, inhabituelle le saisit : l'odeur des mets de France, le verre de jus de pomme qu'on lui servit, les visages dissonants, exaltés et vulnérables de ses compatriotes ! Le lieutenant Plat le fit penser à ce pauvre Souvignet : vingt-trois ans lui aussi et, comme lui, dévoué corps et âme aux belles illusions de son âge !
— Nous avons reçu un message du lieutenant Levasseur, fit le docteur.
— Le lieutenant Levasseur ?
— Ne me dites pas que vous n'avez pas entendu parler de notre malheureux compatriote de Labé ?
Ils avaient eu des nouvelles de ce pauvre Levasseur, toujours en prison, affamé et malade. Lui aussi avait été envoyé par Gallieni, il valait mieux ça : toujours deux colonnes et par des itinéraires différents. L'Afrique était truffée de pièges, les Blancs ne prendraient jamais assez de précautions.
Il leur demanda la raison de leur présence. Cela se devinait, ils venaient signer un traité de protectorat, un vrai.
— Celui de Bayol ne suffit plus ?
Non, cela ne suffisait plus aux yeux de Gallieni, on n'y parlait que d'amitié, il lui fallait plus.
— Et vous pensez que vous allez y arriver ?
— Nous ne leur laisserons pas le choix ! asséna Fras. Ce sera le protectorat maintenant ou la guerre pour bientôt. Une troupe est déjà en préparation à Saint-Louis.
— Hum ! Avez-vous déjà eu affaire aux Peuls ?
— Non, pas vraiment !
— Alors attendez de les connaître, avant de parler ainsi. Vous avez vu l'Almaami ?
— Je lui ai lu le projet de traité ce matin, répondit Fras. Il dit qu'il va consulter les vieux !
— Vous qui vivez dans ce pays depuis dix ans et qui avez traité avec ces gens-là, par quel bout faut-il les prendre ? demanda Plat.
Une vague de pensées tristes et éphémères submergea son esprit avant qu'il ne réponde. Quel gâchis ! On n'en serait pas là si on l'avait écouté ! Le Fouta-Djalon, la France aurait dû s'en préoccuper dès son premier voyage ! Mais Cloué l'avait pris pour un fou et Gambetta l'avait écouté plus par amitié que par conviction. Tout cela avait ouvert la voix à cet opportuniste de Bayol, qui ne cherchait qu'à lui nuire et à faire avancer sa carrière ! Gallieni ne manquait ni de courage ni d'esprit, mais il portait une grande tare : sa nature de soldat ! La France se trompait de diagnostic : elle envoyait un chirurgien là où il aurait suffi d'un masseur. Ces jeunes gens forçaient son admiration par leur idéal et leur pureté, en même temps qu'ils lui faisaient profondément pitié. On ne les menait pas au champ de bataille, on les jetait dans la gueule du loup. Voilà ce qu'il pensait en fixant sur eux un regard mitigé, empreint de sympathie et de méfiance.

« Il faut être idiot pour envoyer chez les Peuls des jeunes gens aussi inexpérimentés, se dit-il. Il est manifeste qu'ils auront de la peine à obtenir quelque chose de sérieux. Mais peut-être veut-on, en haut lieu, simplement impressionner l'opinion. Et non pas conquérir le Fouta.
Mais ce n'est pas à eux que je dois adresser mes réflexions. Ils font ce qu'on leur a demandé de faire. Il n'y a rien à dire non plus au gouvernement, chez nous il est par métier et par habitude ancienne sourd à tout ce qui n'est pas lui-même : c'est à la nation qu'il faut demander plus d'attention et de clairvoyance. »

— Alors donc, ces Peuls ? insista le lieutenant Plat.
— Ces gens sont insaisissables aussi bien par la main que par l'esprit ! On dirait qu'ils ont tous lu Montaigne ici. Vous ne verrez jamais peuple aussi ondoyant : jamais à la même place, jamais la même parole.
— Ils ne nous échapperont pas tout le temps.
— A condition que nous apprenions à ruser. Ici, tromper l'autre n'est pas considéré comme un défaut, mais comme une prouesse qui forge votre renommée.
— Quoi qu'ils fassent, nous leur arracherons ce protectorat ! s'énerva le lieutenant Plat. Vous avez bien obtenu des traités, vous ?
— Mes traités, je les ai obtenus après deux mois de prison, une douzaine de crises de palu et cinq états comateux, répondit-il, excédé. Et vous, vous arrivez tout droit de Saint-Louis avec un chiffon de papier pour dire à l'Almaami du Fouta : « Allez, signe là ! » Chapeau, mes braves, chapeau !
— Nous voulons lui montrer que les enjeux ne sont plus les mêmes, que l'ère des plaisanteries est terminée ! S'il ne signe pas, il sera envahi !
— Il ne signera pas, mais il fera semblant. Si seulement vous saviez comment ces gens-là savent faire semblant !
— On est pressés, vous comprenez ?
— C'est bien là le drame, eux ne sont jamais pressés.
Puis il se tut, plein de pitié et d'exaspération. Pauvres jeunes de France ! Il avait envie de leur dire : « Votre présence fera plus de dégâts que d'avantages, des dégâts dans nos intérêts, pas dans ceux des Peuls. » Mais il ne dit rien, vida d'un coup sec son verre et fit mine de partir. Si jeunes, si sympathiques, il n'avait nulle envie de les blesser ! Plat lui resservit un jus de pommes et dit :
— Nous vous retenons à dîner !
— J'allais vous le demander. Quand, comme moi, on a passé des semaines à s'empiffrer de purée de baies sauvages, on n'a aucun goût pour les convenances.
Avant de le laisser partir, ils le surchargèrent de thé, de café, de sucre, de pain, de sardines, de biscuits, de lentilles, ainsi que d'une volumineuse pile de journaux.
A sa visite suivante, il trouva le lieutenant Plat agonisant. Le docteur Fras laissa un moment ses seringues et ses compresses pour l'attirer discrètement dans un coin :
— J'ai bien peur qu'il n'y reste, lui chuchota-t-il en s'épongeant le front. Ah, je m'en veux de ne pas être malade à sa place ! Il est trop jeune pour mourir, lui, vous m'entendez ? Trop jeune !
— Quel est votre diagnostic ?
— Vous pensez qu'il est possible d'établir un diagnostic dans ces contrées ?
— Il s'en sortira, vous verrez ! fit Olivier de Sanderval sur un ton si persuasif que le docteur se ressaisit.
— Ce serait tellement plus simple. Tout seul, je n'aurai jamais assez de forces. Saint-Louis est trop loin, les Peuls bien trop près, et ce pauvre Levasseur, il est encore plus près de la tombe que n'importe quel malade.
Il resta auprès d'eux toute la journée, essuyant les sueurs et les vomis de l'un, remontant le moral de l'autre. Il aida à filtrer l'eau, à stériliser les seringues, à préparer les pommades et les lotions.
Quelques jours plus tard, un tirailleur sénégalais s'arrêta devant chez lui sans descendre de son cheval :
— C'est le docteur Fras qui vous envoie ?… C'est pour l'enterrement, n'est-ce pas ?
— Non, pour le clysopompe !
Et le brave homme d'expliquer que le lieutenant Plat s'était remis et que le docteur Fras qui souffrait (chacun son tour) de constipation l'envoyait emprunter son clysopompe pour pouvoir se purger.

« La mission n'a pas de clyso ! s'empressa-t-il de noter, plus persifleur que jamais. Et voilà comment on organise nos affaires coloniales et nous avons un budget de quatre milliards ! Enfin, paix au ministère ; mais je voudrais bien le voir, ici à notre place, le ministère, desséché au soleil sans clysopompe. »

L'armée française chez les Nègres et sans même un clysopompe ! Et pourtant, il peut faire des miracles, ce dérisoire instrument ! Quand, quelques jours plus tard, le tirailleur le lui ramena, il lui remit en même temps une lettre d'adieu : le docteur Fras s'était remis de son indisposition. Tant et si bien qu'il cheminait déjà vers Saint-Louis avec toute sa colonne et au son du clairon !

***

Puis Diaïla revint le voir alors qu'il se battait avec une nouvelle crise de palu :
— Il faut que tu viennes leur parler.
— Mais à qui encore, bon Dieu ?
— Aux vieux de Fougoumba ! Sans eux, Kahel serait déjà à toi, mon père, lui, n'y voit aucun inconvénient ! Demain, après la prière de la mi-journée, mon père réunira le Grand Conseil et tu viendras parler. Pour vaincre les réticences de Fougoumba, il faut que tu fasses éclater la vérité sans qu'il paraisse te soutenir. Tu viendras ?
— Je n'ai guère Je choix.
— Alors, bonne chance, et tâche d'être convaincant !

***

L'angoisse fut pire qu'à la veille d'un examen. Il profita de son insomnie pour esquisser son discours et se donner du courage :

« Vas-y, fonce, dis ce que tu veux, mais dis-le bien ! Les Peuls sont une race de diseurs. Chez eux, c'est la manière qui compte : les belles paroles valent mieux que les actes. »

Le griot de l'Almaami passa tout de suite à la question de Kahel. Mais Ibrahima, le très félin roi de Fougoumba, réagit promptement malgré son air endormi :
— Cet homme n'est pas là pour demander une faveur, il est là parce qu'il a commis un délit. Parlons de cette lettre qu'on a interceptée sur la côte !
— Est-ce vrai ce qu'on dit, que tu veux faire venir les Blancs de la côte pour qu'ils prennent nos terres et s'accaparent notre royaume ? demanda le roi de Kébali.
— Celui qui vous a traduit cette lettre a tronqué la vérité. Je vous jure qu'il n'y a rien dedans d'inamical envers les seigneurs du Fouta.
— Si elle était aussi innocente que tu le dis, pourquoi ne l'as-tu pas remise au courrier officiel de l'Almaami qui, chaque semaine, s'en va sur la côte ?
— Je ne pensais même pas écrire une lettre. Seulement ce dénommé Alfa est venu me trouver à Digui pour me dire qu'il allait sur la côte, alors j'en ai profité pour donner de mes nouvelles à mes agents. Seulement je ne savais pas que c'était un homme de peu de sérieux. Il voulait plutôt dire : «Je ne savais pas que c'était un de vos espions.»
— Tu oses dire qu'Alfa, homme d'âge mûr, marabout de son état, connu et respecté à travers tout le Fouta, est un menteur ?
Une rumeur de réprobation parcourut la salle.
— Oh non, je me garderai bien d'affirmer cela. J'ai simplement dit qu'il avait manqué de discrétion. Vous savez tous la considération que j'ai pour vous et pour votre pays. On ne m'a jamais vu manquer de respect à un de mes porteurs. Alors, à un noble du Fouta ?
— C'est bien dit ! entendit-on d'un coin à l'autre de la salle.
— Chut ! fit le chef de Fougoumba. Si ce qu'on nous a rapporté n'est pas vrai, alors qu'as-tu exactement dit aux Blancs de la côte ?
— Que votre pays est beau, son climat agréable, ses habitants honorables et accueillants. Ah, si quelques Blancs venaient habiter ici pour vous aider à vous enrichir !
— Vos plantations et vos factoreries, ce ne sont que des prétextes ! Prendre le Fouta, voilà ce que vous avez derrière vos têtes de Blancs !
Il tourna un regard pathétique vers le roi de Fougoumba et entonna son couplet préféré, casser de l'Anglais, et le préféré des Peuls, flattant leur orgueil :
— Celui qui a lu ma lettre est un ennemi du Fouta ou un homme qui ne sait pas lire. Je savais qu'Alfa était un espion à la solde de mes ennemis anglais, j'en avais prévenu mes gens depuis longtemps, je ne lui aurais donc pas confié mes secrets. Tu sais bien, Ibrahima, je ne suis pas un envahisseur, je suis l'hôte de l'Almaami. Je suis prêt à m'en aller dès demain si tu le veux… Les chefs de Fougoumba sont dans l'erreur mais ils sont intelligents, je sais qu'ils reconnaîtront pour leur ami le toubab qui porte la prospérité avec lui, j'ajoute ce qu'ils savent bien, à savoir qu'en 1880, j'ai rencontré vingt Noirs anglais dans le Fouta ; cette année, j'en ai rencontré plus de six cents et, à Médina, c'est un Anglais qui m'a reçu d'abord au nom du roi. Ne voyez-vous pas que cet Alfa est un espion anglais, payé par Freetown pour nous opposer ? Les Anglais ne vous font pas la guerre, dites-vous, ils ne vous menacent pas, Noirs trop confiants ! Ils ne demandent rien mais ils remplissent votre royaume, de vieux chefs les accueillent, les écoutent, leur obéissent. Les descendants des grands rois peuls que vous êtes auraient-ils renoncé à leur indépendance ? La France, au contraire, a-t-elle chez vous un seul Noir, un seul qui vient conquérir pour elle et défricher à son profit ? Je ne vois ici qu'un Blanc seul et sans armes, qui vient vous parler de vos intérêts et non des siens.
Il se tut et, comme la dernière fois à Timbo, promena un regard anxieux dans la salle pour épier les réactions et comprit au silence qui régnait qu'il s'était plutôt bien défendu. Le roi de Fougoumba resta de marbre, mais Tierno, Alfa Yaya, Bookar-Biro et Paate lui envoyèrent des clins d'oeil complices et l'Almaami avait l'air réjoui. Ce dernier chuchota quelques mots et la voix métallique du griot explosa de nouveau :
— C'est vrai ce que dit le Blanc, il n'est jamais armé que de son ombrelle et de son mouchoir de poche ! En 1880, nous avions des doutes, mais maintenant nous pouvons avoir confiance pour l'avoir suffisamment vu : cet homme est un ami.
— L'amitié que nous propose la France, c'est l'amitié de l'huile et de l'eau : l'un en haut, l'autre en bas, grogna le roi de Fougoumba.
— Il a bien quelques fusils, plaisanta Paate, mais c'est pour viser les perdreaux. Il n'a jamais tiré sur un Peul.
— Il est venu chez nous en ami ! appuya Bookar-Biro.
— Alors que cet Anglais au nom imprononçable a apporté une armée ! renchérit Alfa Yaya.
— Cet homme est venu en ami, renchérit Tierno. Nous sommes des Peuls, le poulâkou nous commande de bien traiter nos amis.
La discussion tourna en sa faveur. Dorénavant, la plupart de ceux qui ouvraient la bouche parlaient pour lui. Les vieux de Fougoumba reculèrent, se réfugièrent dans des grognements étouffés. Il ne lui restait plus qu'à savourer sa victoire.
L'Almaami chuchota de nouveau dans l'oreille de son griot : — Le Blanc a parlé ! Le Fouta a entendu ! Maintenant, que dit le roi de Fougoumba ?
Ce dernier exprima sans retenue sa mauvaise humeur et parla sans faire attention au Blanc :
— C'est toi, l'Almaami, qui nous a apporté ce Blanc-là ici ! C'est à toi de décider !
L'Almaami laissa s'écouler trois bonnes minutes de silence avant de chuchoter dans l'oreille du griot :
— Eh bien, voilà ce que je décide : le Fouta accorde au dénommé Yémé le plateau de Kahel et la falaise de Guémé-Sangan ! Il y sera comme chez lui, fera le commerce comme il voudra et cultivera ce qu'il voudra.
— C'est dans ton droit, Almaami, seulement cet homme n'est ni Peul ni seigneur pour avoir le droit de posséder une terre au Fouta.
— Alors, en tant qu'Almaami du Fouta, je fais de cet homme un Peul et un seigneur.
L'Almaami se leva, tout le monde le suivit pour gagner la mosquée. La prière terminée, le muezzin se jucha sur le minaret et frappa trois fois la tabala avant de foudroyer les échos de sa voix :

« A partir de cet instant, l'individu de peau blanche et de grande taille que le bon Dieu a dénommé Yémé Wéliyéyé Sandarawaliya est déclaré Peul, citoyen du Fouta et noble de la tête aux pieds. Respectable du royaume et seigneur de Kahel, seuls le bon Dieu et l'Almaami lui sont supérieurs. Celui qui lui désobéit sera fouetté, celui qui l'insulte aura la langue coupée, celui qui le vole sera décapité .»

Les choses allèrent vite à partir de ce moment-là. On l'autorisa à quitter le village de brousse où on l'avait exilé pour venir s'installer à Fougoumba. Ses Ouolofs le raccompagnèrent à Digui, en poussant des cris de victoire. La vieille Arabia se faufila pour lui chuchoter que Dalanda l'attendait dans sa case à elle. C'était risqué, trop risqué !
— Petite Dalanda, lui dit-il en l'enlaçant, tu n'arrêteras jamais de faire des sottises. Parfois, j'ai envie de te punir, mais dès que je te vois, c'est d'autre chose que j'ai envie.
— Alors, Yémé, tu vas m'enlever maintenant que tu es devenu roi ?
— Quand je serai à Kahel, quand je serai à Kahel.
Elle le lui fit jurer une dizaine de fois avant de le laisser partir. Dans sa cour, il trouva un messager avec un bélier et un grand panier de fruits :
— Le bélier vient de l'Almaami et le panier de fruits de Diaïla. L'Almaami a décidé de rentrer à Timbo plus tôt que prévu. Il t'attend demain à Fougoumba pour te signer tes traités et te faire ses adieux.

***

Une atmosphère tendue l'accueillit à Fougoumba. Toute la cité convergeait vers la place publique, en chuchotant à voix grave :
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à un gamin.
— On va assister à la décapitation.
— Mais la décapitation de qui ?
— Peu importe son nom, c'est le spectacle qui compte !
Qui le Fouta avait-il donc décidé de décapiter en si peu de temps ? « Mon Dieu, se dit-il, faites que ce ne soit pas ce pauvre Levasseur ! Je vous en prie, mon Dieu ! »
Il continua de se renseigner mais personne ne lui répondit. Il finit par distinguer la silhouette de Saïdou quelque part dans la cohue.
— Ah ! fit celui-ci, le Blanc vient observer de près nos moeurs judiciaires ! Tu verras, nous ne connaissons pas encore la guillotine, nous en sommes au sabre.
— C'est le lieutenant Levasseur, je suppose, fit-il, transpirant à grosses gouttes.
— Le lieutenant Levasseur ? Ah, ce Français qu'on a arrêté à Labé ? Mais non, mais non, Yémé ! Il s'agit d'un pauvre bougre, un brigand que l'on recherchait depuis longtemps et qui vient de se faire démasquer. Si c'était un Français, on t'aurait demandé ton avis. Tu es roi de Kahel, à présent !
Le marabout et le bourreau se tenaient déjà au milieu de la place, entourés d'une foule remuante et dense.
— Eh bien, mon vieux Saïdou, voilà une chose qui me rassure. L'Almaami ne vient pas ?
— Il arrive. Je le précède pour l'accueillir.
Saïdou l'entraîna vers la tribune de fortune que les gardes finissaient d'installer. Quand tout fut prêt, l'Almaami apparut avec sa cour, salua longuement le Blanc et échangea quelques mots avec Saïdou avant de s'installer. Il fit un signe de la main et on apporta le coupable revêtu d'un simple cache-sexe, la tête dissimulée sous un pagne et enchaîné aux pieds et au cou. Le marabout plaça ses mains devant sa bouche en guise de porte-voix pour déclarer la sentence :
— Toi, Mangoné Niang, tu as dévalisé les factoreries de Rufisque, tu as pillé une caravane à Boubah, tu as volé des troupeaux à Mâci, ensuite tu es venu te cacher à Yali sous un faux nom. Mais ton complice Doura Sow, arrêté à Boké, t'a dénoncé. Pour toutes ces raisons et pour d'autres qui nous sont inconnues, tu es condamné à être décapité. Maintenant, je vais lire la Fatiha et le bourreau va procéder à l'exécution.
Il lut le Coran et dégagea la tête de la victime.
— Non !
Le cri d'Olivier de Sanderval pétrifia le bourreau. Il sauta vers lui pour lui arracher son sabre à temps.
— Cet homme est mon ami ! En tant que roi de Kahel, je demande à l'Almaami de l'amnistier.
C'était l'homme qui lui avait offert du jambon et du vin dans sa plantation. En vérité, il ne s'appelait pas Yéro Baldé, mais Mangoné Niang, il n'était même pas du Fouta. Il était né à Rufisque. C'était un Ouolof.
— Mais c'est lui qui a pillé les factoreries de Rufisque ! s'étonna Saïdou.
— Ça ne fait rien, c'est mon ami quand même !
— Tu tiens vraiment à l'amnistier ? demanda le griot de l'Almaami.
— J'y tiens, Almaami !
Une fiévreuse rumeur parcourut la tribune. On s'étonna, on s'énerva, on se consulta. Puis le griot parla de nouveau :
—Aucun seigneur du Fouta ne veut de ce bandit chez lui !
— Qu'il vienne donc à Kahel ! Ce sera mon premier sujet !

arrow-previous arrow-up arrow-next



Facebook logo Twitter logo LinkedIn Logo