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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 14

En décembre 1887, lassé par les mesquineries de l'administration et par le tohu-bohu industrieux de Marseille, Olivier de Sanderval partit pour la deuxième fois au Fouta-Djalon. Il devait maintenant y concrétiser ses traités avant que ce méprisable « syndicat » de la marine ne les torpille ou que ces sournois de seigneurs peuls ne changent d'avis. Les choses s'étaient compliquées depuis la dernière fois. Il aurait à se battre sur deux fronts dorénavant, le plus redoutable des deux ne se trouvant plus dans les arrière-cours truffées d'escrocs et de conspirateurs du palais de Timbo, mais bien dans les alcôves du ministère de la Marine. Honte aux gratte-papier de Paris, la peste sur cet effronté de Bayol qui commençait, ma parole, à représenter un sérieux obstacle !
Celui-là, il fallait le neutraliser dès maintenant. « Le monstre, on le crève avant qu'il ne gagne des griffes ! » Cela, il n'avait pas besoin des sempiternels proverbes de Timbo pour s'en convaincre.

***

Il passa rapidement à Gorée récupérer le Jean-Baptiste et mit aussitôt le cap sur Boulam, où il cogita longuement avant d'affronter le Fouta.
Son premier voyage lui avait permis de prendre pied dans ce pays paradoxal et fascinant de preux et de fourbes, de tartufes et de nobliaux. A présent, une autre ambition le guidait : mettre un doigt dans l'engrenage du pouvoir. Le moment était venu de se dépouiller de ses frocs de touriste et d'explorateur pour plonger corps et âme dans le monde trouble des Peuls, de saisir les nuances et les subtilités de ce peuple insondable, sublime et inquiétant. Cette fois-ci, il venait prendre part aux remous périlleux de la Cour, il venait façonner le destin du Fouta !

***

Pour commencer, il avait besoin d'une terre, il ne serait jamais roi, sinon ! Ce plateau de Kahel, il en parlerait à l'Almaami ! Il devait l'acquérir maintenant, tout de suite ! De ce magnifique panorama, de ce véritable minaret ouest-africain, c'était écrit, s'annoncerait l'avènement de son règne, la folle épopée de l'Afrique moderne ! Le plateau de Kahel, et bientôt Tombouctou et le Limpopo !
Ce ne serait pas facile, il s'en doutait bien ! Par chance, c'était un Olivier ! A force de courage et d'entêtement !… Il suffisait de faire comme les Peuls, de patienter, de ruser, surtout de bien jouer ses pions. Il avait maintenant une idée assez précise des cinq princes que le destin avait placés sur son chemin. Il avait d'emblée écarté Aguibou et Paate, tous deux beaux, trop beaux, intelligents, trop intelligents, farouches, énigmatiques, bref trop peuls, trop grands seigneurs. Bookar-Biro et Alfa Yaya lui semblaient plus ordinaires, plus accessibles, plus concrets, plus malléables. En plus ils étaient amis, mais pour combien de temps ?
Il savait par ses informateurs que les guerres feutrées des provinces et les sournoises rivalités des princes s'étaient accentuées. L'autorité de Timbo faiblissait chaque jour. Labé ne cachait plus ses velléités de suprématie, voire d'indépendance ! Labé, la moitié du Fouta : la moitié de son territoire, la moitié de ses habitants, la moitié de son cheptel, la moitié de ses guerriers, la moitié de ses marabouts, la moitié de son or, la totalité de ses intrigants, ajoutaient les méchantes langues.
A Timbo, deux monarques vieillissants se succédaient au trône.
A Labé, un roi agonisant tardait à mourir. Dans l'une comme dans l'autre Cour, deux princes rivaux, deux frères ennemis attendaient dans les alcôves, le couteau derrière le dos. Il soupira un long moment et grommela en se lissant la barbe :

« J'aimerais bien savoir comment tout cela va se terminer, hélas, je n'ai pas le talent de Shakespeare. »

***

Après quoi il s'engagea à l'intérieur des terres à travers les récifs et les îlots du rio Compony. Son agent Bonnard le cueillit sur les berges dans un débordement de joie. Il revenait du Fouta-Djalon où il venait d'installer sa factorerie de Kaade et lui apportait de très bonnes nouvelles. Ses traités restaient toujours valables et ses caravanes se déplaçaient dans le Fouta sans aucun risque. A Labé, le vieux roi mort, son fils Aguibou lui avait succédé au trône. A Timbo, son ami l'Almaami Sory se préparait à revenir au pouvoir, l'alternance, l'inexplicable, la trop fameuse alternance peule ! Et pour parfaire le tout, le destin venait de hisser Tierno Ibrahima, l'autre ami, sur le trône de Timbi-Touni, pour remplacer son frère, récemment disparu dans une guerre contre les idolâtres.
— Le ciel du Fouta brille pour vous, vicomte ! Vous pouvez, dès à présent, commencer l'ascension des montagnes !

***

Mais avant les pâturages et les chutes, les montagnes et les Peuls, il devait d'abord sacrifier à un indispensable rituel : passer à Boké, honorer de nouveau ce cher René Caillé. Pour cet acte quasi religieux, le voyage fut un vrai chemin de croix.
Il lui fallut trois jours d'enfer pour vaincre la barrière de la jungle.
Dix gaillards armés de coupe-coupe et payés à prix d'or se mirent en tête de la colonne. La même routine qu'en 1880, sauf qu'on ne s'habitue jamais tout à fait aux coliques et aux diarrhées, aux enlisements et aux chutes ; encore moins aux caprices des chefs de village qui exigeaient des cotonnades et de l'ambre parce que la colonne avait piétiné un champ, cueilli des fruits ou violé un sanctuaire !
Il parvint à Boké, brûlant de fièvre et à demi mort. Le port était toujours là avec son bassin de radoub et ses entrepôts, mais il n'y avait plus personne pour l'accueillir. Aucune trace de Moustier, personne ne savait ce qu'il était devenu. On lui montra la tombe du commandant Dehous emporté deux ans auparavant par la fièvre jaune et on lui raconta comment son second avait été rapatrié en France aveugle et à demi fou. Le nouveau commandant refusa de lui ouvrir et se contenta de l'apostropher depuis la tourelle du fort, sous l'oeil goguenard de ses tirailleurs sénégalais qui n'auraient jamais espéré, à si bon compte, se payer la tête d'un idiot de toubab.
— Je suis Olivier de Sanderval ! insista-t-il.
— Justement ! répondit le commandant.
— Je suis Français ! Je mérite d'être secouru.
— Vous n'êtes pas en mission, nous n'avons aucune obligation envers vous !
— Je vais forcer la porte !
— Et moi, je vais faire tirer le canon !
— Ouvrez-moi, nom de Dieu ! J'ai besoin de voir un médecin !
— Le médecin n'est pas là !
Il se traîna jusqu'au mémorial qu'il avait consacré à René Caillé pour jeter une fleur :
— Maintenant, je comprends tout ce que tu as enduré, ô héros de Tombouctou ! Que de guerres gagnées, pour rejoindre ta patrie ! Moi, me voilà déjà à terre avant le deuxième assaut !

***

Apitoyés, les piroguiers et les marchandes de poisson le relevèrent et l'aidèrent à rejoindre sa colonne. Ils lui offrirent de la soupe d'oseille et des écorces de quinquina, censées calmer les maux de tête et faire baisser les fièvres. Ensuite ils le conduisirent à quelques kilomètres de là, à Balarandé. Là se trouvait le médecin du fort, chez un agent de la Compagnie du Sénégal qui venait de s'y installer. Mattou — le nom de cet agent — le reçut à bras ouverts et le Dr Roberty, qui pourtant savait l'incident du fort, sortit ses seringues et ses ventouses, et le soigna sans se faire prier.
Cinq jours de convalescence pour pouvoir reprendre la route ! Il traversa le rio Nunez et s'enfonça dans la mangrove avec beaucoup de prudence. Le pays nalou était en effervescence. Le roi Lawrence mort, un de ses nombreux neveux, Dinah Salifou, avait usurpé le trône après un effroyable bain de sang. Les mécontents, très nombreux à travers le pays, cherchaient à l'assassiner.
Les lieux et les hommes lui devenaient familiers à mesure que l'on approchait du Fouta. Il avait campé dans cette forêt-ci, bu l'eau de cette fontaine-là. Mais certaines rivières avaient changé de lit, de nouveaux sentiers étaient apparus, des villages avaient disparu sous l'effet des incendies, de la peste ou sous la hantise des diables et des sorciers.
A Tinguilinta, la nouvelle qu'il apprit acheva de le remettre pour de bon sur ses pieds : un émissaire de l'Almaami l'attendait avec une lettre très aimable et de nombreux cadeaux de bienvenue. C'était merveilleux, Timbo restait fidèle malgré le passage de ce fanfaron de Bayol ! Après des salutations dignes de son rang, c'est-à-dire élogieuses et interminables, l'émissaire lui apprit que l'Almaami lui demandait de marcher directement sur Fougoumba, où lui-même se préparait à arriver pour son couronnement. Le Fouta démultipliait ses merveilles, ses yeux affamés se régalaient. On avait beau le parcourir en long et en large, le pays gardait toujours en réserve un panorama inédit, quelque cascade insoupçonnée.
Les habitants se montraient moins hostiles que la première fois.
Certains le reconnaissaient, demandaient chaleureusement de ses nouvelles et lui offraient une calebasse de lait ou un panier d'oranges. La foule des curieux devenait nettement clairsemée: son apparition ne faisait plus fuir. On touchait moins souvent sa peau, ne crachait plus sur son passage. Son premier voyage l'avait accoutumé au climat et aux regards. Ce toubab-là était devenu moins étrange, moins étranger. Ceux qui ne l'avaient jamais vu avaient entendu parler de lui. La légende de l'homme-aux-gants-blancs égalait maintenant en mystère et en renommée celle de l'homme-aux-quatre-yeux que les Peuls avaient accolée à Faidherbe.
Il se trouvait en pays ami, presque chez lui. Il restait néanmoins sur ses gardes. Il surveillait ses paroles et faisait attention à ce qu'il mangeait. En pays ami, oui, mais plus encore en pays peul : s'il n'était pas convenable de trahir les amis, il était courant de les espionner et à l'occasion de saupoudrer leur repas d'une pincée de poison, voire de les poignarder en faisant mine de leur appliquer une tape amicale dans le dos ! Un pays aux habitants si ambigus, si louvoyants qu'on en arrivait à les admirer ! Mais ce pays, il le connaissait maintenant, il le désirait, il en avait besoin : il était devenu sa drogue. Il comprenait la féerie de ses lumières et les mystérieux secrets de ses bois. Il s'enivrait de ses odeurs de fonio et de jasmin, s'étourdissait de plaisir devant ses rivières et ses vallées tourmentées. Ses rêves les plus fous se confondaient dorénavant avec ses horizons luminescents et ses cimes couvertes de bleu. Il marchait avec la même allégresse que s'il se trouvait sur les volcans d'Auvergne ou sur les hauts plateaux du Jura. Il écrivait des bouts de poème et poussait parfois la chansonnette. Il notait le débit des rivières et le dénivellement des pentes, collectionnait les pierres, les cendres des vieux volcans. Il récoltait des racines et des fleurs, des écorces de téli et de linguéhi, des fruits de sangala et de doubbhé. Il montrerait tout cela aux laboratoires à son retour, pour voir ce qu'on pourrait en tirer. Car il soupçonnait le sous-sol de regorger de trésors et les adorables petites forêts de constituer une réserve infinie de remèdes et de parfums.
Parfois, il faisait des détours de vingt kilomètres pour éviter les brigands, les rivières en crue ou les villages victimes de la variole ou de la peste.
Le soir, il écoutait le chant des sauterelles et des grillons en raturant ses carnets :

« Ces grands bois seraient agréables à parcourir par des routes bien tracées, à l'ombre sous les orangers et en intelligente compagnie ; il n'en coûterait pas trois cent mille francs pour organiser la promenade de Longchamp de l'océan au Niger par ces montagnes du Fouta. »

Il avait l'agréable sensation que la nature germait d'abord dans ses rêves avant de naître sous ses yeux.

« Il y a huit ans, nota-t-il, pince-sans-rire, mes jambes me poussaient, aujourd'hui elles me suivent, la prochaine fois, il me faudra les porter. »

Il trouvait la marche agréable malgré la chaleur et le chaos du chemin et, à chaque étape, il se produisait quelque chose d'insolite ou d'amusant. Ici, des colosses en cache-sexe s'exhibaient dans un fratricide combat de lutte, là on fêtait le mariage de la petite dernière ou la circoncision du benjamin. Et c'était l'occasion de grandes ripailles avec du fonio au mouton ou du couscous de maïs au lait caillé, avec des nuits successives de danses au son des calebasses et des flûtes.
A Lémani, un vieillard sortit de sa poche une pièce de un penny et lui dit bonjour en anglais. A dix ans, raconta-t-il, il avait vu arriver dix Britanniques avec des fusils et des marchandises. Ils se proposaient de s'installer là et de cultiver pour vivre. En huit mois, six d'entre eux étaient morts. Malades et désemparés, les survivants avaient fini par rejoindre la côte, abandonnant leurs biens pour la grande joie des villageois. Par recoupements, il comprit : il s'agissait sûrement de la malheureuse expédition de Peddie et Campbell qui, en 1817, avait précédé de peu celle de Mollien. Sublime, le touldé du Paraaji ! Fertile et bien cultivée, la vallée du Paniata ! Il ralentit sa colonne, monta son châssis et prit des photos. Il s'attarda à Lokouta pour étudier les rapides du Kakrima. A Debeya, il fut terrassé par la virulence d'une nouvelle diarrhée.

***

A Timbi-Touni, Tierno, son ami, le nouveau roi du coin, lui fit trois jours de ripailles et de danses, de fantasia et d'acrobaties. Le Blanc offrit un beau fusil Lefaucheux et reçut en retour un sabre orné d'un magnifique fourreau en peau de chèvre et un manuscrit retraçant la généalogie des Ba de Timbi-Touni. La conversation fut tout de suite celle de deux vieux complices :
— Qu'es-tu venu nous demander, cette fois ?
— De la terre, mon ami Tierno, de la terre ! J'en ai par-dessus la tête d'être l'étranger des Peuls. J'ai envie d'en devenir un.
— C'est bien la première fois que j'entends ça ! Demande et l'Almaami te donnera des terres, il n'en manque pas à Timbo.
— Vois-tu, je préfère le plateau de Kahel, dans ton royaume à toi. Le panorama est splendide et c'est au coeur du Fouta ! En plus, c'est tout près de chez toi !
— Tu me flattes !
— Est-ce à dire que tu serais prêt à me le consentir ?
— Toi alors, le Blanc, faut être solide d'esprit pour saisir tout ce qui te passe par la tête ! Céder la terre de ses aïeux, on n'a jamais vu un Peul faire ça !
— Je te le demande en ami.
— En ami ?
— Cela scellerait, bien sûr, définitivement nos liens, mais aussi nos intérêts.
— Explique-toi !
Il proposa une plantation de dix mille hectares et un paquet d'actions dans sa future société de chemin de fer. Il épia les réactions du prince et constata avec satisfaction que son regard dégageait plus d'embarras que de colère.
— Supposons un instant que je sois d'accord, Yémé, ce serait plus un problème qu'une solution.
La conversation devenait sérieuse.
Yémé ouvrit grand les yeux, Tierno se mit à réfléchir.
— Un bon paquet d'actions dans une société de chemin de fer ne pose problème pour personne, Tierno, mon ami !
— Chez les Peuls il y a toujours un problème, se défendit Tierno.
Kahel ne lui appartenait pas seul, le haut plateau se situait à la confluence de la province de Labé et de celle de Tirnbi-Touni. Son accord à lui ne suffirait pas, il faudrait aussi celui de Labé et, bien sûr, celui de l'Almaami qui était, après tout, le maître du Fouta après le bon Dieu et le Prophète. En plus, le Blanc devait ignorer que pour posséder une terre au Fouta, il fallait être Peul, mieux, seigneur et Peul !
— Comment feras-tu pour devenir seigneur et Peul ?
— Je me débrouillerai. Tu signerais si j'avais l'accord de Labé et de Timbo ?
— A cette condition-là, peut-être ! Seulement attention, Blanc, si le Fouta apprend ce que nous venons de nous dire avant l'avis de l'Almaami, je te fais couper la tête !
— T'en fais pas, Tierno. Je ne suis pas encore Peul mais je sais déjà mentir et voler !
Il rejoignit sa case, plutôt optimiste. Tierno s'était montré méfiant, en bon Peul qu'il était, mais il n'avait pas l'air scandalisé de devoir céder un morceau de son royaume. Il s'attendait à une réaction plus outrée. Il passa une bonne nuit, c'est-à-dire quinze longues minutes de sommeil. Son hôte frappa à sa porte dès l'aube et il sentit tout de suite que les nouvelles n'étaient plus bonnes.
— On vient d'arrêter un Français à Labé !
— Prêtre, soldat, explorateur ?
— Je n'en sais rien. Je ne sais même pas comment il s'appelle et s'il est seul ou accompagné.
— C'est mauvais signe, ça, très mauvais signe !
Bizarre, bizarre, Olivier de Sanderval n'avait nulle part entendu parler de la progression d'une mission vers le Fouta, ni à Gorée, ni à Boulam, ni à Boké.
— Tu crois que je devrais me méfier ?
— Non ! Tu es l'ami de l'Almaami, ça, c'est un vrai bouclier, ici ! Malgré cela, te voilà dans une situation bien nouvelle.
Il n'eut pas besoin d'aller plus loin. Yémé comprit tout de suite à sa façon de se gratter la tête :
— Dis-moi franchement, Tierno, tu as peur pour moi ou pour toi ?
— Le Fouta est compliqué, Yémé ! Rien n'est jamais sûr chez nous !
— Je comprends ! Quand veux-tu que je parte ?
— On est samedi aujourd'hui. C'est un bon jour, samedi, pour entamer un long voyage.
— Bien ! Juste, un dernier service, alors ! Peux-tu me prêter une vingtaine de soldats pour traverser le Kokoulo ?
— Ta demande est satisfaite ! Je suis encore ton ami, Yémé, ce n'est pas la peine d'en douter !

***

Ses inquiétudes se confirmèrent assez vite : une garde venue à sa rencontre le dévia de son chemin pour le conduire à Digui, hameau d'une vingtaine de cases, à deux bonnes heures de marche de Fougoumba.

« Ça y est, se dit-il, on me joue le même air que la dernière fois, sauf que la dernière fois, c'était à Timbo, et cette fois dans un trou perdu de la brousse. Je mourrais ici de faim, de morsure de serpent ou de poison violent, personne ne le saurait à Boké, à plus forte raison à Saint-Louis. Ces pervers jureraient la main sur le coeur qu'ils m'ont attendu en vain à Fougoum ba, qu'ils ne m'ont jamais vu arriver. Ce pauvre Olivier de Sanderval, si doux, si convivial ! Sans doute les fauves ou les bandits de grand chemin ! Puisque bien sûr personne, à Saint-Louis ou à Paris, personne ne se douterait que les bandits de grand chemin agissaient justement depuis le trône de Timbo ! »

On lui expliqua que la population de Fougoumba avait quadruplé : les cérémonies du couronnement ! Voilà pourquoi on l'installait à Digui.
— Mais rassure-toi, lui dit-on. L'Almaami te fera venir auprès de lui dès qu'il te trouvera une place.
Il écouta tout cela avec beaucoup de scepticisme mais constata en s'installant à Digui que les greniers étaient effectivement vides et les marchés, peu approvisionnés. Quand on trouvait du poulet ou des oeufs, on pensait d'abord à nourrir son petit avant de songer au Blanc. Pour dîner, celui-ci se suffisait souvent d'une orange ou d'une purée de baies sauvages, quand il ne se contentait pas de lire Sully Prudhomme ou de regarder briller les étoiles.
Une voisine, la vieille Arabia, se prit de pitié pour lui. Elle venait, quand le lui permettaient sa silhouette voûtée et ses jambes ravagées par les rhumatismes, lui offrir une écuelle de fonio, une poignée d'arachides ou une gaufrette de miel. Elle le regardait avec des yeux humides se précipiter sur la nourriture, lui caressait les cheveux pendant qu'il mangeait et ne le quittait qu'après s'être assurée qu'il avait tout dévoré.
— Vas-y, mange tout ! Ne laisse rien aux autres, tu es le plus malheureux de tous ! As-tu encore ta mère ?
Il perdait son temps à lui expliquer qu'il avait quarante-huit ans, qu'il se débrouillait très bien sans sa mère et qu'elle n'avait pas à s'épuiser pour lui.
— Donne, je vais te laver tes chaussettes, je te ramènerai tes couvertures ce soir, je les ai mises à sécher sur la toiture de ma case.
— Laisse ça à mes hommes, Arabia, repose-toi donc un peu ! Et puis, je peux le faire tout seul, je ne suis plus un gamin !
— Mange, c'est parce que tu n'es pas d'ici qu'ils sont si méchants avec toi. J'ai mon fils à Saint-Louis. Ce qu'on te fait ici, c'est cela qu'on doit lui faire là-bas.
Après deux semaines de cafard passées à oublier la faim et à ressasser les souvenirs amers, aidé par l'eau camphrée et le bismuth, et soutenu par la protection toute maternelle de la vieille Arabia, la délivrance sonna enfin par la voix d'un jeune soldat :
— L'Almaami me charge de te conduire à lui.
— Ah, enfin ! Quand ?
— Demain !
— Demain, après-demain ! Jango, faɗɗi jango, ! Je connais la chanson ! Qu'il me dise tout de suite si, de nouveau, je suis son prisonnier !
— Comment ça, prisonnier ? Ah, je comprends, le Blanc est fâché parce qu'il n'a pas été reçu à temps ! C'est à cause du couronnement !

***

Une très belle fantasia l'accueillit à son arrivée à Fougoumba. La garde royale lui fraya un chemin à travers la marée aveuglante des parures en or et des boubous étincelants, le fit passer les rangées des soldats, des griots et des notables enturbannés et l'installa à deux ou trois sièges de l'Almaami. Celui-ci détourna légèrement la tête pour le voir s'asseoir. Il remarqua avec soulagement une lueur de bienveillance dans le regard du monarque. Ce fut un bel après-midi de détente et de festivités mais dans une atmosphère tout ce qu'il y a de peule : lourde de soupirs et de chuchotements, de regards obliques et de sous-entendus.
Quand l'Almaami le reçut enfin, il eut la désagréable surprise de constater que, parmi le groupe de notables qui l'entourait, les vieux grincheux de Fougoumba paraissaient les plus nombreux et les plus proches du trône. Ses amis, Tierno, Bookar-Biro, Paate et Alfa Yaya se trouvaient bien là, mais disséminés dans la foule et bien sages sur leurs sièges de peaux de chèvre. De nouveau l'immuable cérémonial maintes et maintes fois vu dans la cour de Timbo : la voix de l'Almaami grognait, celle puissante et métallique du griot faisait vibrer les alentours pour traduire sa pensée !
— C'est la première fois que je revois un Blanc. En général, les gens de ta race viennent au Fouta, ils disent un ou deux mensonges, puis ils retournent chez eux pour ne plus revenir. Toi tu es revenu, toi tu ne mens pas, toi tu es un ami. Tu es chez toi. On connaît tes travaux sur les côtes : à Bassayah, à Kandiafara, à Kaade. Ce que tu as fait là-bas, c'est ce que tu veux faire ici : des factoreries et des plantations. On a toute confiance en toi pour ça.
Le Blanc dit combien cela le flattait. Il remercia l'Almaami pour son accueil et pour sa confiance et profita de sa bonne disposition pour évoquer le sort de ce pauvre Français détenu à Labé.
— Ce Blanc est un espion ! Le roi de Labé a demandé à le décapiter. J'ai refusé. A cause de toi !
Le griot s'interrompit un instant pour se tourner vers un conseiller, puis il s'adressa de nouveau au Blanc :
— A propos, en ce moment même, Gallieni envoie une ambassade. Seulement, celui qui la conduisait est mort à Siguiri, terrassé par la fièvre jaune. L'Almaami vient d'apprendre que les survivants sont dans les environs de Timbo. Ils seront ici demain ou alors après-demain. En sortant de là, il tomba sur Jon Koyin, le fameux époux de Dalanda :
— Allah est grand, Yémé, de nouveau devant moi, vivant et sur ses deux pieds !
Il laissa le Blanc fureter autour de lui, puis éclata d'un grand rire :
— Ce n'est pas la peine de chercher, Yémé ! Dalanda, je l'ai laissée à Koyin pour éviter tout malentendu.
Maudit Jon Koyin ! L'insomnie, cette nuit-là, fut la plus insupportable de toutes !

***

Une nouvelle crise de palu : une semaine de quinine et d'ipéca, aidé de la vieille Arabia qui venait nettoyer ses vomissures et lui faire absorber quelques gorgées de tisane ou de follere !
La vieille ne se montrait que la journée. Elle se cloîtrait chez elle dès la nuit tombée et on l'entendait alors soliloquer, jusqu'au matin, de sa voix tremblotante et aigre, sur les méfaits du diable et sur les innombrables péchés qui troublaient la vie sur terre. Cette nuit-là, une belle nuit de pleine lune éclaboussée d'étoiles, elle frappa à la porte et son étrange petite voix le fit tressaillir de panique.
— Viens, viens vite ! lui chuchota-t-elle.
— Dis-moi d'abord ce qui se passe !
Elle l'entraîna dehors dès qu'il ouvrit la porte, sa main fébrilement plaquée sur sa bouche. Il insista cependant pour porter sa redingote et ses bottes quand il se rendit compte qu'elle comptait l'entraîner loin à travers la brousse.
— Qu'est-ce qui se passe, bon Dieu ? lls veulent me fusiller et toi, tu veux m'aider à fuir, c'est ça ? Ils marchèrent quinze bonnes minutes à travers les branchages avant de se retrouver devant une case abandonnée.
— Entre ! lui ordonna-t-elle. Entre !
Faisant fi de ses hésitations, elle le poussa dans le dos de toutes ses forces et le voilà au beau milieu de la masure, se demandant s'il mettait les pieds dans un abri ou dans un repaire de fauves. Le feu rougeoyant de l'âtre n'éclairait pas plus que le tiers du petit lit de terre sur lequel elle se trouvait assise, mais il la reconnut au premier coup d'oeil :
— Dalanda ! hurla-t-il et ils roulèrent par terre, hoquetant tous les deux sous l'effet conjugué des étreintes et des sanglots.
— Explique-moi un peu, ma chérie !
— Je suis venue à l'insu de Jon Koyin en coupant à travers la brousse. Je ne pouvais plus rester sur place quand j'ai su que tu étais là.
— Et elle ?
— Arabia est la tante d'une de mes servantes, ce sont elles qui ont imaginé ce stratagème.
— Toute seule ici, la nuit, au milieu des fauves ?
— Au village, on nous aurait vus. Mais mange d'abord, mon homme, et on parlera après.
Elle se tourna vers les bols et les calebasses posés à ses pieds. Il y avait là du miel et du lait ainsi qu'un copieux plat de riz accompagné d'un succulent poulet au gingembre. Il se régala pendant qu'elle lui chauffait une infusion de kinkeliba.
Au moment de la quitter, au petit matin, elle lui tendit une amulette de cuir, referma fébrilement sa main dessus et serra fortement :
— Si tu ne la perds pas, nous serons protégés ! C'est le marabout qui l'a dit.
Il revint le lendemain soir et toutes les nuits suivantes. Un matin, cependant, à son retour au village, il trouva un groupe de soldats attroupés devant sa case.
— Où étais-tu, le Blanc, hein, où?
Il chercha un gros mensonge dans le fouillis de ses pensées et ne trouva que ceci :
— J'ai honte de le dire !
— A ta place, je le dirais quand même ! conseilla, de sa voix épouvantable, le gros à amulettes qui semblait le chef.
— J'ai eu tellement faim que je n'ai pas pu m'empêcher d'aller dans la brousse cueillir des fruits sauvages.
— Hi, hi, hi ! Des fruits sauvages, à cette heure! Quels drôles de ventres, vous, les Blancs ! Allez, va te préparer, l'Almaami nous attend !

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