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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 8

Un jour, en revenant de la source où il avait pris l'habitude d'aller tromper son ennui, un spectacle fascinant attira son regard et stoppa sa marche. Derrière une haie vive de glaïeuls et de néfliers mampata, une jeune femme pilait du fonio en fredonnant une chanson sans se douter de sa présence. « Elle est superbe, cette noire princesse : de grands yeux admirablement dessinés et profonds à s'y noyer, une gorge irréprochable et sans mystère, à faire rêver Phidias, à jeter en de folles extases Anacréon et tous les poètes de son école. Quelle taille et quelles attaches ! », nota-t-il dans son carnet, littéralement hypnotisé. Il aurait donné et le Pérou et tous les trésors d'Apollon pour perpétuer le ravissant spectacle. Mais dix minutes à peine et, malheur, une mangue pourrie tomba du côté où il se trouvait ! Le découvrant, la créature jeta son pilon et s'enfuit en criant au diable. Il sauta la haie, se lança à sa poursuite :
Daro ! Daro, yandi ! Arrête-toi, je t'en prie, je te jure que je ne te veux aucun mal !
Il sortit les mots peuls qu'il pouvait, mais la jeune femme redoubla de vitesse. Ils traversèrent un ou deux lougans, se faufilèrent entre plusieurs cases. Les chiens aboyaient, poules et chèvres s'affolaient à leur passage. Après plusieurs minutes de cette infernale course-poursuite, la jeune fille poussa la porte d'une palissade effilochée derrière laquelle un groupe de femmes couvertes de bulles de savon se frottaient mutuellement le dos et referma aussitôt. Les gardes furent là en quelques secondes, avec leurs sabres et leurs bâtons :
— C'est bien ça, les Blancs, sans pudeur, sans éducation ! On devrait leur interdire le Fouta, wallâhi, on devrait ! Que veux-tu à cette jeune femme, hein, réponds, mauvaise engeance !…
Oui, que faisait-il ?… Il ne le savait même pas lui-même. Il se contenta de triturer le mouchoir de tête qu'il tenait à la main et que la jeune femme avait perdu dans la confusion.
— Si l'enfer existe, il doit ressembler à ça, grommela-il, persuadé cette fois de passer devant le bourreau, ou du moins le gardien des geôles.
Puis il entendit quelqu'un dire :
— Vous ne voyez pas, idiots, qu'il voulait juste lui rendre son mouchoir de tête ?
Il se tourna et reconnut Diaïla, le jeune prince de l'autre soir, juché sur son cheval. Il était sauvé !

***

L'incident fut vite oublié, hélas, sa pauvre personne aussi. Il resta plusieurs jours sans aucune nouvelle du dehors. Paate ne revint pas comme promis et Bookar-Biro restait introuvable. Mais tout cela n'était rien. La maladie profita de cette sombre période de solitude et de vague à l'âme, de tristesse et de nervosité, pour attaquer. Du sérieux, cette fois ! Rien à voir avec ses périodiques crises de malaria, ses coliques chroniques attrapées à sept ans dans cette austère pension d'Oullins où les dominicains l'avaient gavé de latin, de purée de pois et de beaux principes. D'ordinaire, les maladies se contentaient de le gêner, sans que sa solide carcasse s'en trouvât vraiment amoindrie. Pas cette fois-là ! Il resta évanoui si longtemps qu'on songea sérieusement à lui creuser un trou. Mais où ? Et sous quel rite, bon Dieu ? A part un aventurier anglais venu se convertir un siècle plus tôt, aucun Blanc n'était jamais mort à Timbo.
Il baignait dans le coma le plus clair du temps et se remettait à vomir aussitôt qu'il revenait à lui. Ses artères affleurèrent avec la même netteté que ses os. Ses cheveux se mirent à tomber, sa peau devint toute jaune. Son esprit se brouilla, il pensa qu'il puait déjà le cadavre.
Lassé de s'empiffrer de quinine, de pastilles de Vichy, d'eau camphrée et de morphine, il appela le jeune plince Diaïla, et lui fit ses dernières recommandations :
— Si je meurs, j'ai donné des ordres à mes hommes pour qu'ils brûlent mon corps et qu'ils emportent mes cendres jusqu'à Saint-Louis. Je vous en prie, ne vous abritez pas derrière vos rigides principes musulmans pour entraver cela.
Pris sous le feu du délire, il continua :
— Et n'oubliez pas, que personne ne touche à mes biens ! A toi, je lègue cinq centimes, mon savon et un verre grossissant.
La superstition veut qu'au bord de la tombe l'individu revoie, comme au cinéma, les différentes péripéties de son existence. Or il n'avait pas besoin de faire un effort pour observer, avec une impressionnante netteté, la résurgence de son passé.
Le voilà à la pension d'Oullins dans la classe de latin du père Lacordaire ! Voilà le père Bourgeat dissertant sur Platon et le père Mermet alignant ses formules de physique ! L'image déclinait lentement vers le flou pour laisser la place à celle du ferronnier Michaux avec lequel, en 1863, il avait construit la première usine de vélocipèdes que, dans leur furie révolutionnaire, les communards brûlèrent avec rage ; puis à celle de la médaille qu'il recevrait peu après pour avoir sauvé le fameux voilier en perdition, dans la baie de Marseille. Maintenant le voilà à trente ans, barbu, marié et déjà maire de Marennes, où il sera le premier dans l'histoire de France à mettre les facteurs à vélo ! Après Marennes, Marseille, où pendant des années de laboratoire il allait de nouveau tenter de dissocier la matière et d'inventer la machine à voler. Et puis il y avait eu ce fameux déjeuner au sommet de la Verryère dont on parle encore du côté du Vieux-Port, plus d'un siècle et demi après : trois cents illustres convives transportés au sommet du rocher sur des ânes spécialement amenés des Pyrénées ou en chaises à porteurs, des couverts de la manufacture de Sèvres commandés pour l'occasion et tous gravés au nom des invités, un orchestre philharmonique et le poète Jean Aicard disant ses poèmes !…
Mais la superstition ne dit pas vrai : les visions du mourant vont bien au-delà de sa propre existence, pour embrasser les contours de l'ensemble de sa généalogie. De veilles figures, disparues en même temps que les culottes courtes de son enfance, profitaient de son être fondu dans les fièvres pour ressusciter et venir le narguer. Ce vieillard en chapeau tyrolien, ça se voyait que c'était un Simonet, sans doute le grand-oncle, le fameux pape de la mousseline ! A droite, ce général en chapeau bicorne, évidemment, le grand-père, celui qui fut intendant général de Napoléon lors de la campagne d'Italie ! Et à droite, l'autre grand-père, l'inénarrable Claude Marius Perret !…
Timbo ne comprenait rien à cette saga en lambeaux qu'il ânonnait péniblement sous la poussée des délires. De toute façon, pour les Peuls, tout ce qui est blanc est bizarre, factice et inexplicable. La vie des Blancs est un délire qui n'a pas besoin de frissons et de fièvres pour enfler et empoisonner le bon sens.
— Mais, mon Dieu, ce Blanc-là n'est plus comme un autre, ce Blanc-là est devenu un des nôtres, wallâhi, ce Blanc-là va mourir !

***

Son état devint si déplorable que l'Almaami organisa une veillée de prières à la mosquée pour demander à Allah sa guérison ; et que l'énigmatique Paate se présenta avec une bouilloire remplie de ce philtre magique obtenu en faisant macérer des résines de plantes et des feuilles de papier sur lesquelles on avait calligraphié des versets du Coran et que les Peuls appellent nasi :
— Bois-moi ça ! lui dit-il.
Et il but aussitôt, persuadé de rendre l'âme avant la deuxième gorgée, tant la mixture brillait de crasse et puait les toilettes publiques. Il ferma les yeux pour attendre la mort, c'était ce qui pouvait lui arriver de mieux. Mais il se réveilla sans migraine et sans aucune sensation de vertige après trois jours de profond sommeil et commanda sans tarder un plat de riz-mafé. Il mangea de bon appétit et rota, cette fois-ci, aussi fort qu'un bon Peul exprimant sa joie d'avoir bien bu et bien mangé. Puis il franchit sans aide les quelques pas qui le séparaient du dehors. Arrivé au milieu de la cour, il se fit apporter une chaise pliante et s'allongea sous le chaud soleil pour entamer une longue et délicieuse convalescence. Apprenant cela, Paate revint aussitôt savourer sa victoire :
— Tu vois bien que nos marabouts sont les plus forts ! Tu devrais te convertir, mon ami ! Wallâhi, tu es trop bon type pour demeurer un vil chrétien !
— Je l'avoue, mon Peul, tu m'as sauvé la vie ! Comment te remercier ?
— Ah, ah ! Donne-moi donc des obus !
— Des obus ?
— Sinon, je vais me tourner vers mes amis Turcs !
Il comprit qu'il lui fallait faire vite s'il voulait le Fouta.

***

Le lendemain, enfin, l'invisible Bookar-Biro, à son tour, se présenta avec du gibier, une écuelle de miel et un panier d'ananas.
— Tu n'es jamais venu me voir, toi, et pourtant tu me l'avais promis, se plaignit le Blanc.
— J'étais à la guerre !
— A quel malheureux pays le Fouta a-t-il déclaré la guerre ?
Le jeune prince expliqua alors qu'il avait dû mener ses troupes aux confins de la Sierra Leone, non pour combattre ce pays mais pour tenter une centième fois de réduire les Houbbous, cette secte de Peuls musulmans et de fanatiques guerriers qui tentait depuis le règne de son père, le très regretté et très grand Almaami Oumarou, de briser le trône des Almaami.
— C'est une guerre qui nous use, continua-t-il. Ce ne serait pas pareil si j'avais suffisamment de fusils.
— Des fusils ? susurra le Blanc en se lissant la barbe.
— Tu pourrais nous en procurer ?
— Ce n'est pas impossible.
— Dis-moi, le Blanc, tu parles sérieusement ?… Eh bien, tu sais qu'on peut devenir amis !
Emporté par l'enthousiasme, il se leva aussitôt pour prendre congé, mais le Blanc le retint par le pan de son boubou et se racla la gorge :
— Attention, j'ai une condition !… Que tu me soutiennes auprès de l'Almaami !
— Tu l'as ! Maintenant, voici la mienne : tu ne parleras pas des fusils !
— A l'Almaami ?
— Non, à mon frère !

***

Bookar-Biro parti, Fatou pouvait enfin s'approcher pour lui offrir des oranges et recommencer son couplet d'amoureuse éconduite :
— Épouse-moi, sinon je me jette dans le puits !
Cela dura une bonne partie de la matinée et, soudain, elle redressa vivement sa tête comme si elle venait d'avoir une idée, fila vers la case et se faufila dans le lit du Blanc.
Elle avait vu juste : il se mit à pleuvoir. Mâly rangea la chaise pliante et aida Sanderval à se mettre à l'abri. Mais la jeune fille refusa de vider les lieux… On dut appeler les tirailleurs sénégalais pour la dégager de là.
— Eh bien puisque c'est ainsi, Yémé, je vais te mener en enfer à pied, comme le disent les Peuls. Je vais te dénoncer à l'Almaami. Tu es un espion, tu es venu pour le tuer et lui prendre le Fouta de ses aïeux !
Il attacha d'autant peu d'importance à ces balivernes de gamine que Bookar-Biro arriva le soir même pour lui annoncer la bonne nouvelle :
— Les rois des provinces arrivent dans une dizaine de jours : tu vas l'avoir, ton chemin de fer !
Seulement, le lendemain, à son retour de la chasse aux papillons, un grand remue-ménage régnait chez lui. Des gardes se démenaient dans la cour. Des captifs sortaient en file indienne de sa case et il reconnut sur leurs têtes ses différents bagages. Mâly et Mâ-Yacine tentèrent en vain de leur barrer le chemin. Il tomba sur Saidou et les gens du palais qui l'attendaient sous l'oranger.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? explosa-t-il en saisissant celui-ci au collet. Tu regardes ces chenapans faire sans rien dire, ou alors c'est toi qui me fais piller ?
— Calme-toi ! lui conseilla rudement Saidou. Je t'assure que ce n'est pas le moment d'aggraver les choses.
Il fit mine de brandir son fusil, les gardes dégainèrent leurs sabres. Il vomit quatre ou cinq jurons mais finit par suivre la file. Alors qu'il marchait à grands pas pour calmer sa rage, David, Mâly et Mâ-Yacine s'essoufflèrent sur ses talons pour tenter de lui expliquer :
— C'est Fatou ! La petite écervelée a mis sa menace à exécution !
— Le pire, c'est qu'on l'a crue, cette petite folle ! pleurnicha Mâly.
Ils menacent de te décapiter et, nous, de nous réduire en esclavage.
Ils se retrouvèrent à l'autre bout de la cité, au quartier des tisserands, devant un ensemble de misérables paillotes, entouré d'une haute clôture de rotin et de lianes. Une broussaille d'épines les séparait des concessions les plus proches, un étroit sentier bordé de lantaniers et d'églantines les reliait à la grande voie. Le Blanc regarda tristement les alentours et dit :
— Si j'ai bien compris, je suis prisonnier ! — Prisonnier ? Oh non ! protesta Saidou ! Comment l'hôte du Fouta peut-il devenir prisonnier ? Ah, vous, les Blancs ! Vous ne pouvez sortir un mot de la bouche sans qu'il soit exagéré !
— Cela vient de toi ou c'est une décision de l'Almaami ?
— Il ne revient pas à moi, il revient à l'Almaami de savoir où héberger ses hôtes.
II installa ses hommes, mit ses affaires à l'abri et courut aussitôt au palais poursuivi par ses compagnons affolés. Il ramassa une poignée de graviers et, dans un geste de folie, se précipita vers le monarque.
— Yémé ! lui fit Mâly d'une voix où se lisait toute la détresse du monde.
Il ralentit sa course, d'un effort surhumain, reprit ses esprits et s'inclina lentement pour déposer les graviers au pied de l'Almaami.
— Qu'est-ce que cela veut dire, homme blanc ? s'emporta Diogo Moodi Makka.
— C'est… c'est une coutume de chez eux, bégaya Mâly en tremblant de trouille… un signe de déférence… Là-bas, quand tu veux montrer ton respect à quelqu'un, tu… déposes des graviers à ses pieds… Ce Blanc n'est pas là pour te manquer de respect, Almaami, mais pour se soumettre humblement à ta décision… C'est de ma faute à moi, je n'ai pas pensé à lui dire que chez nous cela ne se fait pas ainsi…
La foule ricana, David, Mâly et Mâ-Yacine respirèrent enfin.
— Eh bien, relève-toi, mon brave ! fit le griot attendri.
— S'ils ont du respect, les Blancs, ils ont tout de même de drôles de coutumes ! remarqua le marabout de la cour.

***

Etait-il prisonnier ? Non, lui assura-t-on par toutes les bouches autorisées de Timbo. C'est pour sa sécurité qu'on l'avait transféré là. Il n'avait rien à craindre ; Il restait et pour toujours l'hôte de l'Almaami et l'ami des Peuls.
Mais le lendemain, quand il prit son ombrelle et sa nasse pour aller à la chasse aux papillons, les gens du palais obstruaient la porte de la clôture et discutaient à voix basse sans même faire attention à lui. Rouge de colère, il afficha sur la toiture de sa masure une banderole où, se souvenant de ses leçons de latin, il écrivit en lettres rouges et grasses : « Constituenda est Timbo ! » Timbo en fut terriblement outrée : certains y virent une injure, d'autres une déclaration de guerre.
Le Blanc dut recourir aux bons offices de Paate pour arrêter la volée des projectiles et les cris de haine. Mais la paix ne revint que quand il consentit à descendre sa banderole et à y mettre le feu au vu et au su de tous. Une paix bien éphémère, cependant : le jeudi suivant, il vit Fatou arriver avec une corbeille de linge et une petite malle en bois.
— Qu'est-ce que tu viens faire ici, petite écervelée ! Tu ne crois pas que tu as suffisamment fait de mal comme ça ?
— Comment ça, qu'est-ce qu'elle vient faire ? fit Mâ-Yacine. Ne sais-tu pas qu'un de tes Ouolofs vient de l'épouser ?
Les rois et princes du Fouta se réunirent enfin. Des gardes vinrent le chercher pour le conduire au palais. Le fastidieux protocole ne lui était plus étranger. L'Almaami apparut, dans ses étincelants boubous, et toute la ville se tut ; sa suite était bien plus imposante que la dernière fois et les louanges des griots, bien plus tonitruantes. Les préliminaires durèrent jusqu'au milieu de la journée. On lit le Coran, on se congratula, on bénit le Fouta pendant que la curiosité malsaine de la foule le scrutait sous toutes ses coutures. Il reconnut le griot et le marabout du palais. En revanche, il dut écarquiller les yeux pour distinguer Bookar-Biro et Paate, dont la prestance, cette fois-ci, égalait presque celle de l'Almaami. Puis, doucement, les politesses et les fébriles confidences s'éteignirent sur les lèvres. Le silence gagna le palais comme la goutte de parfum remplit l'espace. Diogo Moodi Makka agita la main et le griot se leva pour annoncer les affaires du jour :
— Pour commencer, nobles du Fouta ici réunis, l'Almaami nous demande d'examiner une affaire devenue importante pour le royaume. Vous n'ignorez pas que, depuis quelques semaines, nous avons un Blanc dans nos murs. Ce Blanc, il dit qu'il est venu de Boulam. Il dit qu'il est d'une riche famille, de la lignée des rois de France. Il dit qu'il est venu la main sans le couteau et l'esprit sans la haine. Il dit qu'il veut juste un chemin pour faire passer la vapeur. Il dit qu'il est l'ami de l'Almaami et le bienfaiteur du Fouta. En ami, l'Almaami l'a reçu ; en bienfaiteur, le Fouta lui a ouvert ses portes. C'est alors que le doute a commencé à gagner les esprits. De nombreuses bouches se sont ouvertes et on a entendu toutes sortes de choses. Il paraît que sa naissance n'est pas sûre, que sa route n'est pas droite, que ses intentions ne sont pas claires. Tout cela trouble les esprits, tout cela complique les affaires de l'Almaami.
Quelques rumeurs, quelques toussotements, et la salle posa sans tarder la première question :
— Dites-nous, Diogo Moodi Makka, cet homme est-il venu avec un papier de son oncle, le roi de France ?
Le redoutable Premier ministre expliqua de sa voix de stentor que cet homme avait foulé le sol de Timbo sans rien dans la main hormis ses inséparables gants. Il expliqua ce que tout Timbo savait déjà : au pays des Blancs où tout est inverse et tordu, les rois n'écrivent pas, ils parlent par la bouche de leurs neveux.
— A ce compte-là, n'importe quel palefrenier peut venir de Sokoto ou de Tombouctou et se dire neveu du roi de La Mecque ! s'indigna un sceptique.
— Commençons donc par éclaircir cette question-là, grogna Diogo Moodi Makka en se tournant vers le Blanc. Oui ou non, es-tu le neveu du roi de France ?
Et, de nouveau, se joua la même scène qu'à Guidali, dans la cour du prince Aguibou. Le Blanc, de toute sa bonne foi, tentait de lever l'équivoque. Mâly et Mâ-Yacine le faisaient taire avec des coups de coude et des clins d'oeil et, de leurs périphrases obséquieuses et persuasives, réussissaient à faire avaler leur scabreuse légende aux plus incrédules des Peuls.
Le griot ramena le silence et s'adressa de nouveau à la salle :
— Quelqu'un d'autre veut-il parler ?
— Revenons à cette affaire de Dinguiraye ! Il paraît que l'étranger ici présent est venu avec des richesses et des armes et qu'il les destine au roi de Dinguiraye, notre ennemi à tous. Est-ce vrai ?
— On a posé une question au Blanc, s'impatienta le griot. Oui, il voulait bien aller à Dinguiraye, disait Sanderval. Non, pour rien au monde il n'irait à Dinguiraye, traduisait Mâly.
Accaparé par ses mensonges, celui-ci ne reconnut pas l'homme au burnous, assis à la deuxième rangée, qui s'apprêtait maintenant à parler :
— Le Blanc peut-il me regarder en face et jurer qu'il ne m'a jamais dit qu'il irait à Dinguiraye ?
C'était Aguibou qui avait dû remplacer son père, le roi de Labé, devenu trop vieux. Mâly vacilla sous l'effet de la surprise. Ses bredouillis signaient clairement ses aveux.
— Vous voyez ? s'écria quelqu'un !… Eh non, Fatou n'a pas menti !…
Le griot eut bien du mal cette fois à ramener le silence. Des voix s'élevèrent dans les derniers rangs, en dépit des convenances :
— Le Blanc, il dit ceci et l'instant d'après il dit cela ! s'écria l'une d'entre elles. On devrait le décapiter.
Diogo Moodi Makka murmura quelque chose dans l'oreille de l'Almaami. Celui-ci se racla la gorge et, de nouveau, la voix du griot explosa :
— Y a-t-il quelqu'un parmi ces nobles pour s'opposer à la décapitation de cet homme ?
Il s'ensuivit un long moment de silence ponctué de murmures et de quintes de toux avant que la voix faiblarde du roi de Kankalabé ne se fasse entendre :
— Nous sommes Peuls, parents, notre éthique, le Pulaaku, nous commande de nous conduire comme le caméléon : nous assurer que le monde ne va pas s'effondrer sous notre premier pas avant de risquer un second. Nous sommes fâchés, cet homme nous a menti. Restons prudents, malgré cela. On le tue, puis on se rend compte après qu'il est bien le neveu de France, avez-vous pensé à cela ?
Ces propos soulevèrent dans la salle une petite bise de perplexité. Les esprits pondérés acquiescèrent. Les surexcités de tout à l'heure furent saisis par le doute. Cela fit jaillir une petite lueur d'espoir dans le regard de Mâly. Le malheureux interprète releva la tête pour tenter une nouvelle chance :
Wallâhi, cet homme est un neveu du roi de France ! Pourquoi vous mentirai-je ?
— Alors qu'il se dépêche de le prouver avant que je n'appelle le bourreau ! rugit Diogo Moodi Makka.
— Lui, un prince ? s'indigna quelqu'un. Pourquoi, alors, ces habits ternes et étriqués comme s'il lui manquait du tissu ?
Une géniale illumination jaillit dans l'esprit du Blanc, le mystérieux effet de la détresse, sans doute ! Au lieu de le voir s'effondrer, le Fouta eut la surprise de le voir éclater de rire :
— Donnez-moi donc quelques instants et je vais vous prouver que je suis bien le neveu du roi de France !
Le griot se tourna vers l'Almaami. Celui-ci acquiesça de la tête.
— C'est entendu, reprit le griot. On accorde au Blanc quelques instants. Mais les gardes tireront sur lui s'il tente de s'échapper.
Il courut vers sa case, fouilla une à une ses malles et finit par trouver le fameux costume de Méphistophélès qu'il se proposait de jeter par-dessus le bateau. Il n'était même pas sûr de l'avoir emporté. Et en le sortant de la malle et en le dépliant, il ne savait pas s'il allait vraiment le porter. Et si, malgré tout, il avait le courage d'endosser ça, pour qui allait-on le prendre : pour le dauphin de France ou pour le roi des clowns ? Il regarda sa couleur rouge pourpre, ses boutons de liège, ses cordons de soie et sa capuche cornue ornée de franges de fourrure et, bien que seul dans sa case, éclata d'un grand rire.
Il le revêtit avec la lenteur et la grâce d'un roi s'apprêtant à rejoindre le bal.
— Ils ne m'ont pas accepté en être humain, ils m'accepteront bien en Méphistophélès.
Il était sorti du palais prisonnier, en empereur il revint.
— Louis XVI devait produire le même effet sur les ploucs de Saône-et-Loire, grommela-t-il dans sa barbe, plutôt fier de son allure.
Le respect et l'admiration luisaient même dans le regard de Diogo Moodi Makka. Il écouta les chuchotements autour de lui et comprit qu'il avait gagné.
— En général, les Blancs sont laids, mais celui-là, il est devenu vraiment beau ! avança quelqu'un.
— Oh, il a toujours les mêmes yeux de caméléon et les mêmes cheveux gluants, seulement cet habit-là, c'est quelque chose, ah ça oui !
— Mêmes les rois de La Mecque ne portent pas des habits aussi amples et aussi brillants !
Puis on entendit la voix du griot s'élever et dominer les autres :
— Un peu de silence, parents ! Ibrahima, le roi de Fougoumba a quelque chose à dire.
— Cet homme est fils de roi, soit ! commença Ibrahima. Faut-il pour autant en faire l'ami du Fouta ? Est -ce le moment pour les Peuls de faire confiance au premier venu ?
Les Alfaya ne pouvaient trouver mieux pour exposer leurs griefs :
— Eh oui, Almaami, pourquoi laisses-tu cet étranger parcourir nos montagnes ? Pourquoi le reçois-tu avec amitié ? Les Blancs sont nos ennemis ; ils viennent troubler notre repos, voler nos femmes et peut-être nous réduire à l'état de captifs, nous n'en voulons pas.
— Et cette affaire de Dinguiraye, elle n'est toujours pas réglée ! Il faut tirer au clair les intentions du Blanc ! hurla-t-on au dernier rang.
Allusions, chuchotements, bouderies, altercations, conciliabules, comme dans toutes les réunions des Peuls ! Cela dura jusqu'à la prière du soir. Enfin l'Almaami chuchota quelque chose dans l'oreille du griot et celui -ci s'égosilla de nouveau :
— Le Blanc qui est là est l'ami de l'Almaami et l'hôte du Fouta ! L'Almaami lui accorde ce qu'il demande. Il aura le chemin pour faire passer la vapeur, mais il lui est interdit de marcher vers Dinguiraye. Toute personne qui l'y aiderait serait décapitée.

***

A son retour chez lui, il trouva de nouveau des gardes sortant de sa case et portant ses cantines et ses malles.
— Que se passe-t-il encore, hurla-t-il. On me conduit au poteau ou on m'exile de la cité ?
— Ni l'un ni l'autre ! rassura Saidou en arrivant derrière lui. On te ramène à ton ancienne demeure. Tu vois, tu es vraiment l'hôte du Fouta !
Le monde avait changé. On l'aida à se réinstaller et on lui présenta un grand plat de riz accompagné d'une sauce de poulet aux arachides, qui provenait tout droit de chez l'Almaami.
Les marchés s'ouvrirent à nouveau. Les regards se firent moins menaçants, les gardes plus discrets et les voisins mieux disposés. Les vagues de petits curieux submergèrent de nouveau sa véranda et sa cour et les princes de tous bords recherchèrent son amitié. Chacun voulut avoir dans son camp cet étranger que l'on disait puissant et riche et, depuis cet après-midi, le vrai ami de l'Almaami, qui plus est. Chacun comptait sur lui : les provinces pour contrebalancer le pouvoir étouffant de Timbo, les Alfaya pour obliger l'Almaami à respecter l'alternance ; et chaque prince soriya pour, le moment venu, supplanter ses demi-frères et accéder au trône. Ces visites souvent nocturnes étaient accompagnées de cadeaux et de propos malveillants sur le camp adverse.
Le 10 mai, las de chercher le sommeil, il sortit son crayon et nota cette prophétie :

« Mon petit doigt me dit que ce pays s'apprête à rejouer, et d'une même scène, deux tristes épisodes de l'histoire de France… D'un côté, les Armagnacs, de l'autre, les Bourguignons ! D'un côté, Timbo ; de l'autre, Labé ! Chacun de ces gouffres abritant son Henri III et son duc de Guise ! Ici, Paate et Bookar-Biro; là-bas, Aguibou et Alfa Yaya !… Curieux Fouta ! Ces Peuls sont malins, trop malins, peut-être ! Le Fouta est devenu une nasse, une nasse paradoxale. Aussi facile d'y tomber que d'y faire tomber les Peuls. »

Il s'égara dans les environs pour répertorier les grottes et les sources, préleva des échantillons de sol et de plantes et s'exerça à la chasse à l'éléphant. Il survécut à une chute, à un empoisonnement et à une morsure de serpent. De coliques en crises de palu, il frôla souvent le coma. Puis on lui annonça la visite du roi de Koyin :
— On m'appelle Jon-Koyin, tu devines que cela veut dire le maître de Koyin ! dit celui-ci en ricanant. Il y a longtemps que j'ai entendu parler de toi et comme tout le monde, l'autre jour, j'ai applaudi ta prestation au palais. Si tu le veux, nous allons devenir des amis. Passe donc à Koyin avant de retourner chez toi. Nous avons du bon gibier et le meilleur lait du pays — quant à ce qui est des femmes…
Trois quintes de toux insistantes se firent entendre au-dehors. Il s'abaissa, parla en agitant nerveusement sa main :
— Allez !… Entre !… Mais entre donc !… Mais qu'est-ce que tu attends ?
Une silhouette hésita, passa les graviers de la cour et vint s'accroupir sous la véranda.
— C'est ma femme !… Entre, entre donc !… Allez, dépêche-toi… Tu ne refuses pas qu'elle entre, n'est-ce pas ? Elle serait très déçue. Tu comprends, elle n'a jamais vu un Blanc.
La jeune femme hésita encore, puis entra d'un seul pas et toute la pièce s'illumina. C'était la jeune femme de l'autre jour, à cause de laquelle il avait failli se faire lyncher. Le Blanc ne fit plus attention à ce que disait son hôte. Elle était belle, belle, encore plus belle de si près ! Les yeux hagards, la bouche ouverte, le souffle court, il la dévora des yeux. Il avait l'air d'un dément et il n'en avait cure. Il la scruta de la tête aux pieds, s'attarda longuement sur la courbure de la nuque, les lobes des oreilles, les replis du nez et les commissures des lèvres : aucun défaut. Son teint peul et ses bijoux luisants dans la pénombre de la case lui faisaient penser à l'éclat des plus beaux vitraux de Chartres sous la lumière du jour.
Jon-Koyin commença à s'inquiéter :
— Hé, qu'est-ce qui t'arrive, Blanc ? Par Allah, qu'est-ce qui t'arrive ?
Il ne savait pas ce qui lui arrivait, il ne savait pas s'il tombait amoureux ou s'il devenait fou.
Il se mit debout. Il saisit Jon-Koyin par les épaules et lui dit très nettement :
— Donne-moi ta femme ! Je t'en prie, donne-la-moi !
Celui-ci, croyant à une blague, sortit en ricanant et se précipita vers sa suite restée dans la cour :
— Le Blanc est complètement fou ! Il veut que je lui donne ma femme. Je n'ai jamais entendu ça ! Quelle drôle d'histoire ! Vous devriez chanter ça, griots !
Puis il s'essuya les yeux, revint vers la case et retrouva le Blanc dans la même posture de gamin hypnotisé qu'ill' avait quitté.
— Je t'en prie, donne-moi ta femme, répéta Olivier de Sanderval, sans aucune ironie au visage.
— Mais je ne peux pas te donner ma femme: c'est la fille d'un grand roi et, en plus, ce roi est un ami. Tu vois que je ne peux pas te la donner. Pourquoi ne vas-tu pas au Kébou ? Là-bas, tu en trouveras de bien plus belles.
— Alors, dis-moi comment elle s'appelle ?
— Elle s'appelle Dalanda. Mais c'est un nom trop compliqué pour toi, tu vas l'oublier aussitôt, j'en suis sûr.
Il prit sa femme par la main et l'entraîna vers la sortie. Arrivé à la véranda, il se retourna et dit :
— Et puis oublie-la, elle aussi, c'est bien mieux pour nous trois.

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