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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 9

Une terrible maladie le frappa, plus grave et plus insupportable encore que la colique ou l'insomnie, et qui n'avait même pas de nom. Une douleur indéfinie chauffa son corps, empoisonna son sang et troubla son esprit. Mâly crut qu'il était devenu fou, Mâ-Yacine qu'on l'avait de nouveau empoisonné et ses tirailleurs sénégalais qu'un de ces redoutables marabouts peuls l'avait travaillé du chapelet. Il devint solitaire et irascible. Il refusa tout ce qu'on lui donnait à manger : le lait caillé et le couscous de mil, la purée de taro comme les boulettes de mouton. Il resta des journées entières prostré dans un coin de sa case. Ensuite il erra dans les ruelles de Timbo, insensible aux hordes de femmelettes et de gamins qui rigolaient derrière lui en indexant cruellement ses yeux d'oiseau rare et sa peau couleur de braise. Il allait de case en case, cherchant sous les vérandas et dans les recoins des lougans. Il prit le risque de dévisager ostensiblement les femmes : celles qui pilaient le fonio et celles qui revenaient du puits. Il ne la trouva nulle part. C'était bien imprudent, mais il n'en avait cure. A Cassini, les Nalous lui avaient pourtant mille fois répété le proverbe :

« Si tu veux éviter le couteau du Peul, évite son trône, son troupeau et sa femme. »

Il fit le tour de Timbo et des hameaux voisins, soliloqua longuement au bord de la rivière sans arriver à y noyer son chagrin avant de se traîner tristement vers sa tanière comme un vieux lion vaincu.
Puis, par un bel après-midi, une petite fille vint le sortir de son hébétude.
— Que me veut-elle, celle-là ? gueula-t-il à Mâly.
— Elle veut que tu la suives.
— Mais pour aller où, bon Dieu ?
— Peut-être chez l'Almaami.
De toutes ses longues périodes de peine et d'errance, ce chemin-là, il ne l'avait jamais pris. Elle l'entraîna par-derrière sa case, à travers le lougan en friche. Ils passèrent la guérite de bambou où il avait l'habitude de faire sa toilette, franchirent une haie vive de fougères, empruntèrent un sentier herbeux qui se tortilla interminablement entre les buttes à légumes et les cases avant de déboucher sur une minuscule bananeraie dressée près d'un ruisseau. Là, elle s'arrêta sans mot dire et pointa du doigt la bananeraie. Il écarquilla péniblement ses yeux engourdis par les nuits de veille et le palu.
Il vit.
Elle se trouvait là, dressée entre les bananiers et le ruisseau, le pagne court, les seins nus ; ses cheveux submergés de corail et de perles ; de grandes boucles d'oreilles en or ; un réseau dense de colliers de coraline, certains à peine plus larges que son cou, d'autres descendant jusqu'à la pointe de ses seins ; une calebasse avec une cuillère en bois posée à ses pieds.
— Dalanda ! frémit-il
Elle se contenta de sourire. Puis le temps s'immobilisa. Ils restèrent figés l'un en face de l'autre, silencieux et irréels comme ces gravures de pierre que l'on apercevait dans les falaises de Helaya. Elle murmura quelque chose à son tour mais il ne comprit pas. Il se tourna vers la petite fille pour la supplier de l'aider, mais celle-ci se contenta de baisser les bras en signe d'impuissance. Il aurait voulu boire ses paroles avec la même avidité que les bergers des montagnes absorbant leur miel de midi après une demi-journée de trotte. Elle parla de nouveau en s'aidant des mains. Cette fois-ci, il comprit :
— Je t'ai vu hier près des écuries du palais… et puis avant-hier à côté de la grande médersa… As-tu perdu une poule pour déambuler ainsi ?
Il s'épancha longuement dans un flot de paroles rapides et heurtées pour lui dire son amour, les longues nuits qu'il avait passées à l'attendre, la mort lente que son absence lui causait. Elle ne comprit rien. Elle se tourna vers la petite fille, en gloussant :
— Comment, bon Dieu, peut-on venir au monde sans parler un seul mot de peul ?
Elle s'abaissa, se saisit de la cuillère en bois et puisa dans la calebasse :
— Bois, c'est du lait !
Il but avec essoufflement. On aurait dit un chiot lapant son eau après une très longue course. Il reprit son souffle et se précipita vers elle. Mais elle poussa un petit cri, et le repoussa énergiquement au moment où il s'agenouillait à ses pieds. Elle jeta un regard gêné vers la petite fille et répéta jusqu'à ce qu'il comprenne :
— Cette nuit… quand la voix du muezzin se sera tue, je passerai te voir chez toi.
Ce soir-là, il se mit au lit tôt sans gribouiller dans ses carnets et sans toucher à ses échecs. Il revêtit sa couverture de plaid pour se protéger des cafards et des moustiques et porta son attention sur les poétiques bruissements de Timbo. Il entendit tour à tour s'éteindre les bruits des pilons et les aboiements des chiens, les grondements des maîtres du Coran et les piaillements des gamins ; les voix des conteuses et les chants monotones des griots. La ville commença à s'endormir, il laissa flotter son esprit dans les stridulations des grillons, les coassements des grenouilles et les hululements terrifiants des lycaons et des hyènes. Il lui sembla qu'elle ne viendrait jamais, la complainte aiguë du muezzin si surnaturelle, si bouleversante au milieu de la nuit, même pour un infidèle.
Là, enfin, la complainte tant attendue ! Il aiguisa ses sens et fixa son regard vers l'entrée, mais rien ne vint frôler sa porte à part les chats, les chiens errants et les sordides habituels surmulots. Il finit par somnoler : sa très forte angoisse, peut-être ! Il rêvait qu'il se trouvait au théâtre quand il sentit quelque chose toucher sa main. Il continua de somnoler, pensant à un rat, puis rejeta brusquement la couverture et se précipita vers son fusil, quand l'idée lui vint que ce pouvait être un voleur ou un assassin.
— N'aie pas peur, c'est moi ! lui murmura-t-elle, éclatante de nudité sous la lumière de la bougie.

***

Bookar-Biro revint le lendemain pour lui dire qu'il ne désespérait toujours pas de lui obtenir l'autorisation de pousser jusqu'à Dinguiraye. Il en avait parlé à l'Almaami qui, n'y voyant plus un sérieux inconvénient, tout compte fait, lui avait répondu :
— Débrouille-toi avec Diogo Moodi Makka et les autres conseillers de la cour !
— Et avec Diogo Moodi Makka et ses rapaces, ce ne sera pas bien compliqué, conclut Bookar-Biro, il te faudra juste les inonder d'ambre et de corail.

***

Il fut victime peu après d'une terrible diarrhée qui lui essora violemment les boyaux deux jours durant avant de commencer à s'estomper. Par chance, il s'était muni d'un grand pot de plastique avant de prendre le bateau, que ses hommes, à tour de rôle, allaient vider.
La semaine suivante, il se sentit assez de force pour aller jusqu'à la guérite de bambous qui lui servait de toilettes. Mais, au moment où il allait y entrer, une ombre bougea derrière le grand manguier. Elle s'avança vers lui, portant sur la tête quelque chose qui avait l'air d'un repas. La surprise et la colère l'empêchèrent de lui rendre son bonjour et son très large sourire. Il l'attrapa rudement par le bras et courut vers sa case et l'y jeta par la porte de derrière. Après quoi il retourna s'enfermer un moment dans la guérite. De là, il s'attarda dans la cour pour bavarder avec ses hommes afin d'éloigner les soupçons.
— Que personne ne me dérange, je vais me reposer un peu ! déclarat-il avant de la rejoindre.
Il la serra dans ses bras alors que, quelques minutes plus tôt, il avait une folle envie de lui tirer les oreilles. Elle avait apporté des gâteaux au miel et du fonio au follere. Il se régala en l'écoutant s'apitoyer sur son sort de malade, de pauvre Blanc égaré chez les Peuls, d'amant sans honneur qui n'avait toujours pas décidé d'inviter son rival sur la plaine pour une franche explication, au couteau. Quand elle eut fini de le gaver avec les délicieuses petites boulettes amoureusement pétries de ses mains, elle lui lava délicatement les pieds et les mains et l'entraîna vers le lit en riant comme une gamine.
— Tu n'es pas un homme, Yémé, wallâhi ! fit-elle en se déshabillant. Je pensais que tu aurais déjà poignardé Jon-Koyin et enlevé Dalanda !
Maintenant ils se trouvaient assis par terre, le Blanc perdu dans ses carnets, la jeune femme, appuyée sur son épaule, lui versant du sirop de soumbala en chantonnant un vieil air de bergère.
— Entre Fatou et moi, c'est laquelle ta préférée ?
— Je n'aime que toi.
Il lui tapota la joue. Elle répondit en passant délicatement son doigt dans le creux de son dos.
— Tu ne peux pas aimer que moi, c'est impossible, ça !
— Que toi, que toi, que toi !
Elle réussit à lui faire avouer qu'il avait une femme en France, une Blanche, bien sûr, et qu'il l'aimait tout autant. Elle lui demanda la raison de sa présence ici, au Fouta, et fut émerveillée d'apprendre qu'il était venu se tailler un royaume.
— Allah est grand, s'exclama-t-elle, comme ça, tu auras deux reines : une Blanche et une Noire !
— Hélas, soupira-t-il tristement, les choses ne sont jamais simples pour nous autres Blancs !
— Pourquoi les choses ne sont jamais…
Sa question fut interrompue par un terrible vacarme. Il se précipita sur son fusil et sortit voir. Une centaine de personnes armées de sabres et de bâtons accouraient vers sa case par les chemins, à travers les lou gans et par-dessus les palissades, en criant avec hystérie :
— Il faut tuer le Blanc ! Il faut tuer le Blanc ! Il faut tuer le Blanc !
Sa première réaction fut de revenir dans la case pour protéger Dalanda.
— C'est quoi ? demanda naïvement celle-ci avec son mignon sourire d'ange. Ils courent après un voleur ?
Il l'attrapa au vol, la précipita vers la porte de derrière, puis se ravisa pour penser au lit.
— Allez ! fit-il en la poussant. Tu restes bien tranquillement là-dessous ! Interdit de bouger, de tousser ou d'éternuer !
Puis il s'allongea devant l'entrée, son fusil braqué sur la cour. Les premiers arrivants s'arrêtèrent net en voyant pointer le canon. Il s'en doutait bien, Jon-Koyin se trouvait parmi eux. Il vit le bougre sauter par-dessus la palissade sans ralentir sa course, et sortir férocement son sabre du fourreau en arrivant sous l'oranger de la cour. Les idées se bousculèrent dans sa tête avec la vitesse de l'éclair. Ils étaient trop nombreux, il n'avait pas assez de balles. C'en était fini de lui : abattre le salopard avant de se faire lyncher par les autres ou se laisser trancher la tête sans réagir. Il pensa à une troisième solution : se suicider. Mais ce n'était pas dans son tempérament. On doit sauver sa vie envers et contre tout, son père le lui avait appris, ce maudit jour où les révolutionnaires avaient cru pouvoir le noyer en le jetant dans la Saône. Et puis il pensa à Dalanda. S'il mourait, lui, qui la défendrait, elle ? Il n'avait qu'à rester où il était, le doigt bien sur la détente, mais surtout ne pas prendre l'initiative de déclencher les hostilités ; ne tirer que s'ils faisaient mine de passer la véranda. Ensuite, on verrait bien.
Mais quelque chose d'ahurissant se produisit. Ce n'était pas contre lui, mais contre les autres que Jon-Koyin brandissait son sabre. Il se positionna entre le Blanc et eux, sa carcasse de géant devenant un véritable barrage et rugit :
— Le premier qui fait un pas de plus, je lui tranche la tête ! Rangez vos bâtons et vos sabres et rentrez tranquillement chez vous. Allons, allons ! Dépêchez-vous !
Un à un, ils rangèrent leurs armes et se traînèrent à contrecoeur vers la clôture.
Puis il passa la véranda, releva amicalement le Blanc et l'entraîna à l'intérieur de la case. Celui-ci s'effondra sur le bord d'une de ses malles, étendit ses bras et ses jambes pour reprendre son souffle et fit un effort surhumain pour ne pas regarder vers le lit :
— Le destin est bien étrange, Blanc, ricana Jon-Koyin en s'affalant sur une autre malle. Moi qui aurais dû te tuer, c'est moi qui te sauve la vie !
— Merci, merci! fit celui-ci en s'épongeant le front. Mais je t'en prie, explique-moi.
— Les Portugais ont tué un Peul sur la côte, alors ces idiots veulent se venger.
L'homme jeta un regard circulaire autour de lui et demanda au Blanc s'il avait obtenu son papier pour le chemin de fer. Il répondit que non, mais que rien ne lui permettait de douter de la promesse de l'Almaami.
— Je sais pourquoi il te fait lambiner, parce qu'il n'est toujours pas sûr de tes liens avec son ennemi de Dinguiraye. On raconte à la cour que tu caches plein de richesses et de fusils pour ce dernier.
— Et où les cacherais-je ?
Il se leva et regarda du côté du lit :
— Sous ton lit, bien sûr ! Tu as peur que je vérifie, hein ?
— Vas-y, vérifie! répondit le Blanc en respirant profondément pour dominer sa panique. Tu verras qu'il n'y a rien. Juste un peu de gnole !
Pris d'un brusque haut-le-coeur, le gaillard recula :
— De la gnole ? Pouah !
Il cracha bruyamment et gagna la sortie. En passant la véranda, il regarda rapidement derrière lui :
— Tu es sûr que tu ne veux toujours pas te convertir ?
Le lendemain, en la retrouvant près de la bananeraie du ruisseau, il constata une mauvaise bosse sur sa tête. — Qui t'a fait ça, qui ? C'est lui, hein ? C'est lui ? Eh bien, advienne que pourra, cette fois, je vais le tuer.
— Non ! Ce n'est pas lui, Yémé ! C'est… c'est Fatou ! Ta préférée ! sanglota-t-elle avant de courir se réfugier derrière les bananiers.
Il courut s'engouffrer comme un ouragan dans la case du Ouolof. Fatou s'y trouvait seule, assise près de l'âtre, en train de broyer des cacahuètes. Il se précipita vers elle pour lui saisir le cou, mais baissa les bras et recula en s'apercevant de l'état de son ventre. Il n'y avait pas de doute : elle était enceinte. Enceinte, oui, et de trois mois au moins !
— Pauvre mari ouolof ! Je comprends maintenant pourquoi cette bonne femme tenait tant à ce que j'épouse sa fille !
Il regagna la sortie, dégoûté, tandis que derrière lui retentissaient, inoubliables, les cris haineux de Fatou :
— Je la tuerai, ta garce ! Je la tuerai, je la tuerai, je la tuerai !

***

Il resta les jours suivants sans aucune nouvelle.
— Je n'en peux plus, il faut que je la retrouve, finit-il par se dire, en mettant fébrilement son casque, ses souliers et ses gants. Que son mari me tue, je m'en fous !
Arrivé à la clôture, il tomba nez à nez avec un émissaire du palais qui le fit rebrousser chemin :
— Le Blanc est-il prêt ? L'Almaami l'attend.
— Mais pourquoi donc ?
— Pourquoi, pourquoi ? Mais pour partir !… A Doŋol-Feela, bien sûr, son lieu de villégiature ! Il ne manque plus que le Blanc, toute la cour l'attend, les lanières aux pieds et les chevaux bien harnachés.
— Ah, je vois, soupira le Blanc ! Il a peur que pendant son absence je ne m'enfuie à Dinguiraye !
Ce pénible séjour à Donghol-Féla s'éternisa près d'une semaine. A son retour à Timbo, il apprit avec une profonde déchirure que Jon-Koyin avait quitté la ville. Il avait rejoint son fief avec ses armes et ses bagages, son sérail et sa cavalerie.
Ce départ l'amputa de ses tout derniers ressorts. Il regagna sa case avec une horrible sensation de vide. Il tira un épais rideau de guipure entre son être et les remous malfaisants de Timbo et plongea dans l'oubli, fatigué de compter les jours, les coliques et les migraines. Il figea son existence dans le carcan de ses insomnies et dans les inexplicables fulgurances de son souvenir à elle. Son père le lui avait appris, ce maudit jour où les révolutionnaires l'avaient jeté à l'eau : il faut savoir s'accrocher à quelque chose, il n'y a pas d'autre manière d'échapper à l'abîme. Il se trouvait au milieu des périls, raison de plus pour tenir, tenir et tenir encore. Derrière lui, les menées sourdes de la cour et les affres du voyage : les chutes, les comas, les mille et une tentatives d'empoisonnement, la beauté étourdissante de ce pays cruel et fascinant. Devant lui, le gouffre sans fond de l'utopie et des songes. Le moindre faux pas et c'était la dérive assurée.
Quand la réalité devient aussi sordide et étouffante, l'homme d'esprit se doit de la mépriser en prenant de l'altitude. Il se réfugia donc dans le regard apaisant de Dalanda, dans son odeur de fruit sauvage et refusa obstinément les sollicitations du dehors. Il repoussa l'assiette de Mâ-Yacine et, pour survivre, se contenta de grignoter ses dernières barres de chocolat ou de boire du thé fade, puisqu'il ne lui restait plus un seul morceau de sucre. Il pensa de nouveau au suicide et à la folie puis se dit qu'après avoir subi ce qu'il avait subi il pouvait encore en supporter, des fringales et des maladies, des peines d'amour et des menaces de mort.
Qu'importe le résultat : seul l'effort donne un sens à l'existence ! Il ne faut jamais braquer son regard sur la distance, mais sur le pas. Ce pas-ci gagné, songer aussitôt au suivant. Et la voix infaillible de son père faisait vibrer sa frêle existence de huit ans : il y a bien longtemps en Grèce, un certain monsieur Sisyphe, etc. Chacun est là sur terre pour faire ce qu'il a à faire. A chacun de déplacer le rocher qui est le sien, sans se soucier de savoir s'il dégringolera de nouveau une fois qu'on l'aura hissé.
Pour l'instant, son rocher à lui, c'était de survivre, de survivre coûte que coûte, c'est-à-dire de se préserver ce minimum d'esprit et de corps sans lequel, demain, plus rien ne serait possible. Il verrait plus tard son hypothétique retour, son chemin de fer, ses projets de plantations et de factoreries et ses rêves d'empire et de gloire. Pour cela, il devait puiser son énergie dans le timbre velouté de sa voix qu'il lui semblait encore entendre, dans les vapeurs d'herbes parfumées qui s'exhalaient de son corps et qui embaumaient encore ses mains comme si elle venait seulement de le quitter. Qu'importaient, après ça, les conspirations de ces princes peuls cupides et versatiles ; le regard suspicieux des voisins, la curiosité malsaine des badauds, le grouillement des bestioles qui lui disputaient son logis !
Cela pouvait durer un mois de plus ou se poursuivre indéfiniment, ça lui était égal.
Cette écervelée de Fatou ne l'avait pas quitté pour autant. Fatiguée de l'attendre près de la chaise pliante du dehors, elle le retrouvait maintenant dans la case, fouillait dans ses malles, essayait tour à tour son casque, ses gants et ses bottines à clous ou alors déambulait autour de son lit en grommelant des paroles insensées sans réussir à le sortir de sa léthargie. Elle resta les nuits pour se chauffer, lovée près de son âtre sans jamais s'arrêter de parler à voix basse. Elle ne se résigna à quitter les lieux que quand Mâly et Mâ-Yacine, sous les injonctions de son pauvre mari, se décidèrent à venir la cueillir.
Au fond, il ne la voyait même plus. C'était Dalanda qui le hantait. Dalanda et sa chevelure de soie ! Dalanda et son corps appétissant de papaye, bien tendre, bien frais et si bien mordoré ! Si seulement c'était elle qui le turlupinait ainsi !

***

Puis, les klaxons de la réalité finirent par avoir raison de lui. Il se traîna jusqu'à la chaise pliante et écrivit ceci qu'il chargea Mâly et Mâ-Yacine de porter à la cour :

« Que voulez-vous, à la fin ? Que je meure à petit feu ou que je devienne fou ? Je vous préviens que si vous ne me donnez pas maintenant ce que je vous demande, le chemin de fer partira de Saint-Louis pour aller directement chez vos ennemis de Dinguiraye et puis après à Ségou, chez les Bambaras ! »

Il s'en voulut de n'avoir pas dès le début usé de ce stratagème, car Moodi Paate vint aussitôt le voir. Puis Bookar-Biro et bon nombre de marabouts et de conseillers, de princes et de barons. Tous le prièrent d'excuser et de patienter :
Jango, faɗɗi jango ! demain, après-demain !… L'Almaami est d'accord… Ses conseillers sont favorables… Tous les marabouts se sont réunis…

***

Jango, faɗɗi jango ! Jango, faɗɗi jango… Le vendredi suivant, pour la première fois depuis longtemps, son coeur s'éclaira d'une vraie lueur d'espoir quand il vit Moodi Paate enjamber la clôture :
— Allez, viens, ami !… Non, inutile de chercher ton casque et tes gants. Viens tout de suite avant que l'Almaami ne change d'avis ! Tu verras, ce sera vite fait ! Et effectivement, cela ne prit pas longtemps. L'Almaami fit lire le papier devant l'ensemble de la Cour et le lui tendit lui-même :

« Bismillâhi !… Je rends grâce à Allah !… A Allah seul, salam !
Celui qui se présente avec cet écrit vient de la part du chef des marabouts, roi qui s'appelle Sory, fils d'Abdoul Kadiri. Que tous ceux qui voient cet écrit sachent ceci : Cet homme qui vient de chez les Blancs est venu ici et il a dit à l'Almaami : “Je suis ton hôte… Ce que je te demande, c'est que tu me donnes un chemin pour faire passer la vapeur jusqu'à l'endroit que je désigne.” C'est ce qu'il a dit à l'Almaami. L'Almaami lui a répondu :
“C'est bien entendu, tes paroles, je te donne le chemin pour faire passer la vapeur… Que la protection d'Allah s'étende sur toi !…”
Écrit le 1er juin 1880 sous la dictée de l'Almaami Sory par son marabout, Saliou Doukayanke.
Interprète : le dénommé Mâly. »

On lui remit aussi un autre papier que l'on ne trouva pas nécessaire de divulguer à la Cour : l'autorisation de traverser le Fouta jusqu'à Boké par la route qu'il voulait, d'acheter des vivres et de lever des porteurs. Après quoi le griot s'adressa à lui :

« Tu n'es plus un Blanc comme un autre. Tu es devenu un des nôtres, un frère de l'Almaami, un ami de tout le Fouta… On espère que tout ce que tu dis est vrai et que tu vas revenir… L'ennui est que vous, les Blancs, on ne vous voit jamais deux fois. Lambert aussi avait dit qu'il allait revenir et Lambert n'est jamais revenu. Nous avons honte de ne t'avoir pas toujours bien traité. En guise d'excuse, l'Almaami te fera parvenir de l'or et des peaux de tigre ainsi que cent porteurs. Tu partiras demain, l'Almaami a décidé. Va-t'en, notre ami blanc, sois heureux et surtout pense à nous ! »

Puis ce furent les pleurs, les embrassades, les voeux, les inépuisables paroles d'excuse. On se serait cru en famille. Sauf qu'il y avait ce Diogo Moodi Macka. Le monstre trouva le moyen de se faufiler jusqu'à lui et de lui glisser à l'oreille, en faisant semblant de l'embrasser :
— Bien entendu, je garde pour moi les peaux de tigre et l'or. Tu te contenteras du chemin de fer. Les Anglais et les Portugais sont suffisamment jaloux comme ça.

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