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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 7

Il se retrouva, à peine sorti du lit, devant l'entrée du palais où se tenait une impressionnante garde armée de sabres et de fusils. On ne la franchissait que muni d'une autorisation, sous peine de mort. Les tourelles, les murailles, les toitures, tout n'était qu'un pitoyable enchevêtrement de paille sèche et de banco. Il trouva qu'il y régnait, néanmoins, une certaine solennité, lui qui avait connu la cour du tsar de toutes les Russies lorsque celui-ci lui avait dépêché un général afin de l'exhorter à construire les usines chimiques d'Odessa ! Ni rire, ni murmure ! Il y était juste permis de tousser ou d'éternuer.
Il fut introduit dès son arrivée dans le mbatirdu, le pavillon dressé au milieu de la cour, et dans lequel l'Almaami accordait ses audiences publiques. Il se passa quelques instants et le griot du jour, vêtu de son boubou et de son turban, rouges tous les deux, annonça d'une voix haut perchée son arrivée, en chantant le chant consacré à cet effet. L'Almaami gagna la salle et prit sa place sans que personne ne se lève : à sa gauche Sanderval, à sa droite ses ministres et ses frères, à bonne distance les grands dignitaires assis en plusieurs rangées selon leur ordre d'importance, entre lui et les grands dignitaires, les interprètes.
Un homme de grande taille habillé d'un sévère burnous et portant un méchant collier de barbe se leva pour foudroyer l'assistance de son regard rougeoyant de férocité. Ce devait être lui, Diogo Moodi Makka dont Alfa Yaya avait parlé. Il cria l'ordre du jour et demanda à Moodi Saidou d'introduire un à un les visiteurs attendant dans le vestibule. Il s'agissait le plus souvent de caravaniers venus solliciter le droit de rejoindre la côte, d'émissaires de chefs de province ou de plaignants. L'Almaami, qui ne devait jamais prendre la parole en public, écoutait les plaidoiries et tranchait d'un mouvement de tête. Tel se trouvait rétabli dans ses droits, tel autre, condamné à donner du bétail ou de l'or. Immédiatement exécutoires même en cas de bannissement ou de condamnation à mort, les sentences se succédèrent à faire bâiller le toubab une bonne partie de la matinée.
Le palais se présentait comme un dédale de ruelles, de cours et de cases à peine plus imposantes que celles des habitants. La cour, nombreuse et dense, se serrait autour de son monarque, impressionnante de silence et de dignité. Il admira la majesté des postures et la noblesse des traits, mais fut frappé par la simplicité des lieux et la modestie du mobilier. On lui apporta une chaise.
— Une chaise chez les Nègres, sans doute la seule du royaume ! ricana-t-il.
Aussitôt, la voix tellurique de Diogo Moodi Makka fit trembler l'assistance :
— Qu'est -ce que le Blanc a dit ?
— Il dit que même chez lui, là-bas en France, les chaises ne sont pas aussi belles ! s'empressa de corriger Mâly.
« Palabres, palabres, palabres, on n'est pas chez les Nègres pour rien », notera-t-il plus tard pour résumer cette longue et fastidieuse audience.
On en était maintenant à la fin de la matinée, lorsqu'à grands coups de paroles et de gestes le griot demanda à Mâly de présenter le Blanc.
Après cela, on lui réclama le passeport que lui avait délivré Aguibou. L'Almaami y jeta un rapide coup d'oeil, Moodi Saidou le lut à haute voix. Après cela, le griot pouvait s'adresser à l'étranger :
— Tu es parti de Boulam, nous l'avons compris. Tu es passé par Boubah, nous l'avons compris. Ceci est le passeport qu'Aguibou t'a remis, ça aussi, nous l'avons compris. Ce que nous n'avons pas compris, Blanc, c'est l'objet de ta visite ici.
— Oui, reprit la Cour dans une belle confusion, tout seul depuis la France et pourquoi jusqu'à Timbo ?
— Pour que nous soyons amis et pour vous demander l'autorisation de faire du commerce ! peina-t-il à répondre en forçant sur sa voix.
— Que veut-il bien nous donner et que veut-il avoir de nous ? fit la foule de façon plus bruyante encore.
L'Almaami se racla la gorge.
— Silence, cria le griot.
— Le commerce, c'est sur la côte, fit quelqu'un.
— Tu as raison, acquiesça un autre, les Blancs ne ramènent jamais rien de bon. Qu'ils restent sur la côte !
— Silence ! reprit le griot.
— Qu'il nous dise d'abord qui il est !
— Silence ! cria de nouveau, le griot. Bon, tu as compris, Blanc, dis d'abord qui tu es…
— Mon nom est Olivier, Aimé Olivier ! Je suis venu ici en ami, je ne veux que la paix ! Je veux juste visiter vos terres, signer des traités de commerce, obtenir l'autorisation d'implanter un chemin de fer.
— Un chemin en quoi ? s'excita le griot.
— Je vous l'avais dit ! Il veut mettre le Fouta aux fers ! pleurnicha un vieillard.
L'Almaami émit un autre raclement de gorge et le griot traduisit en imposant le silence d'un geste de la main :
— Qu'est-ce que c'est, un chemin de fer ?
— Attendez, je reviens !
Il partit aussitôt vers sa case sous les yeux ébahis de la cour. Mâly se mit à courir derrière lui sans réussir à trouver une explication. Il fouilla précipitamment ses cantines et ses malles. L'instant d'après, il était de retour au palais avec un volumineux paquet qu'il se mit à déficeler en grommelant des mots évidemment incompréhensibles pour la cour.
— Voilà ce que c'est, un chemin de fer !
Et, sous le regard médusé du Fouta, il réunit bout à bout les rails, installa les traverses, fixa la locomotive et attela les wagons.
— Il ne manque plus que le bruit mais ça, je peux vous le faire, ajouta-t-il sans rire.
Et il imita le boucan du moteur, le sifflement de la cheminée, le choc des gravillons contre les parois des wagons, le frottement des branchages, le couplet mélodieux du vent.
— Avec ça, ajouta-t-il, vous pourrez aller de Boulam à Timbo entre le lever et le coucher du soleil. Puis il avança délicatement vers l'Almaami et lui tendit la machine :
— Et c'est pour vous, Majesté ! Admirez un peu cette merveille, je vous en fais cadeau !
Tout cela avait l'air iréel. On se gratta la tête, on écarquilla les yeux, on ouvrit grand la bouche. Seule l'expression du visage pouvait convenir devant une chose aussi invraisemblable. Ou bien alors le silence et l'humilité avec lesquels les Peuls savaient accueillir les éclipses, les tremblements de terre et tous les prodiges du bon Dieu.
Il en fallut, du temps, pour que quelqu'un réussisse à sortir un mot.
— Ce Blanc est un menteur !
Et c'était dans les rangs de gauche, le notable d'une lointaine province au front couvert de sueur, exténué aussi bien qu'indigné par l'expérience qu'il venait de voir.
— Tu as raison, je ne vois pas comment le fer peut courir à une vitesse que le cheval ne peut pas atteindre.
— Oui, acquiesça son voisin, ce Blanc se moque de nous, on devrait lui couper la tête !
— Et même si c'était vrai, pourquoi un chemin de fer alors que chacun a ses deux pieds et que les marchés fourmillent de chevaux ?
L'Almaami fit un mouvement de tête, la voix haut perchée du griot grésilla de nouveau :
— Et c'est avec tes propres mains que tu feras ça, Blanc ?
— Non, pas avec mes mains, avec mon esprit, répondit-il perfidement. Les mains, c'est vous qui me les donnerez.
Une rumeur de mécontentement se propagea dans la foule. On savait déjà ce que cela pouvait coûter en esclaves de creuser dans les fouilles royales ou de conduire mille têtes de troupeau jusqu'à Boulam, alors forger de ses mains un chemin tout en fer !
— Alors, griot ? demanda timidement un borgne.
— Alors quoi ?
— On va le laisser faire ou on va lui couper la tête ?
L'Almaami émit un grognement et le griot traduit :
— Prends garde à toi, mon noble ! Cela n'est pas de ton ressort, mais du ressort de l'Almaami… C'est fini pour cette matinée. Le soleil est déjà haut, nous devons nous séparer. Allez en paix, nobles de Timbo, vaquer à vos vergers et à vos troupeaux !
Le griot émit un clin d'oeil, Mâly expliqua au Blanc qu'il devait rester. L'Almaami disparut derrière les murailles, accompagné de sa suite et des louanges du griot. Ensuite seulement, la foule se dispersa. Il attendit dans la cour, seul avec Mâ-Yacine et Mâly, qu'un garde vienne le chercher :
— Hé toi, le Blanc, c'est bien vrai que tu es le neveu du roi de France ?
— Euh oui… c'est vrai…
— Alors viens, l'Almaami va te recevoir !
On le conduisit sous la tonnelle servant de salon royal où se trouvait l'Almaami en compagnie d'une suite restreinte. Le monarque le fit asseoir tout près de lui et, cette fois-ci, lui parla sans passer par le griot. Il ressortit le train en miniature, se fit longuement expliquer le système. Le Blanc lui montra l'emplacement du moteur, de la chaudière, simula la motricité des roues, expliqua pourquoi les trous entre les rails. Il fit l'éloge de la machine et s'étendit longuement sur les avantages du commerce :
— Soit, Blanc, soit ! Tant que ce sera pour du commerce, tu seras mon ami et resteras l'hôte du Fouta. Tu peux ouvrir des factoreries, importer ce que tu veux.
— Et pour ce qui est du chemin de fer ?
— Ah oui, ton chemin de fer? Je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose, mais il faut que je consulte les nobles.
— Quand ?
— Quand Dieu voudra bien que cela se fasse. Jango, faɗɗi jango, demain, après-demain !… Attends le renouvellement du mandat des rois, j'en profiterai pour leur demander leur avis…
Un jeune homme à barbichette, avec un gros chapelet d'ambre autour du cou, l'arrêta avant qu'il ne sorte de la tonnelle :
— Je suis Paate, le neveu de l'Almaami. Ton train est une bonne chose. Je suis sûr qu'il donnera des forces au Fouta. Je passerai te voir, nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Il n'avait pas fini de parler qu'un robuste jeune homme avec des taches de variole au visage s'approcha à son tour pour lui tendre la main : — Et moi, je suis Bookar-Biro, l'autre neveu de l'Almaami, qui est aussi son chef de guerre.
Paate, Bookar-Biro, Aguibou, Alfa Yaya ! Il était loin de se douter du destin tragique qui allait bientôt le lier à ces quatre princes du Fouta !

***

Il offrit à l'Almaami un cheval de Camargue, des selles, des brides, des fontes de chez Walker, des armes, de l'ambre, du corail, des perles et une montagne de beaux tissus. Cette orgie d'objets de luxe fit vite le tour du palais. Chaque courtisan réclama un petit quelque chose. Il lui fallut toute sa ruse de Gaulois pour ne pas y laisser ses chaussures, sa pendule et sa tente. Il se passa encore deux jours et, miracle, les gardes, disparurent du portail. Trente minutes lui suffirent pour faire le tour de Timbo.
De retour chez lui, il nota :

« Le voilà donc, le Versailles du Fouta ! Nos poules sont mieux logées que ça ! »

Il s'enferma chez lui les jours suivants, se promettant de travailler sur L'Absolu et sur ses carnets de notes. Mais les cafards et les mouches, et surtout la foule des curieux ne lui en laissèrent pas le temps. Certains touchaient sa peau. D'autres sentaient son odeur. On vérifiait la souplesse de sa chevelure, on indexait les boutons de sa redingote. On supputait jusqu'à épuisement sur sa couleur et sur son mode de vie. Lui arrivait-il de manger ? Etait-il sensible au feu ? Buvait-il de l'eau ou alors du métal fondu ? On le suivait quand il allait à la chasse, on le pistait dans ses promenades, on l'épiait quand il s'éloignait du chemin pour faire ses besoins. Aucun espace pour se mouvoir, jamais une intimité à lui ! Les plus audacieux s'aventuraient jusque sous la véranda, jusque sous les abords de son lit. Il avait beau faire sonner son réveil, les gens ne fuyaient que pour revenir aussitôt après. Il essaya tour à tour les reflets du miroir, l'odeur du camphre et la menace du fusil. En vain ! Cela dura des jours et des jours, jusqu'à ce qu'il comprenne. Ces crapules de Mâly et de Mâ-Yacine ! Les Sénégalais se faisaient payer en volaille, en maïs ou en lait pour leur permettre de jouir du spectacle. Complètement hors de ses gonds, il prit son fusil et surprit les malotrus dans la case de Mâly, assis au milieu de leurs victuailles. — Je suis venu réclamer mon dû, hurla-t-il. Dorénavant, ce sera moitié-moitié. Après tout, c'est moi la bête du zoo !
Mais, à son retour, il trouva que la petite Fatou l'attendait dans son lit, aussi nue que si elle venait de naître.
— Ah non, ma petite Fatou, fit-il en l'obligeant à se rhabiller, ce lit est trop petit pour nous deux ! Va faire ça avec un autre ! Allez, allez !
Il réussit difficilement à la pousser dans la cour et lui remit une boule d'ambre pour calmer ses sanglots. A ce moment-là, la mère surgit des broussailles du lougan et fila droit sur lui :
— Epouse-la ! Tu ne vois pas comment elle est belle ? Fais vite, épouse-la ! Obéis, Blanc sans coeur ! Allez, fais ce que je te dis !
Mâly et Mâ-Yacine, qu'il n'avait pas engagés pour rien, sortirent de leurs cases pour éloigner les deux poules et sauver leur maître de leurs hystériques caquètements.

***

Comme promis, Paate vint le voir. C'était le prince peul tel qu'on se l'imaginait dans les beaux salons de Paris ou de Marseille. Grand et mince, les traits fins, le teint cuivré, la voix douce, le geste lent, plus ce quelque chose de chevaleresque et de mystérieux qui jaillissait de la flamme de son regard. Il portait un beau boubou de bazin blanc brodé de bleu au niveau de la poche et un de ces bonnets coniques et recouvert d'arabesques que les Peuls appellent puuto. Et bien sûr son élégante barbichette et le chapelet au cou qui ne le quittait jamais. Il tendit un livre et dit sans dissimuler sa fierté :
— C'est un Turc venu d'Istanbul qui a consigné là toute l'histoire de ma famille.
Il parla longuement de l'Islam et du Fouta. Le Blanc écouta poliment, puis réussit à détourner la conversation vers la seule chose qui l'intéressait : le Fouta, non plus celui des aïeux mais celui de maintenant. Il ne lui avait pas échappé dès son arrivé à Boubah qu'il foulait le sol d'un pays complexe et contradictoire. Un vrai bois de baobab : solide dans ses fondements, mais fragile des branchages et du tronc. Trop de provinces, trop de juridictions ! Trop de dynasties et de princes ! C'était un système éclairé, un édifice souple certes, mais trop sensible aux mauvais vents de la jalousie et de l'ambition. Il ne laissa pas le prince achever son laïus sur les errements de l'Église et l'hypocrisie des chrétiens, il demanda à brûle-pourpoint :
— Quel âge il a, l'Almaami ?
— Il y a deux choses qu'on ne compte jamais ici : c'est le nombre de ses vaches et celui de ses années. Cela porte malheur.
— Ce qui est sûr, c'est qu'il n'est plus très jeune.
Il regarda le jeune prince au fond des yeux en épiant scrupuleusement ses réactions et ajouta :
— Et qu'il faudra bientôt le remplacer.
— Le Fouta a pensé à tout, homme blanc ! Il sera régulièrement remplacé sitôt qu'on l'aura enterré.
— Et sait-on déjà le nom de l'heureux élu ?
— Il se trouve juste en face de toi, étranger curieux.
— Ah, prince héritier ! Tu m'avais dit premier conseiller l'autre jour au palais.
— C'est tout le défaut du Peul, mon ami ! C'est une manie chez nous que de jouer au modeste. J'aurais dit prince héritier, tout le monde m'aurait rigolé au nez et pourtant c'est vrai, je suis le prince héritier du Fouta.
— Eh bien, j'ai sous mon toit rien de moins que le futur Almaami du Fouta, fit-il en lui tendant une barre de chocolat.
— Est-ce que j'en ai l'air ? plaisanta le prince.
— Vous en avez tous l'air, ici. A se demander où vous mettez vos roturiers !… Dis-moi, mon prince, que feras-tu de mon chemin de fer quand tu viendras au trône ?
— Je le soutiendrai. Tous les jeunes le veulent, ce sont les vieux qui n'en veulent pas.
— Les vieux n'en voudront jamais et ici, sans les vieux… Si j'ai bien compris, ce Bookar-Biro est donc ton frère ?
— Oui, de même père !
— Hum, c'est jamais bon, ça, frères de même père, surtout chez vous, les Peuls !
— Ce n'est pas notre cas, nous nous entendons bien.
— Je n'ai rien dit, mon prince, je n'ai rien dit !
La nuit, fatigué d'écouter le chant des grenouilles, il ouvrit une nouvelle page de L'Absolu :

« Nous ne pouvons définir le néant de Relatif ou Absolu parce que nous sommes loin de connaître tout le Relatif, tout ce que l'Absolu contient en puissance, tout ce qui naîtra encore à l'existence dans l'avenir… »

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