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Histoire


Boubacar Barry
Bokar Biro, le dernier grand almamy du Fouta-Djallon

Editions ABC. Paris — Dakar — Abidjan. 92 pages
Collection Grandes Figures Africaines
Direction historique: Ibrahima Baba Kaké. Agrégé de l'Université
Direction littéraire : François Poli


La dernière décennie du XIXe siècle devait voir se multiplier dans le haut pays de Guinée les intrigues, leLa dernière décennie du XIXe siècle devait voir se multiplier dans le haut pays de Guinée les intrigues, les rivalités, les convoitises, les assassinats, les batailles entre clans opposés, les duplicités, les trahisons — bref, tout le cortège qui accompagne jusqu'à la fin les bouleversements d'un pays en quelque sorte « labouré par la charrue de l'histoire ».
Tel est bien le sentiment que l'on éprouve en parcourant les chroniques de cette époque : le Fouta-Djalon, après de nombreux sursauts, déchiré par des tendances contradictoires, épuisé par des combats fratricides, laissa se détériorer le pouvoir des almamis et offrit aux Français l'occasion que ceux-ci attendaient depuis longtemps d'y imposer leur présence.
Chroniques le plus souvent écrites par les colonisateurs eux-mêmes, toujours entachées de cette condescendance qui leur colle à la peau dès qu'ils mettent les pieds sur les terres qu'ils convoitent, mais faits également rapportés, avec leur aura de légende, dans des récits transmis de génération en génération par les conteurs et écrivains peuls.
Mêlant ces deux sources dans l'évocation de la violente et tragique épopée de Bokar Biro — le dernier des almamis du Fouta-Djalon — la présente narration a cependant délibérément accordé priorité à la tradition historique peule. Celle-ci donne en effet un ton très particulier à la relation des événements. Elle campe les personnages du drame dans la spontanéité de leur comportement, dans le dépouillement d'une vérité qui ne s'embarrasse pas de périphrases, d'enjolivements inutiles.
Aussi, avant d'ouvrir ces pages de l'histoire du Fouta-Djalon dans leur rude et abrupte transcription, peut-être est-il bon de consacrer quelques paragraphes à replacer dans leur cadre d'époque l'ensemble des événements.

Le haut pays de Guinée, que certains explorateurs ont appelé à juste titre la Suisse africaine, défie les meilleurs talents qui voudraient en décrire avec fidélité la splendeur. Mélange d'austérité et de douceur, de paysages grandioses et de modestes cités, de montagnes abruptes et de plateaux fertiles, d'un foisonnement d'arbres immenses et de champs cultivés, le Fouta-Djalon (où le Sénégal et le Niger prennent leur source) se dresse, non loin de l'océan, comme une sorte de rempart, devant ces terres intérieures qui constituèrent le vaste empire du Soudan.
Si l'on y connaît, à la saison des pluies, des orages atteignant la violence d'un cataclysme, le climat n'en est pas moins agréable la plupart du temps, en raison de l'altitude. La végétation est luxuriante dans les vallées qui creusent les massifs montagneux. Orangers, manguiers, bananiers, papayers offrent leurs fruits à qui veut bien les cueillir. Dans les creux des troncs d'arbres séculaires les abeilles fabriquent leur miel. Au coeur de la forêt, des lianes énormes tissent d'un arbre à l'autre des sortes de toiles d'araignée géantes. Dans les provinces du Labé, du Timbi, de Fougoumba, dans tous les sites de montagnes, les rivières coulent en cascades répétées, disparaissent sous terre puis resurgissent dans un fracas assourdissant avant de s'apaiser. Alors leurs eaux enfin calmées roulent là-bas, jusqu'au pays des rivières du Sud.
Une particularité des hauts plateaux du Fouta-Djalon, c'est, en raison même de l'altitude, de n'être pas visités par ces fauves, lion ou panthères, si redoutés et décimant les troupeaux dans tant d'autres régions de l'Afrique. De race peule, les Foulah sont donc toujours un peuple de pasteurs, bien qu'ayant abandonné la vie nomade. Les bovidés, les moutons, sont leur richesse principale. C'est par centaines, sinon par milliers de têtes que se comptent les boeufs d'un riche propriétaire. Et, la plupart du temps, ils vont en liberté chercher leur subsistance.

Un Français, le lieutenant Lambert, envoyé en mission dans la région du Kakrima, n'a pu cacher sa surprise devant ce curieux spectacle :

« Comme les troupeaux n'ont pas à redouter les bêtes féroces, écrit-il, on les voit partout paissant à l'aventure. Ils ont repris sur ces hauts plateaux la vivacité et la souplesse que leur état d'animaux domestiques leur ravit d'ordinaire. Il m'est bien souvent arrivé de contempler avec étonnement un bœuf perché sur quelque escarpement à pic, comme une chèvre sous nos climats, tandis que d'autres bondissaient de rocher en rocher comme de véritables animaux sauvages... »

Autre détail pittoresque : de même que partout en Afrique ou presque, les oiseaux, au Fouta-Djalon, sont les rois d'une parade multicolore qui réjouit sans cesse la vue de ces hommes contemplatifs que sont souvent les musulmans. Il faut avoir assisté à ces sortes de ballets pour pouvoir en décrire les acteurs :

« Merles métalliques bleu foncé, minuscules colibris à reflets changeants, martins-pêcheurs de différentes espèces : les uns bleu vif, d'autres violets, d'autres encore blancs et noirs mais de taille beaucoup plus grande. Et aussi des quantités de petites perruches vert tendre à bec rose, de nombreux passereaux, une variété innombrable de sénégalis, les geais bleu pâle à reflets vert d'eau. Enfin, le foliotokol au plumage vert brillant, au ventre jaune vif. »

Et tout ce petit peuple de volatiles rivalise à qui mieux-mieux de virtuosité dans son langage certes incompréhensible, mais dont la musicalité surpasse les créations des meilleurs compositeurs. Certains de ces gais lurons qu'on appelle oiseaux-gammes et oiseaux-cloches sont comme les points d'orgue de ce véritable concert, ininterrompu de l'aube à la nuit.

La vie des habitants au Fouta-Djalon est encore tout empreinte des traditions ancestrales. Mais à cette époque, comme aujourd'hui, on ne peut l'imaginer ni la comprendre si l'on ne fait référence à l'histoire du pays. Ce n'est pas ici le lieu d'en retracer, même rapidement, les grandes lignes, car tel n'est pas l'objet de ce récit. Une seule précision, toutefois, est indispensable, car elle est capitale. C'est vers le début du XVIIIe siècle que la pénétration de l'islam, déjà bien avancée, eut enfin raison de la résistance des Poulli (Peuls païens), et des Djallonké, les plus anciens habitants du Fouta. Les infidèles se convertirent à l'islam triomphant ou se réfugièrent dans les confins montagneux à l'abri de l'intolérance religieuse. C'est le lieu de signaler que cette révolution musulmane, dirigée par douze marabouts peuls et dix marabouts mandingues, était avant tout une révolution politique et religieuse en réaction contre une guerre, contre le chaos engendré par la traite négrière. La révolution n'a pas été une guerre entre Djallonké et Peuls, dans la mesure où ce sont les Poulli, Peuls païens, qui ont le plus résisté au nouvel ordre politique. La confusion vient du fait que le triomphe de l'Islam a été suivi par le triomphe de la culture et de la langue des Peuls — devenus majoritaires dans le pays. Les vaincus étaient donc presque tous de la même souche que leurs conquérants, eux-mêmes convertis à l'islam et cherchant à étendre leur emprise sur les infidèles. Il est vrai aussi que le nouveau régime est devenu très tôt oppressif au profit de l'aristocratie du « Livre et de la Lance » qui avait fait la révolution. Les musulmans, tout en assurant la sécurité de leurs coreligionnaires, asservirent les infidèles concentrés dans des roundés, ou villages de serviteurs [d'esclaves]. La guerre sainte contre les populations païennes des pays voisins fut alors le prétexte constant pour augmenter le nombre des serviteurs [esclaves] qui devaient par leur travail assurer la prospérité de cette aristocratie.

Ainsi, dès la fin du XVIIIe siècle, la population du Fouta-Djalon s'était-elle convertie pratiquement à l'Islam. En souvenir des neuf compagnons du Prophète, le pays avait été divisé en neufs provinces (diiwe;). Le chef de Timbo, premier parmi ses pairs, était l'almami suprême. Cependant, son autorité était souvent, sinon contestée, du moins facilement battue en brèche par tel ou tel chef de province, comme le démontrera fréquemment la suite de ce récit. Cette relative instabilité se compliqua bientôt du fait que la charge et la distinction d'almami régnant furent alternativement attribuées, tous les deux ans, aux familles Soriya et Alfaya, issues des premiers fondateurs du Fouta.
Tandis que régnait le représentant d'une de ces deux familles, l'autre — en attendant l'heure de son retour au pouvoir — se retirait dans ce qu'on appelait sa « résidence de sommeil ». Cette pratique de l'alternance entraîna des conséquences qu'il était pourtant facile de prévoir, provoquant d'incessantes intrigues, des compétitions fréquemment meurtrières. C'est pourquoi, dans les récits concernant Bokar Biro, la question de l'alternance est si souvent rappelée pour expliquer des situations compliquées, confuses ou des coups d'éclat inattendus.
Quoi qu'il en soit de ces péripéties, c'est donc dans une atmosphère à la fois religieuse et guerrière que se déroule, à la fin du XIXe siècle, la carrière royale — ou seulement princière selon les années — de l'almami Soriya Bokar Biro, fils de l'almami Oumar et de l'une de ses épouses, Diariou.
Le théâtre principal des événements sera la capitale du Fouta, Timbo — où l'on revient toujours. Mais Fougoumba, qui est la capitale religieuse, où sont couronnés les almamis, n'a pas moins d'importance. Et aussi Bhouriya, où ils sont élus tout d'abord. A moins qu'ils ne s'y imposent pour y être désignés, bon gré mal gré, par les marabouts, le conseil des anciens et les chefs de province. Quant à Labé, et la province du même nom, c'est le lieu où l'on se plie le moins volontiers à l'autorité de l'almami régnant à Timbo.
Voilà pour les hauts lieux de l'épopée. Mais il faut y ajouter les noms de Bantinhel, de Petel Djiga, de Porédaka, qui rappellent les grands affrontements des chefs rivaux, les succès et les revers des uns ou des autres jusqu'à l'issue tragique pour Bokar Biro, « qui ne fuit et ne craint jamais ».
Avant d'ouvrir les chroniques du temps, ou tarikhs, en langue peule, il vaut la peine d'évoquer un moment la capitale du Fouta-Djalon, Timbo, ses habitants et quelques-unes de leurs coutumes. Plutôt austère et dépouillé, le récit qui suivra en sera ainsi coloré, au rappel de ces images toutes marquées du signe de l'authenticité.
Musulmans fervents, les almamis, princes ou rois du Fouta, vivaient en hommes scrupuleusement fidèles à l'observance du Coran. Leurs vassaux et sujets respectaient la pratique religieuse avec un scrupule identique. De l'aube jusqu'au soir, aux heures de prière, le Fouta n'était, du creux des vallées jusqu'aux plus hauts plateaux, qu'une seule supplication vers Allah [Dieu], l'Unique, un seul hommage rendu au Prophète.
La mosquée de Timbo était d'apparence modeste. De forme conique comme les cases des habitants, elle n'en différait que par la dimension. Etant un peu plus vaste que la case royale, elle ne pouvait cependant contenir la grande foule des jours de fête ou de prière publique. Ces jours-là, les grandes prières marquant la fin du Ramadan ou de la Korité se faisaient dans la plaine située au bas de la montagne à deux sommets appelés le Grand et le Petit Heleya.
De toutes les cases sortaient alors, en groupes pressés, les hommes parés de leurs plus riches vêtements, larges boubous flottants, blanc ou bleu indigo, aux manches vastes souvent brodées d'or ou d'argent. Coiffés de hauts turbans de couleur ou d'une simple calotte blanche, ils se dirigeaient tous vers la grande plaine où les invitaient les coups saccadés de la tabala. Rassemblés dans cette vaste plaine où serpente un grand ruisseau, les fidèles accourus voyaient bientôt leur nombre grossi de tous les villageois des environs qui attendaient comme eux que l'almami, grand chef religieux, s'avance vers le lieu qu'il avait choisi pour prier [Dieu] Allah.
Ecoutons le témoignage d'un étranger exceptionnellement admis à cette manifestation de piété collective. C'était au temps de l'almami Oumar, le père de Bokar Biro.

« L'almami m'avait averti qu'il ne pourrait me recevoir de toute la journée du lendemain consacrée aux fêtes du Kori et aux prières publiques ( ... ). Le lendemain donc, dès que la population musulmane de Timbo et des villages voisins fut réunie, il sortit processionnellement de la ville et gagna les bords d'un ruisseau également appelé Timbo. Une fois arrivé là, assisté de ses tamsirs (grands vicaires), Oumar se porta à cent pas en avant de la foule. Les marabouts et les anciens se rangèrent dans l'intervalle. La prière, alors, commença.
« C'était un beau et touchant spectacle que la vue de tous ces hommes courbant leurs fronts vers la terre, puis les relevant pour les courber encore, tout cela dans un profond recueillement marqué d'une foi grave et austère. L'almami prononçait la prière à haute voix et l'assistance tout entière, environ trois mille fidèles, répondait, tandis que, du sein de la ville, un doux et vague murmure, s'élevant en reprises cadencées, annonçait que, dans l'intérieur de chaque case, les femmes s'associaient aux prières de leurs époux et de leurs frères. »

La fin du Salam était saluée par une explosion de joie marquant les premières réjouissances célébrant la fin du ramadan. La foule se levait comme un seul homme pour raccompagner l'almami dans sa demeure royale en chantant les louanges de Allah [Dieu] et de son prophète Mahomet. Seuls les enfants, secouant le joug de la discipline, prenaient leurs ébats, tandis que les fidèles se dirigeaient vers Timbo, la capitale. La foule traversait lentement la rue principale bondée de part et d'autre par des cases généralement spacieuses et bien bâties. Certaines cases, celles des Grands, étaient précédées d'un portique formant tantôt un carré, tantôt un ovale, percé de deux grandes portes, dont le centre était soutenu par des colonnes de bois bien travaillé. Arrivé devant le portique de la résidence de l'almami d'une beauté remarquable, la procession s'arrêtait pour laisser l'almami et sa suite pénétrer dans l'enceinte royale. L'almami entrait par le large portique de part et d'autre duquel il y avait deux petites chambres et au-dessus un étage de trois pièces bien aérées et d'où la vue s'étendait loin dans la campagne. La foule, après avoir ainsi rendu hommage à son souverain, se dispersait dans Timbo, où, dans chaque case, le festin préparé dès l'aube par les femmes l'attendait.
Les femmes... On ne les verra presque pas apparaître dans la description des cérémonies, dans le récit des luttes politiques et des combats menés par Bokar Biro. Il faut cependant imaginer partout, en filigrane, leur présence active, leur inlassable va-et-vient d'abeilles dans la ruche familiale. Il faut évoquer la sagesse des vieilles femmes, comme était la mère de Bokar Biro, Diariou (qui, elle, se manifestera dans la narration à plusieurs reprises), mais également la grâce et la beauté des plus jeunes. L'élégance princière et la finesse que l'on retrouve si souvent chez les Peuls transparaissent dans le portrait qu'en trace ce témoin étranger, déjà cité à propos de la prière publique:

« Elles portent outre le pagne serré autour des reins, une pièce d'étoffe enroulée autour des épaules et d'une partie de la figure. Fort jolies, elles ont le teint bistré. Les longues tresses de leur chevelure noire, lisse et non crépue, sont relevées sur la tête et mêlées d'ornements de corail, d'ambre et de pièces d'argent. De gros colliers d'ambre encore ou de verroterie flottent autour de leur cou ; de même des pendeloques ou des boucles d'or brillent à leurs oreilles. Leurs bras sont serrés dans d'énormes bracelets d'argent, et les bagues qu'elles portent à leurs doigts sont surmontées de plaques d'argent recouvrant le dos de la main. Enfin, leurs pieds nus et d'une délicatesse exquise sont parfois protégés par des sandales en cuir brodé de jolis dessins... »

Par contraste, se tient souvent auprès d'elles quelque servante [esclave] à demi nue, aux seins découverts, mais portant également colliers et boucles d'oreilles, bijoux il est vrai moins riches, et moins travaillés que ceux de sa maîtresse.
Les hommes n'ont pas moins d'allure. Il existe des gravures représentant l'almami Oumar, et aussi Bokar Biro. L'influence arabe, propagée par l'Islam, est ici évidente. C'est elle qui explique la forme particulière des somptueuses draperies dont s'enveloppent aussi bien le guerrier caracolant sur son cheval de combat que le même homme, musulman fidèle, se prosternant sur son tapis de prière pour invoquer la protection d'Allah. Le plus souvent, un léger collier de barbe entoure le visage de ces hommes, aussi bien du forgeron qui travaille à la fonte du minerai de fer que de l'almami siégeant, en tant que juge, pour trancher un litige.
Chez les grands chefs, le boubou s'enrichit de broderies très fines aux dessins géométriques harmonieusement distribués. La manière de porter le turban est également très particulière. Enroulé comme une grande tresse et couvrant la moitié du front, il laisse toujours pendre d'un côté ou de l'autre, ou même des deux côtés à la fois, un pan qui descend jusqu'au bas de l'épaule et qui, au galop du cheval, flotte dans le vent.
Dernier trait à souligner au Fouta-Djalon : les moeurs, bien que guerrières, sont aussi très humaines, quasi patriarcales. Dans l'enchevêtrement des intrigues, le heurt des ambitions, l'ambiguïté des alliances, le cheminement des plus graves antagonismes, une sorte d'étrange fraternité réunit les pires ennemis avant qu'ils ne s'affrontent et ne se détruisent les uns les autres. C'est qu'au Fouta, comme toujours en pays musulman, la loi de l'hospitalité est reine. Si elle ne parvient pas, hélas ! à effacer les haines, il lui arrive d'en atténuer, pour un temps, la cruauté. Mais combien plus fraternelle se fait la rencontre de deux amis véritables ! Les salutations chaleureuses interminables, les cadeaux échangés : les repas partagés, autant de preuves d'une affection sincère.
Les repas ! Si, même chez les plus riches, on se contente volontiers, d'habitude, d'un plat de maïs ou de fonio et de lait caillié, la réception d'un ami donne lieu à d'imposants festins. Grands quartiers de boeuf, lièvres ou perdrix, pintades, ou bien encore le couscous et les grandes calebasses de riz, calment les plus vastes appétits. Ananas, mangues, papayes, bananes, oranges égaient, de leurs couleurs d'abord, de leur exquise saveur ensuite, ces agapes de l'amitié. Et si l'invité est de marque, les noix de cola complètent noblement le cérémonial de la rencontre.
Voilà tout ce dont il faut se souvenir quand on lit le récit des faits et gestes des almamis du Fouta-Djalon au temps où Bokar Biro, l'un des plus grands d'entre eux, secoua le pays de son humeur guerrière et voulut, en consolidant son pouvoir, résister à la furieuse envie qu'avaient les Blancs de prendre possession du haut pays, au-delà des rivières du- Sud, en Guinée.

La grande occasion, pour Bokar Biro, d'infléchir son destin se présenta en l'année 1890. Il était alors âgé de trente-huit ans. Bien bâti, d'allure distinguée, de maintien imposant, il avait le visage régulier mais marqué de la petite vérole, ce qui lui donnait, aux moments de colère, une expression redoutable. Il avait l'oeil noir et vif, dominateur. On le sentait dévoré d'une ambition ardente, pour lui-même sans doute, mais pour son pays plus encore.
En août de cette année 1890, on apprenait avec stupeur la mort subite de l'almami soriya Ibrahima Sory, qui depuis deux ans attendait dans sa résidence de Donhol Fella de reprendre le pouvoir détenu pendant cette période par l'almami Amadou du parti alfaya. Selon l'usage au Fouta, les deux partis, alfaya et soriya, devaient régner alternativement tous les deux ans à Timbo, la capitale. Cette alternance avait été adoptée pour éviter les conflits entre les deux familles et aussi pour empêcher l'avènement d'un pouvoir absolu. Du même coup, l'autonomie des chefs de province était sauvegardée.
Hélas! ce système des deux partis avait souvent donné lieu, dans le passé, à des guerres civiles, car l'almami détenant l'autorité était tenté de la conserver après expiration de son temps de règne. Mais en cette année 1890, la situation était plus grave encore: la lutte pour le pouvoir ne se situait pas entre soriya et alfaya, mais au sein même du parti soriya, où de nombreux concurrents prétendaient succéder à Ibrahima Sory. En effet, l'almami Oumar, frère d'Ibrahima Sory, lui avait, du fait de sa mort, légué en quelque sorte le droit de régner, puis Ibrahima Sory était mort à son tour. Sa succession mettait en compétition les enfants de l'almami Oumar, impatients d'accéder au trône... La disparition de leur oncle leur ouvrait enfin la voie, et le Fouta vivait dans l'anxiété de cette course au pouvoir.

L'aîné des fils d'Oumar, Alfa Mamadou Pâté, paraissait bien devoir être l'élu. Mais son cadet, de mère différente, Bokar Biro, revendiquait ce droit tout autant que lui.
Les deux rivaux du parti soriya habitaient à peu de distance l'un de l'autre : Alfa Mamadou Pâté à Sokotoro et Bokar Biro à Tiatiako, d'où ils s'étaient épiés mutuellement en attendant la mort de leur oncle Ibrahima Sory.
Quelles étaient leurs chances respectives ?
Alfa Mamadou Pâté avait pour lui tous les notables, le conseil des anciens, le chef des diiwe, jaloux de leurs prérogatives diminuées ces dernières années par la politique centralisatrice et autoritaire de l'almami Ibrahima Sory. Alfa Yaya, le plus puissant des chefs des diiwe, de la province du Labé, lui avait promis son concours et donné sa soeur en mariage.
Bokar Biro, lui, était trop brave et trop énergique pour être aimé. On le craignait. Dans toutes les guerres, il avait apporté de telles preuves de bravoure que le Fouta appréhendait de se le donner pour maître. Mais il comptait sur la jeunesse attirée par son audace et sa générosité, pour asseoir son autorité et la conserver.

Le Fouta était donc divisé en deux. Les anciens étaient du côté d'Alfa Mamadou Pâté, tandis que, dans les rues de Timbo, les gamins chantaient à coeur joie la dispute entre jeunes guerriers et vieux dévots, prédisant la victoire de leur idole Bokar Biro.
Cette nuit-là, les coups saccadés de la tabala (tam-tam du chef) avaient annoncé au Fouta la mort de l'almami Ibrahima Sory. La nouvelle s'était répercutée de village en village. Sans attendre, tous les chefs, le conseil des anciens, les membres de la famille, s'étaient précipités vers Timbo, où le corps devait être inhumé après la prière de l'après-midi.
La cérémonie terminée, les anciens de Timbo firent appeler Alfa Mamadou Pâté, Bokar Biro, Mody Abdoulaye et tous les enfants de l'almami Oumar, frère d'Ibrahima, pour les exhorter à consolider leurs liens familiaux et à trouver, dans la fraternité, un successeur soriya au trône de Timbo. Exprimant l'opinion des notables, Modi Diogo, au nom du conseil des anciens, proposa la succession à l'aîné, Alfa Mamadou Pâté. Il demanda à tous les autres de s'effacer devant lui et de le désigner comme l'almami soriya. Bokar Biro répondit avec force qu'il ne céderait le pouvoir à personne, ajoutant que ce pouvoir appartiendrait à celui d'entre eux auquel Dieu accorderait la grâce. Après quoi, il quitta ses compagnons et, par Bilaliya, se rendit à Tiatiako, son village de culture, où il s'établit.
Quelque temps plus tard, comme la compétition demeurait ouverte, on convoqua à nouveau le Timbo tout entier, l'amont (Dow) et l'aval (Ley), les dépendances de l'au-delà (Gadha) et de l'en-deçà (Gaanin). On se réunit dans le village de l'almami Ibrahima Sory, à Donhol Fella. On fit des sacrifices pour le repos de son âme, on égorgea des vaches et des moutons. C'est alors qu'après avoir échangé des condoléances avec le Fouta tout entier, Bokar Biro rappela à tous les anciens qu'il voulait le pouvoir. Ceux-ci, acquis à la cause d'Alfa Mamadou Pâté, exhortèrent de nouveau son cadet à renoncer à son ambition :
— Laisse ton grand-frère régner, et toi, tu seras le jeune frère du roi.
Bokar Biro répondit avec la même assurance
— Je ne renoncerai pas!
En entendant cela, sa mère, Diariou, l'appela et lui dit :
— Fils, je t'en prie, ne revendique pas le pouvoir, je te donne cent garçons, cent jeune filles et deux cents vaches à lait. Je t'en prie, renonce pour que ton grand-frère ne te tue pas. J'ai appris qu'il a des armes telles que, s'il les sortait, tout le monde en mourrait emporté par le feu qu'il en ferait jaillir.
Bokar Biro, malgré les pleurs de sa mère, rétorqua
— Si tu as pris soin de l'almami Oumar, mon père, tu en seras récompensée. Tu nous as mis au monde, mes frères et moi, tu en seras également récompensée ! Le pouvoir gît ici sur mon cou comme il gît sur le cou d'Alfa Mamadou Pâté, mon grand-frère. Si c'est moi qui le tue, je régnerai. Si c'est lui qui me tue, il tuera Aliou, mon jeune frère, il tuera Sory, mon fils, et tu deviendras une vieille porte-malheur.
Puis, comprenant la nécessité de justifier aux yeux de sa mère les motifs de son obstination, Bokar Biro, plus calme, poursuivit :
— Le Fouta a besoin d'un vrai chef pour sauvegarder son indépendance menacée de tous les côtés par les Blancs, qui ont déjà conquis une partie du Soudan, du Sénégal. J'ai un grand dessein pour ce pays que mes ancêtres ont acquis par les armes et la foi en l'Islam. J'ai prouvé au Fouta ma bravoure dans le combat. C'est ma jeunesse et le soutien de mes compagnons d'armes que craignent tous ces dévots. Le pouvoir des almamis a été trop longtemps affaibli, dans ce pays, par les intrigues du conseil des anciens et la trop grande autonomie des chefs de province qui défient quotidiennement le pouvoir central.
« Le Fouta doit avoir, désormais, un seul maître pour faire face à la menace de l'homme blanc, qui a déjà conquis des terres sur toutes nos frontières. J'ai décidé d'être le seul maître pour préserver l'indépendance du Fouta. Tel est mon but, et pour rien au monde je n'y renoncerai. »
Devant la détermination de Bokar Biro, sa mère Diariou, malgré les dangers qu'elle sentait planer autour de son fils sur le chemin du pouvoir, fit un effort pour dominer son angoisse et le suivre dans son rêve d'avenir :
— Fils, je suis une captive de naissance, je suis djallonké et tu es plus que tout autre le fils de ce pays. Ce pays est à toi, car tu représentes tous ceux qui y ont fait, au nom de l'Islam, la révolution en l'appelant Fouta-Djalon. Le pays des Foulah et des Djallonké.

Dès lors, la guerre était ouverte entre les deux frères, Bokar Biro et Alfa Mamadou Pâté, au sein du parti soriya. Autant Alfa Mamadou Pâté était décidé à défendre le droit d'aînesse ayant toujours régi la succession au trône du Fouta, autant Bokar Biro voulait passer outre pour réaliser son grand dessein.
Alfa Mamadou Pâté échangea des messages avec le Timbo tout entier, ainsi qu'avec les anciens de l'Entre-deux-Fleuves (Hakkunde-Maaje). Il sortit de Sokotoro, prit congé des anciens de Timbo et se dirigea vers Bhouriya, où les almamis étaient élus avant d'être couronnés à Fougoumba.
On rapporta alors à Bokar Biro que son frère avait envoyé son fils à Diatafougou, son village de culture, pour faire porter des charges de poudre à Bhouriya. En apprenant cela, Bokar Biro quitta précipitamment Tiatiako. Ayant enlevé de force quelques-unes de ces charges, il devança son frère à Bhouriya. Mais les anciens, déjà acquis à la cause de Mamadou Pâté, incitèrent Bokar Biro, dès le lendemain matin, à partir :
— Ton grand-frère est déjà arrivé à Fougoumba pour se faire couronner ! lui dirent-ils.
En grande colère, Bokar Biro partit il est vrai avec toute sa troupe, mais il prit la route de Fougoumba. Sur le chemin, entre Porédaka et Fougoumba, il rencontra le vieux Thierno Ibrahima, le chef de la ville sainte, chargé du sacre des almamis. Il se rendait précisément à Bhouriya, où les anciens s'étaient donné rendez-vous pour escorter son rival jusqu'à Fougoumba. Thierno Ibrahima, impressionné par la puissante armée de Bokar Biro, changea brusquement son fusil d'épaule et lui affirma qu'il venait justement à sa rencontre.
— Inutile de me raconter des mensonges, lui déclara Bokar Biro. D'ailleurs, si c'est bien moi que tu attends, fais demi-tour et viens me couronner à Fougoumba.
N'ayant pas le choix, Thierno Ibrahima se joignit à l'imposante suite de Bokar Biro, qui poursuivit sa route vers Fougoumba. Monté sur son cheval, le célèbre Morikébé, Bokar Biro était précédé de sa tabala, sur laquelle un sofa frappait deux coups à intervalles réguliers pour rythmer la marche de son armée. La tabala, sorte de gros tam-tam, était l'insigne du pouvoir. Sa garde était confiée à celui qui possédait la plus haute réputation de bravoure.
Après quelques heures de marche forcée, Bokar Biro et son armée réputée invincible arrivèrent devant Fougoumba, la ville sainte par excellence. Celle-ci était étalée au pied de la montagne, avec deux mille cases, séparées les unes des autres par autant de jardins. Au centre de la cité se trouvait la grande mosquée qui en a fait la célébrité. En effet, placée au coeur de Fouta, Fougoumba est la plus ancienne ville du royaume. Elle fut autrefois le séjour obligé du conseil qui détenait la souveraineté. Elle conservait encore certains privilèges, car c'est dans cette ville qu'étaient sacrés les almamis et que se tenaient tous les ans les assemblées du peuple réglant les affaires du pays. C'est là aussi que se réunissaient les grandes armées à l'approche des guerres. Le chef de Fougoumba constituait ainsi un second pouvoir à la tête d'une sorte de Parlement chargé de veiller au respect de la Constitution et des lois de l'Islam.
La suite de Bokar Biro arriva devant Fougoumba à l'approche du crépuscule, juste au moment où le muezzin, de sa voix majestueuse, appelle les fidèles à la prière et à la méditation. Les hommes ne pouvant pénétrer dans la cité sainte avec leurs armes, Bokar Biro décida de s'arrêter dans la vaste plaine qui s'étend autour de la ville afin que tous puissent accomplir leur devoir religieux. Alfa Ibrahima fut tout naturellement désigné pour diriger cette prière à laquelle se joignirent bientôt plus de deux mille personnes. Spectacle émouvant ! Pendant quelques instants, le silence fut total : puis on entendit la voix d'un seul homme récitant les versets du Coran repris aussitôt en chœur par des milliers de fidèles.
Après cette prière, Bokar Biro donna l'ordre à une partie des siens de déposer les armes et de le suivre dans la ville sainte tandis que les autres cerneraient Fougoumba pendant la durée du sacre. La cérémonie eut lieu le lendemain, malgré l'absence de nombreux chefs et d'une grande partie du conseil des anciens réunis à Bhouriya pour élire Alfa Mamadou Pâté. Bokar Biro fut néanmoins couronné selon la tradition dans la grande mosquée de Fougoumba. La tabala, tambour royal, retentit tout l'après-midi pour annoncer l'événement au Fouta, comme cela se faisait depuis Karamoko Alfa, le fondateur du royaume.
Après l'appel des anciens, Thierno Ibrahima, le chef de Fougoumba, mit les turbans, emblème de l'autorité, dans une calebasse et les présenta successivement à tous les membres du conseil. On étendit une peau de prière sur laquelle Bokar Biro s'assit face à l'est. Le grand collège le couronna, en premier, du turban de la province de Timbo, puis ce fut le tour des huit autres provinces qui composaient le royaume :

  1. Labé
  2. Bhouriya
  3. Kébali
  4. Timbo
  5. Fode Hadji
  6. Kankalabé
  7. Fougoumba
  8. Koyin.

Revêtu des neuf turbans enroulés autour de sa tête et dont un pendait sur son épaule, Bokar Biro se tourna vers la foule pour prononcer les paroles rituelles du sacre :

« Je loue Dieu, je remercie Dieu. C'est la part de mes ancêtres que vous me donnez. A mon tour, je redonne à chacun sa part. Que chacun garde son enclos, son parc, sa bergerie. Celui qui pénétrera dans votre enclos, saisissez-le et amenez-le jusqu'à moi afin qu'il soit jugé selon le Livre (le Qur'an). Dans la communauté musulmane, que tous soient résignés et patients. Si tous ne peuvent l'être, que les gouvernés, eux, le soient. »

Puis vint le tour du doyen du grand collège. Il répondit à Bokar Biro en ces termes :

« Nous venons d'avoir un successeur des almamis. Nous lui confions la religion, nous lui confions les pauvres, nous lui confions les voyageurs. Qu'il ne tolère point qu'un voyageur soit spolié. Nous lui confions les vieilles gens. Qu'il ne tolère point qu'un être soit opprimé. Tout opprimé trouvera en lui un justicier. Qu'il garde la religion divine selon le Livre. Qu'il rende justice à la juste cause. Le Fouta est, sur sa tête, un fardeau de lait frais. Un fardeau de lait frais est difficile à porter sur la tête. Si l'on trébuche, le lait se répand. Nous le chargeons de veiller sur les biens des croyants, sur les parcs et les bergeries. A chaque croyant est redonné son enclos, son parc, sa bergerie. Celui qui pénètre dans l'enclos d'un autre, que celui-ci le saisisse et l'amène à l'almami afin qu'il soit jugé selon le Livre. Dans la communauté musulmane, que tous soient justes et francs. Si tous ne peuvent l'être, que les chefs, eux, le soient. »

Ces paroles rituelles furent accueillies par un long murmure d'approbation du peuple venu en masse assister au couronnement. Mais, en vérité, la foule était surtout composée de soldats de Bokar Biro, qui avaient abandonné leurs armes à l'entrée de Fougoumba. Et ceux-ci ne pouvaient s'empêcher de penser à la guerre qui allait nécessairement suivre le couronnement de l'abasside.
Il faisait déjà nuit lorsque la cérémonie du sacre prit fin. La foule se dispersa dans Fougoumba, tandis que Bokar Biro demeurait dans la grande mosquée. Avant de rejoindre Timbo, la capitale, il devait pendant sept jours se retirer là sans communiquer avec l'extérieur. Pendant cette retraite, chaque matin, on devait lui ôter un turban pour ne lui laisser, à la fin, que celui de Timbo, dont il était le chef direct.
Toutes les fois qu'on lui retirait ainsi un turban, Bokar Biro ne pouvait s'empêcher d'y voir un symbole. Il pensait à la faiblesse réelle du pouvoir des almamis et il s'en inquiétait.
Bokar passa donc ses nuits de retraite à réfléchir sur l'avenir du Fouta, menacé tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Certes, le danger que présentaient les Blancs, déjà installés sur les frontières, était une réalité ; mais Bokar Biro songeait surtout à la faiblesse interne du Fouta. Les almamis n'avaient jamais réussi à imposer un pouvoir central puissant, et Bokar Biro savait que la résistance du Fouta à l'invasion des Blancs dépendait avant tout de la cohésion intérieure du royaume. En fait, le pouvoir central, à Timbo, avait toujours été contrebalancé par celui des chefs de province largement autonomes par rapport à l'almami.
Cette faiblesse du pouvoir central remontait à l'origine du royaume. En effet, après la défaite des païens, les neuf marabouts qui avaient dirigé la guerre sainte décidaient d'élire parmi eux un almami qui sauvegarderait l'unité du pays et protégerait le Fouta contre les assauts des païens. Karamoko Alfa, dit Ibrahima Sambégou, de la famille Sediyanké de Timbo, avait été élu parce que c'était lui qui avait déclenché le premier la guerre sainte dans sa province, mais aussi en raison de son érudition et de sa sagesse. Les autres chefs musulmans avaient procédé aussitôt à un partage des pouvoirs pour empêcher tout autoritarisme exclusif des almamis et sauvegarder ainsi leur autonomie. L'almami élu, chef de la province de Timbo, était bien le premier de ses pairs. Il dirigeait la confédération, mais les chefs des diiwe conservaient une large puissance au sein de leurs provinces respectives.
Après la mort d'Ibrahima Sory le Grand, successeur de Karamoko Alfa, le conseil des anciens avait décidé de donner tour à tour le pouvoir à leurs descendants. Ce fut l'origine de l'alternance, déjà plusieurs fois mentionnée, dudit pouvoir pour les deux partis, les Alfaya étant les descendants de Karamoko Alfa, le premier almami, et les Soriya ceux d'Ibrahima Sory le Grand, deuxième almami. Cette alternance avait eu l'avantage, en effet, d'éviter le pouvoir absolu, mais elle avait en même temps affaibli l'autorité de l'almami au profit des chefs de province qui s'assuraient ainsi une relative indépendance vis-à-vis de Timbo.
Pendant ses sept nuits de retraite, Bokar Biro pensa longuement aux multiples tentatives faites par ses prédécesseurs pour consolider le pouvoir central. Ils avaient tous échoué parce que les chefs des deux partis n'avaient cessé de lutter entre eux pour obtenir ce pouvoir au lieu de diriger leurs efforts contre la puissance des chefs des diiwe, dont certains n'hésitaient pas à se rebeller ouvertement contre l'almami. Finalement, cette alternance de deux ans avait engendré souvent des guerres civiles à Timbo, dont le chef avait perdu peu à peu son prestige.
Bokar Biro, qui savait tous les efforts qu'avait faits son père, l'almami Oumar, pour ramener l'entente entre les deux partis, ne pouvait s'empêcher de penser à lui intensément. Face au spectacle des guerres civiles qui avaient miné Timbo et l'autorité de son chef, l'almami avait réussi à imposer petit à petit sans avoir recours aux armes, l'alternance des deux partis. Cette politique de sagesse avait rétabli pendant un moment l'harmonie. Au point qu'en 1872 Ibrahima Sory Dara, du parti alfaya, alors non régnant, avait passé trois mois auprès de son rival au pouvoir, Ibrahima Sory à Donhol Fella.
A cette époque, le Fouta avait assisté à un spectacle unique dans son histoire lorsque les deux almamis avaient dirigé ensemble la grande prière de la fête du ramadan à Timbo. C'était vraiment un événement considérable, car, dans le passé, l'antagonisme entre les deux familles était tel que l'almami « en résidence de sommeil » n'était pas autorisé, pendant la durée du règne de son rival, à pénétrer dans Timbo.
Or, au lieu de se réjouir de ce rapprochement entre les deux dynasties, le conseil des anciens avait regretté le temps de la dissension entre les deux familles qui lui donnait la possibilité d'intriguer et d'exercer une plus grande influence. De leur côté, les chefs de province en arrivaient à craindre la consolidation d'un pouvoir central fort, capable de s'imposer à eux.
Tous avaient donc attendu avec impatience la mort d'Ibrahima Sory pour susciter la division et saper peu à peu les fondements du pouvoir central. C'est pourquoi les chefs des diiwe et le conseil des anciens préféraient cette fois-ci choisir Alfa Mamadou Pâté, plus maniable que son énergique frère Bokar Biro.
Pendant ses longues nuits de réflexion dans la grande mosquée, Bokar Biro pensa constamment aux difficultés qui l'attendaient s'il voulait — comme il l'envisageait de plus en plus clairement — renforcer le pouvoir central. Plus d'une fois, au cours de ces nuits, il songea à la puissance du chef du diiwal de Labé, qui représentait à lui seul la moitié du Fouta. Il était devenu plus puissant que l'almami, parce que la première Constitution avait accordé aux chefs de province la possibilité de gouverner directement les territoires conquis sur leur voisinage. Or, au cours des siècles, le Labé s'était étendu jusqu'à la Gambie au nord au Niokolo à l'est et au Rio-Nunez à l'ouest. Cette extension territoriale avait donné au chef du diiwal de Labé le monopole du commerce avec les Blancs installés à Boké et à Boffa.
Plus d'une fois, Bokar Biro imagina la possibilité d'une alliance entre le chef du diiwal de Labé et les Blancs, qui rendrait celui-ci indépendant de l'almami, à défaut de briguer le pouvoir à Timbo. Les Peuls ne disaient-ils pas, à juste titre, que le rêve de tout alfa de Labé était d'être almami à Timbo ? (Mo laamike Labe ko Timbo o faaletee). Mais Bokar Biro écarta constamment cette idée, préoccupé surtout par ce qui pouvait se passer, non loin de Fougoumba, à Bhouriya, où ses ennemis devaient être réunis autour de son frère Alfa Mamadou Pâté.
Il décida donc de régler d'abord le problème de la succession à Timbo avant de s'occuper de la menace d'indépendance du Labé et du danger de conquête du Fouta par les Français.
Bokar Biro avait raison de redouter son rival immédiat, car le fait de devancer son frère à Fougoumba n'avait pas désarmé ses ennemis. Les anciens de Timbo et de Bhouriya, les chefs de diiwe, remplis de dépit, prirent en effet le parti de couronner Alfa Mamadou Pâté à Bhouriya. Ce faisant, ils violaient la Constitution du Fouta selon laquelle la cité de Bhouriya avait pour seule prérogative de fournir à l'almami élu sur place le sceptre et le turban, insignes du commandement, le sacre étant dévolu au chef de Fougoumba.
Conscients de cette situation d'exception, les anciens ne remirent à Alfa Mamadou Pâté qu'une canne et un voile, et on le nomma Alfa, selon l'usage du Fouta. A peine désigné, Alfa Mamadou Pâté décida d'aller sans tarder occuper la capitale, Timbo. Pendant que Bokar se recueillait dans la mosquée de Fougoumba, il entreprit avec l'accord des anciens de construire des campements au lieu dit Pitahoy Tabalde (« Buissons du tambour royal ») pour pouvoir interdire l'entrée de la capitale à son frère et rival Bokar Biro, quand il rentrerait de Fougoumba.
A ce moment-là, pour la première fois de son histoire, le Fouta avait simultanément trois almamis : les deux Soriya, Bokar Biro et Alfa Mamadou Pâté, et l'almami Alfaya Amadou, qui, après ses deux ans de règne, allait devoir regagner sa « résidence de sommeil » pour attendre paisiblement son retour au pouvoir.
Les sept jours traditionnels de retraite écoulés, Bokar Biro apprit l'élection de son grand-frère à Bhouriya. Il entra dans une grande colère et fit parvenir un courrier à l'assemblée en l'avertissant qu'à son arrivée elle aurait à s'expliquer avec lui. A cette nouvelle, tout le monde prit peur. La plupart des notables abandonnèrent Alfa Mamadou Pâté, qui s'apprêtait à affronter son frère aux portes de Timbo.
Bokar Biro quitta Fougoumba et passa la nuit à Sankaréla avec son armée. Il arriva à Bhouriya le mardi et atteignit Timbo le mercredi matin, à l'heure où l'on baptise les bébés. Les partisans d'Alfa Mamadou Pâté sortirent leurs fusils et attendirent Bokar Biro aux abords de la rivière Tianguel. Là, ils lui tendirent une embuscade. Mais l'armée adverse abandonna la route directe pour prendre le chemin de Dara. Bokar Biro avait donné les dernières instructions à son armée :
— Tant que nous n'aurons pas dépassé la branche du gros fromager, derrière le village de Timbo, ne répliquez pas, avait-il ordonné, même si quelqu'un s'acharnait à tirer sur nous.
Se pliant à cette consigne, ses troupes parvinrent à entrer dans Timbo. Alors, Sory Yilili, partisan d'Alfa Mamadou Pâté, engagea le combat avec toute sa suite. Il chevaucha son étalon, puis, s'étant attaché des fruits de pourguère sur la tête, il tira sur l'armée de Bokar Biro avec acharnement. Celui-ci attendit qu'il ait épuisé ses cartouches et pris la fuite pour enfin donner l'ordre de mater son ennemi. Mamadou Pâté, apprenant la défaite de Yilili, fer de lance de son armée, alla chercher refuge dans la case de sa mère. Son frère l'y découvrit ; mais Mamadou Pâté put s'échapper et se cacher dans la brousse. Là, il attendit Bokar Biro, qui, sur son cheval, arrivait sabre au clair à travers la plaine.
Mamadou Pâté était armé d'un fusil à répétition à sept coups. Grande était sa réputation d'excellent tireur. Il descendit de sa monture, se coucha sur le sol, mit son fusil en joue et tira six coups sur Bokar Biro, mais les balles ne firent que l'érafler. La quatrième, cependant, blessa son cheval. Se rapprochant de son rival, il cria: « Jette ton turban, tu l'as volé ! »
En voyant qu'il ne l'avait pas atteint, Mamadou Pâté tira le dernier coup de son fusil. Ayant encore raté sa cible, il prit aussitôt la fuite avec quelques partisans demeurés près de lui. Bokar Biro leur donna la chasse. Mamadou Pâté, dans sa course éperdue, finit par enlever ses turbans, qui s'accrochaient aux branches, et disparut dans la brousse épaisse. Ayant également jeté presque tous ses vêtements, qui le gênaient dans sa course, il arriva haletant dans une case et se réfugia sous l'auvent de la véranda. De là, il entendit distinctement ses ennemis tirer sur ses partisans, au fur et à mesure qu'ils les découvraient aux alentours de Timbo. Quelques instants plus tard, il se trouva lui-même face à face avec un des fidèles de Bokar Biro qui avait repéré son gîte.
Mamadou Pâté implora ce jeune homme, appelé Sory, fils de Sidi de Kolako :
— Sauve-moi la vie et va dire à mon frère que je renonce au pouvoir à condition qu'il me laisse vivre et prier Dieu !
Mais d'autres partisans de Bokar Biro étaient déjà sur ses traces. Bokar, sûr de lui, prit alors une balle en or dans le sac d'un de ses batoulas appelé Nyaliba, chargea son fusil et se rendit jusqu'à la case où son frère était caché : il avait décidé sa mort, comprenant que le risque était trop grand de laisser en liberté une panthère blessée.
Arrivé devant la case, Bokar Biro tira sur son frère au moment où celui-ci enjambait la tapade. Mamadou Pâté tomba, frappé à mort. Les sofas l'achevèrent à coups de sabre. Ils portèrent le cadavre près de leur chef, qui, pendant qu'on massacrait son frère, s'était assis à l'écart, cachant son visage dans ses mains.
Bokar Biro se leva alors et contempla un instant Mamadou Pâté. Comme celui-ci était à peu près nu, il retira son propre vêtement et l'en couvrit. Il se rendit compte que son frère n'avait d'autre blessure que celle faite avec la balle en or, qui seule pouvait entamer la peau d'un chef ou d'un marabout protégé par son gri-gri. Mais il avait tous les os rompus par les coups de sabre.

Pendant ces événements, l'almami alfaya régnant, Amadou, était en expédition dans le Kolontin. En apprenant la mort d'Ibrahima Sory, il était revenu sur ses pas, craignant la guerre civile et l'invasion du pays par l'étranger pendant cette période troublée. Quand il arriva en vue de Timbo, la bataille faisait encore rage. Il demanda de quel côté se dirigeait la fumée : si elle se retournait vers Sokotoro, on saurait que Bokar Biro était le vainqueur. Si le vent la poussait vers Séré, la victoire appartiendrait à Alfa Mamadou Pâté. Mais ce n'est que lorsque la bataille fut terminée que l'almami Amadou put conclure au triomphe de Bokar Biro. Alors, sans attendre, il ordonna de battre la tabala tellement fort que les fourmis rentrèrent dans leurs trous. Ainsi annonçait-il au Fouta que le tambour royal allait se taire pour deux ans. Sans plus tarder, il rentra avec sa suite dans sa « résidence de sommeil », à Dara, pour y attendre son retour au pouvoir. Le Fouta tout entier fut épouvanté par l'assassinat de Mamadou Pâté, et il se soumit à l'autorité de Bokar Biro, qui, appuyée par la force, s'étendit partout. Après la victoire, les jeunes guerriers de Timbo entonnèrent leur chanson favorite en l'honneur du héros. Ils se mesurèrent jusqu'au jour avec les vieux dévots, que, grâce à Dieu, ils confondirent.
Cependant, les difficultés allaient commencer pour Bokar Biro, car bientôt il lui faudrait affronter à la fois l'hostilité de ses autres frères et surtout celle des Français, qui menaçaient le pays de tous côtés.
De 1890 jusqu'en 1895, le nouvel almami, après avoir éliminé physiquement Alfa Mamadou Pâté, tenta de consolider son pouvoir pour faire face à cette menace grandissante des Français. Ceux-ci, installés dans le Soudan, avaient déjà battu Amadou de Ségou, et ils commençaient à entamer sérieusement les domaines de Samory, dont l'empire s'étendait jusqu'aux frontières du Fouta.
Samory avait en effet, dénoncé le traité de Nyaro (du 21 février 1889), qui cédait aux Français la région à l'ouest du Niger. C'est pourquoi il pensait se rapprocher du Fouta-Djalon dont l'alliance lui était nécessaire pour se procurer des armes sur la côte. Conséquence: Bokar Biro voyait l'étau des armées françaises se resserrer autour de son pays.
En 1891, Galliéni après avoir vaincu Mamadou Lamine à Toubakouta venait de construire un poste à Siguiri. Certes, le Fouta n'était pas encore menacé directement, mais Bokar Biro comprit vite le danger. Il conclut donc dès cette époque un pacte d'alliance avec Samory.
Ce dernier lui avait envoyé un de ses ministres amenant avec lui un grand nombre d'esclaves. C'était, en fait, une monnaie d'échange contre du bétail que Bokar Biro devait fournir et faire acheminer jusqu'à la côte. Là, ce bétail servirait à son tour de monnaie d'échange pour l'achat d'armes et de munitions, dont Samory avait le plus grand besoin. Bokar Biro non seulement accepta ce marché, mais il envisagea, avec Samory, d'investir Dinguiraye pendant que celui-ci occuperait Kankan, conquis par les Français.
Mieux, Bokar Biro ordonna (octobre 1891) à Nyaliba, l'un de ses chefs de guerre, d'acheminer des secours à Samory, dont une centaine de bœufs. Par la suite, la prise de Bissikrima par les Français l'empêcha d'envoyer une partie des troupes qu'il avait également promises à son allié.
C'est cette politique « samorienne » qui, en définitive, cristallisa contre Bokar Biro, d'une part, les oppositions intérieures et, d'autre part, l'hostilité des Français.
Le Fouta, en effet, fut alors partagé en deux camps : les partisans de Samory avec Bokar Biro ; les partisans des Français avec Mody Abdoulaye, le frère de Mamadou Pâté assassiné par Bokar Biro.
De nombreux chefs étaient opposés à une politique d'alliance avec Samory. Mais, en outre, l'attitude autoritaire de Bokar Biro les incitait à se regrouper autour de Mody Abdoulaye. La situation se compliquait du fait de la présence, autour de Bokar Biro, de nombreux sofas de Samory. Ceux-ci veillaient sur place à l'approvisionnement en armes de leur maître. De nombreux chefs étaient allés à Timbo pour reprocher à l'almami les dangers auxquels il les exposait avec sa politique samorienne.
Au lieu de céder, Bokar Biro entreprit de pourchasser les opposants. Il menaça même la vie de Mody Abdoulaye, qui fut obligé d'aller se réfugier chez l'almami alfaya Amadou, en résidence à Dara.
C'est que Mody Abdoulaye était l'âme du parti des Français, tandis que Bokar Biro, à l'inverse, poussait son opposition jusqu'à la rupture totale avec eux. Quand le colonel Archinard exigea que Soriba, le chef sofa de Samory (principal colporteur d'armes par le Fouta-Djalon), soit chassé du pays, l'exaspération de Bokar fut à son comble.
C'est à cette même époque (15 octobre 1891) que le gouverneur de la Guinée donna ses instructions au commandant de Beeckman : celui-ci devait se rendre à Timbo avec mission d'y régler les questions commerciales. Les Français demandaient aux almamis d'exercer leur activité dans la région des rivières du Sud. Ils souhaitaient qu'ils renoncent définitivement à leurs relations par trop suivies avec les Anglais de la Sierra-Leone.
Bien que la France n'eût pas, dans l'immédiat, de vues possessives sur le Fouta-Djalon, le gouverneur précisait néanmoins :

« Notre intention n'est nullement d'occuper militairement le pays, ni de combattre ses lois. Cependant, nous ne pourrions voir se prolonger plus longtemps la situation actuelle. Elle ne répond pas à l'esprit du traité Bayol de 1881. »

Ici entre donc en scène, fin 1891, l'entreprenant commandant Beeckman, qui quitta Dubréka le 6 novembre pour accomplir sa première mission. Depuis ce poste de Dubréka, il avait attentivement suivi les affaires du Fouta. Il était ainsi conscient des problèmes qu'il aurait à résoudre en arrivant à Timbo. Il n'ignorait pas qu'en 1881, le docteur Bayol, moyennant force négociations, n'avait réussi qu'à arracher en quelque sorte un traité de protectorat à l'almami régnant, Ibrahima Sory. Ce dernier, malgré ses réticences et alors qu'il était en difficulté avec les chefs des régions côtières, avait autorisé la France à s'installer dans le Rio Nunez, le Rio Pongo et la Mellacorée. Les Français y avaient construit des postes. Ibrahima Sory espérait assurer ainsi la sécurité des caravanes peules qui venaient faire du commerce jusqu'à la côte.
L'opération était payante puisque, outre la sécurité du trafic bien établie, les almamis recevaient 10.000 francs de rente par an. Mais, pour eux, il s'agissait là d'un simple traité d'amitié et de commerce. En aucune façon il ne devait aliéner la souveraineté du Fouta. C'est ce qui explique que les almamis n'aient jamais dénoncé le traité signé peu de temps auparavant avec les Anglais de la Sierra-Leone.
Tout cela, à terme, ne faisait guère l'affaire des Français. Ils furent les premiers à tourner le traité de 1881, tentant de l'adapter aux besoins de leur politique de conquête coloniale.
Déjà, en mars 1885, la mission Plat annulait le paiement des rentes aux almamis. La réaction ne se fit pas attendre. Ceux-ci se tournèrent du côté des Anglais. Tout leur commerce reprit donc avec la Sierra-Léone au détriment des rivières du Sud.
En 1889, le capitaine Briquelot tenta, avec force cadeaux, de reprendre en main la situation. Mais les almamis refusèrent lesdits cadeaux, l'attitude intéressée de la France étant par trop évidente...
Ainsi les Français semblaient-ils avoir perdu pour longtemps au Fouta leur influence commerciale et politique. D'autant que Bokar Biro, qui suivait de près les opérations militaires du Soudan, avait pris nettement conscience du danger qui commençait à menacer l'indépendance de son pays.
Que la mission Beeckman, à la fin de 1891, en route vers Timbo, se heurte aux pires difficultés n'a donc rien d'étonnant. Au moment de franchir la frontière du Fouta, Beeckman rencontre une caravane venue de Kankan qui lui conseille formellement de ne pas pénétrer à l'intérieur du pays. Selon les membres de cette caravane, Bokar Biro a consacré l'argent de la rente reçue de Conakry à acheter des armes. Dans le même temps, il a conclu un traité avec Samory pour reprendre Dinguiraye aux Français, le jour où Samory entrerait à Kankan.
Beeckman ne tient aucun compte de ses avertissements. Arrivé à Timbo le 5 décembre, il se prépare à aborder Bokar Biro, sans grand espoir de succès cependant. Le surlendemain, 7 décembre, de nouvelles instructions lui parviennent selon lesquelles il doit mettre en garde très sérieusement l'almami : le fait de donner asile à un ennemi de la France, pendant les hostilités au Soudan, pourrait avoir de lourdes conséquences pour son pays.
Mais Bokar Biro est conscient de l'absence de coordination entre les Français du Soudan et ceux de la Guinée. Il accueille donc Beeckman sans animosité. Il veut ménager les autorités de Conakry en attendant que soit réglée la question soudanaise. De ce côté, en effet, le danger est plus immédiat.
Cependant, lorsque Beeckman, discutant de l'application du traité de 1881, en vient à parler des relations avec les pays soussous — entre le Fouta et la côte — annexés par la France, Bokar Biro réaffirme la souveraineté des almamis sur tout le pays jusqu'à la mer. Il refuse, du même coup, la construction d'une route à travers le Fouta.
L'almami alfaya Amadou, en « résidence de sommeil » à Dara, s'associe à ce refus lorsque Beeckman lui rend visite le 8 décembre.
Bokar Biro accepte néanmoins de signer une convention purement commerciale.
Le commandant Beeckman ne chercha pas à obtenir d'autres avantages, mais il profita de son séjour à Timbo pour étudier la situation intérieure du Fouta-Dialon, qui n'était pas des plus stables...
Bokar Biro avait beaucoup d'ennemis. Témoin le message que Beeckman reçut, avant son départ, de Mody Abdoulaye, le frère de Mamadou Pâté, réfugié à Dara. Mody Abdoulaye expliquait que Bokar Biro lui avait interdit l'entrée de Timbo, qu'il avait fait tuer plusieurs de ses esclaves, tous enterrés, avec ses femmes, à Sokotoro. Or lui, Mody Abdoulaye, prétendait accéder au trône dont son frère Mamadou avait été dépossédé. A cette fin, il demandait conseil à Beeckman.
Le commandant français se rendit alors à Fougoumba. Il fut bien obligé de constater l'hostilité du conseil des anciens, décidé à interdire l'entrée des Européens dans la ville sainte. Ils n'oubliaient pas que la mission Plat les avait outragés dans leur dignité. Mais, par ailleurs, le puissant chef de Fougoumba ne pardonnait pas aux almamis de garder pour eux toutes les rentes payées par la France et l'Angleterre. C'était une faille importante dans l'édifice politique du Fouta.
Beeckman considéra donc comme très positive, en faveur de la France, l'attitude de Mody Abdoulaye recherchant son alliance pour renverser Bokar Biro.
Rentré à Dubréka le 21 janvier 1892, le commandant crut possible de rassurer le gouverneur sur le danger que représentait l'alliance de Samory et de Bokar Biro.

« Aujourd'hui, écrivait-il, la situation n'est plus la même que naguère. Se trouvant entre nos troupes et les Etats de Tiéba, Samory a fait des démarches répétées à Timbo pour s'y ménager un refuge dans le cas d'une déroute complète. Bokar Biro était bien disposé à cet égard. Mais nos succès au pays du Ségou et dans le Ouassoulou lui ont donné à réfléchir. En fait, actuellement, son plus grand désir serait d'intervenir pour arranger une conciliation entre Bissandougou et Siguiri. Il m'a sondé à plusieurs reprises sur ce point. »

Dans cette perspective, Beeckman recommande alors le rattachement du Fouta aux rivières du Sud. Mais, selon la Constitution du Fouta, l'influence de Bokar Biro était limitée dans le temps, quelle que soit sa volonté d'agir. D'après la loi de l'alternance, il devait, en effet, s'effacer en août 1892 devant l'almami Amadou, du parti alfaya. Bokar Biro aurait volontiers gardé le pouvoir. Menacé par la coalition de Mody Abdoulaye et d'Alfa Ibrahima Fougoumba, il jugea plus sage de demeurer fidèle à la Constitution. Cependant, Amadou n'était pas un grand guerrier. La volonté d'autonomie affichée par Alfa Yaya, du Labé, l'inquiétait. Celui-ci s'était déjà constitué un royaume indépendant dans le Kadé. D'autre part, les opérations de grande envergure des Français au Soudan ne l'inquiétaient pas moins. Confronté à ces difficultés, l'almami régnant préféra céder sa place avant terme au chef énergique du parti soriya. C'était en mai 1894.

En fait, le retour de Bokar Biro au pouvoir accentua la tension avec le Soudan. Par ailleurs, les oppositions internes reprirent de plus belle. Mody Abdoulaye, Alfa Ibrahima Fougoumba et Alfa Yaya, du Labé, se coalisèrent contre lui.
Leur alliance devait aboutir à la célèbre bataille de Bantinhel.
Un grave incident de politique locale précipita la coalition qui devait aboutir, pour Bokar Biro, à une première défaite : à la suite de brouilles entre plusieurs chefs faisant appel à son arbitrage, l'almami les détacha de la souveraineté de Fougoumba. Alfa Ibrahima ne devait pas lui pardonner cette décision qui lui enlevait une partie de son territoire. Dès lors, Alfa Ibrahima prit le parti de Mody Abdoulaye, le frère cadet d'Alfa Mamadou Pâté, déjà éliminé physiquement par Bokar Biro. Alfa lbrahima fit donc appeler Mody Abdoulaye et lui tint ce langage :
— En venant au monde, j'ai trouvé mes parents régnant sur le Kala et le Dalaba. Or Bokar Biro vient de les détacher de ma souveraineté. Quant à toi, il a tué ton frère Alfa Mamadou Pâté. Nous sommes donc faits tous les deux pour nous entendre. Notre tâche ne sera pas difficile, d'autant que Bokar Biro compte de plus en plus d'ennemis.
Alfa Ibrahima n'eut pas de mal à réunir très vite autour de son candidat Mody Abdoulaye tous les mécontents de la politique autoritaire de Bokar Biro. Il fit appel à Sory Yilili, à Oumar Bademba, à Alfa Yaya, du Labé et à Alfa Mamadou, de Kankalabé, avec lesquels Bokar Biro s'était brouillé.
Ils se retrouvèrent tous à Fougoumba, où, après une longue discussion, ils décidèrent de détrôner Bokar Biro pour couronner son frère Mody Abdoulaye.
— Décidons quelque chose au sujet de l'almami Bokar, se dirent-ils. Aucun de nous ne reçoit ce qui lui est dû. Il confisque le pouvoir. Il a aussi confisqué nos droits.
Conscients de la puissance de Bokar Biro, ils convinrent de ne pas l'affronter ouvertement mais d'attendre qu'il entreprenne une expédition pour passer à l'action. Quelques semaines plus tard, ils firent l'impossible pour décider eux-mêmes Bokar Biro à aller combattre Moussa Molo dans le Firdou. L'almami réunit les guerriers du Timbo et partit.
Il passa la nuit à Dubbhel, où il sollicita des bénédictions. Dubbhel le bénit. Il quitta Dubbhel et passa la nuit à Bhouriya. Bhouriya le bénit. Il se dirigea vers Fougoumba. Il réunit les Grands de la ville et dit :
— Je vais en expédition pour combattre Moussa Molo.
Les Grands de Fougoumba répondirent :
— Nous t'accompagnerons.
Bokar Biro, plein d'assurance, se mit donc en marche vers Daralabé, où, suivant la coutume, lorsque l'almami se rendait à la guerre dans le Nord, il était de règle de faire résonner la tabala et de réunir ses guerriers. Or, après avoir passé la nuit à Kébali, quel ne fut pas l'étonnement de Bokar Biro de trouver Alfa Yaya, chef du Labé, à Bantinhel ! Bokar Biro lui demanda les raisons de sa présence. Alfa Yaya lui répondit que s'il était venu de si loin, c'était afin de le rencontrer et de lui faire honneur. Mais l'almami ne fut point satisfait de ses explications. C'était là une trop grande dérogation aux usages adoptés et religieusement suivis depuis la fondation du royaume. La vérité était tout autre : Alfa Yaya se rendait à la convocation de l'alfa de Fougoumba. Celui-ci avait, en effet, secrètement convoqué tous les chefs de province pour couronner Mody Abdoulaye, frère de Bokar Biro, pendant que ce dernier serait à la guerre.
Quand le soir arriva, Alfa Ibrahima Fougoumba, Sory Yilili et Alfa Mamadou, de Kankalabé, retrouvèrent Alfa Yaya chez lui pour mettre au point leur projet :
— Nous venons demander ton accord, lui dirent-ils, pour tuer l'almami Bokar Biro et couronner Mody Abdoulaye.
Alfa Yaya répondit:
— Je veux bien ; mais expliquez-moi comment vous envisagez la chose.
Ils répondirent
— Tuons-le en tirant sur lui.
Alfa Yaya rétorqua:
— Ce n'est pas ce qu'il faut faire. Je connais l'almami Bokar ; si nous ne le trahissons pas, il nous chassera tous. Oui, je le connais, répéta-t-il, nous avons guerroyé ensemble.
— Eh bien, voyons cela avec Mody Abdoulaye, concédèrent-ils. Ensemble nous ferons ce qu'il aura décidé.
Ainsi firent-ils. Mody Abdoulaye leur répondit:
— Tirons sur lui, mais au grand jour. Si nous commençons à trahir, en effet, on trahira et on tuera encore. Moi, je n'accepte pas qu'on le tue par trahison, car je cherche à devenir almami. Si je règne, on pourra aussi me trahir et me tuer. Tirons donc sur lui au grand jour, nous le vaincrons sûrement puisqu'il est ici sans son armée. Mody Sory n'est pas ici. Mody Aliou n'est pas ici. Nyaliba n'est pas ici.
Les conjurés allèrent annoncer à Alfa Yaya la décision de Mody Abdoulaye. Celui-ci leur déclara:
— S'il en est ainsi, je me retire de l'affaire. Je n'en fais plus partie.
Malgré cette défection, ils décidèrent de ne pas laisser Mody Abdoulaye repartir seul. Ils se cachèrent et, à la faveur de la nuit, ils vinrent avec lui jusqu'à Fougoumba afin de procéder à la cérémonie de son couronnement. C'est à peine si une vingtaine de partisans demeurèrent avec Bokar Biro, qui, soudain, comprit ce qui se tramait contre lui. Il sut qu'il avait été trahi par son entourage et par le Fouta tout entier.
Se remettant de sa stupeur, il envoya chercher Alfa Yaya et lui demanda :
— As-tu appris, comme moi qu'Alfa Ibrahima Fougoumba, Alfa Mamadou de Kankalabé, et le Fouta tout entier sont partis pour Fougoumba afin de faire couronner mon frère Abdoulaye ?
Alfa Yaya, qui ne pouvait tirer son épingle du jeu le moment venu sans savoir de quel côté tournerait le vent, répondit :
— Je n'ai rien appris. Cependant, almami, ne crains rien ! Tu es ici dans le territoire du chef du Labé. Tu es sorti de Timbo et, jusqu'à ton arrivée à Bantinhel, personne n'a tiré sur toi . S'ils disent qu'ils veulent t'abattre, ici, dans mon territoire, eh bien ! je les combattrai, je les capturerai et te les remettrai pour que tu les tues.
Bokar Biro, méfiant, répondit :
— Ce que je crains, c'est que tu sois avec eux dans la trahison.
Alfa Yaya protesta vivement
— Je ne suis pas avec eux.
Bokar Biro répliqua :
— Alors, je ne crains plus rien.
Pendant ce temps, à Fougoumba, le chef de la conjuration, Alfa Ibrahima, avait décidé, sur les instances de Mody Abdoulaye, de revenir en force attaquer ouvertement Bokar Biro, abandonné à lui-même, à l'exception de quelques partisans demeurés fidèles. Ils quittèrent donc Fougoumba de bon matin, passèrent la nuit à Kébali, Méli Kansa et Hoore Koumben, puis se dirigèrent vers Bantinhel. C'était un vendredi. Bokar Biro fut averti de la convergence de tous ses ennemis vers Bantinhel. Il comprit l'erreur qu'il avait commise en laissant sa méfiance s'endormir. Cependant, il n'était pas dans son caractère de renoncer, malgré la trahison de tous les Grands du Fouta. Il ne quitta pas les lieux et envoya des émissaires rassembler ses sofas qu'il avait laissés en arrière avec ses fils. De plus, encore confiant dans la promesse faite par Alfa Yaya, il lui fit dire qu'il devait rapprocher son armée de Bantinhel. Alfa Yaya ne s'exécutant pas, l'almami envoya un autre message :
— Rapproche-toi, une armée est en vue.
Mais Alfa Yaya avait fait ses calculs. Il croyait à la victoire d'Alfa Ibrahima et de Mody Abdoulaye. Il choisissait les victorieux.
Il donna alors l'ordre de tuer l'envoyé de Bokar Biro, qu'il estimait perdant dans cette affaire. On vint annoncer à l'almami qu'Alfa Yaya avait fait assassiner son messager. Il ne fut pas tellement surpris et déclara calmement :
— Est-ce donc ainsi ? Je m'en remets à Dieu.
Ce fut en vain que les quelques fidèles restés avec lui le supplièrent de s'enfuir. Il résista à toutes les prières. Confiant dans sa valeur et dans son courage, il attendit ses ennemis.
Le vendredi, vers midi, l'armée adverse fut en vue. Les habitants du village implorèrent alors Bokar Biro. Ils lui demandèrent de sortir de Bantinhel, prétextant que s'il faisait la guerre dans l'agglomération il y aurait beaucoup de morts et qu'ils seraient obligés de les enterrer. Ils lui suggérèrent tout au moins de s'embusquer dans le cimetière, situé à l'entrée du village : là, il serait bien mieux posté pour surveiller les alentours. De plus, étant donné la proximité, il ne leur serait pas difficile d'y porter les cadavres et de les ensevelir...
Bokar Biro accepta enfin de sortir du village avec sa petite suite. De nouveau, tous le supplièrent de ne pas demeurer là, de s'enfuir pendant qu'il en était encore temps. Il n'avait qu'à gagner Timbo pour être en sûreté.
Bokar Biro réfuta un à un ces arguments :
— Il n'en est pas question, dit-il. Je veux rester ici pour montrer aux gens du Fouta ce que c*est qu'un chef.
En entendant ces paroles, Mamadou Saidou, l'un des hommes les plus dévoués à l'almami, se mit à pleurer. Quelque peu intrigué, Bokar Biro s'adressa à lui :
— Tu pleures ! Si tu as peur, tu peux te retirer.
— Non, lui répondit Mamadou Saïdou, c'est pour toi que je pleure, parce que tu es brave et que nous sommes si peu nombreux. Tu vas périr à cause de tous ces menteurs et ces lâches.
— Ce n'est rien, dit l'almami, ils ne me connaissent pas encore. Mon nom, à lui seul, vaut toute leur armée.
Mais Mamadou Saïdou, toujours soucieux de sauver coûte que coûte la vie de Bokar Biro, le supplia de monter sur son cheval Morikébé.
— Il est fort et tu pourras te défendre contre tes ennemis.
— Non, répondit l'almami, je prendrai Bouroungou.
Il désigna alors un petit cheval qui n'était pas taillé pour être la monture d'un guerrier et surtout pour assurer la retraite de l'almami si, comme Mamadou Saïdou l'espérait, il cédait à leurs prières.
Tout à coup, la petite troupe groupée autour de l'almami entendit le son de la tabala du côté de Miriré. Elle faisait un grand bruit. Les hommes, accroupis près du cimetière, ne pouvaient voir l'horizon que leur cachait un pli de terrain. C'est un guetteur qui annonça l'arrivée de l'armée de Mody Abdoulaye. Alors, Mamadou Saïdou gravit le petit sommet qui les séparait de l'ennemi. Il y avait du vent et du soleil. Il vit une multitude de fusils et de sabres miroitant si fort qu'il en fut ébloui. Il revint vers l'almami et lui recommanda de monter Morikébé, « car l'affaire allait être chaude ».
Bokar Biro finit par se fâcher et lui ordonna de se taire. Alors ils se mirent à cheval. Mamadou Saïdou ramassa la peau de mouton sur laquelle l'almami venait de faire sa prière et il l'attacha sur sa selle. Monté sur le petit cheval qu'il avait choisi, Bokar Biro gravit au pas, avec ses hommes, la faible éminence. Dès que ses ennemis l'aperçurent, ils s'enfuirent. Tournant alors la tête vers Mamadou Saïdou, l'almami lui dit :
— Tu vois!
— Oui, répondit-il, mais ils reviendront et tu périras, car ils sont trop nombreux.
L'almami resta à la même place, et des coups de fusil partirent de toutes parts, dans un fracas de tonnerre. Ils étaient à peine quarante autour de l'almami pour riposter aux tirs de l'adversaire. C'est alors que Bokar Biro s'exclama :
— Jusqu'ici, jamais je n'ai fait usage du fusil contre eux. Aujourd'hui, je ferai parler la poudre!
Il commença à tirer. Chaque fois un ennemi tombait. Mais la bataille était inégale, une poignée d'hommes défendaient chèrement leur vie contre le Fouta tout entier. Le premier qui tomba fut Bayero, dont le père, Alfa Oury Saman, notable important de la famille des Irlabés, servait dans les rangs ennemis. Ce jeune homme aimait l'almami et avait refusé de l'abandonner dans le malheur. Lorsque Bokar Biro le vit à terre, il poussa un grand cri et, comme les adversaires s'étaient rapprochés, il fonça sur eux, sabre au clair, de toute la vitesse de son cheval. Il en tua un grand nombre et mit les autres en fuite, car dès que son nom était prononcé, les plus redoutables guerriers fuyaient comme des femmes.
Bokar Biro revint vers les siens, mais son cheval tomba. Lui-même était blessé au front. Soudain, un Maure, partisan de l'almami, fut blessé d'une balle en pleine tête. Un autre sofa s'écroula atteint à mort... Mamadou Saïdou voulut donner sa monture à Bokar Biro, mais celui-ci accepta enfin Morikébé, qui était monté par son griot Woppa. Ce dernier était voilé. Quand il le mettait autour de sa taille, le voile écartait les balles qui se dirigeaient vers lui. Aucune ne pouvait l'atteindre. Woppa descendit de Morikébé sans rien dire, enfourcha le cheval de Mamadou Saidou et suivit Bokar Biro, qui chargeait à nouveau. Woppa, fidèle à sa mission de griot de l'almami, voulait mourir en même temps que son maître à qui il s'était donné corps et âme depuis l'enfance. Mamadou Saïdou resta seul et fut bientôt entouré d'une nuée de sofas. Brusquement, Bokar Biro passa près de lui, si près qu'il entendit sa voix majestueuse défier l'ennemi !
Les guerriers, tremblants, n'osaient pas tirer, bien qu'il n'eût plus lui-même de cartouches et que son sabre fût brisé. Lorsqu'il fut tout proche d'eux, il lança son cheval au travers de leurs troupes. Des coups de fusil éclatèrent de partout, mais il fendit les rangs serrés, comme une balle. On entendit au loin sa voix qui grondait parmi la foule des guerriers qu'il traversait.

La bataille cessa. Chacun prétendait avoir tué l'almami Bokar, mais aucun ne pouvait montrer son cadavre. Cependant, il avait reçu tant de coups que tout le monde pensait bien qu'il avait dû aller mourir dans un coin. On se félicitait, croyant le Fouta délivré. Mamadou Saïdou (c'est lui qui a raconté toute l'histoire) fut fait prisonnier. L'armée victorieuse se rassembla à Daralabé. On frappa les tabalas toute la nuit pour annoncer le triomphe de Mody Abdoulaye sur Bokar Biro. C'était le 13 décembre 1895.

Quelques jours après, de vagues rumeurs commencèrent à courir. L'almami Bokar Biro n'était pas mort. Il avait été vu en divers endroits, seul et se dirigeant à marche forcée vers le Kébou. Ce n'était là que des bruits vagues, qui ne manquèrent pas cependant d'inquiéter les notables du Fouta. Ils commencèrent à avoir peur au fur et à mesure que le bruit persistait.
Au bout d'une semaine, le doute ne fut plus permis. Bokar Biro, quoique blessé à Bantinhel, avait survécu et s'était rendu jusqu'à Daralabé où campaient ses femmes. Là, il s'était séparé de son intendant et avait pris son sac d'or pour poursuivre sa route. Son fils Billo, encore très jeune, avait pleuré et l'avait supplié de le laisser l'accompagner. Bokar Biro, l'ayant pris avec lui, se rendit vite compte que l'enfant le gênait dans sa marche. Il le fit descendre de cheval et le laissa sur la route. Il traversa alors un pays aussi peuplé que le diiwal du Labé, où tous lui étaient hostiles et où des bandes d'assassins le recherchaient. Odyssée profondément dramatique ! Ses ennemis le frôlaient sans cesse dans la brousse où il était caché. Il n'échappa à leur poursuite que grâce au concours de quelques amis demeurés fidèles dans le malheur.
Mais Alfa Yaya, désormais démasqué dans sa trahison, s'était lui aussi jeté avec acharnement sur les traces de Bokar Biro, voulant le retrouver mort ou vif. Ses hommes avaient tout d'abord découvert l'enfant que l'almami avait été obligé d'abandonner dans sa fuite. Bokar Biro avait passé la nuit suivante à Douka, seul dans une cabane champêtre. Au petit jour, les hommes d'Alfa Yaya arrivèrent à proximité de la cabane. Le cheval de Bokar les entendant, se mit à hennir. L'almami se leva, prit le temps de faire la prière de l'aube, puis sella son cheval et galopa jusqu'aux rives de la Douka. Le passage à gué n'était pas facile. Il mit pied à terre. abandonna le cheval, prit son sac d'or et suivit, seul, désespéré, le cours de la rivière.
Puis l'espoir revint. Il savait que la Douka se jetait dans la Kakrima. Il savait aussi qu'en y allant il était sauvé parce qu'il se trouverait alors sur le territoire du chef de Timbi...
Aussitôt arrivé là, il envoya dire à l'almami Amadou, alors en « résidence de sommeil » à Dara, qu'il le saluait, qu'il était par la grâce de Dieu sain et sauf dans le territoire du chef de Timbi. Il demandait aide et secours. Il fit dire aussi à son fils Mody Sory que si le Fouta l'avait trahi, lui, Bokar, n'était pas mort.
L'almami Amadou chargea un messager, Karamoko Aliou, de se rendre à Timbi, de saluer son chef et de lui transmettre ses voeux. Il devait ramener Bokar Biro sain et sauf à Timbo. L'almami Amadou ajoutait que si Bokar Biro se heurtait à une pierre, il fallait arracher cette pierre, et si quelqu'un le regardait d'un mauvais oeil il fallait crever cet œil. Qu'un almami s'enfuie, seul, pour chercher un refuge traqué comme une bête, cela ne devait plus jamais arriver ! Il fallait, cette fois, que cela prît fin...
L'almami Amadou était conscient de la menace qui pesait sur le pouvoir central combattu par les chefs de province. Aussi demanda-t-il à tous les hommes valides de voler au secours de Bokar Biro. Des messagers sillonnèrent tout le pays sur le flanc nord. De son côté, Mody Sory réunit une armée chez Satigui Modo pour porter aide à son père. Ce Satigui Modo était l'homme de confiance de Bokar Biro, ayant la garde de ses biens.
En arrivant chez lui, accompagné de ses frères, Mody Sory lui dit :
— Nous avons appris que notre père est vivant. Il nous demande de rejoindre le hameau appelé Kinfaya, dans le Timbi.
Satigui Modo, pour toute réponse, s'écria :
— Pourquoi avoir tant attendu ? Dites-moi si vous avez peur, car si vous avez peur, je me révolterai sur-le-champ et tirerai sur vous.
Les enfants de Bokar Biro répondirent :
— Nous autres, nous sommes sans peur. Ce qui nous empêchait d'agir, c'était que nous ne savions pas que l'almami Bokar était vivant. Maintenant que nous l'avons appris, nous ne mangerons pas, nous ne boirons pas, nous ne dormirons pas avant de l'avoir vu !
Alors, de tous côtés, les hommes valides convergèrent vers le refuge de Bokar Biro. L'armée, avec sept cents fusils, se mit en marche au son des flûtes, des harpes, des tambours et des violons. Le cortège passa derrière Timbo. Tout le monde sortit pour regarder la parade militaire. L'armée arriva à Dara, où l'almami Amadou bénit les hommes et leur donna des conseils. Les soldats se dirigèrent ensuite vers Sangoya, où les attendait Bokar Biro.
En revanche, dans le camp de Mody Abdoulaye, la terreur avait fait place à la joie de la victoire lorsqu'on avait appris que Bokar Biro était encore vivant. En effet, un autre Bokar, chef du Monoma, fit saluer Mody Abdoulaye, lui envoyant quatre kolas blanches et une kola rouge. Il lui faisait savoir que l'almami Bokar était dans le Monoma. Il rassemblait les hommes du Kébou. Ses fils l'avaient rejoint et il se répandait en menaces contre son frère et contre ceux qui l'avaient si lâchement trahi.
A ces nouvelles, Mody Abdoulaye eut un cri de désespoir. Il répéta plusieurs fois : « Allahu Akbar !» Sa tête se couvrit de sueur… On la voyait perler entre son turban et son crâne soigneusement rasé. Plongé longtemps dans une prostration profonde, il n'en sortit que pour convoquer en conseil secret les plus importants des notables. En leur présence, les envoyés de l'alfa de Monoma recommencèrent leur récit. Pendant un bon moment, ce fut le désarroi le plus absolu. Après ce réflexe de terreur instinctive, ils se concertèrent et, comme toujours, paroles et jactance ne manquèrent pas. Pourtant, que faire d'autre ? Il fallait tenter à nouveau de tuer Bokar Biro s'il revenait à Timbo. Mais, en disant cela, tous tremblaient, et certains pensaient déjà à l'endroit où ils pourraient aller se cacher pour échapper à l'almami.

Pendant tous ces événements, le commandant Beeckman se tenait au courant de ce qui se passait au Fouta. Se rapprochant de la frontière, il s'était installé à Kinfaya avec quelques miliciens. C'est que les relations entre Bokar Biro et les Français du Soudan établis à Faranah et à Dinguiraye s'étaient détériorées de plus en plus. Bokar Biro avait interdit tout achat de bétail destiné au Soudan. En même temps il donnait asile aux sofas de Samory. Le Fouta servait d'intermédiaire à ce dernier pour la vente des esclaves lui permettant d'acheter armes et munitions aux Anglais. Or, dans la guerre contre Samory, le Fouta représentait pour les Français, il ne faut pas l'oublier, une position stratégique. Le colonel Gallieni avait estimé en effet que Samory serait atteint plus efficacement par les rivières du Sud. Il envisageait la formation, à Benty, d'une colonne qui passerait par le Fouta pour prendre Samory à revers.
Dès que Beeckman apprit par ses espions que le pays était de plus en plus troublé par la guerre civile, il se rapprocha encore de la frontière pour tirer profit de la situation. Il écrivit au gouverneur avant de quitter Dubréka :

« L'occasion est unique de reconnaître le nouvel almami ou de rétablir l'ancien, à la condition expresse de pouvoir installer un poste au Fouta. Il faut agir vite et avoir des troupes prêtes à intervenir, sinon on nous pardonnera difficilement d'avoir encore été négligents dans cette question du Fouta qui languit depuis des années. »

Beeckman demanda carte blanche pour opérer et se mit en route par le Konkouré. Il espérait pouvoir dialoguer avec l'un des deux adversaires, Bokar Biro ou Mody Abdoulaye.
Le 18 janvier 1896, Beeckman rencontra Bokar dans ce hameau de Kinfaya, où celui-ci attendait des renforts du Fouta. Le Français, qui n'avait avec lui que quelques miliciens, essaya de persuader l'almami d'envoyer les renforts attendus rejoindre son fils Mody Sory à Dalaba. Ainsi lui, Bokar Biro, pourrait l'accompagner, avec quelques personnes, à Conakry. Là, il s'entendrait avec le gouverneur. Beeckman ajoutait, pour le convaincre, qu'en cas d'échec dans sa lutte contre Mody Abdoulaye et Alfa Ibrahima Fougoumba il serait difficile au gouvernement français de le soutenir.
Vers 4 heures de l'après-midi, Bokar Biro rendit sa visite au commandant Beeckman, dans sa case. Il arriva tout vêtu de noir, monté sur un cheval noir, la figure voilée, et porté, pour ainsi dire, lui et son cheval, par ses sofas.
Il expliqua alors à l'officier français qu'il attendait, le lendemain matin, son fils Mody Aliou, ses fils Mody Abdoul, Mody Sory, Mody Oumarou et leurs guerriers. Il devait se concerter avec eux avant de donner sa réponse. Il ajouta qu'il passait pour mort au Fouta et qu'il lui fallait donc se montrer à tous, sans quoi il serait remplacé. De plus, il passerait pour le dernier des lâches s'il abandonnait ses partisans.
Le jour suivant, 19 janvier, à peine le soleil est-il levé que Beeckman, impatient, se rend au camp de Bokar Biro. Une forte escorte vient à sa rencontre et lui rappelle ce que l'almami lui a dit la veille. En effet, vers 11 heures du matin, ses fils et l'armée de secours arrivent. Bokar est rempli de joie en voyant tous ces jeunes gens qui ont répondu à son appel.
— Louange à Dieu, s'écrie-t-il. Dieu a sauvé ma vie ! Que je rencontre Alfa Ibrahima Fougoumba, Alfa Yaya et Mody Abdoulaye ! Ils ne peuvent plus rien décider!
Pour approuver la proclamation de Bokar Biro, l'armée tout entière se livra à une grande parade militaire. Beeckman, qui y assistait, en a laissé cette description :

« Ils sont tous rassemblés dans la plaine hors du village et viennent à notre rencontre précédés par une musique de guerre. Mody Aliou, ses neveux et les chefs guerriers se livrent alors à une fantasia vraiment remarquable. Ils sont tous montés sur de magnifiques chevaux et armés en guerre. C'est un des plus beaux spectacles qu'il m'ait été donné de voir en Afrique. »

Devant ce déploiement de forces, Beeckman comprit qu'il devait perdre tout espoir de voir Bokar Biro céder à ses suggestions. C'est tout juste si l'almami accepta que deux miliciens, Mourlaye du Konkouré et le caporal Sogbé du Badi, l'accompagnent comme observateurs.
Chacun partit alors de son côté, Bokar Biro pour reprendre le pouvoir à Timbo, et Beeckman pour mettre au point le plan de conquête du Fouta.
Bokar Biro et son armée quittèrent Kinfaya le lundi 27 janvier 1896 à 10 heures. Le 30, en arrivant à Bambaya, ils apprirent que Mody Abdoulaye et ses partisans étaient à Grand Sambaloko. Mody Abdoulaye avait donné l'ordre de s'embusquer à la passe de Petel Djiga pour barrer le chemin de Timbo. Et c'est là que devait en effet se livrer à nouveau une grande bataille, qui allait être, pour Bokar Biro, la revanche de Bantinhel.
Le 1er février, son armée, qui avait marché sans arrêt, nuit et jour, arriva, affamée et harassée, à Sambaloko. L'ennemi l'attendait sur les hauteurs. Tout le Fouta était là parce que Mody Abdoulaye avait fait courir le bruit que Bokar Biro avait vendu le pays au commandant Beeckman. Ils étaient trois fois plus nombreux que les partisans de Bokar. La bataille eut lieu le vendredi 2 février, à 2 heures de l'après-midi. Mody Abdoulaye était avec Alfa Yaya du Labé. Alfa Ibrahima Fougoumba, Alfa Mamadou Kankalabé, Sory Yilili, Mody Sory Singa. Les combattants s'affrontèrent et se tirèrent dessus sans répit, faisant du champ de bataille un immense brasier.
L'armée de Bokar Biro était formée en trois groupes

Ils étaient avec les deux guerriers Konyanke venus de chez Samory : Kouroumagna et Boudiogou.
L'almami Bokar, qui se trouvait à l'arrière, appela Mody Sory, son fils, qui vint seul, sur son cheval.
Il lui dit :
— Va faire manoeuvrer les Kébou et les Djallonké qui vont affronter l'adversaire ; vous attaquerez son flanc sud (formé par les gens de Mody Abdoulaye et d'Alfa Yaya).
Ils allèrent alors et s'affrontèrent. Dès la rencontre, Alfa Yaya ouvrit le feu sur eux, leur donna la chasse, puis les précipita dans une mare.
Le flanc nord de son armée ayant été ainsi dispersé, l'almami Bokar Biro fit donner l'arrière. Il appela Woppa, son griot musicien, chevaucha la jument Monson Kegui, rencontra quelques Kébou et des Djallonké.
Il les apostropha:
— Vos pieds ne vous ramèneront pas au Kébou, et moi, je ne sais plus où aller !
Or, jusque-là, l'almami et tout son groupe n'avaient pas tiré un seul coup de feu. Bokar avait un fusil à douze coups nommé Khaifouri. Il incita les siens à ouvrir le feu en criant :
— Je vais montrer au Fouta que je ne suis pas mort
Il fit se cabrer son cheval et dit :
—Comment, Yaya, tu me combats chez toi et tu me combats chez moi ! Tu voudrais que je parte pour la guerre sainte sans pouvoir retourner chez moi. Allez-y, bouffez-moi, bouffez-moi donc !
Alfa Yaya s'exclama:
— Comment, camarade, tu es donc en vie ! Moi, je rentre au Labé.
Après ce grand cri, Alfa Yaya prit la fuite et passa la nuit à Daralabé. Son joueur de harpe, Yéro Bolon, avait laissé tomber son instrument sous l'arbre voisin pour suivre son maître. L'almami Bokar et Mody Sory les poursuivirent et tuèrent Mamadou Dian Kouba, sur les arrières d'Alfa Yaya. Après la dislocation des troupes du Labé, Bokar marcha contre le front d'attaque du Timbo, qui prit la fuite à son tour. Alfa Ibrahima Fougoumba, Sory Yilili et Alfa Oumarou Kodda firent galoper follement leurs chevaux et s'échappèrent en direction de Fougoumba. Escaladant le mont Komben, ils gagnèrent Labé où ils rejoignirent Alfa Yaya.
Dans la suite de la bataille, l'almami Bokar, se déplaçant encore, aperçut ceux du front central aux prises avec le reste du front sud, c'est-à-dire les gens du Timbi. Il avait déjà chassé le flanc nord adverse. Il s'attaquait maintenant avec violence aux hommes de Mody Abdoulaye. Puis Bokar poursuivit Mody Négué, grand-père de Koumna, et Mody Yaya, fils de l'almami Abdoul, vers Fisandougou, Sirigouya. L'ennemi, battu, galopait si vite que Bokar Biro donna l'ordre d'arrêter la poursuite de ceux qui s'enfuyaient vers Labé.

La victoire était totale. La bataille du Petel Djiga (« Rocher du charognard ») méritait bien son nom. Elle avait été extrêmement cruelle. L'ennemi avait perdu deux cent trente-deux hommes, sans compter les blessés. Déjà, avant le crépuscule, une nuée de vautours avait envahi les lieux, jonchés de cadavres. Parmi eux, il y avait plusieurs fils des grandes familles du Fouta.
Mody Sory Billiya, fils de l'almami Oumarou, fils de l'almami Ghadiri, fils de l'almami Sory le Grand, à l'heure où le soleil disparaissait derrière Petel Djiga, se conduisit en héros, refusant de fuir. L'almami Bokar Biro lui coupa la tête. Mody Sory Singa, fils de l'almami Oumarou, fils de l'almami Abdoul Ghadiri, fils de l'almami Sory le Grand, à l'heure où le soleil disparaissait derrière Petel Djiga, fit de même et dit qu'il ne fuirait pas. L'almami Bokar lui coupa la tête...
Après la victoire, une partie des hommes de Bokar Biro passèrent la nuit derrière le village de Soumbalako. A l'aube, l'almami leur fit dire de venir le rejoindre à Fisadougou, ce qu'ils firent. En arrivant, les hommes, pour la plupart des volontaires, échangèrent avec lui les salutations d'usage, puis demandèrent à aller se reposer chez eux, au-delà du fleuve, pour pouvoir y laver leurs habits. Tout en les remerciant de leur aide, Bokar Biro leur dit :
— On ne peut pas blesser une panthère et rentrer se coucher à la maison, cela est impossible.
Il leur ordonna de poursuivre Mody Abdoulaye. Ils reprirent donc leur marche jusqu'à Koumi, où l'almami vint les rejoindre par un grand clair de lune. Ils restèrent là jusqu'au matin.
Dès le lever du soleil, ils se rendirent à Téliko. Ils marchèrent tout le jour à la poursuite de Mody Abdoulaye et arrivèrent à Fadougou au crépuscule. Ce fut là, dans un village de culture où il avait dû faire la prière du soir, qu'ils trouvèrent ses traces. Il avait attaché son cheval et déposé ses chaussures près de la peau de prière. Bokar Biro enjoignit à ses hommes d'allumer du feu dans la cour et d'y dormir. Il ajouta:
— Abdoulaye, le fils de mon père, est parti sans ses chaussures et sans son cheval. Nous le retrouverons, car, je le sais, jusqu'au matin il ne s'éloignera pas.
Après la prière de l'aube, l'almami ordonna donc à ses hommes de fouiller la brousse. Ils formèrent des rangs, fouillèrent la brousse... Ils découvrirent enfin Mody Abdoulaye assis parmi des buissons et portant son Dala'il (Coran) en bandoulière. Ils revinrent l'annoncer à Bokar Biro. Celui-ci fit demander à son frère de venir le voir.
— S'il y consent, dit-il, laissez-le arriver seul. Sinon, amenez-le-moi.
Dès que les hommes eurent transmis à Mody Abdoulaye les ordres de Bokar Biro, il se leva et vint trouver l'almami qui, assis, l'attendait. Il vint et, dès qu'il parut, l'almami Bokar se mit à pleurer, à sangloter. Ses larmes coulèrent jusque sur sa barbe. Il répéta à plusieurs reprises :
— Alfa Ibrahima Fougoumba, par ses intrigues, a décimé les fils de notre père.
Puis, se consolant. l'almami Bokar ordonna :
— Que tous ceux qui ont leur fusil chargé tirent une salve pour prévenir l'armée.
C'était le 8 février.
Chacun tira. Bokar remit Mody Abdoulaye entre les mains du chef de Téliko et de Mody Sodi Kountaya. Tous s'éloignèrent alors dans la plaine. Mody Sodi s'aperçut que le prisonnier ne pouvait pas marcher. Il demanda qu'on lui prête un cheval. Ce qui fut fait. Ils marchèrent un peu. Mody Abdoulaye dit qu'il avait faim. On lui donna des vivres. Ils croisèrent des vaches se rendant au pâturage de Daka. Ils firent halte, égorgèrent des poulets et les firent cuire. Ayant repilé du grain, ils firent la cuisine et mangèrent. Enfin, tous partirent pour Téliko, puis arrivèrent à Dara, chez l'almami alfaya Amadou, un samedi, quinzième jour du mois précédant le Ramadan. Bokar Biro, qui était entré triomphalement à Timbo, y accueillit son prisonnier le 10 février 1896.
Après sa victoire de Petel Djiga, Bokar était devenu le maître incontesté du Fouta. Il ne tua pas Mody Abdoulaye, alors que tous s'y attendaient. Au contraire, il le traita avec beaucoup d'égards, et chacun put croire qu'il lui avait pardonné. Il l'avait emmené à Timbo, comptant ainsi rassurer le Fouta et attirer Alfa Yaya et les autres chefs à qui il voulait « couper la tête ». Mais ses ennemis n'avaient pas désarmé. Mody Abdoulaye était toujours en relation avec ceux qui s'étaient réfugiés à Labé après la défaite de Petel Djiga. Le prisonnier, qui, apparemment, s'était repenti. tenta bientôt de s'enfuir. On passa une nuit entière à le rechercher. On le retrouva le matin.
Alors, la mère de Bokar Biro, et son fils Mody Sory mirent celui-ci en garde :
— Mody Abdoulaye et toi ne pouvez plus coexister à Timbo. Nous n'accepterons pas que tu lui pardonnes à nouveau. Tu ne dois pas commettre l'imprudence de le laisser en vie. N'oublie pas que tu as tué Alfa Mamadou Pâté, son frère de même mère. Si tu ne fais pas de même avec Mody Abdoulaye, il cherchera une arme pour t'assassiner. C'est toi ou lui.
Bokar Biro, une fois encore, n'avait pas le choix.
Le 15 Râjeb, un vendredi, il fit venir Nyaliba et Iliyasou, fils de l'almami Oumar, fils de l'almami Abdoul Ghadiri, fils de l'almami Sory le Grand, donc un des frères de Mody Abdoulaye. Il prit un fusil et des balles qu'il leur remit et leur dit :
— Embusquez-vous dans les vestibules après la prière du vendredi. Quand Mody Abdoulaye sera rentré, j'enverrai quelqu'un l'appeler. Dès qu'il arrivera, tirez sur lui.
Aussitôt après le retour de la prière, Bokar Biro envoya un sofa nommé Kétouka auprès de Mody Abdoulaye. Quand celui-ci sut que son frère l'attendait, il répondit immédiatement à son appel.
Dès qu'il parut dans les vestibules, Kétouka courut au-devant de lui et s'écria : « Il arrive ! » Aussitôt, Iliyasou et Nyaliba mirent en joue. Iliyasou tira le premier. C'est à peine si Mody Abdoulaye eut le temps de s'exclamer:
— Comment pouvez-vous me tuer ?
Nyaliba tira à son tour. Et aussi Fodé Sangaran. Mody Abdoulaye s'écroula et fut achevé à coups de sabre. Bokar Biro avait entendu les détonations. Lorsque Nyaliba vint lui dire que tout était terminé, il pleura et déclara :
— Je ne pardonnerai jamais à Alfa Ibrahima Fougoumba, il a décimé les fils de mon père !
Il répéta cela trois fois, puis on alla inhumer le corps. C'était un vendredi, le 14 mars 1896.

Bokar Biro restait une fois encore le maître du Fouta, puisque de nombreux rivaux avaient été tués et que les vieux notables irréductibles étaient morts ou réduits à l'impuissance. Mais il n'arrivait pas toujours à mettre la main sur Alfa Ibrahima Fougoumba, l'âme de la résistance contre son pouvoir, non plus que sur Sory Yilili, son frère consanguin, ni sur Alfa Yaya, le chef du diiwal de Labé.
Après le meurtre de Mody Abdoulaye, ceux-ci tinrent palabre à Labé. Il n'y avait plus d'espoir pour eux. Bokar Biro s'était juré de leur couper la tête. Alfa Ibrahima Fougoumba et Sory Yilili vinrent donc trouver Alfa Yaya et lui dirent :
— Nous venons nous entendre avec toi au sujet de ce que nous allons faire ensemble, puisque l'almami Bokar Biro est devenu un lion à présent.
Alfa Yaya, fidèle à sa politique, répondit:
— Puisque vous avez fait échouer mon plan, que chacun à présent se débrouille tout seul.
Il ajouta :
— Moi, mes richesses me sauveront
Joignant le geste à la parole, il fit préparer deux vases précieux, dix chevaux, dix captives mères, quarante domestiques mâles et femelles, cent vaches laitières, beaucoup d'or et envoya le tout à Bokar Biro, avec Modi Tanou, pour implorer son pardon. Personne d'autre n'osait y aller, car ne pouvait le faire que celui qui avait renoncé à la vie.
Sory Yilili, pris au dépourvu par l'attitude d'Alfa Yaya, lui dit avec grand mystère;
— Moi, je n'ai pas de richesses à donner. J'ai cependant une chose... Le jour où je la donnerai, le Fouta en aura pour son compte!
Puis il se retourna vers Alfa Ibrahima Fougoumba et son grand-frère Boceça et leur déclara :
— Disons-nous adieu, mais avant je voudrais que chacun m'explique son projet.
Alfa Ibrahima Fougoumba répondit:
— Rentrons chez nous.
Boceça répéta :
— Rentrons chez nous.
Alfa Yaya ajouta alors:
— Tout maître à Timbo est mon maître.
Sory Yilili coupa court à l'entretien :
— Eh bien ! s'écria-t-il, disons-nous adieu. Nous nous reverrons à la résurrection ! Mais si je réussis, nous nous retrouverons. Si je ne réussis pas, je vous confie mes enfants, car je ne reviendrai pas. Non, je ne reviendrai plus jamais dans ce pays si je ne réussis pas...
Il partit le jour même et se dirigea sur Satadougou pour aller rendre visite à Maki, le frère d'Amadou Ségou, l'allié fidèle des Français à Dinguiraye. Dès son arrivée à Dinguiraye, Maki adressa aussitôt une lettre au commandant de la région sud à Siguiri. En voici les termes :

« J'ai l'honneur de vous informer de l'arrivée sur notre territoire d'un des princes du Fouta-Djalon, qui s'est enfui de cette contrée pour se soustraire aux mauvais desseins de Bokar Biro. Il s'est réfugié chez nous, connaissant nos sentiments d'amitié à l'égard des Français.
« Ce prince a une requête à vous adresser. Ayez soin d'y répondre favorablement et de le traiter avec bienveillance. Ecoutez ce qu'il vous demandera à propos de son frère consanguin, Bokar Biro. Si vous saisissez cette occasion, vous aurez le Fouta sans fatigue et sans peine. Si vous lui confiez une troupe, il portera la guerre dans le Fouta et tuera votre ennemi. Apprenez que je suis votre ami. Accueillez favorablement ma demande et, en toute diligence, aidez le prince au moyen d'une nombreuse troupe.
« Je suis moi-même très mal disposé contre Bokar Biro en raison de son hostilité contre la France. S'il avait pu le faire, il m'aurait abattu. Si vous tenez au Fouta-Djalon, saisissez le prétexte qui se présente. »

Sory Yilili quitta Dinguiraye le 19 mai 1896 muni de cette lettre de recommandation pour le commandant du poste de Siguiri. Au début du mois de juin, il fut reçu par ce commandant, le docteur Berthier, à qui il relata longuement l'ascension de Bokar Biro et ses intentions hostiles envers les Français.
On peut résumer l'essentiel de ses déclarations :

« Bokar Biro, affirma-t-il, n'a qu'un but, c'est d'être le seul maître du Fouta. Possédant une grande fortune et une non moins grande autorité, il a réussi à grouper autour de lui, tant par ses largesses que par ses menaces, un certain nombre de partisans. Il règne en maître à Timbo, soutenu par près de deux cents sofas, ceux que Samory, pendant sa marche vers l'est, a laissés sous ses ordres.
« Il veut fermer toutes les routes et empêcher ainsi toutes les communications avec les pays voisins. Après sa défaite à Bantinhel, il a voulu faire croire aux autorités de Conakry que nous étions les seuls ennemis de la France s'opposant à votre installation. Cela afin de gagner du temps.
« Après que Beeckman eut quitté Timbo, il a fait assassiner Mody Abdoulaye. Aidé de ses gens, il pille maintenant tout ce qu'il trouve, se débarrasse de tous ceux qu'il peut atteindre en les faisant tuer ou en les abattant de sa main. Six personnes de la famille des chefs et mon propre frère sont ainsi tombés sous ses coups. Il m'a fait savoir, ainsi qu'aux chefs Alfa lbrahima, Alfa Yaya et Alfa Mamadou Kankalabé qu'il lui fallait se débarrasser de nous à tout prix. Alors, dit-il, il sera le seul maître du pays.
« Il a su que je me rendais à Siguiri. Comprenant que j'allais assurer les Français, tant en mon nom qu'en celui des plus grands chefs du pays, de notre entière amitié, que je leur transmettrais le vif désir de tous les habitants de les voir s'installer chez eux, il me fit prévenir d'avoir à bien réfléchir avant de mettre mon projet à exécution.
« Je ne tins aucun compte de ses avertissements et je partis. A peine en route, je fus rejoint par un de mes gens m'annonçant que Bokar Biro, aussitôt après mon départ, m'avait enlevé soixante-dix boeufs, trente moutons, quarante chèvres et 2.500 francs en argent. S'il continue à se conduire ainsi, il provoquera sûrement, et à bref délai, la guerre civile dans tout le Fouta. C'est pourquoi je viens aujourd'hui — interprète de la population presque tout entière — vous demander aide et protection.
« Bokar Biro est l'ennemi de la France. Il a toujours soutenu la lutte de Samory contre vous. Seule la défaite de ce dernier l'a empêché de réaliser l'alliance qu'il projetait avec lui et Amadou de Ségou pour vous combattre. Bokar Biro veut monopoliser le pouvoir en mettant un terme aux droits de ses frères Alfaya et Soriya au trône de Timbo. Il est donc notre ennemi commun. Ensemble nous pouvons le vaincre. »

Le commandant Berthier, après avoir pris note de tous les renseignements que lui fournissait Sory Yilili sur la situation du Fouta, lui répondit :
— Nous t'accorderons toute l'aide nécessaire, mais il te faut attendre qu'un messager se soit rendu à Kayes, auprès du gouverneur du Soudan, car l'armée qui t'accompagnera, c'est de Kayes qu'elle arrivera.
Sory Yilili devait séjourner à Siguiri trois mois durant pendant lesquels les Français du Soudan coordonnèrent leur action avec ceux de Guinée pour la conquête du Fouta-Djalon. Pendant que Sory Yilili attendait à Siguiri, le gouverneur général à Saint-Louis-du-Sénégal avait donné mission au gouverneur de la Guinée, le docteur Ballay, de régler en priorité la question du protectorat du Fouta-Djalon. Néanmoins, il fallait temporiser encore quelque pour ouvrir un front de guerre. On devait auparavant en finir au plus tôt avec la farouche obstination de Samory et réduire les dernières poches de résistance de l'empire d'Amadou de Ségou. En cette période d'attente, le gouverneur de la Guinée donna mission au commandant Beeckman de surveiller de près l'évolution politique du Fouta. Bokar Biro, en effet, une fois installé à Timbo sans l'aide de quiconque, rejetait indéfiniment son voyage à Conakry, où il avait promis de se rendre. Il devait s'entendre avec le gouverneur sur l'application du traité de protectorat de 1881 et, en particulier, sur le problème de l'installation d'un résident français à Timbo.
Beeckman, lassé d'attendre en vain, rejoignit, le 8 mars 1896 le capitaine Aumar, qui l'avait précédé à Ouassou avec un détachement comprenant, outre son capitaine, un sous-lieutenant, quatre sous-officiers, quatre-vingt-quatorze indigènes. Bientôt, les événements se précipitèrent, et Beeckman, dans ses rapports presque quotidiens au gouverneur de la Guinée, relate la tension grandissante entre Bokar Biro et les Français. La bataille de Porédaka en sera l'aboutissement.
A son arrivée, Beeckman est frappé par l'hostilité des Peuls. Celle-ci s'est déjà manifestée violemment lors du massacre de la mission venue étudier le tracé de la voie ferrée devant relier Conakry et Kankan. Toute la région du Bilima et de Nounkolo s'était alors soulevée contre les Blancs.
Cette situation ne facilitait guère la tâche du commandant Beeckman. Déjà il avait eu d'énormes difficultés de ravitaillement tout le long du parcours entre Ouassou et Timbo. Il arriva dans la capitale le 18 mars et s'empressa d'annoncer au gouverneur l'occupation de Timbo. Sans aucune résistance, précisait-il.

« Le peloton de tirailleurs s'est déployé dans la plaine face à la ville, et les clairons ont sonné face au drapeau. Le capitaine Aumar s'est alors mis à la tête de ses tirailleurs, et nous avons traversé toute la ville pour aller occuper nos logements. Cette promenade a certainement dû déplaire à la population, qui nous est hostile. Mais elle a prouvé notre ferme intention de prendre possession non seulement de Timbo mais de l'ensemble de la région. »

Dès la première entrevue avec Bokar Biro, le 19 mars, Beeckman lui signifia son intention formelle de construire un ou plusieurs postes au Fouta avec résidence à Timbo. Bokar Biro, pris au dépourvu, essaya de temporiser en disant qu'il ne pouvait décider seul de cette question si importante pour l'avenir du Fouta. Il allait donc convoquer tous les chefs qui seraient à Timbo dans les vingt jours suivants. Mais Beeckman, à qui rien n'échappait, sentait de toutes parts l'hostilité des Peuls, décidés à empêcher la construction d'un poste à Timbo. Le 20 mars, un sergent noir parcourut Timbo habillé en foulah. Il rapporta à Beeckman les renseignements les plus pessimistes:

« Les Peuls, déclara-t-il, sont décidés à ne pas laisser les Français établir un poste à Timbo. Ils projettent même de le tuer, lui, Beeckman, et d'attaquer le peloton le vendredi suivant... »

Bokar Biro avait rassemblé, aux environs de Timbo, toutes ses troupes, dont trois cent soixante anciens sofas de Samory bien armés. Beeckman saura plus tard, par un autre agent de renseignements, que de sa retraite où il était traqué par les Français Samory avait écrit à son allié Bokar Biro. Il ordonnait à tous ses soldats restés à l'arrière de se mettre sous son commandement et de le suivre. Prévoyant le pire, Beeckman songea aussitôt à faire retraite vers Sangoya, à deux jours de Timbo, pour éviter d'être bloqué dans la capitale pendant l'hivernage, sans aucune possibilité de se ravitailler en vivres, les Peuls refusant de leur en donner. Il continua néanmoins les négociations avec Bokar Biro quant à la modification du traité de 1881.
Lors de leur entrevue, le 31 mars, Bokar Biro fit remarquer à l'envoyé du gouverneur l'inconstance de la politique française. Beeckman rapporte cette conversation :

« Il me dit que, depuis qu'il est au monde, il a vu passer à Timbo, Hecquart, Lambert, Bayol, Albi, Briquelot, Aymeric, Audéoud, Plat. Et maintenant, Beeckman et encore Beeckman. Tous ont fait signer aux almamis de nouveaux traités annulant les premiers. Aujourd'hui, on lui dit que tous ces traités sont mauvais, que je suis chargé de lui en soumettre un autre et de lui fournir des soldats. Celui-ci sera-t-il durable ? Les Anglais aussi ont signé, en 1881, un traité avec le Fouta ; mais, dit-il, ils ont toujours payé la rente pour faciliter leur commerce avec notre pays, sans rien y changer, ni rien exiger de plus. Les Foulah n'accepteront pas la présence des soldats bambara et sarakolé, dont le pays a été détruit par les Français, qui ne seront satisfaits que lorsque le Fouta sera mis au pillage à son tour. Tout au plus les anciens toléreront-ils la présence d'un résident avec quelques miliciens. Et cela même est peu probable. »

En fin de compte, l'almami avait proposé que le résident soit installé bien loin de lui, à Dubréka. Il rendrait tous les ans visite au Fouta. Belle affaire ! Face au refus opposé à l'établissement d'un poste à Timbo, Beeckman en avait conclu que les Peuls défendraient leur indépendance avec la dernière énergie.
C'était l'échec de la négociation.

Dès lors Beeckman commença à penser sérieusement à un plan de conquête du Fouta. En décembre, après les pluies, qui empêcheraient toute opération militaire. Assuré déjà de la complicité d'Alfa Yaya, du Labé et de Thierno lbrahima, du Timbi, qui réclamaient le soutien de la France pour l'indépendance de leur province. Beeckman décida d'en finir d'abord avec l'opposition de Bokar Biro.
De son côté, celui-ci examinait la situation créée par la présence des troupes françaises. Il comprit l'imprudence d'une lutte ouverte, à ce moment précis où il venait de reprendre le pouvoir dans un Fouta troublé par la guerre civile. L'assassinat récent de son frère Mody Abdoulaye lui avait aliéné une partie de l'opinion. Ses ennemis Alfa Yaya, Alfa Ibrahima Fougoumba, étaient toujours réfugiés à Labé et n'avaient pas désarmé. Il lui fallait donc gagner du temps et régler les problèmes intérieurs avant d'organiser la résistance.
Il décida donc de signer le nouveau traité, pour que les troupes évacuent Timbo. Un traité de plus ne l'engageait en rien, car les Français, en premier, avaient montré que ces accords n'avaient pas de valeur puisque, continuellement, depuis 1881, ils en avaient transformé le contenu. Grande fut néanmoins la surprise de Beeckman lorsque Bokar Biro lui dit qu'il consentait enfin, malgré son opposition antérieure, à signer. Il s'empressa d'annoncer au gouverneur que l'almami avait mis son paraphe, le 13 avril, sous le texte modifiant celui de sous le protectorat de la France. Selon ces clauses, un fonctionnaire français, détaché auprès de l'almami du Fouta, résiderait à Timbo, les chefs des diiwe étant nommés par l'almami sous réserve d'avoir été préalablement agréés par le gouverneur de la Guinée.
La France, elle, se réservait le droit d'établir, partout où elle le jugerait convenable, des résidents ou des postes militaires. De même, elle aurait tout pouvoir pour construire les grandes voies de communication (routes, ponts, chemins de fer) qu'elle jugerait utiles.
Etaient et demeuraient abrogés tous les traités antérieurs.
Ainsi, Beeckman croyait avoir gagné la partie. Bokar Biro, en signant ce traité, abdiquait l'essentiel de la souveraineté des almamis sur le Fouta. Le reste ne serait qu'une question de temps. C'était inespéré d'en être arrivé là sans tirer un seul coup de fusil. Mais, tout en annonçant son succès, Beeckman ne manqua pas de préciser (dans sa lettre du 14 avril 1896) que le plus difficile serait, maintenant, de faire exécuter strictement les clauses du pacte. Il fallait, sur ce point, se montrer intraitable dès le début.
« Je ne peux vous raconter toutes les péripéties et toutes les difficultés surmontées pour obtenir ce résultat », conclut Beeckman.
Bokar Biro, pour sa part, s'est engagé à se rendre à Conakry, le dimanche 19 avril, afin de ratifier les accords en grande pompe auprès du gouverneur. Beeckman, tout confiant dans le succès de sa mission, quitte lui-même Timbo pour Sangoya, où l'ont précédé le capitaine Aumar et ses troupes, obligés qu'ils étaient de se retirer là en attendant la belle saison. C'est à Sangoya que son interprète, demeuré à Timbo une huitaine de jours, lui rend compte des premières manifestations d'hostilité de Bokar Biro.
Celui-ci avait d'abord annoncé qu'il reportait d'un mois son voyage à Conakry. Quelques jours plus tard, le mât du pavillon français flottant sur Timbo avait été coupé en petits morceaux et brûlé. Puis Bokar Biro avait entrepris d'éliminer, à la tête de certaines provinces, les chefs qu'il savait être partisans des Français. Ainsi Thierno Ibrahima au Timbi. Ainsi Alfa Yaya, au Labé. Là, Mamadou Saliou avait été nommé à la place du protégé de la France. En outre, Bokar avait tenté de faire assassiner le candidat alfaya, Oumar Bademba, la mort de l'almami Amadou étant survenue à ce moment-là.
Apprenant ces nouvelles, Beeckman proposa aussitôt des mesures énergiques:
« Notre rôle en rentrant à Timbo devra consister à faire observer strictement les clauses du traité signé le 13 avril dernier, surtout en ce qui concerne la nomination des chefs des diiwe. Je vous proposerai comme almami le chef qui donnera loyalement son pays et ses sujets à la France, que ce soit Bokar Biro, Alfa Yaya, Thierno Ibrahima, Oumar Bademba ou un autre, peu importe. Mais il faut que ce soit un chef qui nous donne des garanties. »
Beeckman, confronté aux problèmes du ravitaillement dans un pays hostile, profère bien quelques menaces contre Bokar Biro, mais il ajoute aussitôt :
— Je ne veux pas prendre la responsabilité de provoquer un conflit dont le résultat, je le répète, risque d'être déplorable, étant donné que toute action militaire pendant la mauvaise saison est vouée à l'échec.
Il se console en espérant que Bokar Biro se décidera quand même à venir à Conakry. D'où sa formule :
— Peu importe, le traité est signé. Par conséquent, le plus important est fait.

En réalité, le commandant Beeckman était pleinement satisfait de posséder par-devers lui le texte — dûment signé croyait-il — du traité qui donnait à la France prétexte à conquérir le Fouta. C'est ainsi qu'on avait procédé au Soudan, au Sénégal, au Dahomey. Il annonça donc son départ de Sangoya le 12 mai, avec ou sans Bokar Biro...
Il était loin de se douter, en effet, que le traité n'avait pas été réellement signé par l'almami. Ne connaissant pas l'arabe, il ne savait pas que Bokar Biro s'était contenté d'écrire, à l'emplacement de la signature :

« Al Hamadou Lillaahi ! Louange à Dieu, l'Unique, de la part du chef des croyants Almami Boubakar, fils de l'almami Oumar. Au gouverneur, salut le plus respectueux. »

Etait jointe une lettre qui disait :

« Le but de la présente est de vous informer que nous avons reçu vos envoyés, le commandant Beeckman et le capitaine Aumar. Nous avons bien entendu ce qu'ils nous ont dit. Mais nous leur avons fait savoir que nous ne pourrions leur donner une réponse affirmative qu'après avoir vu le gouverneur et le gouverneur général, et après entente avec tous les notables du pays. Tout ce qui serait décidé alors sera mis à exécution.
Salut à celui qui suit le sentier droit. »

C'était une réserve formelle au traité du 13 avril. Sur ce point, la position de Bokar Biro était celle de tous les almamis qui n'avaient jamais considéré céder une parcelle du territoire du Fouta en signant un traité de protectorat. Celui-ci était avant tout un traité d'amitié pour développer le commerce avec les Européens. C'est ce qui explique qu'en 1881 ils aient simultanément signé un traité avec les Anglais et les Français.
L'almami Ibrahima Sory avait d'ailleurs bien précisé son souci de sauvegarder l'indépendance du Fouta dans une formule lapidaire:

« La France doit rester aux Français, et le Fouta aux Foulah. »

Bokar Biro avait fait semblant de signer le traité uniquement pour gagner du temps et pour obtenir l'évacuation du Fouta par les troupes de Beeckman. Le 11 mai 1896 il précisa encore sa position en annonçant qu'il comptait partir de Timbo pour Conakry le 24 du même mois, mais à condition que les tirailleurs campés à Téliko retournent à Ouassou. Il ne voulait pas qu'un seul soldat demeure au Fouta pendant son absence. Il aurait ainsi le temps d'organiser la résistance.
Mais c'est à ce moment critique que son mandat de deux ans arrivait à expiration. Il allait donc falloir, selon l'usage, céder le pouvoir à un almami alfaya dans les prochains mois... Or la situation politique du Fouta (déjà troublée par la contestation des partisans de Mody Abdoulaye, d'Alfa Yaya et d'Alfa lbrahima Fougoumba) venait juste de se compliquer par suite de la mort, à la fin du mois d'avril, de l'almami Amadou, du parti alfaya.
Celui-ci, malgré sa vieillesse, avait soutenu Bokar Biro en mobilisant des troupes pour le secourir après la défaite de Bantinhel. Il partageait son hostilité contre l'occupation française. Sa mort créait un vide. Elle suscitait déjà la compétition parmi les différents concurrents du parti alfaya.
Mais Bokar Biro avait la possibilité de conserver le pouvoir. Il comptait même profiter de la mort de l'almami Amadou pour mettre fin une bonne fois pour toutes à l'alternance. Fort d'une telle autorité, il organiserait alors la résistance à l'étranger. Il pouvait réaliser enfin son grand dessein politique.
Cependant, c'est précisément à ce moment que la France menaçait de plus en plus dangereusement l'indépendance du Fouta. Or, en poursuivant son but d'hégémonie, Bokar se rendit compte qu'il pouvait s'aliéner une grande partie de l'opinion, notamment celle du parti alfaya, lequel ne tarderait pas à se joindre à la rébellion d'Alfa Ibrahima Fougoumba et d'Alfa Yaya. Il lui fallait donc renoncer provisoirement à son projet de pouvoir central unique pour se consacrer exclusivement à l'organisation de la résistance. Il choisit d'abord de soutenir, pour la succession de l'almami Amadou, la candidature de son fils Mody Oumarou, connu pour son hostilité à l'égard des Français, contre celle d'Oumar Bademba (fils de Bademba mort à Boketto en 1876) qui leur était favorable. Son choix étant fait, Bokar Biro se mit alors à remplacer systématiquement au niveau des provinces, ceux qui flirtaient avec la France. Toute occasion lui était bonne également pour persécuter Oumar Bademba.
Mais ses interventions répétées, considérées comme abusives, ne firent que renforcer la cohésion de ses ennemis. Ceux-ci ne tardèrent pas à faire appel contre lui à la France. C'est ainsi qu'il apprit, par son espion à Conakry, Mamadou Saïdou, qu'Oumar Bademba avait déjà pris contact avec Beeckman pour obtenir de celui-ci qu'il soutienne sa candidature à Timbo. Quant à Alfa Yaya, il négociait activement — selon la même source de renseignements l'indépendance de sa province, le Labé.
Pendant ce temps, Beeckman, de retour à Dubréka, près de Conakry, avait perdu toutes ses illusions. La lecture du traité, soumise à un traducteur arabe, avait vite révélé que Bokar Biro n'y avait pas du tout apposé sa signature. Le 2 juillet, le gouverneur Ballay faisait part au gouverneur général à Saint-Louis de l'échec de la mission Beeckman. Il constatait :

« Bokar Biro ne descendra pas à Conakry. L'almami a voulu se jouer de nous une fois de plus, et il y a réussi ! »

C'était la guerre ouverte avec Bokar Biro. En attendant l'envoi de forces militaires conjuguées du Soudan et de la Guinée, Beeckman — qui avait à refaire sa réputation — allait tenter d'exploiter au maximum, de son poste d'observation à Dubréka, la situation politique au Fouta.
Le 21 juillet 1896, il écrit à Alfa Yaya pour lui demander de venir négocier l'indépendance du Labé. Il conseille également à Oumar Bademba de se rendre à Conakry pour s'entendre avec le gouverneur:

« Si tu viens, le gouverneur pourra te nommer almami, et tu rentreras avec moi à Timbo. Il faut, avant tout, que tu viennes me trouver et que tu promettes au gouverneur d'être fidèle aux Français. Alors, même si les Alfaya nommaient un autre almami en ton absence, moi je te donnerai le pouvoir en entrant à Timbo. »

Il est vrai que Bokar Biro combattait vigoureusement la candidature d'Oumar Bademba. C'est que, pour lui, le Fouta avait plus que jamais besoin d'unité. Cela était si évident qu'en ces moments difficiles Bokar n'hésita pas à faire appel à Alfa Yaya, pourtant si suspect. Il lui fit remettre de nombreux messages l'engageant à venir le trouver. Il voulait s'entendre avec lui pour fermer totalement et pour toujours le Fouta aux Français.
Bokar Biro se rendit à Fougoumba à la fin du mois de juillet. C'est là, de la ville sainte, qu'il avait décidé de lancer un appel pour mobiliser le Fouta tout entier. De Kouroussa, le commandant français écrit :

« Le Fouta-Djalon affirme et accentue tous les jours son hostilité. Les dioulas soudanais y sont volés. Les gens du Dinguiraye y sont arrêtés et emprisonnés alors que Bokar Biro ordonne de respecter les sujets anglais. Le mouvement commercial par le Fouta vers la côte est complètement arrêté, au détriment de Conakry et à l'avantage de la Sierra-Leone. Les préparatifs de guerre contre nous se font ouvertement. La tabala a déjà battu l'appel aux armes dans plusieurs provinces. Les palabres incitant à l'insurrection se multiplient.
« Bokar Biro vient de rappeler vers Timbo la plupart des soldats qui menaçaient Dinguiraye. Tous ces renseignements montrent sa duplicité. Il n'a jamais renoncé et ne veut pas renoncer à nous interdire Timbo. Son souci constant a été de consolider sa situation intérieure avant d'entrer en lutte contre nous. Aujourd'hui, il ne cache plus ses intentions : il a pris l'initiative d'ouvrir les hostilités... »

Le 7 août (on est toujours en 1896), Beeckman, après avoir reçu le fils d'Oumar Bademba, demande d'urgence le concours de la France pour permettre à Oumar de conquérir le pouvoir à Timbo.
Il écrit au gouverneur :

« La situation n'a jamais été plus favorable. Voilà enfin un homme qui, ouvertement, se donne entièrement à nous et qui nous envoie son fils aîné nous rendre visite, ce qui n'a jamais été fait par Alfa Yaya ou Thierno Ibrahima. Sans l'alliance d'un chef du Fouta, nous ne réussirons jamais dans cette région parce que, jamais, nous n'y pourrons connaître la situation réelle des esprits.
« Je ne puis que vous prier, monsieur le Gouverneur, avec la plus grande insistance, de me donner les moyens de réaliser en entier le programme projeté depuis si longtemps. Si vous ne saisissez pas l'occasion aux cheveux, Bokar Biro soulèvera tout le Fouta contre nous. Alors ce sera la guerre avec toutes ses conséquences. J'ai été trompé l'année dernière au Fouta, vous pouvez être certain que je ne le serai plus. Tout est organisé, les troupes sont sur place. Je vous demande encore quelques tirailleurs. Dans six mois, nous en aurons définitivement terminé avec cette éternelle question du Fouta. »

Le 20 août, Beeckman reçoit enfin la réponse du gouverneur :

« En tant que chef de mission vous avez toute liberté d'action pour l'exécution du programme tracé par le gouverneur général, à savoir : l'indépendance du Labé avec Alfa Yaya comme chef. Oumar Bademba sera couronné almami du Fouta. Timbo sera occupé militairement. Le capitaine Muller partira le 2 septembre pour Ouassou avec deux sections et un officier. La frontière sera surveillée du côté du Soudan et d'autres détachements seront envoyés au Fouta. »

Beeckman n'attendait que cela pour rejoindre au plus vite les troupes du capitaine Aumar stationnées à Sangoya.
Bokar Biro, malheureusement, n'avait pas réussi à convaincre ses ennemis d'hier de se joindre à lui. Alfa Yaya était toujours à Popodara, à quelques lieues de Labé, attendant le secours de la France. Bokar Biro, après qu'il eut refusé de venir à Timbo, avait en effet soulevé le Fouta contre lui, l'accusant d'avoir donné son pays aux infidèles. Alors, maintenant, Alfa Yaya demandait aux Français l'installation d'un poste au Labé.
Alfa Ibrahima Fougoumba, pour sa part, avait choisi de se joindre au parti du candidat alfaya, Oumar Bademba. Ce dernier tenta d'aller à Fougoumba se faire couronner. Il fut battu le 3 septembre à Bhouriya par les forces conjuguées de Bokar Biro et de son propre candidat alfaya, Mody Oumarou. Après sa sanglante défaite, Oumar Bademba se réfugia à Nounkolo et renouvela à Beeckman ses propositions d'alliance.
Dès son arrivée à Sangoya, le commandant français met au point son plan de conquête du Fouta. Le 17 octobre, Oumar Bademba le rejoint pour recevoir ses dernières instructions. Dans le même temps, Alfa Yaya envoie un messager au même Beeckman pour lui dire qu'il est sérieusement menacé par Bokar Biro, lequel veut le tuer avant qu'il ne puisse rencontrer l'officier. Beeckman annonce alors au gouverneur qu'il partira le 25 octobre pour Timbo.
Les jeux étaient faits...
Le peloton du lieutenant Spiess venu du Soudan avec le candidat soriya, Sory Yilili, devait quitter Toumania le surlendemain 27 octobre pour Sokotoro, à 12 kilomètres au nord-est de Timbo.
Les événements se précipitèrent. Le 3 novembre, Beeckman annonce triomphalement l'occupation sans résistance de Timbo. Mais la capitale était vide, la ville ayant été évacuée — à l'exception des vieux, qui n'avaient rien à perdre — par tous ses habitants.
Beeckman écrit alors :
« Nous sommes enfermés dans Timbo avec Oumar Bademba, lbrahima Fougoumba, et Sory Yilili venu de Kouroussa avec le lieutenant Spiess. Les relations avec l'extérieur sont difficiles. Bokar Biro garde toutes les routes, empêchant ainsi nos envoyés de porter des messages aux chefs de diiwal et empêchant également ceux-ci de nous renseigner. Tout le Fouta est encore sous la dépendance de Bokar Biro... »
Pendant que Beeckman occupait Timbo déserté par ses habitants, Bokar Biro tentait encore de réunir d'ultimes forces pour lutter contre l'occupant. Il avait lancé un suprême appel à Alfa Yaya en lui promettant d'oublier le passé. En vain. Quant aux chefs des diiwe qui avaient répondu à sa convocation, ils étaient repartis dans leurs provinces sous le prétexte de recruter des guerriers. Ainsi

qui s'étaient retirés un à un avec la ferme intention de ne plus revenir.
Bokar Biro était alors à Bambetto, trahi en fait par le Fouta tout entier. C'est là qu'un messager de sa mère, Diariou, lui apprit l'occupation de Timbo par Beeckman et ses troupes. Le messager arriva et dit
— Je suis chargé d'un message.
Toute l'assemblée se retira alors pour laisser l'almami seul avec lui.
Alors le messager dit:
— Ta mère te salue ! L'armée des Blancs est venue après ton départ et a occupé les lieux. Moi, ta mère, je passe maintenant mes jours à marcher dans la brousse.
Ayant entendu le message angoissé de sa mère Diariou, l'almami manda aussitôt Thierno Abdoul Wahabi Nguilla Kalianké. Il fit également chercher

Quand ils furent tous rassemblés, ils prirent place, et l'almami, s'adressant au messager, lui ordonna:
[Camarade,] — Répète ce que tu m'as dit.
Le messager répéta:
— Moi, ta mère, je passe mes jours à marcher dans la brousse...
Alors Bokar Biro demanda :
— Avez-vous entendu ? Qu'en dites-vous ?
Tous lui répondirent :
— Tout ce que tu en dis toi-même
Alors, en leur montrant les veines de son cou, Bokar dit d'une voix vibrante:
— Voilà ce que veulent nos ennemis! Le jour où ils les couperont, ce jour-là vous transporterez des pierres ! Le Peul portera des fardeaux ce jour-là! La femme peule sera battue ce jour-là ! Ils ne m'imposeront pas leur trahison. C'est à eux-mêmes qu'ils l'imposeront ! Moi, je suis almami. Et l'almami, on ne le révoque pas. On le tue, mais on ne le révoque pas!
Il se fit alors un grand silence. Puis, seul, Mody Sory, le fils de l'almami, osa prendre la parole :
— Faisons appel au Fouta tous ensemble. Alors nous trouverons les moyens de vaincre...
Mody Sory avait cru bien faire. Pourtant, son intervention déchaîna le courroux de son père.
Ecumant de rage et foudroyant son fils du regard, il lui cria:
— Appelons ! Appelons ! Petit jeune homme, si tu as peur, dis-le-moi! Le jeune homme ne court jamais après les moyens, il agit !
Mais, se calmant aussi vite qu'il s'était emporté, Bokar Biro, visiblement bouleversé, fit à l'assemblée cette déclaration solennelle :
— J'ai déjà utilisé tous les moyens pour persuader le Fouta de la nécessité de lutter contre l'occupation pour que le pays ne subisse pas le sort du Soudan, du Sénégal et des pays soussous, qui ont été pillés par les colonnes françaises. J'ai usé de la persuasion, de la force. Rien à faire. Alfa Yaya se terre à Popodara, en attendant le secours du Blanc. Les autres chefs de diiwe m'ont quitté un à un sous prétexte d'aller recruter des guerriers. Je sais qu'ils ne reviendront pas. Ils ont tous peur. Ce sera comme à Bantinhel.
« J'ai un seul regret : n'avoir pas mis en pratique en son temps l'alliance que nous avions projetée, Samory, Amadou de Ségou et moi, pour barrer le chemin aux Français pendant qu'il en était encore temps.
« Amadou a été battu et pourchassé par les soldats ennemis jusqu'au pays de ses ancêtres, au nord du Nigeria. Samory résiste encore, mais il est obligé de marcher vers l'est sans répit. Il est trop tard pour entreprendre une action commune. La dernière nouvelle que j'aie eue de lui est la lettre qu'il m'a envoyée il y a quatre mois pour mettre à ma disposition ses troupes réfugiées au Fouta.
« Ma décision est prise, je combattrai jusqu'au bout, quoi qu'il arrive. Si les Français étaient venus pour délibérer aujourd'hui avec moi, nous aurions pu discuter. A présent, ils viennent pour faire la guerre. J'apprends que ma mère est dans la brousse. Celui qui chasse ma mère de chez elle et la jette dans la brousse, où que je le rencontre je mettrai le feu entre nous. Si Dieu veut que je triomphe, c'est tant mieux. Si je suis vaincu, c'est tant pis, mais je l'accepte, car il faut sauver l'honneur du Fouta. »
Mody Sory avait écouté attentivement les paroles de son père. Il lui répondit encore tout ému de l'algarade :
— Moi, je n'aurai jamais peur. Beeckman sait que je n'aurai jamais peur. J'ai échangé avec lui quelques propos à Sokotoro, lorsque toi, almami, tu lui avais donné une vache. C'était une vache fougueuse. Elle mit du temps à arriver. Beeckman demanda pourquoi je ne la lui amenais pas moi-même. Je lui demandai qui avait survécu dans les pays qu'il avait conquis pour faire ses corvées. Il me répondit : « Personne... », et il ajouta que si un jour, quand « ils » régneraient sur le Fouta, lui, Beeckman m'envoyait chercher une vache, « je devrais m'en réjouir ». Je lui dis alors que cette main, la mienne, qu'il voyait ne tiendrait jamais une vache. Elle ne tiendrait jamais que les rênes du cheval et les cordons du Coran.
« Le jour où ils rentreront au Fouta, je serai la victime du devoir, ce jour-là ! Cette promesse, je ne reviendrai pas sur elle. Le jour où nous nous affronterons, je mourrai, car je ne ferai jamais les corvées des Blancs ! »
C'est ainsi que Mody Sory répondit à l'almami Bokar Biro.
Son père lui déclara alors :
— Eh bien ! passe aux avant-postes pour qu'ils ne nous surprennent pas. Attaquons Timbo avant qu'ils n'organisent leur offensive...
En effet, à Timbo, Beeckman avait décidé de passer a l'attaque, car Oumar Bademba, même couronné, n'aurait aucune autorité tant que Bokar Biro serait en vie. Beeckman apprit par ses agents de renseignements que Bokar Biro était à Bhouriya. C'était le 11 novembre. Il semblait se diriger vers Dugbeye et Timbo. Le 12, une colonne volante commandée par le capitaine Muller, composée de soixante tirailleurs sénégalais et de vingt tirailleurs soudanais de la troisième compagnie, quittait Timbo dans la direction de Bhouriya et Porédaka en vue d'arrêter la marche de Bokar Biro sur la capitale.
Alfa Ibrahima Fougoumba et Sory Yilili accompagnaient la colonne avec quarante sofas. Après deux marches de nuit, le capitaine Muller arriva devant Porédaka. On était au matin du 14 novembre. La troupe se trouvait maintenant face à l'armée de Bokar Biro, qui attendait, prête au combat.
L'almami avait divisé son armée en deux parties, l'une sous le commandement de son fils Mody Sory, la deuxième sous son propre commandement. Mody Sory, qui s'était embusqué aux avant-postes depuis plusieurs nuits, avait envoyé dire à l'almami de prendre position car les Blancs arrivaient. L'almami se hâta donc à marche forcée jusqu'à son arrivée à Porédaka. Alors Mody Sory alla s'embusquer sur une petite colline, au village de culture. C'est de là qu'à la clarté de l'aube il aperçut l'ennemi au-delà de la rivière. Certains affirmèrent que c'étaient de gros chimpanzés. D'autres répliquèrent :
— Non, cela ressemble bien à des hommes.
Mody Sory dit alors:
— Donnez-moi ma bouilloire
Il fit ses ablutions, puis appela Mody Aliou, Mody Tanou et déclara:
— Voici l'armée des Blancs. Si tu bois du liquide amer avec quelqu'un, quand viendra le miel, buvez-le ensemble. Si tu bois du miel avec quelqu'un, quand viendra le piment, buvez-le ensemble. Quand le Fouta sera détruit, si on ne me voit pas au-dessus du tas de morts, c'est que je me trouverai en dessous.
Aussitôt après, il renversa sa bouilloire d'un coup de pied et dit :
— La prenne qui veut!
Et il sauta à cheval, tenant son fusil à dix coups. Lançant le signal d'attaque, il se mit à tirer jusqu'au cœur de l'armée adverse. Les Noirs d'en face, lorsqu'ils le reconnurent dans la mêlée, ouvrirent sur lui un feu de salve. Il tomba sur le sol.
On envoya dire à l'almami Bokar Biro que Mody Sory venait d'être abattu. Alors lui, l'almami, vint, s'arrêta et demanda :
— Ibrahima, sais-tu monter à cheval ?
Ibrahima, qui se trouvait là avec son griot Samba, dit qu'il ne savait pas monter à cheval. Bokar Biro ordonna :
— Prenez-le et mettez-le à cheval.
On le mit en selle et il tomba. L'almami déclara:
— C'est ici que, pour le fils aîné de l'almami, il est beau de tomber...
Puis il se lança au galop, tirant sur l'armée adverse, jusqu'à parvenir tout près d'elle.
Sory Yilili l'avait vu s'avancer à la vitesse du vent. Il appela le capitaine Muller et dit :
— Tu vois celui-ci qui vient, c'est lui qu'on appelle Bokar Biro. Il nous détruira tout de suite !
Le capitaine Muller contempla Sory Yilili. Eclatant de rire, il lui répliqua :
— J'ai là de jeunes gars qui l'empêcheront d'arriver
Alors ils ouvrirent le feu sur l'almami et atteignirent son cheval. Celui-ci se cabra sous le choc des balles et s'effondra. Bokar Biro se dégagea, se leva et revint sur ses pas. Il vit alors le triste spectacle de centaines de soldats, ses soldats, qui emportés par les salves de canon de l'homme blanc — jonchaient le champ de bataille. Malgré leur supériorité en nombre et leur courage dans le combat, ils avaient succombé face à la puissance de tir des Blancs.
L'almami se retira, laissant sur le terrain ses meilleurs guerriers, les sofas de Samory, son fils Mody Sory et toute la fleur du Fouta. Il avait perdu une bataille, se disait-il, mais pas la guerre. Accompagné de quelques compagnons survivants, il se dirigea vers la rivière, le Bafing, pour tenter de rejoindre le quartier général de Sékaya, où se trouvait encore Nyaliba, chef des esclaves, avec une armée toute fraîche.
Après le retour à Timbo du capitaine Muller, le capitaine Aumar, le 16 novembre, organisa la poursuite de Bokar Biro dans toutes les directions. Le 18, un des nombreux pelotons votants, accompagné par Mody Amadou, découvrit la piste suivie par l'almami. Ils arrivèrent à Safay, village de culture, quelques instants après lui. Bokar Biro se réfugia alors chez un forgeron, mais celui-ci alla prévenir les guerriers alfaya, qui le pourchassèrent toute la nuit. Prévenu de leur arrivée, Bokar Biro était monté sur une petite colline avec sept sofas. Il en redescendit précipitamment et, arrivé dans la plaine, il traversa le bois, mais fut cerné près du marigot. Il demanda alors d'une voix forte à Mody Amadou:
— Que voulez-vous ?
Sa voix, lorsqu'elle grondait, faisait trembler les calebasses dans les cases. Les guerriers alfaya furent tellement effrayés de l'entendre encore qu'ils voulurent se sauver. Bokar Biro commanda à ses sept sofas de se préparer à l'attaque. Mais la lutte était trop inégale. Une fois ses sofas neutralisés, Bokar Biro fut criblé de balles. On le transporta sous un bouquet d'arbres, où Mody Amadou lui fit couper la tête.
On l'enterra sur place, le 20 novembre 1896, à la tombée du soir. Puis on rapporta sa tête à Beeckman la tête de Bokar Biro, le dernier grand almami du Fouta-Djalon…

« Ah ! Il y en a, parmi les grands du Fouta, qui te disent adieu, Bokar Biro !
« Te dit adieu Mody Sory, fils de l'almami Bokar, fils de l'almami Oumar, fils de l'almami Abdoul Ghadiri, fils de l'almami Sory le Grand.
« Au samedi de Porédaka, il dit qu'il ne fuira pas : une décharge de poudre le dévora.
« Te dit adieu Seydi, fils de Mody Oumar Ndané, fils de Mody Ousmane, fils d'Alfa Salihou, fils de Karomoko Alfa.
« Au samedi de Porédaka, il dit qu'il ne fuira pas: une décharge de poudre le dévora.
« Te dit adieu Alfa, fils de mère Sonna et de Mody Sory, fils de Fici et du Thierno de Kala.
« Au samedi de Porédaka, il dit qu'il ne fuira pas : une décharge de poudre le dévora.
« Adieu à l'almami Bokar Biro, fils de l'almami Oumar, fils de l'almami Abdoul Ghadiri, fils de l'almami Sory le Grand, guerrier qui a bien rempli son heure, Peul qui ne fuit et ne craint jamais.
«A l'aube de Porédaka, il refusa de fuir : une décharge de poudre le dévora. »

Un administrateur des colonies françaises, Paul Guébhard, a bien établi l'exactitude des faits rapportés dans ce récit qui s'achève. On ne peut nier son objectivité, méritoire de la part d'un serviteur du colonialisme.
Dans son petit ouvrage : Au Fouta-Djalon, cent vingt ans d'histoire, il disait, dès 1909, à propos de Bokar Biro :
« On ne saurait dénier à Bokar Biro l'âme d'un grand patriote. Jamais il n'admit un instant que la tutelle de l'étranger pût s'exercer sur son pays. A aucun moment de sa vie il ne songea à faire appel à lui pour remédier aux vicissitudes de sa fortune. »
A Porédaka, le clairon sonne la victoire de ses adversaires. Avec un moindre dommage pour ceux-ci : quelques tirailleurs sont seulement blessés. Mais la plaine est jonchée de tout ce que le Fouta comptait de patriotes et de vrais soldats. Ne se sont enfuis que les fermiers dont les seules armes ont été jusque-là des paroles, et c'est de ces paroles de traîtres et d'ambitieux que vient de mourir le Fouta, remis à bas par elles plus sûrement que par les balles françaises qui viennent d'envoyer des hommes braves dans le paradis du Prophète.

L'histoire du Fouta est terminée.

Le soir, sur le champ de bataille parmi les porteurs qui enterraient les cadavres de leurs frères, Sory Yilili et Oumar Bademba recevaient les deniers de Judas avec la promesse d'être nommés almami pour leur parti respectif, ce qui eut lieu par la suite.
Ce sera la honte de ces deux hommes d'avoir trahi leur pays et fait appel à l'étranger, non par un sentiment sincère de sympathie ou de respect pour lui, mais pour assouvir leur haine et servir leur ambition au détriment de leur patrie et de leurs proches. La justice immanente n'a pas attendu le jugement de l'histoire et s'est déjà prononcée.
Sory Yilili est mort assassiné par un frère de Bokar Biro. Quant à Oumar Bademba, après avoir voulu s'appuyer sur les Français, il tenta de faire appel à Samory pour se débarrasser d'eux. Pour ce fait, il est destitué à juste titre. Il vieillit sans couronne et délaissé de tous. Il assiste au démembrement de l'empire fondé par ses ancêtres et voit les institutions nationales, religieuses et sociales — créées péniblement par eux et trahies par lui — se transformer un peu plus chaque jour sous l'influence grandissante des maîtres qu'il s'est donnés.
Guébhard, dont on ne peut mettre en doute l'objectivité, a néanmoins oublié de mentionner le rôle essentiel joué par Alfa Ibrahima Fougoumba et Alfa Yaya, chef du diiwal de Labé, dans la défaite de Bokar Biro.
Alfa Ibrahima Fougoumba, par ses intrigues, a toujours été au centre de l'opposition contre Bokar Biro. C'est lui qui, en soutenant successivement Alfa Mamadou Pâté et Alfa Abdoulaye contre Bokar Biro, a complètement décimé la famille Soriya. C'est lui aussi qui, en prenant parti pour Sory Yilili et Oumar Bademba, a contribué à la défaite de Bokar Biro à Porédaka.
En tant que gardien de la Constitution, il n'a pas compris que l'avenir du Fouta se jouait à Porédaka du côté de Bokar Biro contre les Français. Au lendemain de Porédaka, Alfa Ibrahima Fougoumba devait couronner Oumar Bademba comme almami, devant les troupes de Beeckman à Timbo. Pour la première fois dans l'histoire du Fouta, le couronnement de l'abasside se faisait en dehors de la ville sainte Fougoumba. Alfa Ibrahima devait comprendre trop tard qu'il avait, à jamais, compromis la souveraineté du Fouta. Il fut condamné à mort et exécuté par les Français en 1900.
Quant à Alfa Yaya, chef du diiwal de Labé, il fut le grand absent de la bataille de Porédaka. Fidèle à sa politique, Alfa Yaya, après avoir négocié l'indépendance du Labé avec les Français, attendit le sort des armes pour venir faire sa soumission, le 12 décembre 1896, à Beeckman. Recevant le prix de sa trahison, Alfa Yaya devait être le premier et le dernier roi du Labé. Les Français, ayant affaibli la résistance en promettant l'indépendance du Labé, ne tardèrent pas, après avoir occupé Timbo, à démembrer les grands commandements. Alfa Yaya fut accusé d'acheter des armes pour s'opposer au démembrement de son royaume constitué sur les cendres du Fouta. Il fut révoqué par arrêté du 23 novembre 1905 et interné pour cinq ans à Abomey.
De sa prison d'Abomey, Alfa Yaya ne cessa de rappeler les services qu'il avait rendus à la France. Alfa Yaya, simple victime de l'arbitraire colonial, apprit à ses dépens que la France n'a pas d'amis mais des intérêts à défendre... Après avoir atteint leurs objectifs, les Français autorisèrent Alfa Yaya à rentrer au Labé : mais, dès 1911, il fut à nouveau arrêté et déporté à Port-Etienne avec son fils Aguibou. Il devait, dans les sables de Mauritanie, méditer jusqu'à sa mort ce proverbe peul qui dit:

Mo yahaano Porédaka
O yahay daaka Poore.
« Qui n'a pas été à Porédaka
Ira au camp de [corvée] de caoutchouc »

Mais, ironie du sort, aujourd'hui, c'est ce même Alfa Yaya qui est consacré héros de la résistance en République de Guinée. Son nom a inspiré l'hymne national, et ses cendres reposent à côté de celles de Samory, le grand résistant à la conquête, dans le jardin de Camayenne (Conakry). Samory doit se retourner dans sa tombe pour n'avoir pas à ses côtés celui qui fut son allié dans le combat pour l'indépendance de la Guinée, Bokar Biro, digne entre tous d'avoir sa place dans le panthéon des héros de la résistance africaine.