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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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Introduction

En France, et surtout à Paris, les événements se précipitent avec une telle rapidité, que le « Fait du jour » plonge dans l'oubli celui de la veille.
Peut-être ne se souvient-on plus qu'au mois du janvier 1882, le docteur Bayol et moi amenions à Paris une ambassade Peulh, envoyée par les souverains du Fouta-Diallon, pour saluer le Président de la République et l'assurer que les traités de bonne amitié et de commerce passés avec les Français seraient respectés.
Ces envoyés sont restés un mois dans la capitale. Pendant un mois, ils ont admiré ses beautés et, de retour dans leur pays, ils font certainement bien souvent à leurs amis le récit de leur voyage et leur décrivent les merveilles qu'ils ont vues, tant à Bordeaux et à Paris qu'à Marseille. Ils ont dû dire à leurs compatriotes que, loin d'être des anthropophages, les Français sont aimables, bons et généreux.
J'ai eu le bonheur de faire, en compagnie du docteur Bayol, un voyage magnifique à travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental). Pendant six mois, j'ai vécu au milieu des Peulhs et des Malinkés ; j'ai gardé un excellent souvenir de ces noirs pour qui l'hospitalité est la première des vertus, et parmi lesquels je compte de nombreux amis.
Ce que les ambassadeurs peulhs ont fait à leur retour chez eux, je veux le faire ici : c'est pourquoi j'ai écrit ce livre.

Une ambassade peulh au pays des Français

Avant de commencer le récit de ce voyage, je crois nécessaire et intéressant de rappeler quel fut le résultat immédiat de la mission confiée au docteur Bayol, en consacrant quelques lignes aux Peulhs qui voulurent bien nous accompagner en qualité d'envoyés officiels des souverains de leur pays. Raconter ici quelles furent les impressions que nos mœurs, nos habitudes, notre civilisation, en un mot, firent sur ces noirs, ne sera pas inutile.
L'ambassade du Fouta-Diallon était composée de cinq membres :

ambassade du Fouta
Ambassade du Fouta-Djallon à Paris en 1882

C'est une grande marque de confiance que nous ont donnée les Almamys Ibrahima Sory [Soriya] et Amadou [Alfaya], en se décidant à nous faire accompagner par quelques uns de leurs sujets, comme c'en est une plus grande encore de la part de ceux-ci, qui n'étaient jamais sortis du Fouta, , d'avoir consenti à nous suivre. Il fallait vraiment que nous eussions fait tomber, tâche difficile à mener bien, le sentiment de défiance naturel à tous les noirs.
Avec nous, ces quatre Peulhs ont parcouru la longue route de Timbo à Saint Louis ; avec nous, ils ont traversé le Bambouc, vaste pays qui, depuis longtemps était en hostilité avec le Fouta, et telle était la sympathie que nous avions fini par leur inspirer, qu'ils étaient les premiers à assurer aux divers chefs du Bambouc que nous étions d'honnêtes gens, disant toujours la vérité, et que nous ne voulions pas les tromper. Leur confiance en nous ne se démentit pas lorsqu'ils embarquèrent sur le Congo, paquebot des Messageries maritimes, cette maison flottante, où selon leur expression pittoresque, on mange trop ; et c'était la première fois qu'ils voyaient la mer !
Le second jour de leur embarquement, ils avaient fait connaissance avec tous les passagers ; ils fréquentaient le salon, et Mohamadou-Saidou, qui avait appris, je ne sais où à jouer aux dames, faisait de longues parties avec les passagers ; il gagnait souvent.
A notre arrivée à Bordeaux, le temps était fort doux, et aucun de nos compagnons ne se plaignit du froid. En débarquant, le mouvement du port, et surtout le bruit des voitures les abasourdirent. Complètement ahuris, ils ne prononçaient plus un mot ; mais leur silence en disait long.
Bordeaux laissera certainement un grand souvenir dans l'esprit des Peulhs. En cette ville, ils ont marché de surprise en surprise. Le banquet que leur offrit la Société de Géographie, la musique militaire, la cathédrale, un modeste ballet qu'ils virent au théâtre, tout les stupéfiait. Le ballet, surtout, excita si fort leur enthousiasme, qu'ils rappelèrent trois fois la première danseuse. Les yeux de Mahamadou-Saïdou pétillaient au souvenir des entrechats de cette artiste. Longtemps avec ses camarades, il s'entretint d'elle et tous demandèrent à l'un des rédacteurs de La Gironde, qui écrivait l'arabe, de leur donner, à chacun sur une carte séparée, le nom de cette dame. — Ah ! c'est que la danse est en grand honneur dans la société noire !
— Les hommes de Bordeaux, c'est trop bons garçons, disait Mahamadou-Saïdou.
En chemin de fer leur surprise ne fit que s'accroître. Mais, plus que tout le reste, la locomotive les plongeait dans des étonnements sans fin. Ce fut presque de la terreur qu'ils éprouvèrent en traversant le premier tunnel. Quand on leur eut expliqué qu'afin d'aller plus vite, le chemin de fer passait sous la montagne, leur terreur fit place à l'admiration.
Ils étaient comme éblouis de la rapidité avec laquelle le paysage se déroulait sous leurs yeux ; cependant on ne put jamais les convaincre qu'ils avaient, en aussi peu de temps, parcouru une énorme distance qui leur aurait demandé trois semaines de route.
Un peu avant d'entrer en gare d'Etampes, nos compagnons, harassés par tant d'émotions, s'assoupissaient. Le docteur les réveilla et, pour rendre plus profonde l'impression que leur ferait la grande ville, il leur dit :
— Dans quelques instants nous allons arriver à Paris, la plus belle ville du monde ! Sous peu, vous pourrez être persuadés que nous n'avons pas menti en décrivant les merveilles de notre pays. J'espère que le souvenir que vous garderez de Paris et de ses habitants ne sera pas moins vivant et agréable que celui que nous gardons de l'Almamy et des hommes du Fouta.
Mahamadou-Saïdou, homme d'une grande intelligence, que la supériorité de son jugement avait fait choisir pour conseiller par l'Almamy Ibrahima, fit au docteur une réponse pleine de sentiment et qui dénotait en môme temps une certaine somme d'observations. A cinq heures du soir, le train entrait en gare.
Pendant leur séjour à Paris, les ambassadeurs ont visité longuement ses monuments, ses théâtres et ses promenades. La hauteur des maisons, la largeur des rues et surtout l'étendue de la ville les stupéfiait. De la barrière du Trône à l'Arc-de-Triomphe, de Montrouge à Montmartre, cette file interminable de maisons et la quantité considérable de voitures et de passants que nous croisions étaient la cause de nombreuses exclamations :
— Allah Akbar (Dieu est grand). Beaucoup de Français ! Beaucoup de voitures ! Tu dis : Bordeaux, c'est grande ville ; Bordeaux, c'est comme village. Paris Misside Mawnde! Mawnde !. (ville très grande).
Au théâtre da la Porte-Saint-Martin, la Biche au Bois et ses lions ; au Châtelet, les Mille et une Nuits et sa chasse au tigre ; les ballets ; puis la Mascotte, les Folies-Dramatiques et le Cirque furent pour nos voyageurs autant de sujets de plaisir et d'étonnement. Le Cirque surtout les amusa considérablement ; le travail des écuyers, des clowns, des chiens savants les étonnait. Mais ce qui fit sur eux la plus grande impression, ce fut l'Opéra. Je ne sais s'ils ont compris quoi que ce soit à l'ouvrage que l'on représentait — on jouait Hamlet, — mais leur attention était captivée par la musique. Ils ne quittaient pas du regard et la mise en scène et les mouvements de l'orchestre. De temps à autre je les entendais dire :
— Modji ! Modji ! (Bien ! Bien !)
Lorsque l'on demandait à Mahamadou-Saïdou ce qu'il avait vu de plus beau, il répondait :
— Opéra !
Sans embarras et sans gaucherie, ils ont fait les visites officielles. En présence de M. le ministre des colonies, le M. le président du conseil, comme en présence de M. le Président de la République, ils n'ont pas été intimidés.
Mais la visite qui leur fit le plus de plaisir, et la plus impatiemment attendue par eux, fut celle qu'ils firent au grand chancelier de la Légion d'honneur. Les jours précédents, chaque fois que nous montions en voiture, ils demandaient si nous allions chez Faidherbe !
C'est que le nom du général jouit d'une popularité considérable dans le Soudan. Aussi l'entrevue avec le grand chancelier fit-elle beaucoup de plaisir aux envoyés peulhs. Sans l'avoir jamais vu, ils avaient tellement entendu parler de lui qu'il leur semblait revoir un ami absent depuis longtemps. Ils s'informèrent de l'état de sa santé, de madame Faidherbe, comment allaient les enfants, et Mahamadou-Saïdou dit au général :
— On sera trop content au Fouta, parce que nous t'avons vu !
A l'Hôtel du Louvre, où ils étaient logés, ils ont reçu nombre de visiteurs ; à chacun d'eux ils demandaient une carte de visite.
Alfa Médina, qui écrivait l'arabe, consignait tous les jours, dans son journal en langue peulh, les impressions de chacun de ses compagnons pour « garder le souvenir des Français. » Il sera peut-être curieux de retrouver un jour au Fouta un manuscrit portant ce titre : « Journal d'un explorateur peulh au pays des Français.»

Mahamadou-Saïdou, qui depuis six mois qu'il était avec nous avait appris suffisamment notre langue pour se faire comprendre, essayait de faire la conversation et, tout en causant, allait quelquefois reconduire les visiteurs jusqu'à l'escalier. C'était à qui nous complimenterait sur la bonne tenue de nos noirs amis. Pour les envoyés peulhs, tous les cavaliers, quelle que fût l'arme à laquelle ils appartenaient, étaient des spahis, et les fantassins des tirailleurs.
En voyant passer un bataillon d'infanterie, Mahamadou-Saïdou me dit :
— Tout ça c'est les captifs du chef des Français ?
— Non, ce sont des soldats, il n'y a pas de captifs chez nous. Tous les Français ayant vingt ans sont soldats.
— Oui ! c'est même chose comme captifs !
Je n'ai jamais pu faire comprendre à Mahamadou-Saïdou que l'état militaire est un devoir qui incombe à tous les citoyens et il resta persuadé que nos soldats étaient les captifs du Président de la République.
N'ayant vu que le beau côté de notre société, ces braves gens se sont figuré que tous nous étions riches, et, en particulier, que nous possédions tous des chevaux.
Cependant, ils durent penser que tous les Français n'étaient pas exempts de besoins. Quelle fut leur impression en voyant des malheureux venir mendier aux portières de la voiture ? Je ne sais. Mais, chaque fois que le cas se présentait — et il se renouvela souvent, — ils me disaient : Donne l'argent au monsieur. Et chacun d'eux donnait la monnaie qu'il avait sur lui.
Les Peulhs trouvaient la vie de Paris agréable et ils seraient bien restés davantage parmi nous.
Mahamadou-Saïdou me dit un jour :
— Je ferai les affaires du Fouta et de France. J'irai six mois en France et toujours comme cela, seulement je porterai Méta (sa femme préférée) avec moi.
Plusieurs négociants et fabricants de Paris se mirent à notre disposition pour faire visiter leurs établissements aux envoyés peulhs. Et tel était l'intérêt qu'ils inspiraient, que non seulement on prenait plaisir à leur expliquer ce qu'ils voyaient, mais encore on leur faisait des cadeaux afin qu'ils pussent montrer à leurs compatriotes quelques échantillons de l'industrie française.
Mais tout a un terme et, le 3 février, accompagnés par le docteur Bayol, nos amis noirs prenaient le train de Marseille, où ils allaient embarquer sur un navire qui devait les reconduire jusqu'à la frontière de leur pays. En me serrant une dernière fois la main, ils étaient très émus. De Marseille, je reçus un télégramme en langue peulh exprimant leur reconnaissance et me souhaitant, ainsi qu'à ma mère et à mes frères, bonne santé et prospérité.