Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.
Voici donc le Cerno en titre, (et non plus seulement en surnom), revenu à Labé, prêt à entrer dans la vie active. Il a dix-neuf ans. Il retrouve trois de ses frères, les trois aînés : Cerno Siradiou, Karamoko Lamine et Bappa Mamadou.
Tous les enfants de Cerno Aliou ont été profondément imprégnés d'amour fraternel, par une éducation systématique.
Yaaye Fatimatou se souvient de son enfance à Manda où vivait alors la famille. Lorsque s'en venait en visite l'un des frères ou soeurs sorti du galle, tous les enfants devaient aller l'accueillir chaleureusement au portail. Cerno Aliou qui surveillait discrètement la scène, appelait le paresseux éventuel pour lui dire :
— Tu n'aimes pas, toi, ton parent, pour ne pas aller à sa rencontre ? Lui, il vient de loin pour te voir, tu sais ! Evite donc de montrer quelque semblant de paresse à manifester à ton parent ton amour pour lui, veux-tu ?
Cerno Abdoulaye Pilimini évoque les visites de Bappa Bano à Labé.
Bappa Bano habitait Pilimini. Son père était à Labé ou à Manda. A Labé était également Cerno Siradiou, son grand frère. Quand Bappa Bano se présentait à son père, celui-ci lui demandait :
— As-tu vu ton grand frère ? Va donc le saluer, et vous viendrez ensemble.
Bappa Bano allait saluer son aîné et tous deux venaient chez leur père, ensemble.
En cette année 1935, Cerno Siradiou est l'imam de la mosquée et le chef de famille. Sexagénaire, il est considéré par ses frères ct soeurs comme le père. Il veille avec une vigilance discrète à préserver ses cadets des embuûches de la vie sociale, tout en laissant libre cours à leurs initiatives. Il passe l'hivernage à Manda. Quand il est de retour, il réunit souvent ses frères pour analyser avec eux les affaires de la famille et de la cité. Il leur dit sa satisfaction et son soulagement de constater qu'aucun d'eux ne se laisse marcher sur les pieds.
Cerno Siradiou, avec sa voix métallique que ses enfants ont presque tous hérité de lui, sa taille plutôt petite, a le visage imposant, éclairé très souvent par un sourire radieux ou un rire éclatant ; l'observateur le plus distrait y lit une volonté qui s'impose à lui, fût-il son aîné. Il est le patriarche non seulement des Nduyeeɓe-Cerno, mais de Labé tout entier.
Karamoko Lamine, environ 35 ans, est alors le second des enfants du waliyyuu, Bappa Bano étant décédé quelques trois mois avant leur père.
Bappa Bano était, comme on a dit, celui que Cerno Aliou considérait comme le plus instruit de ses enfants. Il a lui-même enseigné de nombreux talibe durant le premier quart de ce siècle, des garçons venant de tout le Fouta-Djallon.
Karamoko Lamine a suivi l'école française suffisamment pour parler et écrire correctement la langue d'Eluard. De caractère très indépendant, sa droiture morale et légale sont restées légendaires parmi ceux qui l'ont connu. En 1935, il est déjà père d'une famille nombreuse qu'il fait vivre de petits boulots : maître d'école coranique, cultivateur, boutiquier chez un Syrien, commis auxiliaire, etc.
Il reçoit une aide constante de son cadet, Bappa Chaikou, instituteur.
Il s'est lié d'une amitié profonde et sincère avec Alfa Mamadou Bobo Sow, le chef de canton qui en a fait le secrétaire de canton.
Alfa Mamadou Bobo soutient également Karamoko Lamine, avec l'amitié véritable que le fabuliste caractérise avec émotion quand il écrit :
« Qu'un ami véritable est une douce chose :
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.… »
Karamoko Lamine manifestera publiquement son amitié pour le Perejo, à un moment où celui-ci ne pouvait plus rien pour lui-même ici-bas…
Trois des frères de Cerno Abdourahmane sont alors fonctionnaires : Bappa Mamadou, Bappa Chaikou. Bappa Abdoulaye.
Bappa Mamadou est commis expéditionnaire, alors en service à Labé même. Très énergique et volontaire, moderniste, il s'est fait construire une maison en banco recouverte de tôles galvanisées. Le bâtiment compte trois chambres meublées de lits en fer, de chaises et fauteuils en osier, et quatre chambrettes (konko) aux angles, séparées deux à deux par une vérandah sur les grands côtés. Les chambres sont meublées de lits en fer, de chaises et fauteuils en osier.
Bappa Chaikou, qui a pris le nom Baldé, est instituteur à Timbo. De caractère doux et conciliant envers ses frères et soeurs, il aime la lecture, les beaux textes. Il avait été le secrétaire arabe de Cerno Aliou lorsque celui-ci était juge au Tribunal de Labé. Bappa Chaikou est un calligraphe, en arabe aussi bien qu'en français ; il connaissait aussi bien, et bien, l'une et l'autre langues.
Bappa Abdoulaye, infirmier vétérinaire, travaille à Télimélé. Il est l'aîné des enfants de Neenan Mariyama Fadi. Il ressemble à son cadet Cerno Abdourahmane, et tous deux à leur père. Bappa raconte qu'un jour, quelques temps après la mort du waliyyu, son Kotoo Lamine le rencontrant dans la rue, se mit il pleurer.
— Qu'y a-t-il donc. grand frère ? interroge-t-il.
— C'est bête, mon cadet, mais tu ressembles tant à notre père que c'est à peine si j'ose le regarder !
La ressemblance de Cerno Abdourahmane avec son père n'a fait que s'accentuer avec l'âge, et l'on pourrait en celle année 1994, lui appliquer sans retouche le portrait que Paul Marty fit du waliyyu en 1915.
Bappa Habibou, l'aîné immédiat de Cerno Abdourahmane, était tailleur. Immédiatement après le décès de son père, il avait été pris en main par son Kotoo (frère) Lamine qui lui fit étudier les livres et matières que Cerno Aliou n'avait pas eu le temps de lui enseigner. Il lui avait plutôt fait réciter le Livre de Dieu.
Voici comment Tierno Aliou forma Bappa Lamine : chaque jour, Bappa recopiait sur une grande planchelle un demi-hizb (un nisfu), son père relisait pour vérifier la correction de la copie, puis le père et le fils s'en allaient dans la savane boisée de Manda. Cerno Aliou comptait 41 petits cailloux ct son fils lisait sa planchelle, jetant un caillou chaque fois qu'il arrivait en bout de texte. Avant d'épuiser les cailloux, le texte se trouvait bien imprimé dans sa mémoire, et il avait mal aux joues, mais il était content de savoir son père content de lui , et d'avoir réussi la performance. Car il avait forcé la volonté du vieillard pour cela, avec le soutien de sa tante Yaaye Kadidiatou.
Un jour que son kotoo Lamine lui faisait réviser quelque texte probablement aride, il sembla au répétiteur que son cadet se laissait gagner par une sorte de fatigue paresseuse.
— Ô mon cadet, lui dit-il, ce serait dommage de te laisser aller à la paresse à ton âge. Si elle parvenait à te dominer — ce qui ne sera pas, grâce aux bénédictions de
notre père — tu le regretterais quand tu aura la trentaine.
Et Bappa de rejeter bien loin de lui, et pour toujours, toute paresse de son chemin. Karamoko Lamine évoquait peut-être sa propre expérience à son cadet. Il avait brusquement abandonné l'école française, dans les années 1930. Il était en quête de quelque emploi stable pour élever sa ramille nombreuse. Le cadet de Cerno Abdourahmane, benjamin chez son père, Bappa Aguibou, était un adolescent de 13 ans, élève à l'école française. avec ses neveux Mamadou Pilimini et Saifoulaye.
Les soeurs de Cerno Abdourahmane sont en ménage.
L'aînée, première née chez leur père, Yaaye Assiatou, vieillit à Wargalan, une localité perchée sur une bulle près de Pilimini. Vénérée de ses frères et soeurs, elle exige d'eux qu'ils lui envoient leurs enfants afin qu'elle ne les connaisse pas seulement de nom, et qu'ils ne la connaissent pas seulement de nom. En 1947, j'allais en vacances à Koundou-Tiankoy, avec mes cousins Mamadou Saliou et Kolon, fils de Alfa Mamoudou et Yaaye Salimatou. Celle-ci nous ordonna d'aller saluer sa grande soeur. La vieille tante n'y voyait plus guère. Lorsque mes cousins m'annoncèrent, elle pleura doucement puis elle dit :
— Voilà que j'ai toujours insisté pour que Karamoko Lamine m'envoie ses enfants. Et maintenant que l'un d'eux est devant moi, je ne peux plus le voir, et mon cadet m'a précédé auprès de notre père.
Elle se tut quelques instants, histoire de se calmer, puis elle reprit :
— Tu es en bonne santé, papa ? Et tes mères, et tes soeurs, etc ? Ah ! Dieu est grand et inconnaissable, et il nous ramène vers Lui sans nous consulter… Va, mon fils, ton père a été un bon frère, très attentionné pour nous toutes, ses soeurs. Tâche de l'imiter en cela, tu veux bien, mon bébé ?
Yaaye Barratou est à Daara-Labé, chez Cerno Soulaymane Sow et Yaaye Mariyama Sira à Diari, chez son cousin Alfa Bakar.
Yaaye Fatimatou Souadou, à Koubi-Laariya, est l'épouse de Cerno Mountaga, cadet de Alfa Bakar.
Yaaye Diaraye, cadette de la précédente, est à Tiaŋe, chez Alfa Oumarou, un Kalidouyanke à qui le commerce réussit, cas de figure plutôt rare chez les Fulɓe-Fouta de l'époque.
Toutes ces dames sont plus âgées que Cerno Abdourahmane. Si elles n'ont pas l'instruction de leur tante Yaaye Kadidiatou, elles apprécient tout de même les savoirs de leur minyan.
Yaaye Kadidiatou et Yaaye Aissatou ont le même âge que Cerno Abdourahmane. La première est à Koubiya, chez Cerno Saidou Kompaya, ancien élève de Cerno Aliou, chef du canton. Yaaye Aissatou est avec môdi Ahmadou Lariya fils de Cerno Mahmoudou, l'ami intime de Cerno Aliou. Ce soufi qui, ayant été nommé juge salarié au Tribunal de Labé, se récria :
— Dieu me garde de recevoir un salaire pour dire la loi !
Comme l'administrateur insistait, il assuma la charge quelque temps puis il se découvrit une surdité croissante plus ou moins diplomatique et se fit relever de sa fonction. Cerno Jaawo écrit :
« Les saints disent qu'il y a d'aussi instruits que lui ;
plus honnêtes que lui , il n'y en a pas. »
Toutes les soeurs de Cerno Abdourahmane sont donc en ménage, et il a de nombreux neveux et nièces plus âgés que lui. Citons Monsieur Ibrahima Gasamma et moodi Abdourahmane Pilimini, les fils de Yaaye Assiatou Wargalan. Le premier, de la génération de Bappa Mamadou, est commis expéditionnaire comme son kaawu de camarade ; il a le talent de conquérir l'amitié et la protection durables des administrateurs avec qui il sert. Il s'est fait construire, comme Bappa Mamadou, une maison couverte de tôles galvanisées, que son fils aîné, Siradiou Diallo, a transformé récemment en une villa à la mode actuelle.
Citons également les enfants de Yaaye Barratou, Ibrahima et Mamadou Sow, le premier étudie les sciences islamiques, le second est à l'école française.
Les deux aînés de Cerno Abdourahmane ont également des enfants plus âgés que lui. Cerno Saikou, le premier né de Cerno Siradiou, a l'âge du siècle.
Poète, prédicateur et missionnaire nomade, il est basé à Manda, passant le plus clair de son lemps hors du Fouta, enseignant, voire converti ssant à l' islam. Son grand-père l'a marié à Jaaja Kadidiatou, la première-née de Bappa Bano, plus connue sous le nom de Jan Jiwo, par respect pour la savante et sainte soeur de Cerno Aliou, épouse de moodi Aliou Teli, mère de Alfa Bâkar, Cerno Mountaga et moodi Ahmadou Laariya (senior).
Le cadet de Jan Jiwo, kotoo Oumarou Rafiou, est préposé des postes, époux d'une dame Fatoumata Silla joviale, énergique pour quatre ou plus, constamment occupée à quelque ouvrage utile. Koto Siradiou, frère cadet de Koto Oumarou Rafiou, étudie à l'école primaire supérieure de Conakry, une promotion de 28 garçons recrutés dans les écoles « régionales » de la Guinée française.
Cerno Abdoulaye Pilimini est le cadet de Koto Siradiou, il a l'âge de Cerno Abdourahmane, dont il fut le compagnon d'études à Daara ; il cherche, comme son bappa, le bon filon pour entrer dans la vie active.
Une véritable tribu comme on le voit, unie par l'amour et la solidarité, que Cerno Aliou a méthodiquement cultivé entre ses fils et neveux. Cerno Habibou raconte qu'un matin d'harmattan particulièrement mordant, le patriarche le trouve, pelotonné avec deux de ses frères sous une vérandah.
— Dieu soit loué, murmura le vieillard qui croyait les enfants endormis. Peut-être bien que ces petits resteront unis et solidaires (koy yurmondiray).
Cerno Aliou n'a pas laissé de fortune matérielle ou monétaire à ses enfants, en héritage. Il n'a pas non plus estimé utile de les initier à la recherche du pouvoir politique, ni aux affaires lucratives, bien que dans une lettre d'allégeance au gouverneur général de l'AOF en 1916, il ait mentionné, parmi les raisons qui « imposent les sympathies » des honnêtes gens pour l'autorité coloniale, « la diffusion des richesses, au point que tout le monde est devenu riche ». Le waliyyu a laissé à ses enfants une instruction solide, et le goût de l'étude, le sens de la formation permanente. Lorsque Bappa Mamadou eut commencé à travailler comme fonctionnaire de l'administration, son père a continué à l'enseigner par correspondance, et à l'éduquer par la même méthode.
Les matières qui ne pouvaient être ainsi apprises aisément, il les enseignait au disciple préféré, Cerno Oumarou Kaana ; lorsque celui-ci avait bien assimilé, il était envoyé chez son camarade pour la lui apprendre à son tour. Une méthode efficace, qui scella par-dessus le marché, entre les deux jeunes gens, une amitié plus que fraternelle.
Je revois ces soirées dans le salon de Bappa Mamadou, tous ces frères devisant joyeusement — et avec érudition — avec celui qui était devenu le patriarche de Taranbaali. Il avait le visage régulier avec un nez aquilin, un regard caressant, très doux, venant de beaux yeux marron ; l'air toujours souriant, d'un sourire également caressant qui vous met totalement à l'aise.
Il était venu chez Cerno Aliou comme Cerno Abdourahmane était allé à Daara, sur un coup de tête d'adolescent en quête d'un bon maître. Et son père avait dû avaliser cette fugue que tout père aimant souhaite à son fils.
Ceci est la thèse de Cerno Shaikou Manda, le petit-fils, qui ne fut peut-être pas sans éprouver quelquefois de la jalousie pour l'amour et la confiance que son grand-père témoignait envers Cerno Oumarou Kaana.
L'instruction que le waliyyu a inculquée à ses enfants et ses talibe ne fut pas que dogmatique, ne fut pas dogmatique. Ce fut aussi une formation qui développe la liberté et la curiosité intellectuelles, l'usage constant de la raison, cette “chose du monde la mieux partagée” entre les hommes, comme a écrit Descartes, qui ajoute aussitôt que les fils d'Adam ne se différencient sur ce plan que par l'usage qu'ils en font. Cerno Aliou a formé ses élèves pour user en tous lieux de leur raison, il leur a également appris à être tolérants, condition nécessaire pour user sainement de sa raison.
Il a également laissé à ses enfants un héritage inestimable, la vénération reconnaissante que lui portèrent ses anciens talibe. Ce sentiment se transforma, après lui, en amitié fraternelle solide envers ceux qui étaient devenus leurs parents (musiɓɓe).