Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.
Cerno Abdourahmane ne reste pas longtemps à Labé, après ses études à Daara. Il s'en va plutôt à Diari, où vivent ses cousins Alfa Bakar, chef du canton, et môdi Ahmadou Lariya (senior) homme de culture aux sens propre et figuré, ainsi que sa grande soeur Yaaye Mariyama Sira, épouse du chef de canton, et sa cousine Yaayé Asmaou, chez l'homme de culture.
Les fils de Pati Kadidiatou (Alfa Bakar, Tierno Mountagha, Tierno Ahmadou) ont été enseignés par leur kaawu, le grand-frère attentionné de la savante dame qui régentait, quant à elle, toutes les affaires du ménage de son frère. Pati Kadidiatou décida ainsi du mariage de ses trois nièces à ses trois fils ; elle décida son frère à accéder au désir de Bappa Habibou de réciter le Coran. On imagine facilement les deux érudits, lui allongé dans un hamac ou accroupi sur une peau de mouton ou un tapis sahélien, elle sur un escabeau ou une natte recouverte d'un pagne. Ils parlent de leurs enfants et de leur clan, ils discutent de questions d'éducation et de pédagogie, ou bien l'homme commente pour sa soeur quelque ouvrage savant. Un jour, Bappa Habibou les trouve ensemble, et son père dit à sa soeur :
— Ne vois-tu pas ce petit qui m'importune pour que je lui fasse réciter le Coran ?
La dame se tourna vers l'enfant :
— C'est une tâche ardue celà, mon enfant, tu sais ?
— Oui, Yaaye, mais je voudrais.
— Tu en as vraiment envie ?
— Oh ! oui, Yaaye, répondit vivement l'enfant qui voyait là un soutien puissant, propablement décisif.
Et la tante de se tourner vers son frère :
— Accepte sa demande, mon frère. Puisqu'il le veut réellement, il pourra le faire, avec l'aide de Dieu et ta direction.
Alfa Bakar et moodi Ahmadou n'ont pas été omis par Cerno Jaawo dans son énumération des lettrés fuutanke :
« Quant à lui, Alfa Boubakar, il s'applique à l'étude ;
il vit en compagnie des livres et ne s'en passe pas longtemps.
Il a récité le Coran avec fermeté. Il est tafsîr.
il connaît bien d'autres livres, et ne peut en être ignorant
Quant à son jeune frère Moodi Ahmadou,
il a récité le Coran par lui-même,
avec fermeté, poliment et sans rigueur.
Celui qui, dans sa maturité tout uniment récite le Coran,
c'est certain qu'il appartient aux bienheureux.
On est d'accord que c'est irrévocable. »
L'un et l'autre fraternisent avec leur jeune cousin, chacun selon son tempérament et l'orientation de sa curiosité intellectuelle. Alfa Bakar charge Cerno Abdourahmane de la fonction de secrétaire de canton . Il initie le jeune homme à débrouiller et résoudre les contradictions et conflits sociaux et politiques, vaste champ d'actions toujours remises en chantier, comme le constate Louis Aragon, qui a écrit :
« Songez qu'on n'arrête jamais de se battre
et que avoir vaincu n'est trois fois rien
Et que tout est remis en cause du moment que l'homme de l'homme est comptable ;
Nous avons vu faire de grandes choses
mais il y en eut d'épouvantables
Car il n'est pas toujours facile de savoir
où est le mal, où est le bien. »
Moodi Ahmadou Lariya fait dans l'érudition et l'agronomie, c'est, avons-nous dit, un homme de culture aux sens propre et figuré. Il fraternise avec Cerno Abdourahmane en érudition. Les deux cousins composent des poèmes en pular et en arabe, ils discutent de classiques d'islamologie ; ils réfléchissent même sur l'opportunité et des méthodes pour approfondir l'arabisation de la société fuutanke. Parmi les créations poétiques, Bappa Abdourahmane cite une pièce de cinq vers dans lesquels Kaawu Ahmadou emploie des mots arabes, pular, malinké et soussou.
C'est un poème arabe, — maiss n'est-il pas des trois autres langues ?
« Je sortai un jour de Koula (nom de village)
Je m'assis à l'ombre d'un koulo (nom d' arbre)
Je vis là-haut un singe
Je tirai deux halles
Il s'abattit par terre. »
Je m'assis est en soussou (wa dokho) ; par terre en malinké (bi dugu), les autres mots soulignes en pular.
Moodi Ahmadou est encore un chroniqueur ; il s'informe des hommes et des évènements notables du pays et il les consigne dans de gros registres.
Parallèlement, il s'adonne à une agriculture d'acclimatation, il entretient un verger à l'entrée de Diari, il plante dans son gallé des plantes utiles, bambous
cacias, en plus des fruitiers.
Le village s'étend, se serre plutôt dans une petite plaine au pied d'une cote raide qui en constitue l'horizon nord. Vers le sud, la plaine descend vers un canyon où coule la rivière Saala, après avoir dévalé l'impressionnante Jurnde Summa.
C'est un petit village, à peu près de même taille que Daara-Labé, avec sa mosquée centrale entourée des concessions du chef de canton et des principales notabilités. Une école a été construite quelque peu à l'écart, à l'ouest du village. Une piste relie Diari à Labé, quelque 40 km à l'est et à Lélouma, à peu près autant vers l'ouest. La piste passe entre la concession scolaire — où habitent les instituteurs — et les concessions indigènes, contournant la localité vers le nord avec une pénétrante unique jusqu'à la mosquée. La civilisation des Blancs n'a pas l'air très prisée dans les parages !
La plaine, au nord du village est vide ; elle sert de place publique où les jeunes gens du crû organisent des manifestations artistiques et athlétiques. Une source perenne en bordure de la plaine fournit l'eau potable. Le terroir, rocailleux mais fort boisé, ne semble pas agricolement intéressant au voisinage de Diari.
Cerno Abdourahmane vit dans cet environnement, avec ses neveux et camarades d'âge. En 1937, il épouse Neenan Aïssatou, fille de Moodi Ahmadou. La jeune femme, lettrée, est très férue de poésie pular ; elle en collectionne des copies qu'elle récite et déclame avec beaucoup de talent et de charme, tout en filant le coton, ou tournant quelque léfa (beɗo).
Ainsi Cerno Abdourahmane continue à baigner dans un milieu littéraire et intellectuel. Il s'en revient à Labé avec son épouse, et il s'acquiert une concession à quelque cent mètres de la mosquée. Il y fait construire de belles et grandes cases, et une écurie pour un cheval.
Dans sa case à lui, des tapis couvrent le sol, et le mobilier est à la page, des chaises et des fauteuils. Un grand lit métallique était caché dans une moustiquaire blanche. Cerno Abdourahmane a toujours manifesté un goût sûr pour les beaux objets. Sa profonde culture est reconnue autour de lui, par ses frères aussi bien que par les lettrés de la province, dont beaucoup au demeurant sont des talibe (étudiants) de son père. L' homme de la rue, quant à lui, est impressionné de rencontrer ce jeune homme élégamment vêtu, au visage régulier, serein et rayonnant, cependant sérieux, méditatif, qui impose le respect et vous tient à distance.
La mode de la jeunesse alors à la page est aux vêtements marocains, babouches, gilet de feutre boutonné jusqu'au cou, sous un kaflane ou un grand boubou brodés à la main. Le travail de broderie prenait couramment six mois et davantage. On voyait alors les artisans assis sous les vérandas des boutiques, les jambes allongées ou repliées en tailleur, un piquant de porc-épic à l'oreille, un
jeu de bobines de fils de couleurs différentes dans une boîte de fer-blanc à côté d'eux. Ils devisaient de leurs problèmes tout en faisant travailler l' aiguille, couvrant point par point le tissu de courbes de lissajous et d'arabesques compliquées, entourant des petits trous percés avec le piquant de porc-épic et consolidés par des points de boutonnière. Les artisans de Labé étaient alors réputés dans tout le pays pour la beauté des figures qu'ils obtenaient lentement, patiemment.
Les jeunes élégants vêtus de ces oeuvres d'art raidies à 1'amidon, déambulaient par les rues autour du marché, ou s'asseyaient en groupes sous les vérandas des boutiques. Le commun admirait ces élégances, ces jeunes visages riants et insouciants, ces boubous et ces babouches et ces bonnets de velours violet.