Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.
Cerno Abdourahmane a vécu ses premières années alors que son père, « grand et svelte vieillard, à figure régulière, … intelligente et rusée (qui) frappe par les yeux malicieux … », (P. Marty) était reconnu depuis des lustres, et accepté comme « un des dirigeants de l'esprit public au Fouta », un membre de l'« aristocratie du livre », comme le cite Amadou Hampâté Bâ.
Paul Marty, qui l'a attentivement fréquenté et « étudié » en 1915, ne cache pas l'admiration réelle qu'il a ressentie de la fréquentation de l'érudit. Il le considère comme un « lettré arabe de toute première valeur, remarquablement instruit en sciences arabes et islamiques », qui « s'impose à tous par sa science, sa piété et son prestige … », etc. L'islamologue fonctionnaire colonial souligne que « plusieurs centaines de karamoko ont passé leur jeune âge par ses mains » ; il en cite un certain nombre, notant que « ce sont en général les plus instruits ». Il écrit :
« Cerno Aliou paraît avoir visé à sortir quelque peu des méthodes pédagogiques routinières des Foula et à donner à ses élèves des rudiments arabes. »
Cerno Aliou ne fut pas seulement l'érudit grand connaisseur de livres fondamentaux, le pédagogue novateur remarqué par Paul Marty. Il fut aussi un poète, devenu classique en arabe et en pular. Ses enfants racontent que certains soirs, après l'extinction des feux de la lecture scolaire, il réunissait quelques-uns des étudiants, souvent sous la direction de Cerno Oumarou Kaana, pour leur faire déclamer ses poèmes, comme Maqâlida as Sa'âdâi. Il écoutait de sa chambre le choeur debout sous l'oranger dans la cour, vaguement éclairé par les braises mourantes du duɗal. Et les adolescents, conscients de 1'attention que portait à leur récital leur maître vénéré, y allaient de tout coeur, en y mettant le meilleur de leur talent. Sans y penser, ils prenaient ainsi goût à la poésie, assimilaient la prosodie arabe et, par corollaire, la peule tirée de la première. Le fait est que beaucoup de ces élèves ont laissé aujourd'hui des poèmes de bonne facture sinon de charme, en peul principalement, le plus productif ayant été Cerno Jaawo Pellel.
C'est donc dans une communauté familiale où l'étude des livres et les exercices de l'esprit étaient l'activité principale sinon exclusive, que Cerno Abdourahmane a commencé à découvrir le monde. Lorsque des dizaines d'enfants et d'adolescents, assis en rond en plein air, autour du grand feu pour l'étude du soir, ânonnent à tue-tête lettres , syllabes ou versets coraniques recopiés sur leurs planchettes, le spectacle « Son et lumière » dégage une poésie que ne peut oublier quiconque l'a vécu ou simplement 'observé. Il ne faut pas chercher, peut-on penser avec vraisemblance, il ne faut pas chercher ailleurs la source à laquelle Cerno Abdourahmane a puisé son goût pour la chose écrite ; et pour la poésie notamment.
Au décès du waliyyu, le 22 Ramadan 1342 H (23 Mars 1927), le duɗal comptait une multitude d'enfants au premier degré de l'enseignement coranique (lettres, syllabes et lecture du Coran), sous la direction de garçons et filles plus avancés qu'eux. Il y avait ensuite les élèves qui, ayant achevé la lecture du Coran et maîtrisé la pratique de l'écriture, abordaient la traduction ct l'étude de divers ouvrages islamiques religieux et scientifiques. Malgré son jeune âge, Cerno Abdourahmane était de ceux-là. Avec son frère (Kotoo) Habibou qui avait mémorisé le Livre d'Allah sous la direction de leur père, il avait achevé Bur-hânu et Sulaymi, deux opuscules islamiques, le second étant en vers. Les deux frères avaient également achevé le livre de Shaykh Abou Zayd, le célèbre imam de Kairouan en Tunisie, la Riçâlat, cette épître assez volumineuse et manuel détaillé de droit et rituel islamiques, enseigné dans toutes les écoles coraniques du Fouta-Djallon.
Avec leur neveu Daa'i, fils de Alfa Bakar Diâri, les deux frères en étaient à la révision du Muhayyibi, un poème à la gloire du Prophète.
Ainsi, son père avait eu le temps de laisser une empreinte indélébile sur l'esprit de son avant-dernier garçon. Le waliyyu avait perçu la vive intelligence de son enfant, qu'il encouragea méthodiquement, de manière publique ou discrète. Le fait est que Cerno Abdourahmane, dont la culture est aujourd'hui reconnue et appréciée dans un grand nombre de pays et de milieux islamiques, aura toujours présent à son esprit la mémoire et le modèle de son père, malgré qu'il n'ait vécu que onze années à l'ombre directe du waliyyu.
Le décès de celui-ci ne manqua certainement pas de laisser son fils désemparé. Mais la Providence était là veillant sur lui, grâce peut-être à la bénédiction de Cerno Aliyyu, qui avait écrit dans Maqâlîda As Saâdâti :
« Je louangerai le (Prophète) ma vie durant.
Après ma mort, qu' hérite de moi,
à louanger le Prophète, un qui m'égale ».
Le fils mettra pieusement ces vers en exergue de son ouvrage Wasiyyatou Al Wâlidi.
Il y avait enfin, au duɗal de Cerno Aliou en ce mois de mars 1927, des étudiants plus avancés, qui faisaient fonction de répétiteurs et d'adjoints d'enseignement. Cerno Mamudu Sow, fils de Cerno Umaru Pereejo, et Cerno Abdollaahi Ruumirgo, fils de Salli Wuuri, étaient des neveux du patriarche. Il y avait Cerno Umarou Kaana de Tarambaali, alors l'homme de confiance, le « disciple préféré » de Cerno Aliou qui rendra le dernier souffle sur ses genoux. Il y avait Cerno Jaawo Pellel, le poète, qui plus tard écrira à propos de son collègue et aîné :
« Il y a aussi Cerno Umaru Taran, qui est élève de mon maître ;
il me contrôlait et me redressait sans erreur.
Le maître l'avait aimé et rapproché de lui. En effet
nombre de ses secrets, il ne les lui cachait point …
Il le mettait au rang de ses enfants, pour ce qui est visible ;
l'amour qui reste caché est un mystère que je ne perçois pas. »
(A.I. Sow. La femme, la vache et la foi, p.199).