Mémoires recueillies par Bernard Salvaing.
Brinon-sur-Sauldre : Grandvaux, France. 2008. 414 p. ill.
Al-hadji Mouhammadou est avant tout un homme de religion.
Imam depuis 1968 du village de Kompaya, près de Labé, troisième ville de Guinée, et ancienne capitale d'une des provinces ou diiwe (singulier diiwal) de l'Etat du Fouta-Djalon ancien, il nous décrit dans cet ouvrage sa pratique quotidienne de la religion et nous parle de la voie qui mène le musulman vers Allah.
En fait, il a essayé de transmettre, par le moyen de ce livre publié en français, une partie des connaissances et des enseignements qu'il a consignés dans l'ouvrage de sa vie, une somme rédigée en arabe de plusieurs milliers de pages, intitulée « majmu'a alfawii'id ad-diniya fil thaqafat al-islamiya (Recueil des enseignements utiles de la religion dans la culture islamique) ».
Ce texte est donc l'oeuvre d'al-hadji Mouhammadou Baldé. Les passages publiés ont tous été dits par lui. Une partie (la majorité) a été dite à Kompaya en pular en 1994 et traduite grâce au concours du regretté Hady Sow et de M. Mamarou Bah, que je remercie vivement. Une autre partie a été dite directement en français en 1996, à l'occasion d'un séjour en France de l'auteur.
Lors de la transcription et de la rédaction, je n'ai fait que le travail de mise en forme nécessaire pour passer d'un document oral à un texte écrit. Les quelques phrases de liaison que j'ai ajoutées sont entre crochets. J'ai été aidé dans mon travail de mise en forme par les relectures successives de l'auteur et également par les relectures de plusieurs autres personnes, que je tiens à vivement remercier (voir la Rubrique Remerciements). Ces personnes m'ont également aidé à mieux cerner un certain nombre des points évoqués par l'auteur et je me suis appuyé sur leurs connaissances complémentaires des miennes pour améliorer l'appareil critique que j'ai rédigé à côté du texte d'al-hadji Mouhammadou.
Dans cet ouvrage, l'auteur fait de nombreuses références au texte coranique et aux leçons données par les grandes personnalités de l'Islam. Parmi celles-ci, sont maintes fois mentionnées les grandes figures des premiers siècles de l'islam : compagnons du Prophète, califes, docteurs et mystiques. Leurs exemples sont invoqués, mais aussi leurs enseignements. L'auteur a lu et médité les écrits de nombreux théologiens. Tantôt il les cite explicitement, tantôt il s'inspire de leur réflexion dans les développements plus personnels de son exposé. Comme ses prédécesseurs dans la tradition religieuse du Fouta ancien, il se nourrit des grands auteurs, notamment de ceux qui se sont inscrits à la fois dans la tradition théologique et dans celle du soufisme (ou mysticisme) comme al-Ghazzali, avec son grand ouvrage Iy'â 'uluum
ad-diin, La Reviviscence des sciences de la religion.
Mais sa réflexion est également enracinée dans le terreau de l'histoire de l'Islam au Fouta-Djalon : aussi se réfère-t-il fréquemment à ses grandes personnalités, qu'il s'agisse des fondateurs de l'Etat islamique (Karamoko Alfa de Timbo, et son homonyme Karamoko Alfa de Labé), des grands wali (les grands saints) comme Tierno Sadou Dalen, puis de tous ceux qui contribuèrent à développer la confrérie Tidjaniyya, à la suite d'el-hadj Oumar Tall 1.
Son exposé est donc à la fois une leçon d'histoire et une prédication.
Son texte peut être par ailleurs considéré comme une initiation à la religion, une manière de transmettre à son lecteur des éléments d'une portée qui dépasse les simples anecdotes évoquées, tout en s'appuyant sur des images et un symbolisme issus de la tradition du Fouta-Djalon.
Il est né en 1923, et a grandi à une époque où la génération de ses parents conservait encore le souvenir des temps anciens d'avant la conquête coloniale. Tout en suivant le cursus classique des élèves coraniques, il a passé plusieurs années à l'école française.
Son père, issu d'une grande famille du Fouta-Djalon, tournée vers l'étude et la religion, était apparenté notamment à Alfa Mamadou
Diouhé Bokêto — on écrit aussi Mamadu Juhee Bokeeto — grande personnalité religieuse qui joua un rôle important dans l'histoire du Fouta-Djalon au milieu du dix-neuvième siècle, en prenant la tête du mouvement de révolte houbbou. Cet épisode encore imparfaitement connu fut un mouvement de protestations politiques et sociales, qui semble s'être largement appuyé sur des fondements religieux, contre les abus des dirigeants de l'Etat 2.
Voici quelques éléments qui nous éclairent sur cette affaire :
« Alfa Mamadou Diouhé, de la famille N'duyeebɓe, était né à Compaya près de Labé. Fils d'un marabout dudit village, il se rendit très tôt auprès de Karamoko Qoutoubo de Touba, pour sa formation spirituelle. Il obtint beaucoup de bénédictions grâce à sa persévérance et son assiduité au travail pour le compte de son maître. Il fit ensuite un séjour de sept ans chez le grand marabout Cheikh Sidia de Mauritanie 3 ».
Par la suite il se rendit à Timbo où il devint un maître en vue, formant notamment plusieurs enfants des almami. Mais rompant avec l'Almami Oumarou dont il stigmatisait les abus, Alfa Mamadou Diouhé s'installa à l'écart de Timbo, à Lamînya, dans le Fodé-Hadji. Un incident de voisinage entre des élèves du maître et un protégé de l'almami déclencha une révolte qui débuta au milieu du XIXe siècle et devait durer plusieurs décennies, laissant un très grande impression sur les esprits. Bien qu'étudié par plusieurs auteurs, ce mouvement est encore loin d'avoir livré tous ses secrets. On lira donc avec intérêt l'analyse que fait al-hadji Mouhammadou Baldé de certains de ses aspects.
Nous pouvons en tout cas en conclure que la famille d'al-hadji Mouhammadou Baldé joua un rôle de premier plan dans certains épisodes importants de l'histoire du Fouta-Djalon, tout en étant longtemps occupée par les affaires religieuses plutôt que par les affaires strictement politiques.
Cependant al-hadji Mouhammadou Baldé, bien qu'il soit avant tout un homme de religion, a été mêlé aux évolutions du pouvoir politique. Tierno Saïdou, père de l'auteur, combattit pour la France pendant la Première Guerre mondiale. Il gagna ainsi sa confiance, et après avoir servi l'administration coloniale à divers échelons, il fut nommé en I936 chef du canton de Koubia, à une soixantaine de kilomètres de la ville de Labé. Al-hadji Mouhammadou, son fils, le seconda dans sa charge et fut nommé chef du village de Nyakaya, dans le même canton, en 1944.
Mais il nous rappelle d'abord l'itinéraire de son père, qui reste pour lui un modèle, sans doute avant tout parce qu'il lui apparaît avoir su exercer le pouvoir tout en restant un vrai homme de religion.
Tierno Saïdou fut donc d'abord nommé secrétaire d'Alfa Mamadou Tanou, chef du canton de Labé. Ce dernier avait besoin d'un secrétaire connaissant l'arabe et résidant à Compaya. Il employa d'abord à cet effet Tierno Ibrahima Compaya, neveu de Tierno Saïdou. Lorsque Tierno Ibrahima Compaya fut promu chef de Tarambali, il proposa pour le remplacer dans sa fonction Tierno Saïdou. Ce dernier devint donc un des hommes de confiance du chef de canton de Labé qui, n'ayant pas d'enfant en âge de faire la guerre, lui proposa de s'engager pendant la Première Guerre mondiale.
A son retour d'un séjour en France qui lui avait également permis de se perfectionner en français, Tierno Saïdou reprit ses fonctions auprès du chef du Labé, mais parallelement devint employé au bureau du commandant de cercle. Il fut également assesseur au tribunal coutumier de Labé.
A la tête de celui-ci se trouvait à l'époque une grande personnalité religieuse du Fouta-Djalon dont l'auteur aura l'occasion d'évoquer fréquemment le nom : il s'agit de Tierno Aliyou Ɓuuɓa Ndiyan, déjà très connu avant l'arrivée des Français comme homme de religion et de culture, auteur de nombreuses oeuvres en arabe, et qui joua un rôle important dans la transmission de la confrérie tidjaniyya au Fouta-Djalon. Au début de la colonisation, il fut un des interlocuteurs privilégiés des Français dans la région, tandis que se confirmait parallèlement son renom de sainteté.
Nous rencontrerons également, dans ces Mémoires, un des fils de Tierno Aliyou Ɓuuɓa Ndiyan. Il s'agit d'el-hadj Tierno Abdourahmane Bah, aîné de quelques années de l'auteur. Tierno
Abdourahmane est connu à plusieurs titres : c'est le plus grand poète de langue peule du Fouta-Djalon au XXe siècle ; il a joué sa vie durant un rôle de première importance sur le plan religieux — devenant premier imam de la mosquée de Labé à la mort de son frère el-hadj Tierno Habib — et sur le plan politique : il fut notamment ministre des Affaires religieuses dans les années 1980, aux débuts de la Deuxième république.
Revenons-en maintenant à al-hadji Mouhammadou Baldé, l'auteur de ces Mémoires. Pendant son enfance, il mena des études coraniques et suivit parallèlement une scolarité à l'école française.
Lorsque son père fut choisi comme chef du canton de Koubia, en 1936, il vint à ses côtés et devint bien vite son collaborateur, d'autant plus qu'il était à son tour, malgré sa jeunesse, nommé chef du village de Nyakaya, dans le canton de Koubia, en 1944. Il fut donc un acteur et témoin de premier plan de l'histoire de la chefferie au Fouta-Djalon, particulièrement pendant l'époque dite de l'effort de guerre, puis dans les années cinquante.
Le récit de sa vie nous montre comment, après une jeunesse assez aventureuse, qui le vit pendant de nombreuses années mener l'existence itinérante de chauffeur et de commerçant parallèlement à celle de chef de village, il se convainquit peu à peu de l'importance d'acquérir une plus grande culture islamique et se consacra de plus en plus à la religion.
La periode de son action comme imam de Compaya coïncide avec celle des Indépendances, et se déroule sur le fond des grandes mutations que connaît la Guinée, pendant l'époque de la présidence de Sékou Touré, puis apres la prise de pouvoir par le Comité Militaire de Redressement National en 1985 et sous la présidence de Lansana Conté.
Aujourd'hui, tout en demeurant imam du village de Compaya, al-hadji Mouhammadou continue d'exercer d'importantes responsabilités au niveau de la ligue islamique. Son prestige et son rayonnement s'étendent donc bien au-delà de son village. A côté de son action proprement religieuse, il s'attache à développer l'enseignement, et en particulier les écoles franco-arabes, qui répondent selon lui au souci de mettre en place un enseignement alliant les sciences religieuses et les autres formes de connaissances.
Il a vingt-quatre enfants vivants, de ses différentes épouses, dont plusieurs sont décédées. On peut être sensible à la grande diversité des itinéraires de ses enfants, qui parallèlement à leur éducation religieuse ont fréquenté l'école française ou l'école franco-arabe, qu'ils soient garçons ou filles. Certains se sont à leur tour consacrés à l'enseignement islamique, mais dans le cadre des écoles franco-arabes. D'autres sont encore étudiants en Guinée ou à l'étranger, les plus âgés sont devenus pharmaciens, ingénieurs, mécaniciens, infirmiers, dactylos, ménagères, etc. Certains sont restés dans la région de Labé, d'autres vivent à Conakry, plusieurs se sont expatriés : au Liberia, au Gabon, en Europe, aux Etats-Unis. En particulier, avant la guerre civile au Liberia, ils furent nombreux à passer au moins un temps dans ce pays, où s'était installée la première sa fille Hadja Diaraye Baldé.
On peut rapprocher ces itinéraires variés de ceux des enfants de son père : celui-ci, allié par ses mariages à de grandes familles religieuses ou liées à la chefferie, avait compris très tôt, comme nous le dira al-hadji Mouhammadou Baldé, l'utilité d'envoyer ses enfants à l'école française. Certains de ses enfants et petits-enfants se sont expatriés, en Europe ou aux Etats-Unis, d'autres ont occupé de brillantes positions à Conakry, certains vivent actuellement
dans la région de Labé en Guinée.
Son long parcours à travers l'histoire mouvementée de son pays fait donc d'al-hadji Mouhammadou Baldé un témoin privilégié d'une époque riche en événements, en même temps qu'un acteur religieux de premier plan.