Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.
Le samedi 1er octobre, à neuf heures du matin, nous quittons Tounthouroun. Notre caravane est augmentée de dix personnes, dix bouches inutiles. Comba, le satigui (chef des captifs) a besoin de sept captifs pour porter son bagage et celui de sa femme jusqu'à la Gambie, où il doit nous quitter.
A deux kilomètres de Tounthouroun, nous traversons la Dimmah qui a déjà six mètres de largeur, et après une courte étape nous couchons à Tolou.
Nous allons par monts et par vaux, et nous arrivons au foulasso Béli, puis à Bandeya. A mi-chemin de ces deux localités, nous passons devant le tombeau de Alfa Oumar Laguité, érigé au pied du foulasso Laguité. Un cercle de quatre mètres de diamètre, formé par des pieux d'un mètre de hauteur, sous un gros arbre touffu, tel est le monument consacré à, ce marabout vénéré.
En arrivant à Bandeya, ville habitée en majorité par des Alfaya, nous restons près de deus heures dans la cour de la mosquée, où nous attendons qu'on nous ait trouvé un logement. La présence des envoyés de l'Almamy Sorya nous vaut cette tracasserie. Enfin, grâce au talent, oratoire de Mahamadou-Saïdou, nous obtenons une case à peu près convenable.
A peu de distance de Bandeya, nous atteignons le bowal du même nom, qui sert de limite à l'Irlabé, subdivision de la province de Labé. Au sortir d'un bouquet de bois, nous n'avons plus devant nous qu'un immense plateau couvert d'herbes jaunies d'un mètre de hauteur. Ces herbes aux tons chauds et variés, qui ondulent sous la brise, nous donnent l'impression de l'Océan. Nos hommes marchant en file indienne sont cachés jusqu'à la ceinture et se détachent en vigueur sur le ciel chargé de gros nuages blancs. Effet bizarre, sensation étrange ! Pendant les deux heures que nous mettons à traverser cette vaste plaine, nous éprouvons la même impression. Ensuite apparaît le sommet d'une montagne, qui semble un îlot perdu dans une mer jaune aux reflets dorés, puis deux, puis trois sommets, enfin une chaîne entière : la chaîne du Tamgué.
A l'extrémité du bowal, nous admirons la magnifique vallée de Oré-Lity, vaste tapis-vert coupé de nombreux cours d'eau, où sont disséminés les villages de Oré-Lity, Sarafina, Boumi, Donhiel, etc. Le fond de ce tableau grandiose est formé par la chaîne des monts qui entourent le Soudou-Mali, le pic le plus élevé du Fouta.
Pendant notre marche à travers la vallée nous sommes suivis par une foule qui grossit à mesure que nous avançons, et, lorsque nous arrivons au terme de l'étape, à Donhiel, nous avons une escorte d'au moins cinq cents naturels, dont deux cents gamins.
En quittant Donhiel, nous escaladons les premiers contreforts du Tamgué, où nous franchissons onze torrents qui se précipitent à travers d'énormes roches, pour gagner les ombrages d'une épaisse forêt, composée en partie d'énormes baobabs et de karités (arbres à beurre). Après une marche de trente-huit kilomètres mouillés jusqu'aux os par une forte tornade que nous recevons au moment, d'atteindre le but, nous arrivons à Kounda, petit village perché comme un nid d'aigle au sommet d'un pic qui domine les vallées secondaires de la Gambie.
A neuf heures du soir, nous prenons le premier repas de la journée, et quel repas! Du riz et de l'eau ! La moitié de notre escorte n'est pas arrivée. Surpris par la nuit, les retardataires ont couché au milieu de la brousse, n'osant pas se risquer, dans l'obscurité, à travers des torrents rapides qui bondissent du haut des rochers, d'une hauteur de plus de cinquante mètres.
Au delà de Kounda, nous suivons la ligne de faîte du bassin de la Gambie et, après une étape de vingt kilomètres, nous arrivons à Dara-Tamgué, village bâti dans un site délicieux.
Après Dara, nous cheminons pendant plus de deux heures entre deux murailles de roches, où nous avons pour toute distraction les aboiements des singes cynocéphales qui abondent dans ces montagnes.
Au col de Ouarnani, notre vue embrasse de nouveau un grand espace. Au-dessous de nous se trouve le petit village de Ouarnani, qu'un brouillard intense couvre en ce moment, et le guide nous indique au delà de la vallée étroite et boisée un village bâti sur un sommet élevé, où nous terminerons notre marche.
Nous descendons au fond de cette vallée, où nous traversons trois torrents rapides dont les eaux sont très froides ; nous escaladons ensuite une pente raide et boisée et à midi nous atteignons Bogoma, petit village bâti sur une étroite plate-forme à 1,400 mètres d'altitude, au pied du pic Bogoma.
De Bogoma, point culminant de notre route de retour, le panorama est vraiment grandiose. J'ai vu les Vosges et le Jura, j'ai admiré les montagnes d'Auvergne et les glaciers des Alpes. Mais la vue de ces montagnes aux formes bizarres, et de ces villages qui, bâtis sur les mamelons les moins élevés, chauffent leurs toits de paille au soleil tropical, me fait éprouver un sentiment que je n'ai pas ressenti ailleurs et que je renonce à décrire... Véritablement, je ne m'en sens pas capable !
En sortant de Bogoma, nous descendons le versant du Tamgué, quelle route, bon Dieu! Nos pauvres montures sont soumises à de rudes épreuves. Et c'est, nous dit-on, la meilleure route pour gagner la Gambie ; l'autre est impraticable pour les animaux, attendu qu'à un endroit du chemin on est obligé de descendre par une longue échelle.
Nous arrivons à Paré, village où fleurissent les derniers orangers du Fouta. Comba, le satigui, nous déclare qu'il n'ira pas plus loin et qu'il retourne à Timbo. Il n'explique pas la cause de cette détermination ; mais je suppose qu'il s'agit d'une rivalité entre ce chef de captifs et Mahamadou-Saïdou, car tous deux veulent commander la route ! Madame Comba pleure à chaudes larmes : elle perd une filière d'ambre que le docteur devait lui donner dès que nous serions à la Gambie.
Nous descendons toujours. Ce n'est plus un sentier que nous suivons, mais un escalier. Nous dessellons nos deux animaux, qui ont bien de la peine à franchir ce mauvais pas. Au pied de ce passage, la chaleur est suffocante. A deux heures, le thermomètre marque 38°. Enfin, après une fatigante étape qui n'a pas duré moins de dix heures, nous arrivons à Médina-Kanta.
Cette ville qui n'appartient plus au Fouta proprement dit, mais au Niocolo, province asservie par les Peulhs, a un tout autre aspect que celles que nous avons visitées jusqu'ici. Les rues sont larges et bordées par des clôtures en treillage. Les maisons, quoique circulaires, ne sont plus les mêmes que dans le haut pays ; les intérieurs sont moins confortables et le sommet des toits porte quatre gâtons servant de perchoir aux hirondelles, qui doivent porter bonheur au foyer.
Les habitants ne ressemblent pas aux naturels du Fouta, ni aux montagnards du Tamgué ; leur peau est plus noire et leur type rappelle celui des Ouolofs du Sénégal. C'est l'opinion du docteur qui, dans son premier voyage, a visité les populations Malinkè,
Nous recevons la visite d'un personnage étrange, se disant shérif, natif de Bagdad ! Cet homme, qui me fait l'effet d'un farceur, est coiffé d'une haute calotte rouge, dite chéchia, entourée d'un turban blanc qui passe sous le menton. Ce saint homme, établi dans la ville depuis quelque temps, prêche le Koran et tient école. Il paraît que les gris-gris qu'il confectionne sont payés très cher et lui rapportent beaucoup.
J'ai été grandement surpris, en arrivant sur la rivière Kanta, qui coule à cinq minutes de la ville, d'y voir un pont suspendu où l'on arrive par deux plans inclinés. Il n'y a aucune comparaison à établir entre cette passerelle et les vrais ponts que l'on voit sur nos rivières ; mais tel qu'il est, cet ouvrage d'art répond aux besoins des habitants et peut porter six à huit hommes chargés. Ce pont, qui n'a pas moins de vingt mètres de longueur, est suspendu par de fortes lianes accrochées aux arbres des deux rives, qui soutiennent des traverses en bambous sur lesquelles sont fixées de grossières nattes.
La campagne qui entoure Médina-Kanta produit beaucoup de rogniers (variété de palmiers) dont les troncs s'élèvent jusqu'à une hauteur de trente mètres.
Le 13 octobre, nous arrivons à Kondouma ; c'est le pays de Samba-ley-Mayo, notre guide officiel jusqu'à Médine ; sur sa prière et sur celle de son frère, le chef du village, nous y séjournons.
Ce village n'a de remarquable que ses grandes plantations de coton.
En partant de Kondouma, nous descendons encore une pente mauvaise et rapide, mais c'est la dernière, nous en avons fini avec la montagne. Nous sommes dans la vallée de la Gambie, à deux cents mètres d'altitude seulement. La chaleur est étouffante.
Nous atteignons la Gambie que nous longeons pendant quelque temps. Ce fleuve n'a pas moins de cinq cents mètres de largeur ; il doit être peu profond, car de ses eaux boueuses émergent de nombreux rochers.
En un endroit de ce désert, Mahamadou-Saïdou m'indique, sur le sol composé de dalles ferrugineuses, deux empreintes et me dit :
Voici le pied du chasseur peulh, et voici le pied
du boeuf ! Là passèrent le premier homme et le premier boeuf qui vinrent au Fouta. Dieu n'a pas effacé les traces de leurs pieds, parce qu'il aime trop les Poulars, qui sont de bons marabouts.
Nous faisons ainsi une étape de 38 kilomètres, la plupart du temps au milieu d'herbes sèches de deux mètres de haut, et au coucher du soleil nous arrivons au village d'Itato.
Ici, nous sommes en pays de connaissance. Quelques habitants ont gardé le souvenir du passage des deux voyageurs français Hecquart et Lambert. Peut-être qu'à l'époque où ils passèrent à Itato, ce village était florissant. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une ruine. Quelques cases et des pans de fortifications à moitié détruites indiquent qu'Itato a eu à soutenir un siège. Effectivement, nous apprenons qu'il y a trois ans, il a été ruiné complètement par des bandes venues du Dentillia.
Nous y rencontrons le chef d'une caravane de dioulas (colporteurs) venant du Sénégal, qui nous plonge dans la plus grande consternation. Il nous apprend que la fièvre jaune a ravagé Saint-Louis et que le Boroum-N'Dar (nom indigène du gouverneur du Sénégal), le regretté M. de Lanneau, est mort.
Après une courte étape, nous arrivons à Kédougou-Tata, le premier village que nous voyons muni d'un tala (fortification). Garantis par leurs montagnes faciles à défendre, les habitants du Fouta-Diallon n'ont nullement besoin d'entourer leurs villages d'une enceinte fortifiée. Mais les villages du Niocolo, bâtis au milieu de vastes plaines, dans le voisinage des Malinké idolâtres, ont besoin de garder leurs cases et leurs bestiaux par une muraille.
La ceinture de Kédougou n'est pas complète ; seule, la demeure du chef, bâtie au centre, est défendue par douze tourelles reliées par une haute muraille en forme de paravent déplié.
Deux portes seulement donnent accès dans l'enceinte, où çà et là sont bâties les cases du chef Fodé-Hamadou. Celles-ci sont également reliées par une muraille, de la hauteur d'un homme, percée de meurtrières qui permettraient, si le tata était pris, de se défendre encore et obligerait l'ennemi à faire le siège de chaque maison. Trois puits abondants donneraient de l'eau aux assiégés.
Kédougou-Tata est le rempart du Fouta. Attaqué par les populations de la rive droite de la Gambie, il donnerait l'alarme à tout le pays. Le cas échéant, les habitants abandonneraient leurs cases et, enfermant bestiaux et butin dans le château du chef, organiseraient la résistance.
Vu de la grande place qui l'entoure, le tata de Kédougou ressemble absolument aux manoirs comme l'on en voit encore quelques-uns dans nos provinces de France.
Les toits en chaume des tourelles ainsi que ceux de toutes les cases du village se terminent par quatre perchoirs pour les hirondelles.
Les habitants de Kédougou sont musulmans, mais sentent un peu le roussi. Loin des regards austères de l'Almamy, les filles de Kédougou sont souvent au tam-tam. A peine la nuit est-elle venue que les tambourins résonnent, les battements de mains éclatent, les chants retentissent et le bal commence. En voilà jusqu'à minuit.
Privé de ces fêtes depuis mon départ de Boké, c'est avec joie que j'entends ces manifestations du plaisir. Je laisse le docteur, qui est blasé sur ces réjouissances, et je vais faire mon homme d'importance sur l'esplanade.
Une place m'est offerte près du grand feu de paille qui éclaire le bal et ces demoiselles dansent, pour moi !
Oumarou, l'envoyé d'Alfa Aguibou, ne nous avait pas dit qu'il possédait des talents multiples comme musicien et comme danseur. Au grand plaisir des assistants, ce beau garçon danse le pas du sabre, et j'avoue qu'il mérite son succès.
Oumarou plante son sabre nu au centre du cercle formé par la foule et invite les musiciens à battre une cadence précipitée. Il danse un pas allégorique et s'avance jusqu'au sabre qu'il saisit de sa main droite. Ses
pieds suivent le rythme du tambour et, dans un pas savant, touchent à peine le sol, tandis que la lame du sabre tournoie autour de sa tête, de son corps et de ses jambes.
Les mouvements de l'homme et du sabre sont tellement rapides que l'on ne distingue plus qu'une forme vague tourbillonnant dans un nuage de poussière. Oumarou danse environ deux minutes et s'arrête tout en nage. Il y a de quoi !
Je suis couché depuis longtemps déjà et les battements des tam-tam durent encore. Ces nègres, quand ils s'amusent, font durer le plaisir autant que possible.
Ce dont je ne me serais jamais douté, c'est que la moindre partie de mon individu eût des propriétés de porte-veine. Cependant, pour le beau sexe de Kédougou, j'ai quelque valeur comme fétiche ! Jacques, notre cuisinier, qui m'a coupé les cheveux aussi ras que possible, en a vendu quelques mèches à deux dames de la ville pour la somme de vingt noix de kola. Au prix où est ce fruit, tant estimé des noirs, cela représente au moins vingt francs !
La Gambie coule à un kilomètre environ de Kédougou-Tata. C'est un beau fleuve de trois cents mètres de largeur, dont les deux rives sont couvertes de plantations de mil.
Le 19 octobre, après une marche de quatre heures à travers un pays absolument plat, nous arrivons à Silla-Konda, limite extrême du Fouta-Diallon. Ce village, au centre duquel se dresse un unique palmier où les colibris accrochent leurs nids, est entouré d'une double muraille de terre en mauvais état du reste ; elle est flanquée de tourelles qui servent de postes et commandent chaque route.
Le chef du village, apprenant que nous avons l'intention de traverser le Bambouc pour nous rendre à Médine, cherche à nous en dissuader :
Ce pays, dit-il, est habité par des sauvages, qui boivent du dolo (eau-de-vie de mil) et attaquent toutes les caravanes.
Devant notre refus de changer notre itinéraire, ce brave noir insiste pour que nous restions un jour de plus chez lui, afin, dit-il, de lui donner le temps de trouver des guides et pour que nous portions bonheur à sa maison.
Lorsque la grande chaleur est tombée, nous allons reconnaître la Gambie, qui coule près du village. A cet endroit, une île assez grande la divise en deux bras et l'un d'eux est obstrué par un barrage de roches. Les eaux ont déjà baissé de quatre mètres et là où trois semaines auparavant l'eau recouvrait les berges, des tiges de mil commencent à se montrer.
Sans doute, c'est l'heure propice pour le bain et pour la pêche ; la berge est couverte de femmes se baignant à côté d'hommes et d'enfants qui, les pieds dans l'eau, lancent leurs lignes dans la rivière. Je n'exagère pas en disant qu'il y a deux cents personnes. Notre venue effarouche bien un peu ces dames et les gamins qui se sauvent; mais, voyant que nous ne mangeons personne, tout ce monde se rassure et reprend ses occupations.
Les karités (arbres à beurre) abondent dans les environs de Silla-Konda.
L'arbre à beurre, shea, appelé karité par les Peulhs, est un arbre assez grand ; ses feuilles sont de petite dimension, un peu rudes et ramassées en bouquet ; le tronc de l'arbre est rugueux et, si on l'incise, il en découle une liqueur blanchâtre. Le fruit est rond, de la grosseur d'un abricot ; une mince pellicule grise recouvre une chair blanche un peu rosée et très ferme.
Cette chair onctueuse, qui rappelle le goût du foin fané, recouvre à son tour un noyau assez gros, très dur à casser, qui contient une amande à goût de noisette dont les noirs sont très friands.
On obtient le beurre en mettant la chair qui recouvre le noyau dans l'eau bouillante ; la graisse surnage et on la recueille dans des vases où on la laisse refroidir.
Les naturels du Bambouk font leur cuisine en grande partie avec le beurre de karité ; ils l'emploient aussi contre les douleurs articulaires et s'en frottent les jambes lorsqu'ils ont de grandes courses à faire. Le beurre végétal peut être également employé pour l'éclairage.
Lorsque Bruë était directeur de la Compagnie de Galam, ce beurre végétal lui fut présenté par des naturels du Bambouc. Depuis cette époque, on appelle plus communément le beurre de karité beurre de galam, mais il est encore plus connu sous le nom de batoule.
L'arbre à beurre est très commun dans le Bambouc. D'après les récits de plusieurs explorateurs, on en rencontre des forêts immenses dans la contrée qui sépare le Sénégal du Niger.
Comme le beurre de vache et la cire sont hors de prix, nous achetons quelques pains de beurre végétal pour cuisiner et nous éclairer au besoin. Malgré l'abondance de ce beurre, on nous le vend excessivement cher.
Sous prétexte que nous sommes blancs, nous devons payer beaucoup : on se croirait aux bains de mer!
Je recommanderais bien ce beurre végétal à la consommation, mais je crains que les gourmets n'y prennent pas goût. Quand il est frais, il est inodore ; mais
quand il est un peu avancé, ah!... Eh bien, c'est la seule graisse dans laquelle nous faisons sauter de chétifs poulets.
Le chef du village nous présente trois chasseurs d'éléphants qui nous guideront à travers les solitudes du Bambouc. Le départ est fixé au lendemain et nous passons notre dernière nuit sur le territoire du Fouta-Diallon où, comme chez les montagnards écossais, l'hospitalité se donne et ne se vend jamais !