Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.
Le 21 octobre, à 7 heures du matin, nous quittons Silla-Konda et, pendant une heure, nous marchons au milieu d'une plantation de karités (arbres à beurre) avant de trouver un endroit propice pour opérer le passage du fleuve. Une longue pirogue passe les hommes et les marchandises : le cheval et le mulet traversent péniblement à la nage.
A dix heures nous sommes sur la rive droite de la Gambie et nous entrons, pour plusieurs jours, dans une contrée exclusivement habitée par les fauves et les éléphants. Nous avons pour quatre jours de vivres.
Le pays que nous traversons ne ressemble en rien au Fouta. La plaine immense est couverte d'herbes sèches, hautes de trois et quatre mètres : à peine quelques rares ruisseaux et une chaleur de 38°.
A trois heures, après une marche fatigante, nous établissons notre campement à l'ombre d'un bois de bambous, sur le bord d'un ruisseau servant d'abreuvoir aux fauves de la foret. En une heure, les abris sont installés, les feux allumés et les hamacs accrochés aux arbres.
Avec le jour, nous levons le camp et comme le mulet du docteur est blessé, hors de service, je me vois forcé d'abandonner mon cheval à mon compagnon, d'aller à pied par conséquent.
Si nous ne rencontrons pas d'animaux féroces, nous trouvons des traces nombreuses de leur passage. Sur le bord d'un ruisseau, quatre grands trous, dans la vase fraîche, témoignent du passage récent d'un éléphant. Tout le long de la route, nous croisons des bouges où ces colosses ont pris leurs ébats et le terrain est tellement défoncé par leurs pieds énormes, que notre marche en souffre beaucoup.
Cependant, avec cette chaleur, la marche au travers d'herbes sèches, deux fois plus hautes que moi, m'est extrêmement pénible. Aussi, à midi, après une courte halte, je suis pris d'un violent accès de fièvre, qui me donne le vertige et me fait courir comme un fou. Je ne m'arrête qu'exténué et ce n'est qu'une demi-heure après que je suis en état de continuer ma route.
Le docteur a pris une assez grande avance sur moi. Il dépêche à ma recherche le Bambara Couli-Bali qui, de son mieux, me fait comprendre « qu'en avant des hommes veulent nous attaquer » et il se lamente parce qu'il n'a plus de poudre. Je presse le pas et je rejoins le docteur, que je trouve debout, appuyé sur son mousqueton, au milieu de vingt et un noirs assis par terre et armés jusqu'aux dents.
Ouvrons l'oeil ! me dit-il, peut-être d'autres hommes sont-ils cachés dans les hautes herbes.
J'échange un salut avec ces messieurs qui n'étaient autres que des guerriers du sentier en quête de butin facile à voler.
Le chef dit carrément qu'il voulait les bagages pour les porter à son frère, le roi du Bélédougou. Bayol, montrant les paquets, et faisant jouer la batterie de son mousqueton, lui répondit :
Voilà mes marchandises, prends-les si tu veux, mais voici nos fusils, et la poudre parlera ! Nous allons à Mamakono, chez ton frère ; il est plus simple de nous conduire là où, sans danger pour toi, tu pourras prendre mes bagages.
Cet argument paraît convaincre les pillards. Ils nous engagent à camper et nous conduisent sur un plateau dénudé où l'on établit le bivouac.
Contre leur habitude, nos hommes font bonne garde : les sentinelles ne dorment pas.
Sans nul doute, ces maraudeurs ont été intimidés par notre attitude. S'ils avaient su qu'il ne nous restait que vingt coups pour chacun de nos sept fusils Gras et que nous n'avions plus une once de poudre pour charger trente fusils ordinaires, ils eussent certainement été plus arrogants.
Dès l'aube nous prenons nos dispositions de départ.
Les Malinké nous assurent qu'avant le coucher du soleil, nous atteindrons Mamakono. Jamais je n'ai fait une étape aussi pénible. A cheval, le docteur va plus vite que moi. Je ne le rejoins qu'à huit heures du soir et j'arrive couvert de vase jusqu'à la ceinture. Deux fois pendant cette marche, le noir qui me portait pour me faire traverser les bourbiers vaseux m'a laissé tomber dans la boue. La nuit venue, guidé par un habile chasseur qui retrouva les pistes avec ses pieds, j'ai traversé un marais couvert d'ajoncs où toute trace de sentier disparaît et où l'on enfonce jusqu'aux genoux. Obligé par la nuit d'arrêter sa marche avant d'avoir atteint le village, le docteur a établi son camp sur le bord d'un marigot, au-dessus duquel voltigent par centaines de splendides lucioles.
J'arrive donc exténué, avec quarante-cinq kilomètres dans les jambes; à deux heures, le thermomètre marquait 39°.
Aussi, sans me préoccuper du cuisinier qui me dit que le déjeuner est prêt, je m'endors profondément.
Le 24 octobre, au réveil, nous sommes aussi mouillés par la rosée que s'il avait plu toute la nuit. Après une marche de cinq kilomètres, nous arrivons à Mamakono, capitale du Bélédougou, pays habité par les Malinké.
Le farouche chef des coureurs de brousse, Kaza, qui nous a devancés la veille, a changé en notre faveur au point d'intriguer auprès de son frère, pour nous loger chez lui.
Il met sa meilleure case à notre disposition ; elle est bien petite par exemple. Sa première femme est pleine d'attentions pour nous ; elle va chercher de l'eau, veille à ce qu'il ne nous manque rien... En un mot, Kaza est devenu notre ami.
Pour la première fois depuis que nous sommes en voyage, j'ai avec mon compagnon une chicane. Chicane d'autant plus inutile en réalité qu'il s'agit simplement d'une natte en paille !
Mais ce soleil de feu, la chaleur étouffante de ces régions, les fatigues, les privations aigrissent le caractère et l'instant arrive où l'on perd sa placidité. Pour de la paille, pour un peu de nourriture, pour une futilité quelconque, les meilleures relations sont compromises. Heureusement, la bonne harmonie ne tarda pas à reparaître.
Contre l'usage du pays, Kié-Kié-Mahadi, roi de Mamakono, nous fait visite le premier. Après les premiers compliments, tout en fumant une pipe à deux fourneaux, Kié-Kié nous assure qu'il a grand plaisir à nous voir, car depuis longtemps il désire entrer en relations avec les blancs du Sénégal.
Les marchands ne viennent jamais chez nous dit-il, nous sommes perdus dans ce pays. Il y a plus de trente ans que nous n'avons mangé du sel. Je sais qui tu es. Les hommes du Fouta qui t'accompagnent m'ont dit que tu ne mentais jamais et que tu avais fait le voyage pour le bien des Peulhs. Reste quelques jours avec nous, repose-toi, tu ne manqueras de rien ; nous causerons ensemble des affaires du pays.
Effectivement, nous ne manquons de rien. Plusieurs habitants nous apportent des mets tout préparés et la femme dévouée de notre hôte pousse la complaisance jusqu'à aller chercher du sable aurifère, afin que nous constations sa richesse.
Le lendemain de notre arrivée, Kié-Kié-Mahadi nous invite à assister au grand tam-tam qu'il donne en notre honneur. A quatre heures, nous nous rendons à la fête qui se tient sur la Place du Château. Nous arrivons, suivis de nos hommes en armes, et Kié-Kié-Mahadi, assis sur une natte et fumant sa pipe, nous invite à prendre place à ses côtés.
Toute la jeunesse bronzée de la ville est au bal ; d'un côté, alignées comme des militaires, les jeunes filles chantent et marquent la mesure en battant des mains.
Au pied d'un magnifique fromager, couvrant toute la place de ses branches touffues, est placé l'orchestre qui se compose de cinq tambours, grands et petits, pour produire des sons différents, d'une cloche de fer et d'un tam-tam énorme, soutenu par quatre pieds. Quel tapage ! Les Habitants de la ville sont massés derrière les musiciens.
Une jeune fille, puis deux, puis trois, esquissent un pas de danse qui n'est pas dépourvu de grâce et viennent nous saluer en posant un genou à terre. Nous donnons à chacune d'elles quelques perles en verre qui les remplissent de joie.
Kaza, l'incomparable Kaza, qui, avec son frère Sané-Oulé (or rouge), a courtisé la dive bouteille, se présente, l'oeil allumé, la calotte jaune d'or posée en casseur d'assiette », exubérant de gaieté. Il danse aussitôt un pas le pas des chefs en jonglant avec un fusil. Notre compagnon Oumarou fait le beau auprès des jeunes Mamakonoises et les étonne avec sa danse du sabre !
Kié-Kié-Mahadi, enchanté de notre présent, signe un traite permettant aux Français de s'établir dans le Bélédougou et d'y exploiter l'or. L'éloquence de Mahamadou-Saïdou fait une excellente impression sur ces gens qui, avant de devenir nos amis, voulaient nous attaquer.
Je profite de notre séjour prolongé pour aller à Sékoto, village dépendant de la principauté de Kié-Kié-Mahadi et distant de cinq kilomètres. Entouré do lougans (cultures), de toute beauté, il est habité par des Malinké et aussi par des Toucouleurs qui paient tribut aux premiers.
J'achète pour trois francs, argent, une jarre de dolo (eau-de-vie de mil), d'une contenance de cinq litres environ. C'est une bonne liqueur qui grise vite. Kaza, sachant que nous avons du dolo, vient à tout instant demander s'il n'y a pas moyen de boire un verre. Quand j'approuve, son œil d'alcoolique s'illumine et avec amour il porte la bienheureuse liqueur à sa bouche. Kaza est toujours « entre deux vins. »
Sans ressembler en rien aux riches montagnes du Fouta, les environs de Mamakono sont très fertiles. De forts beaux arbres, baobabs, fromagers, rahtts (bois de teinture), faux gommiers, ombragent la campagne. Les récoltes sont magnifiques et vont bientôt être rentrées ; aussi chacun est-il très occupé. De tous les côtés, on entend dans les champs des bruits de calebasses cassées, mises en mouvement par une ficelle, et les cris poussés par les gardiens de cultures qui, du haut de leurs échafaudages, lancent des pierres aux oiseaux pour les empêcher de picorer les grains.
Les produits cultivés sont le gros et le petit mil, le riz qui est magnifique, les arachides, le coton et le tabac. On récolte aussi des oignons, des haricots, des patates, des ignames, des melons d'eau et certains petits tubercules, d'une forme semblable à celle de la pomme de terre dite de Hollande, dont le goût est exquis. Enfin, les feuilles du rahtt donnent une teinture vieil or, qui sert à teindre tous les vêtements du pays.
Divisée en deux parties, la haute et la basse ville, Mamakono (ventre de ma mère) est entourée d'une double muraille avec tourelles et casemates. C'est la résidence de Kié-Kié-Mahadi, roi du Bélédougou (pays de pierres). Cinq de ses frères, des oncles, quelques cousins habitent également la ville ; c'est à peu près les seuls hommes libres ; le reste des habitants, que l'on peut évaluer à cinq cents, sont esclaves. Chacun des notables possède un tata (demeure fortifiée) personnel.
Entre la haute et la basse ville, se dresse le tata redoutable de feu Diali Souléman. C'est un véritable château-fort qui sans artillerie serait difficile à prendre, mais qui tombe quelque peu en ruines. Le fils de Souléman, grand amateur de dolo, néglige les soins nécessaires à la conservation de la demeure paternelle. Le tata de Kié-Kié-Mahadi est bâti dans le haut de la ville ; tourelles, murs rentrants, casemates, rien n'y manque. Une vaste place, ombragée par un fromager gigantesque, comprise au centre des constructions, sert d'esplanade et là se tiennent les tams-tams.
La plupart des cases de la ville basse, bâties sur pilotis à quarante centimètres du sol, sont de très petite dimension. Nous sommes loin des confortables cases du Fouta.
J'ai emporté un excellent souvenir des Peuls, mais les Malinké me sont plus sympathiques encore. Ils ne professent aucune religion, ne se livrent à aucune pratique de dévotion ; ce sont des gens très gais, qui consacrent le plus clair de leur journée à la danse. Presque tout le temps de notre séjour à Mamakono, il y a tam-tam le matin, l'après-midi et le soir.
Des musiciens ambulants courent les maisons et chantent en s'accompagnant sur une sorte de harpe à seize cordes faites avec un boyau, et appelée Kora. Cet instrument curieux rend de fort beaux sons ; il se compose d'un long manche monté sur une calebasse recouverte d'une peau de mouton, qui forme table d'harmonie et soutient un chevalet où passent les cordes.
J'ai offert cinquante francs d'un instrument de ce genre à un chanteur qui m'a répondu :
Je ne vends pas ma nourrice !
La dive bouteille est en grand honneur à Mamakono, chacun la fête et notre ami Kaza est un de ses plus fervents adorateurs. Heureusement il a le dolo très gai.
Pour cimenter son alliance avec les Français, Kié-Kié-Mahadi nous fait accompagner par son jeune frère, Sambo, jusqu'à Médine, afin de saluer le commandant de la place.
Outre ses ressources agricoles, le Bélédougou, qui comprend quatre villages, y compris Mamakono, recèle des richesses autrement estimées des Européens. C'est une mine d'or ! Tous les ruisseaux charrient des paillettes du précieux métal. On le trouve également sous forme de pépites dans les blocs de quartz, épars un peu partout.
Très sensés, les Malinké ne s'occupent de la recherche de l'or que quand les cultures sont terminées. Après la moisson, vers la fin de novembre, les habitants des villages se rendent à un même endroit d'exploitation et y installent des gourbis.
D'après Kaza, de qui je tiens ces détails, avant de rechercher l'or, on tue un bouc rouge et une poule blanche. On en mange la moitié et on jette l'autre çà et là pour que le diable n'inquiète pas les travailleurs. Cette cérémonie terminée, on procède à la recherche de l'or. C'est le plus souvent les bords des ruisseaux qui sont exploités, et ce sont les femmes qui font le travail.
Ce travail est des plus simples. On met de la terre dans une calebasse que l'on remplit d'eau ; puis, en imprimant d'une main un mouvement de rotation à la calebasse, de l'autre on agite la terre pour la laver. On rejette d'abord la terre commune et les cailloux : on remplit de nouveau, et on opère ainsi jusqu'à ce qu'il n'y ait plus au fond du vase qu'un peu de sable noir ferrugineux. Alors on imprime à la calebasse un balancement qui retient l'or sur la paroi, tandis que le sable ferrugineux tombe au fond. On jette le résidu et, à l'aide d'une coquille semblable a celle des moules, on ramasse les paillettes, que l'on renferme soigneusement dans des petites cornes de biche.
La récolte par battée est minime et il se perd autant d'or qu'il en est ramassé. Mais l'opération va très vite et ne dure pas une minute. J'ai vu une battée qui a produit plus d'un gramme d'or.
Toujours d'après Kaza, les roches sont également cassées et un jour, paraît-il, on trouva dans l'une d'elles une pépite d'or grosse comme un oeuf de poule. Mais les noirs chérissent l'hyperbole et je n'accorde pas grand crédit à cette histoire.
La récolte de l'or ne dure que six semaines au plus et chaque individu en ramasse pour une somme de deux mille à deux mille cinq cents francs.
Alors les caravanes se forment et vont en Gambie chercher de la poudre, des alcools, des étoffes et surtout du sel, dont les habitants de Mamakono sont absolument privés.