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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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XV
Les sources de la Gambie et du Rio-Grande

Tounthouroun est une ville très étendue et entourée d'immenses pâturages. Comme le plateau de Timbi, le plateau de Labé, qui n'en est que la continuité, est bien cultivé. Sur tout notre parcours, nous admirons de belles plantations de riz et de maïs.
Dès le lendemain de notre arrivée, nous dépêchons un courrier à Alfa Aguibou, chef du Labé, qui, ainsi que son souverain l'Almamy Ibrahima, se repose des soucis du pouvoir dans ses propriétés situées à trois jours de marche dans l'Est.
En attendant son arrivée, nous sommes installés aussi bien que possible dans une case que nous habitons en commun avec une poule qui, tous les matins, a l'amabilité de nous pondre un oeuf frais. Nous profitons de nos loisirs pour prendre des renseignements de toute nature sur le pays.
C'est ainsi que nous apprenons que Tounthouroun est une des anciennes missida du Labé ; que les Peulhs du Labé ont souvent fait la guerre aux Portugais du Rio-Grande, qu'ils ne tiennent pas en grande amitié du reste.
Malic, le courrier que le docteur a envoyé de Boké à Alfa Aguibou, chef du Labé, vient nous voir. Il a passé l'hivernage chez son père, le chef de Oré-Dimmah, village situé à peu de distance, aux sources de la Gambie et du Rio-Grande.
Le 18 septembre, à midi, nous sommes agréablement surpris par l'arrivée d'un homme, Mamadou-Boye, qui venait de Boké, chargé de nous remettre un courrier de France et de diriger quatre hommes portant des provisions, laissées par nous dans ce poste.
Il va sans dire que nous accueillons avec joie ce bienheureux courrier : il apporte des lettres et des journaux qui, quoique partis de France le 20 mai, ne contiennent pas moins des nouvelles fraîches... pour nous.
Mamadou-Boye nous remet un thermomètre qui lui a été recommandé tout particulièrement. Je pourrai donc reprendre mes observations météorologiques. Et, pour commencer, à cette date, 18 septembre, 3 heures du soir, forte brise de l'Ouest. Etat du ciel : nimbus général, forte pluie. Température : 21° centigrades.
Beaucoup de nos provisions sont perdues. La farine, la moutarde ne sont plus qu'une pâte moisie. Mais, c'est égal, il y a encore de bonnes choses, et immédiatement je compose un menu pour le déjeuner, dont mon compagnon, aussi gourmand que moi, me dira des nouvelles.
Nous invitons Hamadou-Ba à ce petit festin. Que c'est bon des oeufs au macaroni ! Quel repas délicieux! et ce gras-double ! et ces confitures ! Ah! les confitures avec des petits croquets, exquis ! Malheureusement, privé de vin depuis trop longtemps, il m'est impossible de le boire pur sans une irritation désagréable.
Nous sablons le Champagne au succès de notre voyage, à la Patrie, aux Peulhs, à nos familles, à nos amis, et à la santé de MM. Polliart et Moustier qui nous procurent ce plaisir charmant.

Le dimanche 25 septembre, à huit heures du matin, par un beau soleil, je pars pour Oré-Dimmah, accompagné de Malic et de trois de nos hommes. Nous suivons une direction N.-N.-O., nous franchissons le fello Sambari, qui domine de cent mètres la plaine de Tounthourounn, puis la Dimmah sur un arbre équarri, sans doute le premier pont de ce grand fleuve ; nous traversons quatre ruisseaux que l'on franchit d'un saut et enfin nous entrons à Oré-Dimmah.
Le père de Malic, chef de ce petit village, nous reçoit de son mieux.
Après une heure de repos, nous nous rendons d'abord au boundou Comba (source du Rio-Grande). En quittant la maison, nous prenons la direction du N.-N.-E. et, après avoir traversé un bowal en forme de croupe arrondie, Malic m'indique un bosquet isolé au milieu de cette plaine de pierres, en s'écriant :
— Voilà boundou Comba.
Nous sommes à un kilomètre du village. Je vois sous les branches, à mes pieds, une petite mare d'eau limpide, de deux mètres de large sur quatre de longueur, qui baigne le pied d'arbres vigoureux... C'est la Comba à sa naissance. Un petit ruisseau de cinquante centimètres de large s'amorce à cette mare et coule d'abord vers le Nord, puis, à cinquante ou soixante mètres de la source, fait un coude dans la direction du N.-N.-E. et je le perds de vue. C'est le Rio-Grande des Portugais, la Comba des Peulhs, ce grand fleuve qui va porter ses eaux à l'Océan.
Après avoir examiné cette source, en avoir fait un croquis aussi exact que possible, nous revenons sur nos pas jusqu'aux portes du village, nous traversons la Dimmah sur une planche jetée en travers d'un trou d'eau limpide qui sert de fontaine aux habitants, nous parcourons environ cinq cents mètres dans la direction O.-N.-O., et nous arrivons devant un bosquet d'arbres planté au bas d'un bowal ; nous entrons dans le taillis et Malic, m'indiquant un amas de roches ferrugineuses, s'écrie encore :
— Voilà boundou Dimmah. Au centre de cet amas de grosses pierres brunes, suinte un mince filet d'eau qui remplit successivement deux petites cuvettes de pierre, d'où il déborde pour former une petite cascade de trois mètres de hauteur. Du pied de la cascade, le Dimmah coule entre deux berges élevées, se dirige vers le Nord pendant deux-cents mètres, puis, suivant la déclivité du terrain, coule au N.-E.
D'après les renseignements de Malic, pendant les grandes eaux, au mois d'août, le Dimmah jaillit du sommet de l'amas de pierres, au pied du bowal. Mais, à l'endroit où l'eau sort actuellement, la source ne tarit jamais.
Comme la Comba, la Dimmah est ombragée d'arbres vigoureux, dont les branches entrelacées livrent difficilement passage à la lumière. Je fais un croquis du boundou Dimmah et nous rentrons au village.
Je demande à Malic pourquoi quelques petits ruisseaux qui se jettent dans la Dimmah au village même ne sont pas la source de cette rivière aussi bien que l'endroit qu'il vient de m'indiquer : il répond que ces ruisseaux ne coulent pas pendant la saison sèche.
Si mes instruments sont exacts, les sources de la Gambie et du Rio-Grande, qui sont à mille cinq cents mètres de distance l'une de l'autre, sont à environ mille mètres d'altitude et dix kilomètres N.-N.-O. de Tounthouroun.
Il me semble que la Gambie, qui, pour se jeter à la mer, fait deux fois plus de chemin que le Rio-Grande, emprunte une partie de ses eaux au réservoir de la source Comba. Alimentée par un réservoir propre, la Gambie reçoit six ruisseaux qui prennent naissance sur le bowal Comba. On peut donc, sans crainte de se tromper, dire que la Dimmah (Gambie) et la Comba. (Rio-Grande) ont la même origine.
Le petit village qui avoisine ces deux sources ne s'appelle Oré-Dimmah que parce qu'il est plus près de la Dimmah. Oré signifie tête.
En entrant chez mon amphitryon, je trouve le déjeuner prêt. Une calebasse de couscous de maïs, du lait aigre et du lait doux en font tous les frais. C'est simple, frugal, mais appétissant et offert de bon coeur.
Mais l'heure s'avance, le ciel se couvre de gros nuages, il est temps de songer au retour. La plupart des habitants me font la conduite jusqu'au pont que j'ai traversé en venant.
Le ciel s'obscurcit de plus en plus et je désespère d'arriver à Tounthouroun avant l'orage. En effet, à peine sommes-nous dans la broussaille qu'un vent d'Est violent fait gémir les arbres et les tord comme des brins d'herbe. Un arbre gros comme un homme est même abattu. La pluie tombe avec violence.
Mes noirs, y compris la femme de l'un d'eux, quittent leurs effets, en font un paquet sur lequel ils s'asseyent et reçoivent ainsi la pluie. Je continue à marcher quand même, un éclair, suivi d'une détonation formidable abat une énorme branche d'un fromager planté à quarante mètres devant moi ; mon cheval prend peur et s'arrête brusquement, tête basse, en tremblant comme une feuille.
Nous restons ainsi vingt-cinq minutes à recevoir un déluge d'eau qui, malgré mon imperméable, me mouille jusqu'aux os. Puis, la pluie et le vent s'arrêtent, le soleil reparaît et accroche un diamant à chaque brin d'herbe.
Nous continuons notre route et, avant de descendre dans la plaine de Tounthourounn, je puis admirer cet immense plateau du Labé, parsemé de petites montagnes que les feux au soleil couchant colorent des tons les plus variés.
Le 26 septembre, dans l'après-midi, le bruit de coups de feu tirés dans le village nous fit croire à l'arrivée du chef du Labé. C'était une fausse alerte et il s'agissait simplement d'un mariage. Dans la plaine qui entoure la ville, une grande affluence d'hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux atours, se trouvait réunie en deux camps ; à droite les femmes et à gauche les hommes. Les jeunes gens tiraient des coups de fusil en l'honneur des nouveaux époux. Ceux-ci sont cachés dans les environs, chacun de son côté. Les jeunes hommes vont chercher le marié qui, tout d'abord fait de la résistance, puis consent à suivre le cortège. Les jeunes filles en font autant pour la mariée. Séparément, les deux cortèges se rendent près du marabout, chargé des mariages, qui bénit l'union des époux ; puis, les deux cortèges se réunissent et se rendent à l'habitation de l'époux où on laisse le mari et la femme avec une ample provision de victuailles. Pour terminer la cérémonie, l'assistance va chez les parents des jeunes mariés et continue la noce à leurs dépens.

Dans l'après-midi du 27, Alfa Aguibou fait son entrée dans sa bonne ville de Tounthourounn. Il est escorté d'une suite nombreuse, de cinq épouses, de quatre griots dont deux femmes, et de Comba, le satigui de l'Almamy.
Comme son cheval est malade et qu'il n'a pu s'en procurer un autre, il est monté sur un âne. Du reste, l'arrivée de ce chef redouté ne fait pas grand bruit ; il s'installe chez le chef de la ville, qui met ses meilleurs appartements à sa disposition.
Alfa Aguibou est un homme de taille moyenne, un peu ventru, à l'air bon garçon ; sa large face complètement rasée rappelle les moines de Frappa.
Nous lui faisons une visite qu'il nous rend presque immédiatement et, la nuit venue, nous lui offrons un cadeau assez important.
Ce chef puissant est en relations constantes avec notre comptoir de Boké. Il y a donc tout intérêt à le bien traiter, car, s'il le voulait, en dépit de son souverain, l'Almamy Ibrahima, il pourrait fermer aux blancs les routes qui conduisent de Boké à Timbo.
Le docteur débute par l'allocution d'usage. Mais, Aguibou, estimant que les beaux discours sont les plus courts, répond qu'il est parfaitement au courant de la question. Nous présentons alors nos présents. Les étoffes, les perles d'ambre de gros calibre le laissent froid. Il est habitué à recevoir de beaux cadeaux lorsqu'il va à Boulam. Mais la vue d'une superbe filière de corail, qui nous coûtait bien douze cents francs, lui éclaira la physionomie et il ne peut s'empêcher de dire qu'il n'a jamais rien vu d'aussi beau.
Mahamadou-Saïdou, qui assiste à la petite fête, ouvre des yeux énormes et semble se dire : Eh quoi ! ces blancs qui n'ont cessé de crier misère, après avoir tant donné, ont encore de si belles choses ? C'est trop beau pour un chef subalterne ; c'est bon pour l'Almamy !
C'est heureusement le dernier cadeau important, que nous ayons à faire. Mais il faut nous rendre nous-mêmes cette justice, nous avons administré nos ressources avec beaucoup d'économie. Depuis notre entrée dans le Fouta, nous avons donné chaque jour, nous avons fait d'importants cadeaux, et il nous reste en caisse de quoi nourrir notre suite, faire quelques présents aux chefs du Bambouc et arriver au terme du voyage.
Un voyageur, en Afrique, doit savoir dissimuler ses richesses pour ne pas tenter la cupidité des nègres, diviser ses présents afin de faire beaucoup d'heureux, et faire valoir ses marchandises.
Après quelques arrangements d'ordre purement, politique, il est décidé que nous passerons par le Bambouc pour nous rendre à Médine, et que Aguibou enverra deux nommes, dont l'un viendra en France, tandis qui l'autre s'arrêtera au Sénégal.

Notre départ est fixé au 1er octobre ; nous employons le temps qui nous reste à écrire un long courrier que Malic portera à Boké.
C'est égal, je crois que, si j'avais vécu seulement quinze jours avec Alfa Aguibou, nous serions devenus une paire d'amis.

Avant de quitter Tounthourounn, je ne crois pas inutile de parler de mes cures. Pour les noirs, tous les blancs doivent être médecins. Aussi quand un blanc est parmi eux, ont-ils toutes sorte de maux. Pour un rien, ils consultent le médecin et, quelle que soit la maladie, il faut donner un médicament. Le médicament, tout est là ! Sans lui, pas de médecin !
On comprendra aisément que Bayol, en sa qualité de docteur, ait été souvent agacé par des gens qui venaient exposer des cas impossibles. C'est, alors qu'il me dit :
— Débrouillez-vous avec eux et donnez-leur ce qu'ils voudront.
Je me débrouillais et j'y prenais même plaisir. Dans notre pharmacie, nous avions en assez grande quantité du bicarbonate de soude. Afin d'alléger la caisse, j'ordonnais ce médicament pour tous les cas possibles.
Un vieillard avait des rhumatismes et voulait absolument un remède. Je le palpe, l'ausculte et lui fais la prescription suivante : Frictions et massage, matin et soir; se tenir chaudement; coucher près du feu ; une pincée de bicarbonate dans un litre d'eau et en boire un verre tous les matins, à jeûne, jusqu'à extinction du flacon...
J'ai guéri cet homme ! Du moins, il l'a cru, et il m'a remercié chaudement, a déclaré que mon remède était excellent et m'a prié de lui en laisser une petite provision.
Je cite ce cas pour mémoire, mais j'en ai bien d'autres, et combien de succès ! Le bicarbonate de soude est un remède précieux, que l'on ne saurait trop employer.
Pendant notre séjour à Tounthouroun, la température n'a pas dépassé 25° et encore elle n'a atteint ce chiffre qu'un seul jour ; le plus souvent elle s'est maintenue de 22° à 23°.
Tous les jours, nous avons eu au moins une tornade et quelquefois deux, accompagnées de vents violents. Ces tornades fréquentes indiquent la fin de la saison des pluies, et nous n'en sommes pas fâchés.