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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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III
Boké

Je crois intéressant de placer ici une longue lettre datée de Boké, adressée à mon ami le docteur Paul Labarthe. Ecrite sur l'impression du moment, elle vaudra mieux qu'un récit fait de souvenir. La voici : « Poste de Boké (Rio-Nunez, 17 mai, quatre heures du matin.
Encore quelques heures et notre mission, au complet cette fois, quittera Boké pour l'inconnu. Je viens de passer cette dernière nuit à mettre en ordre mes bagages et à écrire quelques lettres, que le commandant veut bien se charger de faire parvenir à leur adresse. J'ai fait un agréable séjour à Boké, c'est pourquoi je te donne les détails suivants :
Nous sommes arrives à Boké, le 9 mai, au soir. Dès le lendemain, chacun de nous s'est mis à la besogne, afin de partir avant les grandes pluies. Voulant avoir le plus de chances possibles de succès, le docteur Bayol a demandé à M. Marius Moustier, chef de la factorerie Verminck, s'il voulait bien faire partie de notre mission. M. Moustier a accepté. Nous en sommes très heureux, car, habitant Boké depuis neuf ans, il est en rapport avec beaucoup d'indigènes de l'intérieur qui viennent faire des échanges à sa factorerie.
Tu ne peux, cher ami, te faire une idée de la quantité et de la diversité des marchandises nécessaires pour un voyage semblable. Aux burnous, écharpes, coraux, ambres, armes, que nous avons emportés de France, il faut joindre des cotonnades bleues et blanches, des indiennes, des verroteries, de la coutellerie, des aiguilles, des boutons, etc., et enfin de l'argent monnayé. Nous avons cinq mille francs en pièces de cinq, de deux, et de un franc, de cinquante et de vingt centimes. Ajoute à toute cette pacotille nos bagages particuliers, la cantine de cuisine, les instruments d'astronomie et de photographie, la pharmacie, nos provisions de vivres conservés (25 caisses) et rends-toi compte du personnel qu'il faut adjoindre à nos quatre mulets pour porter cela.
La saison des pluies, dans laquelle nous entrons, rend le recrutement très difficile. Cependant nous avons tout notre monde. Aux Ouolofs que nous avons pris à Dakar et qui forment notre garde du corps, nous ajoutons dix Landoumans, vingt Foulahs, quinze Kraomans, deux interprètes : Alfa Oumarou et Master Kider, trois guides, deux bergers chargés de conduire quatre petits boeufs, l'envoyé du roi des Nalous : Boubakar et son domestique ; enfin, avec deux femmes qui accompagnent leurs maris, nous formons une caravane de cent vingt personnes, quatre chevaux et quatre mulets.
Malgré tout ce monde, nous sommes obligés de laisser tentes, hamacs et vivres trop encombrants.

La répétition du départ a eu lieu ; je crois que cela marchera très bien.
Pendant que ces messieurs se sont occupés de l'installation, j'ai fait de la photographie. Malheureusement mes efforts n'ont pas été couronnes de succès, j'ai eu moins de chance qu'à Dakar. La forte chaleur qu'il fait ici, 37°, a détruit tous mes clichés, sauf une douzaine que j'ai pu sauver, un jour où une pluie torrentielle avait considérablement rafraîchi l'atmosphère. — Je crois t'avoir dit, dans mon précédent courrier, qu'un shérif, Mohamed-Ben-Nachir, devait nous accompagner et faciliter notre marche dans l'intérieur. C'est un farceur qui s'est joué de nous ! Maintenant qu'il est à Boké, il prétend qu'il est trop vieux pour nous accompagner et qu'il ne pourrait supporter les fatigue d'un voyage pendant la saison des pluies.
J'ai recueilli des renseignements sur les moeurs des habitants de Boké, appelé aussi Kakandy, qui est le centre d'un tout petit Etat habité par les Landoumans.
Sarah, le roi de cette nation, y a établi sa résidence. Bien que n'ayant rien d'une capitale, ce village n'en est pas moins un point commercial important. Construit sur le versant d'une colline, au point extrême du Rio-Nunez navigable et au confluent de ce fleuve avec le Batafon, ruisseau très ombragé, Boké, jouissant d'un climat relativement salubre, était tout indiqué aux négociants européens, qui allaient au-devant des producteurs, comme station où les transactions devaient être avantageuses.
Il y a longtemps déjà que les blancs échangent les productions européennes contre le caoutchouc, les amandes de palmes, les arachides, le sésame, les peaux, l'ivoire, le café et l'or, que les habitants de l'intérieur apportent de très loin.
Tout n'était pas rosé, pour ces négociants vivant au milieu d'une population demi sauvage, qui ne trouvait d'avantageux dans le voisinage des blancs que les liqueurs fortes qu'ils leur fournissaient. Souvent un négociant était battu, son magasin pillé et ruiné, il n'avait plus qu'à quitter le pays.
Ce fut pour faire cesser cet état de choses, dont plusieurs de nos nationaux avaient été victimes, que le général Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal, songea à élever à Boké un poste fortifié.
Aujourd'hui, Boké est devenu une résidence presque agréable. Au blockhauss primitif on a adjoint un pavillon à un étage, qui sert d'habitation aux officiers. Une autre construction, n'ayant qu'un rez-de-chaussée, abrite les sous-officiers et les soldats européens. Le blockhauss sert de caserne aux tirailleurs indigènes célibataires ut deux chambres sont réservées aux étrangers de passage.
Les cuisines, la prison, les magasins, le parc aux bestiaux, complètent l'ensemble du fort qui est entouré de fossés.
C'est vraiment un plaisir pour le Français qui remonte le Rio-Nunez de voir, au dernier détour du fleuve, flotter notre drapeau sur cette coquette maison blanche qui domine la rivière.

Une route assez rapide, traversant un jardin très soigné, planté sur le flanc de la colline, conduit à l'entrée du fort. Au milieu de la cour, ornée d'orangers et de citronniers, une pyramide quadrangulaire est élevée à la mémoire du voyageur René Caillé. Deux plaques de bronze, scellées sur deux des faces du monument, portent ces inscriptions :

« Parti de ce lieu le 19 avril 1827, René Caillé arriva le 7 septembre 1828 à Tanger, après avoir passé à Tombouctou.
Sous le règne de Sa Majesté Napoléon III, M. le marquis de Chasseloup-Laubat étant ministre de la marine et des colonies, et M. le général Faidherbe, gouverneur du Sénégal et dépendances, ce monument a été élevé à la mémoire de l'illustre voyageur René Caillé.»

Deux pièces de quatre sur les glacis, un vieux canon en fonte absolument hors d'usage et qui inspire cependant une vive terreur aux habitants, voilà toute l'artillerie du fort.
Des glacis du poste, la vue est très belle. En regardant le couchant, aussi loin que la vue peut s'étendre, on suit les nombreux détours du Rio-Nunez qui court vers la mer au milieu des magnificences de la végétation toujours verte, toujours fleurie! Du côté de l'Est, la vue s'étend sur le plateau du mont Saint-Jean et s'arrête sur la forêt qui borne l'horizon.
Non loin du poste, dans un fouillis de bananiers et de fromagers, on aperçoit le sommet des cases, une vingtaine, qui forment le village habité par les tirailleurs indigènes mariés.
Le poste et la factorerie Verminck sont les seuls bâtiments construits à l'européenne. Quelques autres factoreries moins importantes, bâties sur le bord du fleuve, sont construites soit en argile, soit en bois. De nombreuses cases rondes, semées ça et là, sans symétrie, constituent le pittoresque village de Boké, que tu connais maintenant aussi bien que moi.

Mercredi dernier, le 11 mai, nous avons eu la première tornade. Ah ! mon ami, selon l'exclamation célèbre: que d'eau! Pendant deux heures ce fut un vrai déluge ; la pluie tombait en colonnes grosses comme le petit doigt. Il paraît que le moins qui puisse nous arriver, c'est de recevoir une averse pareille tous les jours pendant sept mois. C'est engageant. Pour changer, jeudi et vendredi nous avons eu la pluie toute la journée. Ce n'est pas désagréable, quand l'on est abrité ; la température est moins pénible.
En compagnie de M. Keffer, le médecin du poste, j'ai fait quelques promenades dans les environs. J'ai été péniblement impressionné en voyant, au milieu de la plaine, quelques pierres tombales à moitié enfouies sous la terre : c'est le cimetière des blancs.
Deux médecins, un officier, quelques négociants dorment là du dernier sommeil. Mais dire sous quelle pierre chacun repose est impossible ; pas la moindre inscription ! Ayant demandé au docteur comment les noirs enterrent leurs morts, il me conduisit à un cimetière indigène. Sur le bord du chemin quelques tumulus chargés de pierres et d'épines, pour protéger les cadavres contre les animaux féroces, et c'est tout. Une fosse à moitié défoncée laisse voir des débris de cadavres ; cela sent bien mauvais.
Pour enterrer leurs morts, les Landoumans creusent une fosse de deux ou trois pieds de profondeur, étalent au fond un lit de cailloux, couchent le cadavre dessus, puis, afin de l'isoler, posent des traverses faites de branches d'arbres tout le long de la fosse, et recouvrent avec la terre sortie du trou. Il arrive que pendant la saison des pluies, la terre s'effondre, et parfois une partie du cadavre est à découvert.
Longeant au retour un petit bois charmant, je m'enfonce dans les taillis à la poursuite d'un engoulevent. J'arrive au milieu d'un vaste berceau de verdure où la végétation est si touffue que le soleil y pénètre à peine. Tout autour de la place des petits morceaux de bois façonnés, des queues de mouton, des cornes de chèvre, sont accrochés aux branches. Au pied d'un énorme fromager, quatre tams-tams (tambourins faits d'un tronc d'arbre creusé et recouvert d'une peau de boeuf) sont déposés.
Surpris, j'appelle le docteur qui me dit : « Nous sommes dans le bois sacré des Simos; il faut décamper au plus vite, car si les sectateurs de cette religion nous surprenaient, ils nous feraient un mauvais parti. »
Il parait même que tout profane surpris dans le bois sacré est mis à mort !…

Les Landoumans sont généralement fétichistes ; peu d'entre eux professent la religion musulmane. Aussi le vin de palme, les liqueurs fortes sont en grand honneur dans la contrée, où il n'est pas rare de rencontrer des pochards. Les Simos forment l'une des nombreuses sectes religieuses du pays, et la plus importante. C'est une sorte de franc-maçonnerie, dont le grand-maître porte le nom de la société : Simo. Il est à la fois juge et législateur. Les initiés et même les profanes ont pour lui une grande vénération. Il habite au milieu des bois et, quand il est appelé pour des initiations, il ne se montre que déguisé avec des peaux de bêtes, ou couvert de branches d'arbre de la tête aux pieds. Il annonce sa présence par des hurlements et, seuls, les initiés peuvent le regarder. Les profanes croient qu'ils mourraient immédiatement, si leurs yeux se reposaient sur le Simos. Les initiations n'ont lieu que deux ou trois fois par an.
Les candidats doivent avoir de douze a treize ans. Les parents qui désirent faire initier leurs enfants aux mystères du Simo avertissent le grand chef qui, déguisé, se rend à l'endroit indiqué, pour circoncire les nouveaux venus. A cette occasion a lieu une grande fête qui dure plusieurs jours et dont les parents font tous les frais.
Les fêtes terminées, le Simo emmène ses adeptes au milieu des bois, où ils restent de sept à huit années, temps nécessaire à leur éducation. Ils vont presque nus, habitent de petites huttes et vivent dans l'oisiveté la plus complète, avec les présents faits au grand maître.
Quand le Simo ou ses initiés rencontrent un homme dans les bois, ils lui demandent le mot de passe ; s'il répond juste, ils le laissent passer ; dans le cas contraire, ils le frappent à coup de fouet ou de bâton et l'emmènent avec eux ; s'il veut recouvrer sa liberté, il doit payer rançon. Les Simos ne brillent pas par la galanterie. S'ils rencontrent une femme profane, ils la battent tellement que parfois mort s'ensuit.
An bout des huit années consacrées aux études (je n'ai pu avoir aucun renseignement sur ces fameuses études), si les parents veulent reprendre leur enfant, ils envoient des pagnes neufs, une ceinture garnie de petits grelots de cuivre pour le jeune homme, et des liqueurs fortes, du tabac, des étoffes pour le grand chef. Le jour où a lieu la fête du retour dans la famille, le Simo annonce par des hurlements qu'il sera visible pour tout le monde. Ses adeptes soufflent dans des cornes boeuf et font un vacarme effrayant.
Tous les initiés, parés de leurs plus beaux vêtements, vont, musique en tête, chercher le grand maître au milieu des bois ; il est amené au village en grande pompe. Les tams-tams résonnent, les chants retentissent, les battements de main éclatent ; puis, comme aucune fête n'est complète s'il n'y a banquet, on tue moutons, boeufs, etc. Le vin de palme coule à flots, les liqueurs fortes circulent, on chante et tout le monde est content.
En récompense du beau cadeau que la famille de l'adepte lui a fait, le grand chef donne à son élève un long pieu en bois, où flotte un lambeau d'étoffe. Ce précieux talisman préservera l'initié de toutes les calamités : planté devant sa porte, il mettra en fuite les voleurs, guérira toutes les maladies et, quand l'adepte aura du chagrin, il n'aura qu'à invoquer son Simo pour faire tomber toutes les difficultés.
Sous le rapport de la superstition, les Landoumans n'ont rien à nous envier et les grands-prêtres de Boké en tirent de gros bénéfices.
Malgré toutes ces cérémonies grotesques, je suis porté à croire que cette secte est guidée par des sentiments plus grands et plus nobles qu'on ne pourrait croire. Je tiens de la personne qui m'a donné ces renseignements que les captifs qui se réfugiaient chez le Simos étaient initiés et cessaient d'être esclaves.
J'ai eu l'honneur, ces jour» passés, de déjeuner avec Dinah, fils de Youra, roi des Nalous. Cet aimable prince, que j'avais déjà entrevu à bord du Castor, est venu faire visite au nouveau commandant, qui l'a retenu à déjeuner. J'ai été surpris de la bonne tenue de ce moricaud. Il joue de la serviette, du couteau et de la fourchette comme un gentleman. Il se mouche dans un mouchoir ! Fervent Musulman, il ne boit que de l'eau ; par conséquent, il ne se grise pas ; de plus, il a sur nous cette grande supériorité qu'il peut manger avec ses doigts, et proprement, ce dont je défie un blanc. Très familière, son Altesse, en me tutoyant, me dit :
— Ta mère va bien?
— Parfaitement.

Il y a deux jours, Bayol reçut un billet ainsi conçu :
« Monsieur Boucher invite monsieur le docteur Bayol et ses employés (sic) à assister au tam-tam qu'il donne ce soir.»

Après dîner, nous nous rendîmes à l'invitation de ce négociant. Déjà la fête était commencée et le bruit des tams-tams, le chant des femmes appelaient les retardataires.

M. Boucher nous fit asseoir autour d'une table chargée de rafraîchissements. Dans un vaste cercle formé par la population, toujours avide de ces spectacles, un grand feu de paille que l'on alimentait sans cesse éclairait la scène.

A notre arrivée, la danse cessa un instant. Était-ce l'émotion que causait à ces vierges noires la venue des visages pâles? Non. C'était par respect pour le commandant qui, dans ces pays, jouit d'un pouvoir absolu.

Deux musiciens, si toutefois des tambours sont des musiciens, sont accroupis près du foyer.
Quatre jeunes filles du plus beau noir, si légèrement vêtues que mieux vaut dire qu'elles ne le sont pas, nous donnent l'impression de superbes statues de bronze.
Si court qu'il soit, le pittoresque costume des danseuses Landoumans mérite une description.
Un madras, négligemment noué sur la tête, enveloppe les cheveux. Un petit masque, tressé en perles de couleur, cache le front et les yeux. Des colliers de perles diverses, de coraux, de boules d'ambre, où pendent des grigris, entourent le cou. Quatre à cinq colliers de perles blanches en faïence entourent la chute des reins et retiennent un petit tablier en perles de couleur, garni de petits grelots.
Quelques tresses de coton noir, portant à leur extrémité une sonnette en cuivre, sont attachées à la ceinture et pendent jusqu'aux genoux.
Des bracelets en argent, en fer ou en perles, selon la fortune de la danseuse, ornent les bras et les chevilles et complètent ce costume aussi original que succinct.
Les tambourins, les chants, les battements de main retentissent de nouveau. Une des quatre danseuses se détache du groupe et, abaissant son masque sur les yeux, elle pose un genou en terre et salue les musiciens. Se relevant par un mouvement brusque, la danseuse rejette ses bras en arrière, agite fébrilement ses mains, glisse lentement en parcourant le diamètre du cercle. Ses pieds ne quittent pas le sol, un tremblement général agite son corps; ses mains se crispent, quand la batterie des tambourins redouble d'intensité ; son torse se déhanche, frémit, ses bras se nouent sur sa tête…
La jeune vierge a dansé. Le corps ruisselant de sueur, elle regagne sa place et, aussi aisément que si elle buvait de l'eau, elle avale un grand verre de genièvre.
La danse continue. Une autre jeune fille, aux traits presque européens, aux formes sculpturales, entre en scène. C'est toujours le même pas. Suivant le conseil de mon voisin, je pose ma coiffure sur la tête de cette danseuse. Alors son pas devient vertigineux. Il parait que c'est un grand honneur, pour une danseuse, d'être ainsi coiffée par un homme. La danse terminée, cette jeune personne vient à moi, pose un genou à terre et me rend mon chapeau. Admirant cette beauté brune comme la nuit, je la prends la main pour la relever…
Pouah ! elle sent le rance !
La fête ne devant se terminer qu'à une heure très avancée, nous prenons congé de ces vierges Landoumans, dont la danse, pour me servir de l'appréciation de Bayol, est pudiquement lascive.

Tu vois, cher ami, que j'ai fait un agréable séjour à Boké. J'en aurais encore long à te conter, mais le temps me manque et puis, dans la suite, j'aurai d'autres sujets d'étude peut-être plus intéressants…