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Ernest Noirot
A travers le Fouta-Diallon et le Bambouc (Soudan occidental)

Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.


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X
L'Almamy Ibrahima-Sory

Le 2 juillet, de grand matin, Mahamadou-Saïdou nous prévient que l'Almamy est à notre disposition. Bayol se met en tenue, je revêts un costume neuf destiné aux visites officielles, et tout notre personnel fait également des frais de toilette.
L'Almamy nous reçoit dans la case qui lui sert à la fois de chambre à coucher et de salle d'audience. Quoique abritant un souverain, cette case est aussi modeste que la dernière du village : le lit de l'Almamy, qui a été mis à la disposition du docteur, est remplacé par quelques nattes étendues sur le sol ; dix-sept fusils, à pierre ou à piston, sont appuyés contre la muraille ; çà et là sont accrochés à des chevilles de bois arcs, carquois, sacs de voyage, couteaux, ciseaux, lunettes : ces derniers objets sont logés dans des gaines en cuir, retenues par un cordon. Devant la couche se trouve le foyer, où brûlent deux énormes bûches qui enfument la case.
L'Almamy est nonchalamment assis sur une peau de mouton, près de la porte d'entrée; comme la veille, il est vêtu très simplement. Chacun, en entrant, serre la main au souverain et échange des compliments.
Deux escabeaux nous sont offerts.
Après les salutations et les compliments de la part du chef des Français, du gouverneur du Sénégal, etc., Bayol expose à l'Almamy le but de notre voyage et lui remet les lettres de présentation, une lettre du Tamsir (chef de la religion musulmane à Saint-Louis), et une de Youra, roi des Nalous. L'Almamy demande ses lunettes, qui lui sont remises par un aide de camp, en essuie les verres avec un coin de son boubou, les pose sur son nez, lit les adresses des lettres et dit :
— On n'y voit pas clair, sortons !
Nous nous installons sur la petite terrasse qui est devant la case ; l'Almamy s'assied sur une couverture, nous en faisons autant, et l'assistance, au nombre de soixante hommes environ, prend place, notre escorte derrière nous, les Peulhs à droite et à gauche du roi.
L'Almamy, qui a l'organe très doux, lit à haute voix toutes les lettres, et, la lecture terminée, exprime sa satisfaction par le mot gonga (très bien) ! Puis il fait une prière, répétée par toute l'assistance, afin que Dieu conserve nos jours et accorde ses faveurs à tous les bons hommes de France et aux musulmans de Saint-Louis.
Cette scène se passe dans une vaste cour plantée d'orangers et entourée de douze cases où habite la famille de l'Almamy. Au-dessus du toit arrondi de ces cases se profilent les montagnes qui ferment le paysage.
Nous prenons congé de l'Almamy, et presque toute l'assistance, guidée par la curiosité, nous suit jusqu'à notre demeure. A peine sommes-nous rentrés que nous recevons, de la part de l'Almamy, un bœuf vivant et du riz brut pour nos hommes ; des calebasses de riz cuit, du lait caillé et des sauces assaisonnées pour notre déjeuner.
Pendant le reste du jour, nous recevons de nombreuses visites ; nous ne sommes pas seuls un instant. Pour soutenir la réputation des Français, nous avons toujours le sourire sur les lèvres. A la nuit, Mohamadou-Saïdou et Hamadou-Ba, qui ont eu un long entretien avec l'Almamy, nous apprennent que nous lui avons fait une excellente impression.
Il trouve que nous sommes plus aimables que les Anglais et est tout disposé à passer un traité de commerce avec la France. En somme, c'est une bonne journée pour nous et nous sommes dans des dispositions d'autant plus agréables que la température n'a pas dépassé 28 degrés.
Le lendemain, dès le matin, Bayol tient, devant l'Almamy et les notables, un long palabre politique, agricole et commercial, qui est religieusement écouté. On discute la teneur du traité ; Bayol en fait immédiatement la rédaction, notre scribe arabe le traduit et Hamadou-Ba va le présenter à l'Almamy. Il revient l'air satisfait et nous dit :
— Ça y est. Après avoir lu attentivement, l'Almamy a trouvé très bien tous les articles, et il m'a chargé de dire qu'il envoyait un bœuf et du riz pour votre dîner.
Nous décidons de faire immédiatement notre cadeau, mais Mahamadou-Saïdou, le grand ordonnateur, nous prévient qu'il faut attendre la nuit pour nous rendre chez l'Almamy. A huit heures du soir, Mahamadou-Saïdou vient nous chercher. La nuit est complètement noire, pas une étoile ne brille ; je veux allumer la lanterne ; mais Mahamadou s'y oppose, disant qu'il ne faut pas que les hommes du pays nous voient. Mahamadou-Saïdou ouvre la marche, suivi de Bayol, qui précède trois hommes portant le cadeau ; nous sommes les derniers, Hamadou-Ba et moi. Il fait tellement noir que l'on ne voit pas à dix pas ; la pluie qui a tombé toute la journée a laissé ça et là des flanques d'eau, où nous pataugeons tout à notre aise. Façon bizarre de présenter un cadeau à un monarque ! Il paraît que c'est l'habitude dans tout le Soudan.
Sans avoir échangé une parole, nous arrivons chez l'Almamy. Il est accroupi près du foyer fumeux et, éclairé par une grosse chandelle de cire, il lit des prières. Mahamadou-Saïdou s'assure que personne ne nous observe et ferme soigneusement la porte.
Bayol débute par un speech de circonstance et dit à l'Almamy que ce n'est pas un cadeau que lui fait la nation française, mais un simple kola. Il parle de nos misères, insiste sur les difficultés de la route, qui nous ont empêchés d'apporter davantage ; il expose, en un mot, tout ce que l'on peut dire, quand, donnant peu, on veut paraître donner beaucoup. Les Anglais ont fait, avant nous, un cadeau magnifique ; il faut soutenir la concurrence.
C'est la deuxième lois qu il est question du kola.
Avant d'aller plus loin, quelques explications sur ce fruit ne seront pas inutiles.
La noix de kola est le fruit du kolatier, arbuste qui ressemble à l'oranger par la forme et par le feuillage. La noix de kola est blanche ou rouge, grosse comme une châtaigne, avec laquelle elle a beaucoup de ressemblance ; elle possède des qualités excitantes remarquables. Très estimée des noirs, pour qui elle est une friandise, elle trompe la faim, fait oublier la fatigue, chasse le sommeil et a la propriété de faire trouver bonnes les eaux saumâtres. De plus, les noirs lui accordent de grandes qualités fébrifuges. Quand on en mâche la chair, ferme comme celle du marron, on éprouve d'abord un goût d'amertume qui se change ensuite en un goût agréable et laisse une grande fraîcheur dans la bouche.
Le kolatier pousse surtout dans la partie de l'Afrique occidentale, dite des rivières du Sud, au Fouta, vers les sources du Niger ; il produit indistinctement des fruits blancs et rouges, mais le blanc est surtout recherché.
Dans le cérémonial noir, le kola joue un grand rôle. Offrir un kola blanc à quelqu'un est la plus grande marque de sympathie qu'on puisse lui donner.
Lorsque deux souverains noirs veulent entrer en négociations, ils les font généralement précéder de l'envoi réciproque d'un kola blanc. C'est pourquoi le docteur dit à l'Almamy: ce n'est pas un cadeau, mais un simple kola.
Sur les bord du Sénégal, où le kolatier ne vient pas, le kola, communément appelé gourou dans toute la Sénégambie, est très recherché de la population et atteint quelquefois le prix de 75 c. et 1 fr. la pièce. Cela dit, revenons à l'Almamy et à nos cadeaux.
Nous débutons par la boite à musique, je la mets en mouvement et c'est aux sons de plusieurs airs d'opérette que nous développons nos trésors devant notre royal auditeur. Articles de Paris, bijoux de pacotille, écharpes, soieries, burnous, coutellerie, sabres, etc., tout lui est présenté, article par article. Pendant que, les yeux brûlés par la fumée qui a envahi la case, je remonte la serinette, Bayol, ainsi que font les commis voyageurs, fait valoir les marchandises.
Il est onze heures quand nous prenons congé de l'Almamy. Je n'en suis vraiment pas fâché, car l'atmosphère enfumée que nous respirons depuis trois heures est insupportable.
Dans l'après-midi du 4, Mahamadou-Saïdou vient nous annoncer que les courriers envoyés par son maître à l'Almamy Hamadou et aux hommes importants du pays sont rentrés ; que tous ont accepté le traité avec la France et qu'il sera signé le lendemain.
Enfin, nos efforts ont réussi. Il est évident que nos causeries à travers les pays nous ont précédés près des grands du Fouta et qu'ils sont fixés sur nos intentions pacifiques.
La disette affame le pays. Comment un territoire aussi fertile que le Fouta peut-il manquer de vivres ? On me dit que la récolte dernière n'a pas été très bonne et, de plus, que l'armée réunie par l'Almamy Ibrahima dans ces parages pendant la saison sèche a mangé une partie des provisions ; il faut au moins quinze jours pour que le maïs soit mûr. Heureusement que l'Almamy nous a envoyé du riz en quantité suffisante pour faire deux rations, sans quoi nos hommes n'auraient rien mangé. A n'importe quel prix, on ne peut se procurer du riz ou du maïs. Aussi décidons-nous que nous renverrons à Boké les Kraomans et les Landoumans qui n'ont été engagés que pour aller jusqu'à Timbo. Cela nous fera toujours vingt-cinq bouches de moins à nourrir.
Le 5 juillet, à huit heures du matin, nous nous rendons à la case royale où l'Almamy Ibrahima-Sory signe pour lui et les siens le traité, fait en triple expédition et rédigé en français et en arabe. Le docteur Bayol, Hamadou-Ba, Alfa Oumarou et moi, nous le signons également. Il ne manque plus que la signature de l'Almamy Hamadou, qui sera apposée dans quelques jours.
De retour à notre domicile, nous procédons au renvoi des bouchée inutiles. Chacun des hommes que nous licencions reçoit un bon à toucher sur Boké pour les appointements dûs.
Jusqu'au 11 juillet, jour de notre départ pour Timbo, nos journées sa ressemblant à peu près toutes. Nous allons quotidiennement, matin et soir, faire visite à l'Almamy, qui, paraît se plaire en notre société. Comme marque de sympathie il fait planter, devant la mosquée du village deux orangers qui portent nos noms et qui sont destinés à rappeler notre venue dans le pays. Ses entretiens avec l'Almamy roulent presque toujours sur la grandeur de la France, sur notre civilisation, notre industrie, etc. Chaque fois que nous lui vantons l'excellence de notre outillage, de nos chemins de fer, de nos navires, etc., il nous demande si toutes ces choses ont été inventées par les Arabes et depuis combien de temps nous les avons.
Le docteur donne un drapeau français à l'Almamy, qui pour marquer sa satisfaction nous dit :
— Je vais faire écrire dessus des versets du Koran et je le porterai toujours à la guerre.
Le temps que nous ne passons pas en visites est consacré à en recevoir ou à prendre des notes. Malheureusement, des enfants, sans doute, ont volé notre unique thermomètre et je ne puis plus établir la température qu'à l'estime. Je ressens de nouveau les atteintes de la fièvre, j'ai des accès assez violents qui durent de trois à quatre jours et me laissent une grande courbature ; je conserve même des douleurs persistantes au foie.
Un enfant de Timbo, venu à Donhol-Fella tout exprès pour nous voir, nous donne des nouvelles de M. Gaboriau. Il est malade, ne veut recevoir personne, et trouve difficilement à manger. Parmi les gens de qualité qui nous honorent de leur visite se trouvent beaucoup de parents de l'Almamy. Un de ses frères, excellent cavalier, nous montre que les chevaux ne sont pas communs au Fouta, du moins ceux qu'il y a reçoivent des soins tout particuliers, et je ne suis pas éloigné de croire que le dressage se pratique au Fouta comme ailleurs. Pour obtenir que la boîte à musique joue la Polka du Colonel, ce gentilhomme peulh, qui monte un superbe cheval, lui fait exécuter des voltes comme l'on en voit faire dans les cirques. Subissant la pression des jambes, le cheval se met à genoux, compte, valse, fait le beau, etc., enfin un exercice de haute école, qui se termine par une charge à fond de train.

La fille aînée de l'Almamy est venue également nous voir. Cette jeune femme, de vingt-deux ans, est mariée à un prince Alfaya, Modi Abdoulaye. En visite chez son père, elle a profité de l'occasion pour faire notre connaissance. Il faut croire que l'impression que nous avons faite sur celte princesse est excellente, car ses visites deviennent fréquentes. Je n'en suis pas contrarié ; — elle est charmante. La princesse Mariama (Marie) est ce que nous appellerions une boulotte, qui, au contraire de toutes les femmes du pays, qu'accompagne toujours une odeur de graisse rance, exhale un parfum de musc assez pénétrant. Il n'y a qu'une chose désagréable chez elle, c'est qu'elle chique du tabac à priser; ce n'est pas propre. Sa qualité de fille aînée de l'Almamy lui donne des prérogatives que le commun des mortels se garderait bien de critiquer ; aussi, ne se gêne-t-elle pas avec nous, elle s'assied volontiers sur nos lits et se plaît à comparer la blancheur de nos bras au bistré des siens. Pour nous montrer ses talents chorégraphiques, elle esquisse même un pas de danse d'une certaine élégance. Nous lui faisons cadeau de bijoux faux, bracelets, épingles, colliers arabes, etc., dont j'orne moi-même son front et sa poitrine ; ce qui ne semble point lui déplaire, car elle se trémousse de plaisir, et rit aux éclats. Enfin dans sa reconnaissance, dès qu'elle apprend que je suis malade et que je me suis retiré dans une case inhabitée pour goûter un peu de repos, elle vient, en compagnie d'une suivante, s'informer de l'état de ma santé et, pour chasser la fièvre, elle me masse elle-même avec empressement. Les moeurs de la bonne société peulh sont parfois bizarres ; mais, à coup sûr, elles sont pleines de déférence et d'égards pour les étrangers de distinction.