Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages
Il regagna Kahel aussitôt que les effets du poison cessèrent de gonfler son sang et d'engourdir ses jambes. Impossible dorénavant d'échapper plus longtemps aux lyres du Fouta! Il retrouva avec plaisir la mélodie des sources et des flûtes, s'empressa de humer l'odeur de fonio et de citronnelle, de goûter au beurre rance et au taro chaud. Ce pays, il ne le voyait plus avec les yeux, il le sentait battre en lui en même temps que son pouls
Des brumes du songe aux durs cailloux de la réalité, quel chemin ! Lui, Olivier de Sanderaval, parlait peul, respirait peul, sentait peul, allait et venait en pays peul. Il habitait le Fouta, le Fouta l'habitait, plus exactement. Plus qu'une complicité, une fusion ; plus qu'un lien, une communion mystique ! Oui, quel chemin depuis le jeu de marelle et les culottes courtes, depuis les limbes, si ça se trouve ! Une simple intuition, au début, puis un rêve, puis un projet. Il en était maintenant à l'oeuvre, à la finition de l'oeuvre, les deux ou trois derniers gestes décisifs et bientôt…
Fini, l'époque préhistorique de l'abbé Garnier et son double, Guénolé ! La Zaratoutsanie avait cessé d'être une chimère. A présent il marchait sur ses cailloux, se désaltérait de son eau, se délectait de ses paysages et de ses fruits. Et cette terre sauvage, ce pays du bout du monde, il en était devenu un indigène, un pur autochtone, un chef de tribu ! Sa monnaie inondait ses marchés, ses soldats paradaient sur ses hauts plateaux. Lui le Peul, lui, le seigneur et maître de Kahel, représentait à présent un maillon incontournable du Fouta. Il lui suffisait de lever le doigt pour que le destin de toute la région bascule. Ce doigt, il allait bientôt le lever, le destin du Fouta allait bientôt basculer.
Les choses s'étaient décantées d'elles-mêmes depuis son premier voyage à Timbo ! Le dieu des Peuls avait pris un malin plaisir à travailler à ses côtés. Il avait trouvé Aguibou et Paate trop dangereux, eh bien, le sort les avait éliminés sans rien lui demander en retour. Alfa Yaya ou Bookar-Biro ? Ce diabolique repas de Sokotoro avait fait sauter les doutes : il fallait éliminer Bookar-Biro et vite ! L'animal de Timbo, l'Almaami au visage tacheté par la variole restait l'unique et dernier verrou. Il suffisait de le faire sauter et tout deviendrait vrai, tout : les récits, les dessins, les atlas et Guénolé, l'atoll du Pacifique et la Zaratoutsanie.
Après quelques jours sur ses terres, pour voir où en étaient les fondations et les échafaudages, les poulaillers et les plantations, les rizières et les écuries, il quitta Georges et Mangoné et se rendit nuitamment à Labé. Il retrouva ses trois acolytes dans la fameuse case isolée au milieu de laquelle brûlait un joli feu de bois.
— Bookar-Biro a envoyé des tueurs à Ibrahima, tu entends ça, Yémé ? Il est venu se réfugier chez moi.
Oui, il entendait et qu'est-ce que c'était rassurant, surtout qu'Alfa Yaya avait l'air d'une bête en prononçant ces mots : ses terribles
petits yeux reflétaient des lueurs de cruauté, sa lèvre inférieure tremblait, son visage tuméfié par la colère rougeoyait méchamment sous le crépitement du feu de bois.
Entre Timbo et Labé, entre les deux amis d'antan, quelque chose de terrible, quelque d'irréparable s'était donc produit en son absence et ce n'était évidemment pas pour lui déplaire
— Des tueurs, mais pourquoi, bon Dieu ? fit-il le plus hypocritement qu'il pouvait.
— Et tu me demandes pourquoi ! Pourquoi selon toi a-t-il voulu ta mort à Sokotoro, hein ?
— Cet homme est un monstre ! ajouta Ibrahima, encore plus furibond.
Il veut supprimer les provinces, ne laisser à la tête du Fouta que sa main de fer à lui. De la folie !
Tierno, qui avait le don de rester le même au milieu des eaux ou des flammes, expliqua avec clarté et pondération ce stupide, cet
absurde, cet exaspérant pourquoi. Le vendredi dernier, chef religieux et gardien des lois, Ibrahima, dans sa mosquée de Fougoumba — la plus sacrée du Fouta ! — avait prononcé un sermon qui avait beaucoup déplu à Timbo. Quel crime le pauvre Ibrahima avait-il commis là ? Celui de clamer le bon sens et de rappeler aux Peuls quelques précieuses évidences. A savoir qu'un seul doigt ne peut ni filer le coton ni jeter la pierre ni ensemencer la graine, qu'une seule branche ne fait pas l'arbre. Après le tronc, les branches, après les branches, les rameaux, puis, les bourgeons, les feuilles… Là oui, il y aurait de la sève, des fruits et de l'ombre. Pourquoi les aïeux, ces éclairés, avaient-ils conçu ainsi le Fouta avec un Almaami, des rois, des princes, des nobles, des serfs, etc. ? Pour que le Fouta ait toujours de la sève, des fruits et de l'ombre, aujourd'hui, demain, éternellement. Hélas, mille fois hélas, la lumière des aïeux commençait à pâlir, ces mauvais temps comptaient plus de nuits que de jours, plus de canailles que de braves gens ! Lui, Ibrahima, avait appris — et il s'en voulait de l'avoir appris ! — que quelqu'un s'apprêtait à couper les branches du Fouta, à réduire cette belle floraison en un seul morceau de bois. Qu'Allah, le Tout-Puissant, maudisse le propagateur d'une telle nouvelle et qu'il donne à l'Almaami la force de prémunir le pays d'une telle calamité !
Ces perfides allusions étaient tombées de tout leur long dans l'oreille de qui vous savez.
Une première fois, Bookar-Biro avait envoyé, en vain, des émissaires au roi de Fougoumba pour lui demander de se rétracter, puis, une seconde fois, des tueurs. Voilà où l'on en était et voilà pourquoi cette réunion dans cette sordide masure infestée de moustiques et de souris, mais bien à l'abri des poignards et des regards de Timbo. A présent, foin de discussions oiseuses, il fallait tuer Bookar-Biro ou mourir soug ses coups. Les trois acolytes conspirèrent des nuits et des nuits pour échafauder des plans. Mort ou vif, Bookar-Biro devait quitter le trône dans le mois qui suivait. Qu'importait la manière : coup d'Etat ou embuscade, coup de poignard ou poison.
On se quitta sur cette idée-là et, comme l'aube s'était déjà levée,
Sanderval fut logé dans une aile du palais. Mieux valait attendre la nuit pour voyager en toute discrétion.
Vers midi, un gamin se présenta à lui avec de la viande grillée et des fruits :
— C'est de la part de la sainte.
— La sainte ?
Mais le gamin se fondit aussitôt derrière les murailles. Il le regarda disparaître et laissa paresseusement son esprit céder sous le flot des doutes et des pressentiments. Comment tout cela allait-il finir ? Sur qui compter, sur qui ne pas compter ? Cet Ibrahima de Fougoumba, qui le détestait encore plus qu'il ne détestait Bôcar-Biro, jusqu'à quand resterait-t-il un allié ? Et Tierno, certes toujours sympathique et agréable mais jamais tout à fait rassurant, avec ses sourires énigmatiques et sa prudence excessive ? Alfa Yaya, le plus fin et le plus déterminé de tous, avait un esprit froid, impitoyable et calculateur : il préférerait toujours ses intérêts à ses amis et son pouvoir à ses engagements. Nul ne pouvait prévoir sa réaction si les choses arrivaient à mal tourner.
« Décidément, se dit-il, fatigué de cogiter, je suis bien au pays des Peuls ! »
Au crépuscule, alors qu'il se préparait à reprendre la route de Kahel, trois coups discrets résonnèrent à sa porte. Une femme voilée, toute de blanc vêtue et tenant à la main un chapelet aux lueurs phosphorescentes, apparut dans l'embrasure de la porte.
— Taïbou ! s'écria-t-il après un long moment de perplexité.
— Ça alors, tu es arrivé à me reconnaître !
— Explique-moi, je t'en prie !
— J'ai prêté le serment du renoncement, Yémé. J'ai décidé de me vouer à Dieu. Je me suis détournée des hommes, des bijoux et des chevaux en espérant sans grande illusion qu'il me pardonnera, bien que je ne le ferais pas si j'étais à sa place.
Sa réponse le laissa bouche bée, il resta figé comme une statue de cire et la regarda sans arriver à émettre ne serait-ce qu'un son.
— Je te fais peur ?
— Euh, non… tu… tu m'intimides.
— Je suis juste venue te dire bonsoir. Adieu, Yémé !
Il lui tendit la main, elle la refusa. Elle s'avança vers la sortie et se tourna vers lui, une dernière fois :
— Il me tuera, Yémé !
— Qui donc ?
— Qui veux -tu que ce soit ?
— Pourquoi, bon Dieu ?
— Il a peur que je ne lui fasse ce que j'ai fait à son frère.
— Tais-toi, Taïbou !
— Il me tuera et ce sera mieux ainsi.
Elle se fondit dans la nuit, laissant l'écho de ses dernières paroles remplir l'espace avec la persistance du parfum de tamarin que les jeunes filles se mettaient au cou avant d'aller au cercle de danse.
Il retourna à ses magasins et à ses fermes, sans se douter qu'il allait bientôt assister à la scène qui allait définitivement bouleverser sa vie.
Cela se passa un après-midi alors qu'il chevauchait en brousse, pour faire plaisir à Georges qui était, lui, féru d'équitation. Au détour d'un chemin, il fut témoin d'une vision, d'une vraie, quelque chose qui ressemblait aux scènes miraculeuses de la Bible : dans une vaste plaine, un millier de personnes assises à même le sol, le crâne ras et toutes dans une tunique blanche, égrenaient fiévreusement des chapelets. Les uns avaient les yeux fermés, les autres la tête tournée vers le ciel. Perdus dans leurs terrifiants psaumes, ils ne virent pas les Blancs arriver. Et même s'ils les virent, ils n'en tinrent aucun compte. Ils ne tenaient plus compte de rien, ces étranges pèlerins, ni de la plaine, ni de la rivière en contrebas, ni des singes, ni des fromagers, ni des oiseaux, ni des hommes. Plus rien ne comptait pour eux ici-bas. Ils attendaient la fin du monde.
Leur gourou, que l'on reconnaissait au milieu de la foule avec son immense chapeau de berger et son bâton de patriarche, en avait eu la révélation quelques jours plus tôt. Et ils s'étaient rassemblés là parce qu'ils pensaient que c'était là, le meilleur endroit pour attendre la fin du monde.
Autant qu'il s'en souvenait, il n'avait jamais fait grand cas des choses de la religion. Il ne savait même pas, au juste, s'il était catholique ou athée. Seulement, le spectacle de cette foule en blanc, toute de sérénité et de recueillement devant l'achèvement du destin, avait de quoi faire frissonner une statue de marbre.
Il descendit de sa monture, se déchaussa humblement et resta deux jours parmi les orants, sans manger et sans boire. Son fils comprit que quelque chose de grave venait de se produire. Il n'avait pas envie de le déranger, il n'avait pas non plus envie de le laisser crever de faim ou peut-être devenir fou.
Après un nombre incalculable de va-et-vient entre la plaine et Fello-Dembi, il réussit enfin, aidé de Mangoné Niang, à l'arracher de là et à le persuader de boire et de manger :
— Je ne vous ai jamais vu dans cet état, père. Qu'est-ce qui vous
arrive ? De grâce, dites-le-moi !
— La révélation, Georges, la révélation ! Ces gens ne croient pas, eux, ils sont convaincus. L'existence de Dieu ne fait aucun doute chez eux. Passionnant, non ? Bien la première fois que des hommes prennent rendez-vous avec l'Absolu. Retenez ça, fils, l'Afrique vaut mieux que n'importe quel livre. Je comprends enfin pourquoi elle m'attire tant, cette canaille : nous deux sommes les seuls à nous persuader que non seulement l'Absolu existe, mais que c'est à portée de main.
— Oui, ils sont bien étonnants, père !
— Etonnants, non, bénis, récompensés, Georges ! Ces gens ont atteint la grâce ! Regardez-les bien, ils sont prêts : Dieu arrive !… Ils y sont déjà alors que moi, je cherche encore mon chemin. Vous vous rendez compte, mon fils, c'est tout un chapitre de mon livre qui s'illustre ici dans cette plaine.
Puis il sombra dans un silence mystique de plusieurs jours avant de reprendre une vie normale. Mais, de cet épisode jusqu'à sa mort, il aurait de longs moments d'abandon durant lesquels son fils brûlant d'inquiétude l'entendrait soliloquer mystérieusement sans jamais savoir s'il mettait en ordre ses pensées ou s'il délirait sous les fièvres.
« L'infini n'est pas le fini immense chaleur spécifique de l'Absolu, poids atomique de l'Absolu… Il faut maintenant qu'une vérité nouvelle nous montre la suite du chemin et mette en oeuvre la vililité spirituelle que les vérités précédentes ont fait naître et ont fortifié en nous. »
Il venait juste de terminer cette phrase quand des coups furent frappés à sa porte par une furieuse nuit d'orage. Une ombre coiffée d'un parapluie, mais aux habits dégoulinant de pluie et de boue, chuchota ceci avant de disparaître dans le chaos des éclairs et des foudres :
— Ecoute bien ça, Yémé, l'Almaami a quitté Timbo ! Il se dirige vers Labé. Une embuscade est prévue à Bantiŋel.
Le lendemain, il ordonna à Mangoné Niang de trier ses meilleurs tireurs et les dissimula dans les bosquets de Bantiŋel où les attendaient déjà les hommes de Tierno et d'Alfa Yaya, tous armés jusqu'aux dents.
Selon les espions, l'Almaami n'avait que quelques centaines de gardes. Mais où allait-il ainsi : faire la guerre aux païens, comme il l'aurait laissé entendre, ou surprendre son ami, Alfa Yaya et son encombrant hôte de Fougoumba ?
Les archers et les fusiliers furent massés de sorte qu'ils ne puissent rien laisser de vivant : ni l'Almaami ni ses guerriers, ni les plantes ni les chevaux.
La fusillade ébranla les gouffres et les falaises jusqu'à la tombée de la nuit. Puis on attendit sagement le matin pour compter et identifier les morts. Un millier de dépouilles au moins mais aucune, vous entendez, aucune ne rappelait le visage ou le corps de l'Almaami.
On compta et recompta : oui, oui, un millier de dépouilles et aucun ne… Il devait se putréfier quelque part dans un fourré, dans une crevasse, à moins que ce ne fût sous les bambous et les lianes. Il aurait été dévoré par les chacals ou par les lycaons ; plus simplement, comme des dizaines d'autres, emporté par le torrent. De toute façon il était mort, personne ne pouvait sortir vivant d'un tel enfer.
Fatigués de supputer, les vainqueurs se dépêchèrent de se rendre à Fougoumba pour couronner un docile, un fantoche, un obscur et juvénile prince du nom de Moodi Abdoulaye.
Mais, quelques semaines plus tard, une caravane de Sarakolés apporta l'invraisemblable nouvelle qui fit trembler d'effroi le Fouta tout entier : Bookar-Biro n'avait pas perdu la vie à Bantiŋel. Il vivait, le monstre, il vivait de la tête aux pieds ! Les Sarakolés l'avaient reconnu dans les marchés du Kébou et sur les villages de la côte ! Oui, vivant sans défaut majeur et sans égratignure !
Comment ça, vivant après un après-midi de tirs aux flèches et de
fusillades ? A cause de ses fétiches, bien sûr ! Le bon Dieu et le Prophète n'auraient jamais suffi à le tirer d'un si mauvais pas.
Le mythe de l'Almaami invincible, invulnérable à la magie et aux métaux, enfla comme une tornade pour souffler d'un bout à l'autre du Fouta.
Sanderval, dont les démons de l'Afrique n'avaient pas réussi à corrompre la raison, eut beaucoup de mal à persuader ses coalisés peuls du contraire.
— Ça n'a rien de miraculeux, échapper à la mort, je l'ai fait quatre fois dans la même semaine à Sedan. Le mieux, c'est de vérifier d'abord et de lui envoyer ensuite des tueurs si c'est confirmé.
La confirmation arriva vite, ce n'était pas une légende : l'Almaami, le vrai, celui dont le fessier avait été conçu pour le trône, parlait et respirait comme n'importe quel vivant. Et ce n'était pas un sosie : les espions avaient reconnu ses taches de variole et sa voix inimitable de foudre.
On lui envoya aussitôt des poignardeurs et des donneurs de poison, des étrangleurs et des dresseurs d'abeilles. N'en déplaise à l'unique cartésien du pays de Peuls, ces assassins commirent au mieux quelques ravages chez ses gardes du corps et ses goûteurs, mais ne touchèrent point l'Almaami.
— Que dis-tu de ça, Blanc ? lui asséna le cruel Alfa Yaya.
— Qu'il reste vivant où il veut pourvu qu'il ne revienne plus jamais à Timbo, se résigna Ibrahima.
Il se passa quelques autres semaines après cela et une nouvelle plus invraisemblable encore sema la panique parmi les Peuls : Bookar-Biro se dirigerait vers Timbo à la tête d'une puissante armée de Peuls, de Dialonkés, de Soussous et de Nalous.
Il ne pouvait s'agir, cette fois-ci, ni de complot ni d'embuscade. La guerre, la vraie, devenait inévitable. Elle se produisit non loin des sources du fleuve Sénégal sous un rocher qui, jusqu'à ce jour-là, ne portait pas de nom. Bookar-Biro la remporta aisément et rentra triomphalement à Timbo. Mais il fit tellement de morts que les vautours, dit-on, éclipsèrent le ciel.
Les Peuls nommèrent l'endroit Petel-Jiga, le Rocher-aux-vautours !
Petel-Jiga fut le point crucial, le sinistre moment à partir duquel le Fouta commença à échapper aux Peuls, jusqu'à péricliter et tomber définitivement dans l'oubli. Il creusa entre ses princes une vaste mer de sang absolument infranchissable et sema dans l'esprit de ses sujets un terrible sentiment de chagrin et de confusion. Les astres, les rivières, les chiens ; les nuits, les aubes, les comportements, plus rien ne fut normal après.
Alfa Yaya rentra aussitôt à Labé pour proclamer l'indépendance de sa province, puis il fit venir ses acolytes au palais pour échafauder le plan d'invasion de Timbo.
Le roi de Labé voulait assiéger la capitale et en finir une fois pour toutes. Olivier de Sanderval souhaitait quelque chose de moins
risqué, de plus subtil, un attentat, un empoisonnement, une souricière, n'importe quoi qui puisse se faire sans éveiller la vigilance de la brute. Mais au visage assombri d'Alfa Yaya, à sa lèvre remuante de colère, il comprit qu'il ne fallait pas le brusquer :
— Voyons les choses en face, Alfa Yaya ! D'après mes renseignements, Timbo, après Petel-Jiga, ressemble davantage à un camp retranché qu'à une ville. Et je ne parle pas de son armée secrète de Nafaya et des troupes de son ami Samory, prêtes à lui voler au secours en cas de danger.
Alfa Yaya écoutait à peine. Il voulait en découdre, se venger de Bantiŋel et de Petel-Jiga. Il ne voyait plus que ça, ne comprenait plus que ça. Il ne parlait plus, il rugissait, sa voix en devenait méconnaissable.
— C'est lui ou moi, Yémé, et le premier des deux qui tirera, celui-là aura gagné !
Deux ou trois jours déjà que se poursuivait cette difficile conversation quand leur parvinrent des nouvelles de Timbo. Moodi Abdoulaye, le prince fantoche qui s'était enfui, venait de rejoindre la capitale. Dans un de ses gestes brusques et incompréhensibles, l'imprévisible Almaami avait offert sa grâce au jeune usurpateur ; mieux, il lui avait ouvert sa cour pour lui attribuer un avantageux poste de conseiller. Ce n'était pas tout : à la grande prière de vendredi, il venait de lancer un grand appel au pardon et à la réconciliationavant d'annoncer au Fouta — où décidément, plus rien ne serait normal — qu'il s'apprêtait à recevoir Ballay, avec bien sûr la parade, les louanges, l'or et la kola que Timbo avait toujours réservés aux érudits et aux grands chefs.
— Je n'aime pas ça, Yémé, mais je n'aime pas ça du tout ! pesta Alfa Yaya en se prenant la tête. C'est mieux, la vie, quand les anges restent des anges et les monstres, d'abominables monstres.
— Pour une fois nous sommes d'accord. C'est louche tout cela, surtout au Fouta !
— Je vois des ouragans et des deuils ! Allah maudisse cette époque ! explosa la voix geignarde d'un Ibrahima définitivement rongé par la colère et le désespoir.
— Tu crois au repentir d'un Bookar-Biro, toi, Yémé ? demanda Tierno.
— La bête a besoin de répit, c'est tout. Elle est traquée. Le Fouta lui est devenu intenable et Saint-Louis se montre de plus en plus
menaçant.
— Du répit ? Nous devons attaquer tout de suite. Chaque instant de perdu sera un instant de gagné pour lui.
— Ne t'énerve pas, réfléchis ! Acceptons sa main tendue, baisons-la pour l'instant, nous la mordrons le moment venu…
— Encore ! Bantiŋel ne te suffit pas ?
— Il n'y aura pas de nouveau Bantiŋel, j'y mettrai toute mon armée cette fois ! Allons, envoie-lui des boeufs, de l'or, des marabouts et des griots, en guise de pardon et de réconciliation. Tu es son frère, son ami, son humble sujet ! Tu renonces à la sécession, tu l'as fait dans un moment de folie ! Qu'il vienne à Labé et tu lui feras allégeance sur les terres de tes pères, devant tes propres sujets, ce sera plus crédible, plus emblématique, plus spectaculaire.
— Il faut attaquer !
— Pendant que Ballay est à Timbo ? Attendons de savoir ce qu'ils comptent manigancer. Ces deux crapules-là dans le même sac, ah
non, ce n'est pas rassurant du tout !
— Je te dis qu'il faut attaquer avant que Ballay ne lui donne des armes !
Vers le milieu de la nuit, Alfa Yaya finit par céder :
— A ta volonté, Yémé, à ta volonté ! J'accepte de lui envoyer des émissaires, mais attention, si je le rate cette fois encore, toi, je ne te raterai pas.
— Quoi, tu n'as plus confiance en moi ?
— Je n'ai plus confiance en personne, Yémé !
Le lendemain, Olivier de Sanderval décida de prendre des photos avant de rentrer à Kahel. Il mitrailla le palais, les écuries, les cases difformes, les ruelles bordées de fougères et de tamariniers. Il faisait beau, cette lumière blanche sur le kaolin des murs et sur les manguiers en fleur, quelles belles photos ce seraient ! L'air était embaumé d'un délicieux parfum de citronnelle et de fleurs d'oranger. Cela le rendit gai, il se mit à siffloter. Il trouva le marché vide, le cercle des jeux, vide, la place à palabres vide. Il cessa de siffloter. Quelque chose d'étrange, d'inquiétant flottait dans l'air. Les sentiers semblaient vides et tristes. Il ne croisait que quelques rares passants qui chuchotaient par groupes de deux ou trois puis disparaissaient derrière les palissades sans répondre à son bonjour. Devant la mosquée déserte, un mendiant s'approcha de lui :
— C'est sur le terrain vague de Boowun-Loko que le Blanc devrait se rendre.
Il n'y fit pas attention, mais le mendiant insista avant de disparaître en empochant sa pièce de cinq kahels.
Une forte odeur écorcha son nez aux abords de Boowun-Loko. Il leva les yeux au ciel : une nuée de vautours fendait le ciel dans une lugubre symphonie de battements d'ailes et de cris. Etendu au milieu de l'herbe, quelque chose attira son attention : c'était vers cette énigme-là que convergeaient les rapaces. Il distingua un pagne puis des jambes, des bras, des tresses de cheveu ornées de pièces de monnaie et de cauris. Il s'inclina vers le visage, scruta longuement les yeux déchiquetés et les narines infestées de chenilles et de mouches et faillit s'évanouir.
— Taïbou ! réussit-il à crier en jetant au loin son ombrelle et son appareil photographique.
Quand il reprit ses sens, il courut machinalement chez Alfa Yaya qu'il trouva en train de lire le Coran au milieu de ses marabouts.
Celui-ci le foudroya du regard et cracha furieusement pour lui signifier qu'il n'était pas le bienvenu :
— Qu'est-ce qui t'amène ici, le Blanc ?
— Je… je suis venu te parler !
— Alors, assois-toi sur cette natte-là et fais attention aux mots qui vont sortir de ta bouche. Alors, de quoi veux-tu me parler ?
— De… de… de… Bookar-Biro !
— Ah, ah, je savais bien que tu étais un ami, Yémé ! Figure-toi qu'en réfléchissant bien j'ai fini par me convaincre que tu as raison, absolument raison, je vais dès la fin des semences envoyer des émissaires à Timbo. Je suis prêt à demander pardon à Bookar-Biro à condition que toi, tu doubles les munitions de mes soldats.
— Accordé !
— Qu'on offre un cheval à mon ami Yémé, et que mes griots le
raccompagnent jusqu'à Kahel !
Quelques jours plus tard, le roi de Labé huma l'air et exprima une moue de dégoût :
— Vous ne trouvez pas, Peuls, que quelque chose de pourri sent dans notre ville ?
Alors, et alors seulement, Labé osa enterrer la défunte, et ce dans un endroit secret où personne ne viendrait s'incliner sur sa tombe, à part naturellement les génies et les taupes, les chacals et les hyènes.
La semaine suivante, ses sentinelles donnèrent l'alerte. Une colonne de soldats se dirigeait vers Fello-Dembi.
— Qu'attendez-vous pour tirer ?
— Ils ne sont pas bien nombreux et ce sont des gens comme toi, des Blancs, Yémé, ainsi que quelques tirailleurs !
— Quoi, Saint-Louis a envahi le Fouta ?
Il prit ses jumelles et observa la colonne monter vers lui et fut ahuri de reconnaître à sa tête le képi du gouverneur. Cela l'ahurit tellement qu'il attendit d'être en face de lui pour pouvoir bouger un cil. Ballay avait son éternelle règle à la main, mais son sourire était si large qu'il eut du mal en dépit de la moustache et de la voix de se convaincre que c'était lui.
— Etonnant ça, Ballay, on dirait que vous avez plaisir à me revoir !
— Et comment, Sanderval ! le Fouta-Djalon est français, Bookar-Biro a signé ! Vous allez passer sous mon commandement, vicomte! Cela ne vous fera pas plaisir, je m'en doute. Seulement, elle est comme ça, l'Histoire, elle ne peut pas contenter tout le monde.
Il dressa une grande table au milieu de la cour pour recevoir ses hôtes, bien qu'en vérité ce fût plutôt lui qui avait besoin d'une chaise et d'un bon verre de cognac. Il venait d'entendre, bien évidemment, la nouvelle la plus terrible de son existence. Le sort du Fouta venait donc de se sceller sans lui après toutes ces années, toutes ces dépenses, toutes ces coliques, toutes ces diarrhées, toutes ces pistes de brousse, toutes ces… Il avala trois verres coup sur coup, puis raidit le buste à la manière d'un condamné à mort s'apprêtant à recevoir les balles.
Mais Ballay, qui savait savourer une victoire, n'était pas pressé. Il ôta son képi, ses guêtres et ses bottes, s'essuya le front et se fit masser les pieds en plaisantant grassement. Aucune rancune dans la gorge ! La question du Fouta-Djalon réglée, et définitivement réglée, Olivier de Sanderval devenait un ami, un banal partenaire d'échecs, un agréable convive et c'était cela surtout qui était insupportable pour le roi de Kahel. Le gouverneur attendit l'anisette, le gigot d'antilope, les vins fins et le cognac — il fallait évidemment fêter ça ! — avant de fouiller dans sa sacoche :
— Tenez, lisez donc, Sanderval, c'est écrit en peul et en français !
Sanderval mit un point d'honneur à ne pas trembler en se saisissant du papier. Quand il finit de lire, ce ne fut pas un sanglot mais un ricanement qui sortit de sa bouche ; quelque chose d'involontaire et de carnassier dont l'écho se répercuta longtemps dans les vallées et les gorges des rivières :
— Ça se voit, mon pauvre Ballay, que vous ne comprendrez jamais rien aux Peuls ! Bookar-Biro n'a pas signé, à la place, il a écrit Bismillâhi.
Le cognac, l'air des montagnes, le bonheur de savoir que son Fouta ne lui avait pas filé entre les doigts… comment donc cette rencontre se termina-t-elle ? Une simple image gravée dans sa mémoire : celle de Ballay excitant son cheval sur les pentes herbeuses du Fouta et maudissant aussi haut qu'ille pouvait les Peuls, les rois de Kahel, les Almaami de Timbo, les vicomtes portugais, tous les emmerdeurs de la terre.
L'hivernage, cette année-là, fut gonflé de pluies et de vents, d'éclairs et de foudres. La preuve, fulminèrent les fanatiques et les superstitieux, qu'Allah, le pourvoyeur des malédictions et des grâces, avait enfin décidé de déverser son courroux sur ce Fouta d'hypocrites et de mécréants pour le punir une fois pour toutes de ses crimes et de ses péchés.
Trois mois de trombes et de grondements ininterrompus isolèrent les villages des provinces, les provinces de Timbo, et le Fouta du reste du monde. Les émissaires d'Alfa Yaya mirent près de trois semaines pour revenir, et le plus souvent en pirogue qu'à pied, les rivières et les étangs ayant englouti même les zones de hautes terres. lls perdirent malgré leur extrême prudence un des leurs dans le Téné en crue, mais apportèrent à part cela d'excellentes nouvelles : Bookar-Biro acceptait le pardon de son vassal. Il viendrait à Labé dès l'assèchement des chemins. Il était temps de sortir les Peuls de leur instinct de nomades et de leurs querelles de clans. Le moment était venu de faire du Fouta une maison de la paix où régneraient et pour toujours l'amour et l'amitié, la confiance et le partage.
Seulement, en attendant cela, les inondations ne faisaient pas qu'immobiliser les bergers en transhumance et les caravanes des Sarakolés, elles suspendaient aussi l'histoire du Fouta. Les ponts effondrés et les chemins embourbés remirent à plus tard les méfiances et les vieilles rancunes, les promesses mielleuses et les mauvaises intentions. A Labé comme à Timbo, c'étaient les mêmes Peuls prudents et calculateurs. Chacun voyant de ses deux yeux le long couteau que l'autre tenait derrière les sourires et les belles paroles. Le fonio sauvé de la catastrophe germa et mûrit, le sorgho se déploya ; le taro acheva de pousser, le maïs d'alourdir ses épis. Le gai soleil d'octobre reprit ses droits et les Peuls l'habitude de carder et de tisser, de récolter et de vendre, de médire et de transhumer.
Puis, par un bel après-midi, un de ses espions trouva Sanderval dans le champ où il surveillait la récolte des arachides en compagnie de Georges et de Mangoné Niang.
— J'ai deux nouvelles pour toi, Yémé : une bonne et une mauvaise.
— Commence par la mauvaise !
— Les Béafadas !
— Quoi, les Béafadas ?
— Ils ont assassiné ton agent, Bonnard !
— Mon Dieu !
— Maintenant, écoute la bonne, elle va sûrement te remonter : Bookar-Biro a mordu à l'hameçon. En ce moment même, il se dirige vers Labé.
Il écrivit une longue lettre de condoléances à la famille Bonnard,
puis se rendit sur-le-champ à Labé.
Ce vieux renard d'lbrahima s'y trouvait déjà, ses troupes massées
à la porte est de la ville. Il avait raison, il ne fallait prendre aucun risque, cette fois-ci. A l'armée de Kahel, il fallait ajouter celles des
acolytes, sans oublier aucun soldat, aucun porteur, aucun éclaireur, aucune balle, aucune flèche.
On tendit autour du plateau de Kahel la plus grande souricière de l'histoire du Fouta.
On annonça le bruyant cortège de l'Almaami à Ɓuriya, puis à
Pooredaka, à Sankarela, à Fougoumba… Enfin à Maasi, à une journée de Kahel !
Ce dernier village, l'Almaami le foula du pied de la malchance, pour parler comme les Peuls. Très vite, en effet, le monde se dérégla, les événements se bousculèrent — à une vitesse et dans un désordre que personne n'avait prévus. Le lendemain, avant la prière du soir, le destin du Fouta avait définitivement basculé.
Ses espions, qui l'attendaient à l'entrée du village, informèrent aussitôt le monarque de ce qui se tramait à Kahel. Il y avait prévu une étape de deux jours, le temps de sonder les notables et d'étoffer ses troupes, il partirait dès le lendemain à l'aube. En bon guerrier soriya, il lui avait suffi d'un éclair dans la tête pour étudier la situation et envisager sa riposte. Ses hommes étaient dix fois moins nombreux que ceux d'en face. Qu'à cela ne tienne, il en était de même à Bantiŋel et à Petel-Jiga : il leur avait quand même échappé dans le premier cas et les avait copieusement rossés dans le second ! Voici ce qu'il allait faire : scinder son armée en trois fractions inégales — la plus petite irait tout droit pour servir d'appât, les deux autres feraient le détour par l'est et par l'ouest pour prendre l'ennemi de revers. Ce plan bien fignolé et secrètement gardé dans un coin de sa tête, il gagna son logis comme si de rien n'était et dîna d'un copieux plat de gigot de biche garni de fonio et de mil. Après quoi il fit sa prière et s'endormit aussitôt.
Il ne savait pas qu'il n'en avait plus pour longtemps et que le royaume de ses aïeux se préparait à succomber.
Au milieu de la nuit, un messager de sa mère le réveilla pour lui annoncer la nouvelle la plus terrifiante jamais tombée dans l'oreille d'un Almaami : l'armée française venait d'occuper Timbo.
Trois colonnes de tirailleurs venaient de converger dans sa capitale : l'une de Dubréka, la seconde de Siguiri, la troisième de Kayes. Sa mère enfuie, tous ses notables capturés, le drapeau tricolore flottait le plus naturellement du monde au fronton de son palais. Il enfourcha aussitôt son cheval et fonça sur Timbo. Il ne savait pas que les Blancs, furieux de l'avoir loupé chez lui, s'étaient mis en route vers Maasi, et que, derrière lui, les coalisés de Kahel, très vite avertis, le suivaient discrètement.
Le Fouta assista alors à un bien curieux manège : le mouvement de trois armées ennemies et prêtes chacune des trois à pactiser avec le diable pour perdre les deux autres.
La rencontre se produisit dans la plaine de Pooredaka : Bookar-Biro et les Français du côté de la rivière ; Olivier de Sanderval et le gros de l'armée du Fouta dissimulés dans le bois surplombant la colline, et assistant à la bataille sans intervenir.
Ce fut du vite fait : les obus et les canons décidèrent en quelques
minutes. Blessé, l'Almaami y laissa son fils aîné, son cheval ainsi que la plupart de ses hommes. Il réussit néanmoins à s'échapper et à se fondre dans la forêt-galerie.
L'écho du combat ne s'était pas tout à fait éteint, mais on entendit
distinctement quelqu'un crier :
— Rattrapez cet homme ! Il veut rejoindre son armée de réserve à Nafaya et faire appel à son ami, Samory ! Rattrapez-le, je vous dis !
Il réussit pourtant à s'enfuir et ne fut découvert que le surlendemain, effondré dans la masure d'un forgeron. C'est Beckmann en personne qui eut l'honneur d'exhiber sa tête marquée par la variole devant le peuple de Timbo :
— La voilà, l'horrible figure qui faisait trembler le Fouta ! Et il en sera ainsi de tout un chacun qui voudra contester les ordres du gouverneur !
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