Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages
Début 1890, il apprit enfin que le gouvernement avait désigné différentes commissions spéciales pour préparer le projet de loi. Quelques mois plus tard, celui-ci, pour employer le jargon des parlementaires, fut saisi. En 1891, on le déposa enfm au Sénat. II s'ensuivit des discussions si vives que les journaux et l'opinion publique s'en mêlèrent. L'Afrique cessa d'être un sujet marginal réservé à des officiers exaltés et à des aventuriers à la tête fêlée. Elle envahit les rues et les colonnes des journaux, alluma des passions dévastatrices dans les salons et dans les tripots. Un courant colonialiste émergea du subconscient collectif de la France, prit forme dans les esprits et submergea entièrement le débat politique et intellectuel. Dans les cafés et dans les colonnes des journaux, on ne parlait plus que du Congo, du Dahomey, du Fouta-Djalon, du Soudan ou de Madagascar. On organisait des marches, on signait des pétitions. On réclamait une armée coloniale, une monnaie coloniale, des armoiries coloniales, des lois, des moeurs, des tendances coloniales.
Il n'en espérait pas tant ! C'était comme si ses rêves sortaient de sa tête, pour imprégner toute la nation. On associait son nom à celui de Dupuis, de Brazza, de Faidherbe ou de Gallieni. On le reconnaissait comme un des explorateurs de son temps, ce qui ne lui déplaisait pas. Seulement — il le disait souvent — l'ère des explorateurs était terminée. Maintenant, il fallait bâtir : des institutions, certes, mais surtout des routes, des édifices, des industries, des chemins de fer. Et ça, ce n'était pas l'affaire du gouvernement mais celle d'hommes comme lui, libres de toute soumission, imaginatifs et ambitieux. Et pour cela on n'avait pas besoin de compliquer la vie oisive des commis de bureau et des parlementaires. On n'avait pas besoin d'une loi, un décret aurait largement suffi.
Qui avait fait l'Amérique ? Les pionniers, bien sûr, et non pas les gratte-papier de Washington !
Puis la loi tant espérée finit par s'enliser et par disparaître dans les marais des débats et des procédures. On passa plus d'une année à se chipoter, à se menacer de motions de censure et de duels, puis on finit par s'en lasser et parler d'autre chose.
Lui-même s'en détourna progressivement pour s'occuper de sa femme de plus en plus malade.
En 1891, La Dépêche coloniale lui apprit qu'à Conakry la colonie avait changé de nom ainsi que de gouverneur : les Rivières du Sud étaient devenues la Guinée française et un certain Ballay avait remplacé Bayol.
Au printemps de la même année, la santé de Rose se mit subitement à décliner, et sérieusement cette fois-ci. Bien que de constitution fragile, elle avait toujours été énergique et gaie, enfin, jusque-là. Ses courantes migraines, ses bronchites à répétition, ses fréquentes crises d'asthme n'avaient jamais vraiment inquiété. Ce fut bien différent cette fois. Sa toux qui ne s'arrêtait plus fut bientôt suivie de fièvres, puis d'étourdissements, puis de comas de plus en plus prolongés.
L'été, elle commença à cracher du sang, l'automne, elle le passa au lit. Son état empira avec l'arrivée de l'hiver. On alertait le médecin plusieurs fois par jour. Mais, à l'allure à laquelle il avait pris l'habitude d'arriver — silencieuse et d'une lenteur exagérée —, Olivier de Sanderval comprit que c'était fini. Il en oublia les jeux d'échecs et le Fouta-Djalon, et même son inséparable Absolu qui, depuis ses douze ans, dévorait l'essentiel de ses nuits. Pour la première fois, il remercia le ciel de l'avoir fait insomniaque. Il veilla sa chère Rose, partagea sa torture, essuya ses sueurs, devina ses cauchemars et ses rêves, suivit ses râles et ses évanouissements.
Quand elle décéda, le 15 janvier 1892, il manqua tout abandonner : Rose, Bayol, Noirot, les vieux coucous des ministères, les Peuls, c'en était trop pour un seul homme ! Il passa ses cinquante-deux ans veuf, démoralisé, prématurément vieilli par les pistes de brousses et les maladies. Il s'enferma plusieurs mois sans réussir à enterrer sa tristesse et sa douleur. Le deuil, les remords, les regrets, les mille et un tracas de l'existence, à la fin de l'année tout cela avait terriblement accentué le poids de son âge.
Ainsi donc, Rose était morte et il avait l'impression que c'était hier qu'il l'avait connue. Partie pour de bon mais en laissant intacts en lui le son de sa voix et la grâce aérienne de son corps ! Il la revoyait, il l'entendait, plus vraie que nature, s'émerveiller lors de leurs innombrables excursions de l'odeur d'une fleur ou de la voûte d'une église, et laisser venir, avec toute l'innocence qui avait été la sienne, ses incroyables caprices :
— Et si on emménageait au Vatican ?… Tu ne crois pas qu'elle serait plus jolie transposée ici, à Amsterdam, notre maison d'Avignon ?… Et si l'on achetait le canal de Bourgogne ?…
Ses caprices, ses délicieux, ses inoubliables petits caprices, c'étaient eux qui fondaient sa personnalité. Son innocente, sa fascinante désinvolture, c'était elle qui avait scellé leur amour. Ils s'étaient connus dans un bal à Avignon. Il sortait de l'Ecole centrale, elle terminait les Beaux-Arts. Elle portait déjà des robes multicolores et des fleurs dans les cheveux. Elle avait la grâce d'Emilie, l'odeur d'Emilie, les yeux d'Emilie. Il lui avait pris la main et l'avait plongée dans les croquis des Peuls, les récits de Mollien et de René Caillé. Elle avait cousu les costumes de Méphistophélès pour qu'il soit un jour Faust et l'autre jour le diable, et elle la virginale Marguerite et son double, l'espiègle Gretchen. Tout cela, bien sûr, à l'insu du monde, dans ce jardin secret où seuls leurs amours et leurs rêves pouvaient accéder.
Il ne lui avait pas accordé tout le temps et toute l'attention qu'elle méritait, mais elle ne s'en était jamais plainte. Elle savait malgré tout combien il l'avait aimée, elle le lui avait souvent dit comme si elle voulait l'en remercier. Il s'était toujours trouvé quelque chose entre eux : le travail, le sport, les voyages, les cercles d'amis, les réunions savantes à la Société de géographie et, pour finir, ce Fouta-Djalon qui l'avait accaparé avec le charme et la jalousie sorcière d'une véritable rivale.
Ses enfants avaient grandi, il ne le remarquait que maintenant. Il ne s'était pas beaucoup occupé d'eux non plus. C'était le moment ou jamais de se rattraper, de leur donner l'affection paternelle qui leur était due et de compenser autant que possible celle, maternelle, qu'ils venaient de perdre. Il se rapprocha d'eux, suivit de plus près leurs études et leurs distractions. Il loua un professeur de musique pour développer le sens lyrique de sa fille et emmena son garçon dans ses périlleuses excursions en montagne ou en mer.
Discret et attentionné, Jules Charles-Roux l'aida à passer ce mauvais moment. Sans l'air d'y toucher, il le remit progressivement à ses notes et à ses nouveaux projets d'expédition.
En 1893, il publia chez Félix Alcan son second récit de voyage sous le titre Soudan, Kahel, carnets de voyages, et songea à reprendre le bateau. La vie redevenait normale, la passion du Fouta-Djalon bouillonnait de nouveau en lui.
Le roi de Kahel vivait loin de ses sujets, mais, depuis son château de Montredon, son pouvoir s'exerçait sur la moindre parcelle de
Kahel et son influence, ma foi, dans toutes les arrière-cours du Fouta. Il gardait un contact régulier avec tous ceux qui comptaient à Timbo et dans les provinces. On lui demandait son avis sur tout. Ses vapeurs et ses caravanes inondaient régulièrement les marchés de fanfreluches et de pacotille. Les Anglais n'étaient plus les maîtres : sa cretonne avait supplanté le drill de Manchester et le cours du kahel avait rapidement surpassé celui du shilling.
Mangoné Niang, ses agents de la côte, ses espions d'ici et de là suivaient ses consignes à l'oeil : il fallait isoler Timbo, gagner la
confiance de Labé et de Timbi-Touni, armer ceux-ci contre ceux-là, opposer les uns aux autres. Surtout ne pas envahir, laisser le pays se fissurer en accentuant la division. Quant à la France, les événements finiraient bien par la mettre devant le fait accompli. Elle serait, tôt ou tard, obligée d'admettre qu'un de ses fils, maître de ces hauteurs africaines, ne pouvait que rehausser son prestige. Bernadotte n'avait-t-il pas été roi de Suède et Baudouin celui d'Antioche et de Jérusalem ?
L'été suivant, arrivant de Paris où il faisait ses études, son fils Georges, secoué par les larmes, poussa la porte du grenier et le détourna de ses malles d'explorateur :
— Qu'est-ce qui vous fait pleurer, mon garçon ?
— Père, j'ai échoué à mes examens !
— Bah, on peut échouer à Polytechnique sans pour autant rater sa vie ! Voulez-vous venir avec moi ?
— Mais où ça, père ?
— Au Fouta-Djalon! C'est une bien meilleure école.
— Oh, c'est merveilleux ! Me permettrez-vous d'en profiter pour visiter Tombouctou ?
— Soit ! Vous irez à Tombouctou pendant que je négocierai mon tracé de chemin de fer avec les rois de Dinguiraye. Ces crétins de rois peuls finiront bien par me laisser arriver à Dinguiraye !
— Oh, merci, papa ! fit le garçon, transformé par une joie débordante et soudaine.
— Eh bien, puisque vous êtes d'accord, tenez, lisez-moi donc cette carte et trouvez-moi le moyen le plus rapide de traverser les rapides du Konkouré avec une centaine d'hommes portant chacun une charge de vingt-cinq kilos environ.
Deux mois plus tard, il reçut une lettre de Boulam :
« Merci, cher vicomte, de nous apprendre que vous serez bientôt de nouveau sur les terres chaudes d'Afrique et avec votre fils, cette fois ! Venez, venez vite, mais, avant de prendre le bateau, réjouissez-vous de cette prodigieuse nouvelle : Bookar-Biro a tué Paate. Ce n'est pas tout : le nouvel Almaami du Fouta ne s'est pas contenté d'amnistier son ami, Alfa Yaya, il l'a hissé sur le trône de Labé. Vous voyez que vous devez venir !
PS : une mauvaise surprise tout de même, je préfère vous dire avant que vous ne montiez sur le bateau ce que j'ai longtemps hésité à vous annoncer. C'est sur votre domaine de la pointe ouest de Conakry que Bayol a bâti le palais du gouverneur. Il faut être Bayol pour imaginer une telle perfidie ! Heureusement qu'il n'est plus là pour nous embêter !
Votre très dévoué, Bonnard. »
— Raison de plus ! gronda-t-il. Plus rien ne me retient ici, ma vie est là-bas dorénavant.
Il mit sa fille en pension et déguisa Georges en colon.
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