webfuuta-biblio0


Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


arrow-previous arrow-up arrow-next


Chapitre 13

L'hiver s'écoula sans rien apporter de nouveau : rien du côté de Gambetta, rien du côté de Timbo ! Il se consacra donc entièrement aux deux pôles de sa nouvelle existence : durant sa vie nocturne, celle du rêve des autres et du règne sans pitié de son insomnie — son cauchemar à lui —, à ses carnets de voyage et aux théories ardues de L'Absolu ; durant sa vie diurne, à son petit train-train marseillais : le sport, les affaires, les banquets et la famille. Georges, dix ans, et Marie-Thérèse, huit, profitèrent de lui comme peut-être ils n'en avaient jamais eu l'occasion. Ils s'échappaient au moindre prétexte des mains consciencieuses des domestiques et des précepteurs pour courir se réfugier dans ses bras. Il les grondait rudement pour telle ou telle vétille — des coudes sur la table à manger, une tenue négligée, un exercice de latin ou de maths bâclé —, tandis que sa main pudique leur caressait la joue et que son coeur de père saignait secrètement de tendresse et d'affection.
Il s'arrêta de neiger, les cigognes déchirèrent d'un coup d'ailes les dernières brumes du Sud. Toujours rien. Ce trésor de Rose se laissa submerger d'amour et de romantisme sous l'effet des splendides journées printanières gorgées de soleil, de chants d'oiseau et de jasmin. La présence attentionnée de son homme et les quotidiennes séances de Méphistophélès ne lui suffirent bientôt plus. Elle jeta un regard mouillé vers les hauteurs de Marseille et pleurnicha en se collant à lui :
— Aimé, si vous m'aimiez vraiment, vous me referiez ce déjeuner au sommet de La Verryère, avec le Teatro alla Scala, cette fois. Il mit un temps fou à la persuader qu'il n'était pas bien excitant de commettre deux fois la même folie. Un second déjeuner au sommet de La Verryère ne produirait aucun effet. Les badauds et la presse l'ignoreraient et, pour eux, ce serait le verre de champagne de trop. Une lumineuse idée, le Teatro alla Scala, mais pas à La Verryère tout de même, sur le plateau de Kahel, oui !
Il suffisait de patienter un peu. Le temps de soumettre ces orgueilleux princes peuls, de dresser le palais et la gare, les commerces et les industries, ils trouveraient bien quelque bosquet à défricher pour installer un opéra sur le modèle de Paris, de Milan, de Florence ou de Londres, ce serait à elle de choisir. Alors, le Teatro alla Scala serait évidemment le mieux indiqué pour procéder à l'inauguration.
Il fallait doublement civiliser ces terres : le chemin de fer pour l'économie, l'art lyrique pour les moeurs !
— Et sous quel nom régnerez-vous, Aimé, hein ?
Il n'y avait pas encore pensé. Il regarderait chez les Mérovingiens ou alors chez les géants du Nil : quelque chose comme Mérovée ou Ramsès. Il pourrait peut-être les associer: Méramvée, l'apogée de l'Egypte et les débuts florissants de la France ! Méramvée, cela se confond avec un nom nègre ! Méramvée, tout simplement, les fondateurs ne s'encombrent pas de chiffres !
— Et vous m'appelleriez comment ?
— Rose ! Le nom d'une fleur, la plus belle de toutes ! Les épines, le parfum ! Vous serez crainte et aimée tout à la fois !
Il n'avait pas pensé à Dalanda en répondant cela. Il n'avait plus pensé à elle depuis son arrivée. Non, elles n'étaient pas trois personnes différentes susceptibles de se croiser et de rivaliser. Emilie, Rose, Dalanda ! Elles représentaient les différents états d'une même personne : la neige ici, là-bas l'eau liquide ! La métamorphose devait s'opérer quelque part vers le milieu de l'Atlantique. Ça se comprenait de ne lien ressentir : ni remords ni déchirure, ni doute ni tourment, lien des futiles émotions ou de la dérisoire morale qui vous font tressaillir dans ces cas-là ! Il n'avait pas demandé comment ça se disait, rose, en peul, c'était sûrement dalanda.
— Ah, Kahel ! Faites que ce soit pour l'année prochaine, Aimé, qu'est-ce qu'on s'ennuie à Marseille !
Il loua aussitôt un bateau pour l'emmener en croisière en Sicile.

***

Dès son retour, un inconnu se présenta au portail. Il fit dire au majordome qu'il n'était là pour personne. Mais le brave garçon insista, le visiteur venait exprès de l'étranger.
— D'Angleterre, monsieur, si j'en juge par l'accent !
Il reçut l'inconnu dans la bibliothèque du mas pour bien lui montrer que ce ne serait pas long. L'homme donna sa cape et sa canne et s'avança avec toute son élégance anglaise, en ôtant ses gants :
— Sir Gladstone Jr. Et c'est un vrai plaisir de vous rencontrer, monsieur Olivier !
— Sir Gladstone Jr ! Vous voulez dire que vous êtes le frère du Premier ministre ?
— Pas le frère ! Le fils, monsieur Olivier, le fils !
— Mon dieu, le fils du Premier ministre de Sa Majesté ! Quel intérêt un pauvre Français comme moi peut bien représenter pour votre empire ?
— Les Français ont toujours été d'un grand intérêt pour nous, monsieur Olivier !
— Surtout Jeanne d'Arc et les bourgeois de Calais !
— Allons, monsieur Olivier, tout ça c'est du passé. Nous sommes des amis maintenant ! En tout cas, c'est en tant qu'ami que je suis là !
— Alors, acceptez un verre de vin, c'est ainsi que l'on traite les amis en France : avec du vin !
— Si vous voyez ça comme un supplice, j'accepte la perpétuité, monsieur Olivier, fit l'Anglais en trinquant bruyamment.
— C'est monsieur votre père qui vous envoie ?
— Disons que je suis venu de ma propre initiative même si, bien entendu, il est au courant.
Naturellement, il venait pour le seul sujet susceptible d'intéresser et l'un et l'autre : le Fouta-Djalon ! A Londres, ils étaient au courant de son séjour à Timbo et de ses malheureuses démarches à Paris.
— Cloué a raison, monsieur Olivier : votre vocation à vous, Français, se trouve dans les clairières du Soudan. C'est vous, le peuple des Lumières, après tout ! Laissez donc ces forêts-là à nous autres, misérables Anglais !
Il argumenta longuement sur le fait que les Anglais avaient longtemps précédé les Français dans cette région du monde :
Watt et Winterbottom dès 1794 et Campbell en 1817, bien avant votre Mollien ! Si l'on applique la règle du premier occupant, le Fouta-Djalon est notre dû !
Olivier de Sanderval répliqua que le Fouta-Djalon n'était le dû de personne, encore moins celui des Anglais : les Almaami n'avaient rien signé, ni avec Campbell ni avec le major Laing.
— Les Peuls sont encore plus retors que vous : ils font toujours semblant de signer et ils ne signent jamais… Sauf avec moi ! Et vous savez pourquoi ils ont signé avec moi, monsieur Gladstone ? Parce que moi, je ne suis ni un Etat, ni une armée, ni une banque : je suis un ami.
— Hum, un ami ! Que diriez-vous de ça (il ouvrit sa sacoche, bourrée de billets de banque) et d'un titre de lord en échange de tous vos traités ?
Le visage d'Olivier de Sanderval se figea dans une terrifiante moue de colère. Il bondit vers le mur et décrocha sa carabine :
— Sortez d'ici, monsieur Gladstone, ou je commets un attentat contre l'Angleterre !
— Vous permettez, fit Gladstone en prenant son verre, comme pour prouver que le flegme britannique n'est pas une légende.
Il le vida d'un trait, referma calmement son sac, reprit son manteau et sa canne, et salua poliment avant de monter dans son fiacre.
Olivier de Sanderval le poursuivit jusqu'à la sortie, projeta un furieux crachat et referma violemment le portail.

***

Il passa les semaines suivantes à rédiger son récit de voyage et à donner des interviews et des conférences d'un bout à l'autre de la France. Les journaux des provinces les plus reculées lui envoyèrent des reporters. Il en vint même d'Allemagne et de Belgique. De jeunes messieurs en redingote aux larges revers et en gilets bariolés, des mondaines en robe de gaze, en mantille et capeline se bousculèrent dans les salons des sociétés de géographie pour l'entendre. A Bordeaux, à Montélimar, à Dijon ou à Angoulême, on l'acclama en héros, on l'embrassa fougueusement en lui déclamant des « bravo ! ».
On lui offrit des fleurs, on se bouscula pour être photographié à ses côtés. A Toulouse, un groupe de jeunes romantiques le reçurent aux cris de « Fouta-Djalon, français ! Fouta-Djalon, français ! ». A la fin de sa conférence, un gamin lui présenta une cassette :
— C'est quoi, ça, jeune homme ? demanda-t-il.v — Mais c'est pour votre chemin de fer, pardi !
Cela l'émut, il eut du mal à dissimuler ses larmes.
— Ah, si dans les ministères à Paris ils étaient tous comme toi, mon petit, la France serait sauvée ! gémit-il en soulevant affectueusement le gamin.
Car, à Paris, ses visites ne débouchaient toujours sur rien et ses lettres, de plus en plus nerveuses et abondantes, restaient obstinément sans réponse.

***

Fin avril, il ouvrit une enveloppe parmi la liasse quotidienne qu'il recevait de ses admirateurs et poussa un cri de joie en reconnaissant l'écriture de Gambetta, qui lui disait à peu près ceci :

« J'ai enfin obtenu du gouvernement qu'il envoie une mission à Timbo… Vous voyez que je ne vous ai pas oublié !… Recevez, mon cher Aimé Olivier, l'assurance de ma très sincère et très fidèle amitié. Signé: Gambetta. »

Et, en guise de post-scriptum, il ajoutait :

« C'est incroyable, mais votre nébuleuse histoire de Fouta-Djalon commence à prendre corps ici ! »

Il courut embrasser sa femme et ses enfants, et fit sauter un bouchon de champagne. Après quoi il se rendit dans la bibliothèque et répondit fébrilement. Il s'étendit longuement sur les remerciements d'usage et conclut avec enthousiasme :

« C'est la meilleure nouvelle que vous puissiez me donner. Je suis prêt dès cet instant à retourner à Timbo et à m'entretenir, officiellement cette fois, avec mes amis peuls. Je laisse le soin au gouvernement de désigner l'équipe qui me suivra et de fixer lui-même la date de l'expédition. Toutefois, à mon avis, il serait préférable que celle-ci ait lieu avant le début de l'hivernage.
Au Fouta-Djalon, les plaines sont toutes inondées et les routes impraticables dès le mois de juin venu. »

Après moult hésitations, la chance, cette fois, semblait pencher de son côté. Car, la même semaine, il reçut une lettre de la cour du Portugal lui annonçant que, pour le remercier des informations et des traités fournis sur le Cassini et le Foreyah, le roi Louis Ier lui décernait le titre de vicomte de Sanderval et l'invitait à venir bientôt à Lisbonne pour recevoir sa patente et sa décoration.
Décidément, le ciel ne voyait plus que lui ! Moins d'une semaine après, un matelot sonna à sa porte pour lui donner des nouvelles de Bonnard, son agent de Gorée, revenu sain et sauf de Timbo.
L'Almaami Ahmadou, qui avait entre-temps remplacé l'Almaami Sory en raison des règles, trop peules pour être comprises, de l'alternance, lui confirmait tous les traités que le Fouta avait signés avec lui et lui réitérait l'amitié indéfectible des Peuls. Bonnard n'avait pas eu beaucoup de peine à convaincre les Almaami : ce godiche de Goldsburry avait fait le gros du travail pour lui. Avec sa finesse bien militaire, il avait eu la sottise de faire défiler sa troupe devant le palais pour rendre les honneurs à l'Almaami. Délicatesse que cette méfiante et très chatouilleuse race peule avait vue comme une menace : c'était le signe que l'Anglais était venu avec des intentions belliqueuses et que ce qu'Olivier de Sanderval avait dit à l'Almaami était vrai :

« Les Anglais sont des agresseurs. lls n'ont qu'une seule idée en tête : décapiter l'Almaami et asservir le Fouta. Alors que moi, Olivier de Sanderval, je ne cherche que votre amitié.
Ce qui fait, conclut le matelot avec un magistral bras d'honneur, que l'Anglais, ils lui ont dit “ouste” dès sa parade militaire terminée, monsieur Olivier, et que la voie de Timbo vous est toujours et largement ouverte ! »

La nouvelle produisit sur lui le même effet que ces petits vins de Bourgogne que l'on déguste au son de l'accordéon dans les déjeuners champêtres. Il se remit à faire du bateau et à donner des bals et des banquets. Il consacra ses interminables nuits d'insomnie à peaufiner L'Absolu et ses matinées à poursuivre la mise en forme de son récit de voyage. Les après-midi, il les passait du côté de Cassis, à poursuivre le lièvre dans la garrigue ou à escalader les calanques. Les week-ends, il emmenait sa famille pique-niquer à l'étang de Bene ou dans la forêt de Château-Gombert. Pour se détendre, il s'étendait sous les pins du jardin pour lire Le Petit Marseillais ou pour noircir ses carnets et préparer, à la ration près, sa prochaine expédition à Timbo.
Le printemps passa vite et l'été (c'est-à-dire l'hivernage là-bas, avec ses pluies incessantes et ses foudres épouvantables) arriva au galop, et toujours aucun signe du ministère de la Marine ! A la mi-mai, il s'en inquiéta auprès de Charles-Roux :
— Ecris-leur ! Peut-être qu'ils ont oublié !
— Mais à qui, mon cher Jules ? A Cloué ou à Gambetta ?
— A Cloué, bien sûr ! Gambetta a fait ce qu'il pouvait !
Il s'exécuta et, à son grand étonnement, reçut très vite une réponse: la mission en question s'était embarquée pour le Fouta-Djalon depuis le début du mois de mai. L'auteur de la lettre, un obscur chef du bureau des Affaires indigènes, poussa la perfidie jusqu'à donner le nom de celui qui la conduisait : le Dr Bayol, affublé d'un ancien comique aux Folies Bergère devenu dessinateur-photographe puis officier de marine, du nom de Noirot ; et ils portaient une lettre du président Jules Grévy invitant l'Almaami de Timbo à effectuer une visite officielle à Paris. Son coeur faillit bondir de sa poitrine. Il ordonna au majordome de faire ses valises et à son cocher d'aller se renseigner sur le prochain train pour Paris. Mais sa colère paniqua sa femme qui courut appeler Charles-Roux. Celui-ci, connaissant parfaitement son caractère de cochon et ses éclats de voix, le dissuada de se rendre à Paris :
— Cela ne pourrait qu'aggraver les choses ! Pour l'instant, calmez-vous ! Calmez-vous avant tout !
— C'est un coup du syndicat, la pègre qui gangrène nos ministères !
— Calmez-vous, attendons la fin de la mission !
— Les salauds ! Ils veulent me prendre mon Fouta-Djalon, eh bien non ! Vous m'empêchez d'aller à Paris ? Alors j'irai à Timbo, neutraliser ces crapules !
Le destin en décida tout autrement : pour ce coup-ci, ce ne serait ni Timbo ni Paris. En effet, un message lui annonça qu'il devait immédiatement se rendre à Lisbonne pour sa cérémonie d'anoblissement.

***

A son retour du Portugal, le pays des Peuls était devenu le sujet préféré de l'Europe et le mas de Clary, un vrai quai de gare. Il reçut tour à tour un émissaire de Léopold II, un géographe suédois, un voyageur suisse qui, après une récente expédition dans le Sahara, voulait cette fois-ci poursuivre son aventure africaine sur les traces de Mungo Park, puis un Alsacien à demi fou qui se disait explorateur et qui venait lui proposer de remonter ensemble le fleuve Congo en pirogue depuis… le Fouta-Djalon jusqu'au coeur de l'Abyssinie. Puis, plus sérieux, un journaliste autrichien venu spécialement de Vienne pour lui demander un récit détaillé de son aventure. Il ne comptait plus les messieurs de sociétés savantes, les admiratrices, les badauds ou les feuilletonistes du dimanche qui venaient écouter ses exploits pour nourrir leur inspiration. De nuit comme de jour, il était assailli par les visites malgré la vigilance de ses domestiques. N'en pouvant plus, il réunit discrètement sa famille et s'en alla passer l'été dans la maison familiale d'Avignon. Là, entre une escapade dans les bois et un plongeon dans le Rhône, il trouva la tranquillité nécessaire pour terminer De l'Atlantique au Niger, un condensé de ses notes de voyage.

***

L'imprimeur Ducroq lui proposa aussitôt de l'éditer. Il en corrigeait les épreuves, un beau matin, lorsque Charles-Roux fit irruption dans la bibliothèque pour lui fourrer un numéro de L'Illustration sous le nez. Sur deux pages, le journal racontait le retour de la mission Bayol et Noirot. Le 4 janvier, les deux envoyés du gouvernement français avaient débarqué du Congo, le prestigieux paquebot des Messageries maritimes qui assurait la liaison Pointe-Noire-Bordeaux via Dakar. La presse et tous les badauds de la ville s'étaient précipités au port. Car les deux officiers de marine n'étaient pas venus seuls, mais accompagnés d'une forte ambassade de Timbo, conduite par le fameux Saïdou, le secrétaire de l'Almaami.

Ambassade du Fouta-Jalon a Paris en 1882
Ambassade du Fouta-Jalon à Paris en 1882. Assis au centre, Moodi Muhammadu Saidou Sy, secrétaire de l'Almaami,
chef de la mission composée de représentants respectifs des branches alfaya et soriya, d'un envoyé de l'Alfa
ou Lanɗo du diiwal (province) de Labé, et de l'interprète (debout à droite).

***

Sur cinq colonnes à la une, le journal relatait leur pittoresque séjour dans la capitale de l'Aquitaine. Après un banquet à la Société de géographie de la ville, on leur avait fait visiter la cathédrale, puis offert un concert de musique militaire ainsi qu'une soirée de ballets.

« Au théâtre, ajoutait malicieusement le journal, la première danseuse fit pétiller les yeux du dénommé Saïdou, le chef de nos invités nègres. C'était un régal d'observer ces sauvages fraîchement sortis de la brousse, avec leurs boubous informes et leurs étranges bonnets, s'ébahir devant les beautés de notre ville, je veux dire nos monuments et nos grandes dames. Le spectacle aurait été plus pittoresque encore si leur souverain avait accepté de faire le voyage, mais, chez ces gens-là, le monarque ne quitte sa capitale que pour la guerre ou pour La Mecque. Ce sont bien là des moeurs nègres ! » concluait le journal.

Charles-Roux ne put rien, cette fois-ci. Olivier de Sanderval boucla aussitôt ses valises et prit le train pour Paris. Mais Gougeard, le nouveau ministre de la Marine refusa de le recevoir, et Bayol et Noirot demeurèrent introuvables. Il dut trépigner quelques semaines, cloîtré dans sa chambre de l'hôtel Terminus-Saint-Lazare, et se contenter de suivre leurs remuantes virées mondaines à travers Paris par la presse ou par la voix incrédule des concierges.
La délégation fut reçue tour à tour par Jules Grévy, Gambetta, à présent président du Conseil, Auguste Gougeard, le nouveau ministre de la Marine et même par le général Faidherbe qui, après avoir brillé au Sénégal, occupait maintenant la fonction honorifique de Grand Chancelier de la Légion d'honneur. On les logea à l'hôtel du Louvre, on leur rendit les honneurs dans la cour des Invalides, on les emmena voir Hamlet à l'Opéra. Les journaux se répandirent en croustillantes anecdotes sur leurs airs pittoresques et sur leurs amusantes mésaventures dans les rues de Paris. Les Peuls dévalisaient les boutiques de luxe et répondaient quand on leur présentait la facture :
— Présentez donc ça à Tierno Ɓaleejo 1. Nous sommes ses invités, nous n'avons rien à payer.
Quand, enfin, il réussit à surprendre Bayol dans son bureau, celui-ci se contenta de lui tendre un papier sans prendre la peine de répondre à son bonjour. C'était le traité qu'il ramenait de Timbo, avec une version en français et une autre en peul. Il réussit à surmonter sa colère pour en lire le contenu :

« Le Fouta-Djalon, qu'une longue amitié unit à la France, sachant que le peuple français ne cherche pas à étendre ses possessions en Afrique mais bien des relations amicales destinées à favoriser les échanges commerciaux, connaissant depuis longtemps que les Français ne s'immiscent jamais dans les affaires particulières de leurs alliés et qu'ils respectent d'une façon absolue les lois, les moeurs, les coutumes et la religion des autres… »

Suivaient une série de traités entérinant l'amitié entre les deux pays et d'accords commerciaux. Le Fouta-Djalon s'engageait à détourner une partie de ses caravanes de Gambie et de Sierra Leone vers le poste français de Boké. Bayol le regarda lire avec l'oeil luisant de celui qui venait de poignarder l'ennemi :
— Vous voyez ? Le Fouta-Djalon est devenu protectorat français, Aimé Olivier ! Vos traités ne valent plus rien !
— Vous appelez ça un traité de protectorat ?
— Si ce n'est pas un traité, ça, qu'est-ce que cela peut bien être ? Voyez donc les signatures : celle de l' Almaami et celle de l'Etat français représenté par moi !
— Vous parlez d'accords ? Ces Peuls, dans leur langage alambiqué, ne font rien d'autre que de vous offrir leur amitié. Vous obtenez moins que ce que j'ai déjà obtenu. Vous avez de la chance, Bayol, ce n'est pas moi qui distribue les grades dans la marine.
— Attention, Olivier !
— Quant à ce qui est de mes traités, j'en ai reçu il y a peu l'assurance de mes amis peuls : ils sont intacts.
— Ça, c'était avant que je n'y arrive.
— Votre voyage ne change rien.
— Vous n'êtes plus rien à Timbo. Si vous y retournez, vous y serez probablement assassiné.
— C'est ce qu'on va voir, Bayol, parce que je me prépare à y retourner, et cette fois pour m'installer.
— Au revoir, Aimé Olivier !
— Appelez-moi vicomte de Sanderval !
Il claqua la porte et se précipita aussitôt à l'hôtel du Louvre. Saïdou et sa suite en avaient maintenant fini avec les rendez-vous protocolaires. Il pouvait leur rendre visite à son tour, sonder leur état d'esprit et recueillir leurs confidences. Il leur fit visiter l'imprimerie du Figaro ainsi que de nombreuses boutiques et fabriques dont un corroyeur, un sellier et un passementier. Il les invita au cirque, aux folies dramatiques, les fit dîner au Grand Véfour et aux Vignes de Bourgogne. Ils lui réservèrent tous un excellent accueil. Saïdou fut heureux de le retrouver et lui transmit le salut très amical de l'Almaami :

« J'ai appris le titre que le roi du Portugal t'a décerné. Cela confirme ton origine noble. J'en ferai état dès mon retour à Timbo. Tu mérites notre amitié, tu n'as plus à t'inquiéter. »

Le dénommé Alfa Médina lui montra le journal qu'il tenait en langue peule sur son séjour parisien et que « les gens retrouveront là-bas au Fouta longtemps après ma mort ». En les quittant, il savait que non seulement ses traités restaient encore valables, mais que le Fouta n'attendait que son retour pour l'accueillir et le fêter.

***

De l'Atlantique au Niger sortit en 1883. L'ouvrage reçut une critique fort enthousiaste. Il eut les faveurs des salons et des journaux les plus prestigieux. Il inspira les caricaturistes et les romanciers. On vit même un jeune feuilletoniste débordant d'inspiration écrire le plus sérieusement du monde :

« Epuisé par ce long voyage, l' explorateur attacha son hamac pour se reposer à l'ombre des grands ananas. »

Il passa l'année à répondre aux sollicitations : ici un banquet offert par une société savante, là une conférence dans un salon ou dans une université. Ses dissertations sur les beautés de l'Afrique et sur les vertus de la colonisation ne l'empêchèrent pas de suivre de près ses affaires au Fouta-Djalon. Après Gaboriaud et Ansaldi, il envoya une autre mission à Timbo pour confirmer ses traités et tenter une exploration vers le Soudan. Pour ne pas heurter la susceptibilité des Peuls, il choisit cette fois-ci une mission entièrement noire conduite par un ancien tirailleur sénégalais du nom de Ahmadou Boubou. Elle partit de Boubah, traversa le Fouta, reçut confirmation de la validité des traités et prit contact avec les chefs mandingues du haut Niger et les rois toucouleurs de Dinguiraye.
Ses rapports avec le ministère de la Marine étaient toujours aussi froids, mais en 1885, à la conférence de Berlin, la France fut obligée de le reconnaître negotiorum gestor et de se revendiquer de ses traités pour faire échec aux Anglais.
La même année, il assigna à Cardonnet, le capitaine du Jean-Baptiste, la mission de reconnaître l'estuaire du rio Compony et fit installer par l'intermédiaire de ses agents Pelage et Bonnard des factoreries à Bassiah et à Kandiafara en pays nalou, c'est-à-dire déjà bien à l'intérieur des terres.
Les bureaux de Paris lui restèrent résolument hostiles. Il se consola auprès de sa femme, de ses enfants, de son ami Charles-Roux et avec les nouvelles qui lui venaient du Fouta. En 1885, Alfa Yaya lui fit dire qu'il lui accordait une concession à Kadé. Il se dépêcha d'y faire construire une factorerie. Sa toute première possession au pays des Peuls.

Note
1. Tierno Ɓaleejo : surnom que, jouant sur son nom de famille, les Peuls avaient donné à Noirot. Littéralement : monseigneur le Noir ; ɓale signifie noir en langue pular.

arrow-previous arrow-up arrow-next



Facebook logo Twitter logo LinkedIn Logo