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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 12

A Paris, il prit ses quartiers au Terminus-Saint-Lazare et commença par le plus agréable : un long dîner au Grand Véfour avec le père du canal de Suez encore au sommet de sa gloire. Dans ce somptueux décor XVIIIe siècle, niché sous les arcades du Palais-Royal, avait coutume de se retrouver le Tout-Paris. Il était courant d'y reconnaître la silhouette de Grévy ou de Gambetta. En prêtant l'oreille, on pouvait y entendre Edmond de Goncourt ou Alexandre Dumas fils parler de leur dernière oeuvre. La fricassée de poulet Marengo fondait toute seule sous la langue et la mayonnaise de volaille surpassait la réputation que les fins gourmets lui avaient faite dans le hall de la Comédie-Française ou dans les loges de l'Opéra. Ferdinand de Lesseps se révéla jovial, spirituel, excellent convive. Celui que tout le monde appelait le « Grand Français » était un vieux monsieur plutôt petit, aux favoris grisonnants mais bien fournis, tout de sombre vêtu. Il parla malgré ses soixante-quinze ans avec une franchise et une énergie admirables. Il croyait encore dur comme fer à son canal de Panama. Certes, le projet apparaissait beaucoup plus coûteux qu'il ne l'avait prévu. Cela ne le décourageait pas, oh non ; cela prouvait, au contraire, que ce serait plus intéressant qu'à Suez. L'argent, il finirait bien par le trouver, c'était sûr, même si pour l'instant les actionnaires traînaient les pieds. La vaste souscription d'obligations qu'il venait de lancer démarrait d'ailleurs plutôt bien.
— Cela a marché à Suez, ça marchera bien à Panama ! D'ailleurs, mon jeune ami, nous ne sommes pas ici pour parler de Panama mais de ce nouveau pays que votre génie a mis à la portée de la France. Le … redites-moi son nom ?
— Le Fouta-Djalon !
— C'est bien ce qu'il me semblait : le Fouta-Djalon ! C'est un pays de cocagne, à ce qu'il paraît ?
— Malheureusement, ce n'est pas pour vous : il n'y a aucun canal à creuser.
— Oh, si ! Charles-Roux m'a parlé de votre idée de chemin de fer. Je compte y consacrer une communication à la prochaine séance de l'Académie des sciences. Le chemin de fer, voilà le canal des temps nouveaux !
— L'artère qui nous aidera à ranimer le corps engourdi de l'Afrique.
— Vous parlez comme Dumas… Euh, c'est notre secrétaire perpétuel… Vous devriez passer le voir. Il est comme tout le monde, Dumas, il fait semblant de détester les honneurs, mais rien ne lui plaît autant que de voir les autres lui manifester son importance. Allez le voir, remerciez-le pour ce tout qu'il a déjà fait pour vous (même s'il n'a encore rien fait), cela le conduira sûrement à faire enfin quelque chose, par exemple programmer au plus vite la date de ma communication. Passez aussi voir Ganthiot, c'est le secrétaire perpétuel de la Société de géographie commerciale de Paris. Vous venez d'achever une oeuvre colossale, jeune homme, maintenant il vous reste à la valider. On est à Paris, jeune homme : ici, planète ou nouvelle maladie, rien n'existe qui n'a pas reçu l'assentiment du beau monde.
— La renommée m'indiffère, je vous assure.
— C'est ce que je me disais aussi en donnant le premier coup de pioche à Suez. Mais quand tout le monde s'est mis à m'appeler le « Grand Français », j'ai trouvé ça plutôt agréable. Ces Nègres ?
— Des bêtes, pour l'instant ! Le progrès viendra sûrement à eux.
— Ah, vous me rassurez quant à la magie du progrès ! Les Nègres dans quelques années ! Les singes dans combien de temps ?
Aucun dîner mondain de Paris ne s'achevant sans quelques digressions sur la politique et l'opéra, ils évoquèrent L'Amour médecin de F. Poise que l'on venait de donner au théâtre de l'Opéra-Comique, ainsi que les deux Jules du moment : Ferry et Guesde.
Ensuite, l'homme de Suez se leva pour mettre son haut-de-forme et sa cape.
— Promettez-moi de passer voir Dumas !… Et puis Ganthiot aussi !
Olivier de Sanderval le raccompagna jusqu'à son fiacre et resta figé de respect jusqu'à ce que cette gloire vivante de la France s'éloigne, avant de s'engouffrer dans le sien.
Les Comptes Rendus des séances de l'Académie française publièrent de larges extraits de la communication de Lesseps. Les salons et les cafés à la mode se passionnèrent, dès l'instant, pour cet intrépide Lyonnais — déjà connu pour avoir inventé la roue à moyeux suspendus et pour ses exploits sur le front de Sedan et qui, dans sa splendide solitude, se proposait d'offrir à la France une nouvelle colonie fleurant bon les pâturages, le miel et dont le nom exotique amusait déjà les gamins des écoles et les chansonniers des cabarets. Outre Le Petit Marseillais, Le Figaro, Le Journal des débats, La Revue des Deux Mondes, Le Bulletin de la Société de géographie, La Dépêche coloniale et bien d'autres journaux donnèrent un large écho à son voyage. Sa renommée dépassa très vite les frontières : la Société de géographie de Londres rendit compte de ses exploits, la presse allemande ne tarit pas d'éloges. En cette époque où les explorateurs bénéficiaient de la même aura que les cosmonautes de nos jours, il était particulièrement valorisant de voir son nom cité à côté de ceux de Stanley et du major Laing, de Mungo Park et de René Caillé.
Il n'était pas mécontent de lui. En quelques semaines, il avait réussi à séduire les savants, les financiers et les académiciens. Il lui restait maintenant à affronter la faune la plus cruelle de Paris : les politiciens.

***

Fort du nom qu'il s'était fait dans les chaumières comme dans les salons les plus huppés, il pouvait maintenant frapper à la porte du ministre de la Marine. Mais l'amiral Cloué ne sembla pas aussi impressionné que la presse. Il le laissa patienter quelques jours avant de lui ouvrir son bureau :
— Ce brave Charles-Roux m'a dit que vous nous apportiez un tout nouveau pays.
Olivier de Sanderval disserta longuement sur son périple, la beauté des paysages, les énormes potentialités touristiques et agricoles du Fouta-Djalon, parla de l'aristocratie peule et de sa pénible détention à Timbo.
— Qu'avez-vous demandé à ces Peuls ?
— L'autorisation de tracer un chemin de fer et de faire du commerce.
— Vous êtes sûr que vous ne vouliez pas autre chose : défricher des terres et vous proclamer roi, par exemple ?
— Je vois que les mauvaises langues ont déjà sévi jusque sous les lambris de la République ! Je n'ai d'autre ambition que de servir la France !
— Ah, la France ! En ce moment, le plus commun des savetiers se targue de concourir à sa gloire ! Vous êtes parti sans nous : sans ordre de mission, sans même demander notre avis.
— Vous m'auriez dissuadé, et vous le savez bien.
— Dites-moi, qu'attendez-vous exactement de nous ?
— Que vous souteniez mes traités ! Que vous envoyiez une délégation officielle à Timbo, je suis prêt à la conduire !
— Vous vous attendez peut-être à ce que la France vous installe comme roi du Fouta-Djalon !
— Je m'attends simplement à ce que vous avalisiez mes traités avant que les puissances ennemies ne raflent la mise !
— La France n'a aucun moyen juridique de protéger vos traités, si jamais traités il y a. Nos colonies à nous, c'est le Sénégal et le Soudan !
— Tenir l'Afrique par le Sénégal et le Soudan, c'est tenir le sabre par la lame ! Sans le Fouta-Djalon, nous risquons de tout perdre là-bas !
Il s'interrompit quelques instants pour se diriger vers la mappemonde collée au mur :
— Revoyons un peu, si vous le voulez bien, monsieur le ministre, la carte du monde. Qu'avons-nous autour de notre pauvre France ?
Il prit une règle et montra d'un air grave l'Espagne, l'Angleterre, l'Allemagne, rien que des ennemis ! Comment survivre dans ce guêpier ? L'Afrique ! Il n'y avait pas d'autre solution ! « Elle doit être le corps et nous l'esprit ! », insista-t-il. Il avait compris, lui, dès son arrivée à Gorée, qu'elle devait immédiatement cesser d'être une simple réserve d'esclaves et d'oléagineux pour devenir, minutieusement dégrossie sous le scalp d'Athènes et de Rome, une amie, une alliée, une province française. Alors, la France pourrait y lever une immense armée ; grâce à elle, la conquête de l'Italie serait facile ainsi que le passage par le Brenner vers l'Autriche. L'Allemagne n'aurait plus le choix : la paix éternelle et peut-être même l'union face à une Angleterre ennemie de l'Europe. Et comment faire de l'Afrique une province française ? En faisant du Fouta-Djalon sa base, c'était aussi évident que le nez au milieu du visage.
Il ne se rendait pas compte qu'il parlait depuis vingt minutes et que ses accents rappelaient ses délires de Timbo et ceux, plus métaphysiques, de L'Absolu. Le ministre le regarda en se demandant s'il devait le vider tout de suite ou profiter encore quelques instants du spectacle…
— Croyez-moi, monsieur, l'Afrique est la clé de notre avenir. Aujourd'hui nous pouvons en faire notre bouclier et demain notre refuge. Oui, vous n'ignorez pas que la glaciation s'accentue, que dans quelques décennies le Languedoc sera aussi gelé que le pôle Nord. Alors, les Inuits et les Lapons descendront chez nous. Et nous, nous courrons nous abriter sous les climats rafraîchis de l'Equateur. A condition d'avoir au préalable préparé le terrain !
Le ministre le regarda de tous ses yeux et maugréa dans sa barbe en jetant un long coup d'oeil à sa montre :
— Tiens, tiens, la glaciation !… Mais oui, mon jeune ami, la glaciation ! Et avec combien de bataillons comptez-vous occuper l'Equateur avant la glaciation ?
— Pour conquérir l'Afrique, il ne faut pas cent mille hommes, il y en faut juste un, celui qui saura gagner sa confiance !
— Et bien entendu, celui-là, ce sera vous !
— Moi, vous, ou alors ce seront les Anglais !
— C'est une obsession chez vous, les Anglais ! soupira-t-il en le menant vers la porte.
Puis il lui jeta un dernier regard, inquiet, condescendant, et lui secoua longuement la main :
— Au revoir, monsieur ! Et surtout prenez soin de vous ! Aux dernières nouvelles, l'Afrique échapperait pour l'instant aux effets de la glaciation, méfiez-vous tout de même de ses fièvres !
En sortant, il tomba nez à nez avec un homme en tenue d'officier qui écoutait derrière la porte.
— Nom de dieu, pesta-t-il, vous écoutez aux portes ? Vous n'avez pas honte, à votre âge et dans cet uniforme ?
— Euh !… Non !… Non, non !…
— Que faites-vous là, alors ?
— Euh … Je … je voulais juste vous accompagner !

***

Il sortit de là avec un profond malaise. Assurément, Cloué ne croyait ni à son projet ni à sa personne. La journée avait été éprouvante. Il avait besoin de s'aérer l'esprit. Il marcha malgré la pluie jusqu'au Café de Paris où il joua aux échecs pour se calmer les nerfs jusqu'à la nuit tombée. Pour le dîner, il n'avait pas envie de se montrer ni au Grand Véfour ni chez Fayot. Son humeur massacrante ne lui permettrait pas d'y supporter les potins parisiens. Et manger seul dans sa chambre n'aurait fait qu'accentuer sa nervosité. Ildécida de marcher vers les Halles, où l'on pouvait dîner pour deux sous et dans la plus grande insouciance. Il eut l'impression, tout le long du chemin, qu'une ombre furtive le suivait de loin, que des bruits de pas claquaient derrière lui et se taisaient mystérieusement quand lui-même s'arrêtait.
— Se seraient-ils déjà mis à me pister ? pesta-t-il en débouchant sur l'église Sainte-Eustache. Bah, s'ils m'espionnent, c'est bien parce que, malgré ce qu'ils ont l'air de montrer, j'ai encore de l'importance à leurs yeux !
Il hésita un moment entre les différentes gargotes proposant qui des soupes aux escargots, qui des moules provençales, qui des tripes à l'auvergnate. Il opta pour celle qui servait des pieds de mouton et une copieuse potée, non pas pour le menu mais parce qu'elle avait l'air moins sale et moins enfumée que les autres. Elle était bondée comme toutes les autres mais par chance vaste, avec des tables pas du tout serrées et un coin de guinguette où l'on pouvait danser au son de l'accordéon.
Exactement ce qu'il lui fallait ! Rien de mieux que l'anonymat au milieu de la foule pour se soulager l'esprit ! Ouf, ici il pouvait s'empiffrer de bonne cuisine paysanne et boire tout son soûl sans se faire voir des échotiers. Il termina ses pieds de mouton et sa potée et entama sa portion de fromage. Au moment où il allait lever le doigt pour demander au garçon un second demi de rouge, quelqu'un poussa une chaise et s'assit à côté de lui.
— Je peux ? grommela l'inconnu en posant ses mains sur la table.
C'était l'officier de ce matin, celui qu'il avait surpris en train d'écouter à la porte. Il avait troqué son uniforme pour un très anonyme costume de ville, mais il le reconnut tout de suite à ses yeux mobiles et luisants et à son nez de bête fouineuse.
— C'est donc vous qui me suiviez ? — « Suiviez » est un bien grand mot. Je voulais juste vous surprendre dans un endroit tranquille pour bavarder un peu.
— Et de quoi voulez-vous bien me parler ?
— Du Fouta-Djalon, bien entendu ! Mais la politesse veut que je me présente d'abord : docteur Bayol !
Bayol, le médecin de marine, celui de l'expédition Gallieni au Soudan ! Incroyable ! Il comptait le retrouver à Ségou ou à Kayes après ses Timbo et Dinguiraye, et c'est dans ce tripot qu'il le rencontrait après l'avoir surpris à écouter aux portes ! Un officier de la marine, un vrai soldat français qui s'était brillamment illustré au Congo avant de guerroyer au Soudan ! Il fixa longuement son regard sur le front volontaire, la bouche hautaine, les petits yeux remplis de malice et d'intelligence. Non, il n'arrivait pas à l'admirer : il lui fallait un sérieux effort pour ne pas le gifler.
— Alors comme ça, vous vous intéressez au Fouta-Djalon ? Alors pourquoi n'y avez-vous pas fait un saut ?
— La hiérarchie ne me l'a pas demandé.
— C'est vrai que dans la marine il est mal vu d'aller aux chiottes sans consulter la hiérarchie.
— Cela n'aurait rien eu de ridicule, remarquez ! Nous sommes des soldats au service de la patrie, pas de pittoresques aventuriers.
— C'est la hiérarchie qui vous a dit de venir me voir pour me dire ça ?
— Non, je suis venu de moi-même. Tout nous éloigne, vous et moi : les idées, le profil, le tempérament. Tout sauf un point : le Fouta-Djalon. Je pense comme vous que ce doit être la pièce maîtresse de notre dispositif au Soudan. Or les Anglais ont l'air de vouloir nous damer le pion. J'ai appris ce matin qu'ils viennent d'y envoyer une mission dirigée par Goldsburry en personne, leur gouverneur en Gambie !
— Les salauds !… Goldsburry au Fouta-Djalon, c'est important, ça ! Si c'est pour cela que vous êtes là, vous avez bien fait de venir !
— Non, ce n'est pas seulement pour ça !
— Pour quoi d'autre ?
— C'est aussi pour vous dire qu'elle me plaît beaucoup, votre idée d'une mission officielle à Timbo.
— Enfin, quelqu'un qui me comprend ! Qu'est-ce que vous attendez alors pour convaincre Cloué ? Vous avez pris du poids en côtoyant Gallieni !
— Pas suffisamment pour faire plier ce vieil ours de Cloué ! Mais vous…
— Moi ?
— Oui, parlez-en à Gambetta. Je sais que vous avez vos entrées chez le président de la Chambre. Si Gambetta s'en mêle, Cloué ne pourra que s'exécuter.
— Eh bien soit ! En lui montrant mes traités, je réussirai peut-être à le séduire.
— Faites vite, avant que les Anglais ne les réduisent en cendres, vos traités ! Allez, au revoir et on se tient au courant.
Olivier de Sanderval éternua au moment où l'autre lui tendait la main :
— Ah ! fit celui-ci. Déjà l'effet de la glaciation ! Couvrez-vous, Olivier, couvrez-vous !
Et il se dirigea vers la porte en poussant un méchant ricanement.

***

A son réveil, il écrivit un mot au président de la Chambre. La réponse revint avec le porteur :
— J'ai hâte de vous entendre parler du Fouta-Djalon ! Que diriez-vous d'un dîner ce soir Chez Drouant. On y sera plus tranquille qu'au Boeuf à la mode ou au Grand Véfour.
Chez Drouant était le petit nouveau dans la liste encore bien courte des restaurants fréquentés par les célébrités de Paris. Il arriva très tôt pour respecter les convenances, mais trouva que Gambetta l'attendait déjà devant un verre, un exemplaire du Figaro à la main. Avec son style impulsif et franc, ce dernier aborda tout de suite le sujet :
— J'ai vu Cloué ce matin. Pour vous dire franchement, vous ne l'avez pas bien convaincu avec vos idées nouvelles. J'espère que vous aurez plus de chance avec moi.
— J'attends de vous, et là je parle aussi bien à l'ami qu'au président de la Chambre, deux choses : la création rapide d'un véritable ministère des Colonies et l'envoi immédiat d'une mission officielle auprès des Almaami de Timbo.
— Impossible, mon ami ! Nous vivons une crise budgétaire sans précédent. Quant à envoyer une mission au Fouta-Djalon !…
— C'est indispensable, Gambetta !
— Dans votre esprit, c'est simple, tout ça ! C'est vrai que si j'en crois Cloué, vous avez l'imagination bien fertile. Alors, racontez-moi donc cette histoire de glaciation ! ricana-t-il.
— Cela vous fait rire aussi et pourtant ça n'a rien de drôle. L'esprit, monsieur le président, ne progresse que s'il s'inscrit dans le mouvement. Oui, le monde n'est pas statique, il est en perpétuel mouvement : la terre, le climat, les races ! Rien n'est figé !
— Mêmes les races !
— Surtout les races, monsieur le président ! L'humanité, dans la race blanche, n'est pas au terme de son progrès ! Comprenez que nous ne sommes pas toute l'humanité, nous n'en sommes qu'une branche.
— Si je vous comprends bien, les singes d'Afrique poursuivront l'oeuvre de Platon et de Descartes, de Voltaire et de Gay-Lusssac ! C'est ça?
— Je n'ai pas dit les singes, j'ai dit les Noirs !
— Si j'ai bien compris, leur génie se réveillera au moment de la glaciation ?
— En quelque sorte.
— Vous avez la chance, mon cher Olivier, d'avoir en face quelqu'un qui, comme vous, aime le romanesque. Contrairement à Cloué, je ne vous prends pas pour un fou. Mais il me faudrait tout de même un siècle ou deux pour m'habituer à des idées comme les vôtres.
Il se leva pour demander son manteau et sa canne. Puis il ajouta :
— Eh bien soit, je vais parler de tout ça au cabinet. Et je vous en prie, ne m'en veuillez pas si c'est non.
Il retourna aussitôt à Marseille et adressa ce télégramme à sa factorerie de Gorée :

« Mon cher Bonnard,
Si je ne vous ai pas donné de mes nouvelles depuis que je vous ai télégraphié de Bordeaux en descendant du bateau, la raison en est toute simple : c'est que je n'en avais pas. Ma famille à Montredon passe des jours on ne peut plus ordinaires. Quant à la vie de la France, ma fois, mis à part les éclats de voix que l'on entend pousser au Parlement, c'est celle, paisible et morne, d'une vieille rentière qui se sent bien dans son agonie. Seulement, je viens de Paris où, m'usant à gravir les étages pour essayer de faire comprendre à nos bureaucrates l'intérêt pour notre pays d'asservir le Fouta-Djalon, je suis enfin tombé sur une nouvelle : il paraît que les Anglais ont envoyé une mission à Timbo en la personne de Goldsburry, son gouverneur en Gambie. Je n'ai pas besoin d'arguments pour vous faire comprendre que c'est un mauvais coup pour nous. Vous savez mieux que moi combien les Anglais sont sournois et les Peuls cupides et versatiles.
La rencontre de ces deux races perfides risque de faire voler nos traités et engloutir tous les trésors que nous y avons investis en cadeaux et en factoreries. Aussi je vous ordonne, toutes affaires cessantes, de vous rendre à Timbo pour vous assurer que nous sommes (et non ces fripouilles d'Anglais) les amis de l'Almaami, et que nos traités sont toujours valables. Vous connaissez les viles moeurs des rois nègres. Pour eux, l'amitié va au plus offrant. Alors, n'hésitez pas : inondez ces vilains seigneurs peuls de cadeaux (surtout Paate, Aguibou, Bookar-Biro et Alfa Yaya) ! A chacun un miroir ou une boule d'ambre !
Quant aux Anglais, dénigrez-les ! Sabotez ce pauvre Goldsburry ! Faites comprendre aux Peuls qu'ils n'ont qu'une seule envie : décapiter l'Almaami et s'emparer de son pays. Jouez sur la corde sensible du Peul : sa fierté légendaire, son attachement à l'Islam, à l'indépendance de son pays, tout ce que le méchant Anglais veut démolir alors que nous, Français… Rappelez-leur un million de fois combien je suis et resterai toujours leur très fidèle et très dévoué ami !
Faites comme je vous dis et tenez-moi au courant. En attendant, moi, je dois rester ici pour harceler les ministères.
Pour l'instant tout est contre moi. Mais vous me connaissez !…
Je retourne au Fouta dès que je peux.
Saluez pour moi tous les Portooɓe de la côte ! »

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