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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Deuxième Partie
Chapitre 11

Son cocher l'attendait à sa descente du train, le télégraphe avait bien fonctionné. Mais sortait-il d'un wagon, ou du trou sans fond du néant ? Marseille scintillait sous les feux d'un magnifique été indien. Il ne sentait rien, cependant : ni les caresses du soleil ni la chair de la ville, pourtant si longtemps désirée.
Ce corps inconsistant, cette démarche fluctuante, l'Afrique aurait-elle retenu son être pour n'en relâcher que le fantôme ?
Il mit ses mains en visière pour se protéger de la vive lumière du dehors. Il répondit au bonjour du cocher en vacillant, s'agrippa un bon moment à la portière du break pour se dégager de l'étourdissement et reprendre la vue. Il se laissa émerveiller par les flancs vernis de noir de la voiture, et ses roues étincelantes aux rayons incrustés de corail.
— Vous passez par le vieux port, Marcel ! grommela-t-il en s'installant.
Il s'accouda à la portière entrouverte et laissa défiler sous ses yeux embués de sommeil les formes floues des immeubles et les silhouettes spectrales des arbres et des passants. L'avenue d'Athènes et la Canebière furent vite descendues. Arrivé quai des Belges, il fit signe à Marcel de ralentir. Rafraîchi par l'air du large, il redressa la tête vers le vieux port pour contempler le grouillement des quais et le pittoresque enchevêtrement des mâtures. Ce fut seulement là qu'il réalisa la présence de la ville.
Marseille défila à la vitesse d'une fresque que l'on déplie : le même large éventail de collines et de criques, de bastides et de jardinets qui avait si souvent hanté son esprit, en brousse. Il revit avec bonheur ses halles et ses arsenaux, ses huileties et ses savonneries ; respira goulûment son odeur de lavande et de mer, de soufre et de graisses brûlées. Il ferma les yeux et se laissa bercer par le trot des chevaux et par la musique des lieux : quai Rive-Neuve, bassin de Carnage, promenade de la Corniche, avenue du Prado, avenue de la Pointe-Rouge, avenue de la Madrague-de-Montredon.
La voiture passa d'un trot la traverse de Carthage, s'engouffra dans le parc, longea les écuries et le mas de Clary et vint s'arrêter devant le château accolé au talus où il avait fini par s'installer, après la mort de son beau-père, le mas n'abritant plus que la bibliothèque et le laboratoire. Il descendit du fiacre et replongea dans le bain familial avec le même fébrile soulagement qu'à Timbo, chauffé par le palu, il plongeait dans son lit.

***

Rose, sa chère petite Rose, délicate et parfumée comme il l'avait laissée, l'embrassa deux ou trois jours de suite, secouée par les larmes, avant de le confier aux médecins et aux cuisiniers. Elle patienta jusqu'à ce que les enfants, qui eurent du mal à le reconnaître, osent l'approcher sans frémir avant de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis son départ : — Alors, Aimé, ces Nègres, ils vous avaient accordé un rôle dans leur Méphistophélès ?
— Figurez-vous que oui, ma petite chérie. C'est d'ailleurs à cela que je dois d'être encore vivant.
Un mois après, non seulement il avait cessé de grelotter et de vomir, mais son corps ne flottait plus dans ses habits. L'animal de brousse qu'il était devenu s'était réhabitué à la vie familiale et aux bruits de la ville. Le Fouta-Djalon ne l'avait pas quitté, cependant. Il sortit ses carnets des malles dès qu'il eut assez de force pour tenir un crayon et nota d'un ton goguenard et prophétique :

« L'Europe fera certainement ce voyage et la civilisation avec. Dans trois ans, le roi de Timbo mangera des cerises de Montmorency comme firent autrefois les Romains des figues de Carthage. »

Puis il songea à l'immense travail qu'il lui restait à abattre pour en arriver là. Après les périls de la brousse, un autre combat l'attendait : affronter la jungle de la bureaucratie parisienne pour lui vendre sa trouvaille.
Bien entendu, il passa embrasser son complice Jules Charles-Roux avant de monter à Paris. Chimistes, fils de chimistes, ils avaient vu le jour la même année. Les Charles-Roux étaient dans le savon à Marseille ce que les Olivier étaient dans l'acide sulfurique à Lyon. Férus de Darwin et passionnés d'aventures coloniales tous les deux, ils croyaient au rayonnement de la science et aux ressources illimitées du progrès bien plus qu'en Dieu. Ils étaient les fils jumeaux d'une époque fébrile, conquérante et inventive, qui n'avait pas le temps, surtout pas celui de douter d'elle-même. Jules n'avait pas encore succombé aux tentations très à la mode des voyages et de l'exploration, mais il était très lié à Gallieni et soutenait fermement l'implantation française en Tunisie, au Dahomey et à Madagascar. En dépit de leur nette différence de tempéraments, ils pensaient tous les deux que de l'Afrique s'exercerait dorénavant le génie de la France, de là-bas il irradierait non plus l'Indus ou la Méditerranée, mais tous les méridiens, tous les pôles, tous les recoins de la planète. C'est dire l'émotion des retrouvailles !
— C'est tout de même quelque chose que de serrer une main tout droit sortie du Fouta-Djalon !… Le bateau de ce matin ou celui d'hier soir ?
— Hum… pas exactement ! bredouilla Olivier de Sanderval. J'ai préféré vous éviter la mine avec laquelle je suis revenu. Je me suis mis un moment en quarantaine, hum, par décence, disons. La ville aurait fui si je m'étais tout de suite montré à elle.
Ils s'installèrent au salon après les longues effusions ponctuées de soupirs. La silhouette aérienne du majordome se glissa jusqu'à eux : le visiteur opta pour un genièvre et le maître de maison pour un cassis. Olivier de Sanderval savoura la délicieuse liqueur et soupira, les yeux fermés :
— Est-ce Dieu possible ? Moi en France, dans une vraie demeure, mangeant de la vraie nourriture, buvant dans de vrais verres, causant avec de véritables êtres humains !
Jules se contenta de le regarder. C'était un signe de déférence, mais aussi une brûlante envie d'écouter. Un simple mot de lui aurait ôté au moment sa solennité, au récit son authenticité, au héros son épaisseur. Ce silence survenait comme un hymne et il convenait qu'il fût long, ponctué seulement par les pépiements des oiseaux dans le parc et par quelques notes de piano échappées d'une lointaine demeure.
— Seulement, par quoi commencer ? finit par céder Olivier de Sanderval.
Et, avec le soulagement d'un suspect arrivé au bout de ses forces, il raconta tout, tout ce qu'il avait si longtemps et si douloureusement tu, tout ce qu'il n'avait osé révéler à Rose : les mendiants de Gorée, le roi de Boubak, le consul anglais, les gouffres, les serpents, les panthères, les scorpions, les chimpanzés, les comas, les coliques, les menaces de mort et les empoisonnements ; la beauté hallucinante du pays, le monde mystérieux des Peuls — si sournois, si tordus, si nobles, si valeureux, si fascinants, en fin de compte, qu'on les paierait juste pour le prix de leurs défauts.
— Comme je vous l'avais annoncé, mon cher Jules, je comptais m'aventurer jusqu'au Soudan. Mais ces rois peuls ne l'ont pas entendu ainsi. Ils m'ont interdit de passer, ils m'ont retenu deux bons mois pour me remercier d'être venu jusqu'à eux.
— Deux mois prisonnier des Nègres et…
— Rassurez-vous, mon cher Jules, ces Nègres-là ne mangent pas les Blancs. C'est bien pire, ils leur bouffent leur âme !
Jules Charles-Roux rêvassa quelques secondes, puis il leva jovialement son verre :
— A la santé de notre grand explorateur ! René Caillé, Tombouctou, Dupuis, le Tonkin et vous, le Fouta-Djalon !
— Explorateur, je m'en voudrais ! Le temps des explorations est passé, mon pauvre Jules ! Voici venu celui de la colonisation !
— Vous qui avez vu ces Nègres de près, pensez-vous qu'il soit possible de les sortir de la jungle où la génétique les a emmurés ?
— C'est une race primitive, j'en conviens, bien plus proche du singe que de nous, mais c'est une race jeune. Le coeur commence à naître, l'esprit naîtra par la suite. L'évolution mon cher Jules, l'évolution !
— Que diriez-vous d'une conférence dans nos murs pour nous développer tout ça et nous faire rêver aux merveilles du Fouta-Djalon ?
— Bien volontiers, mon cher ! Ce sera l'occasion pour moi de remercier votre Société de géographie pour son inestimable soutien.
— Etes-vous pour un moment dans notre ville ?
— Je me prépare à monter à Paris pour informer ces messieurs du ministère de la Marine. Je n'en ai pas fini avec les sauriens : après les crocodiles d'Afrique, les caïmans des ministères !
— Qu'allez-vous leur demander ?
— De soutenir mes traités avec les Peuls !
— Pour vous ou pour la France ?
— Dans mon esprit, c'est pareil ! A Timbo, c'est moi, la France !
— Bon, bon, bon ! Je vous ferai une lettre de recommandation auprès du nouveau président de la Société de géographie. Il s'appelle… Ferdinand de Lesseps. Connaissez-vous le maréchal Cloué ? — De son vivant, le marquis de Chasseloup-Laubat m'avait longuement parlé de lui.
— Vous passerez le voir de ma part. C'est le nouveau ministre de la Marine.
Il termina son genièvre, se leva et demanda son manteau.

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