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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 5

Après les falaises de Tchikampil et le marché aux esclaves de Saala, il fallait avancer entre falaises et rochers en même temps que le chemin que l'on se faisait soi-même, en taillant au jugé dans l'enchevêtrement des lianes et des mancenilliers. Par chance, le soleil se révélait moins brûlant et l'air moins étouffant que sur la côte. Les villages défilaient pareils les uns aux autres, perchés sur une colline, ou tapis au fond d'une cuvette, entourés d'une haie vive d'agrumes et d'églantines, tous abondamment fleuris. Il y eut une bagarre à Parawali, une attaque de panthères dans les environs de Cantabanie. Les porteurs donnés par Alfa Yaya le lâchèrent à l'entrée de Dabalaare, emportant avec eux les céréales et les bêtes. Tout cela sema un incroyable désordre. Ses Ouolofs durent brandir leurs fusils, Mâly et Mâ-Yacine parlementer tout le long de l'après-midi. Il dîna d'une poignée de riz au saindoux et se battit toute la nuit, aidé de sa provision de camphre, contre une armée de fourmis bag-bag qui avait envahi sa case. Au petit matin, il ne restait plus rien de sa ceinture de laine, de son cordon de montre. Son parasol, lacéré, ses sacs de cuir, percés par des trous d'un pouce de large !
A Dabalaare, on quitta les toitures en jonc pour celles de paille. On entra dans le vrai Fouta. Il remarqua qu'ici la curiosité des gens était plus discrète. Ici, on ne poussait pas des cris de moquerie, on ne le touchait pas en faisant des moues de dégoût. On fermait les yeux et on tremblait d'effroi, ou alors on jetait son baluchon et on s'enfuyait en criant au diable. Il ne tarissait pas d'éloges sur la nature et sur les femmes. Le mardi 9 mars, il nota, ravi et condescendant :

« Vu une très jolie fille : beaux yeux mystérieux, nez correct, mince et busqué, lèvres presque minces. Quel dommage que tout cela soit noir ! »

Il avait l'impression d'avoir marché d'un même pas du pays de ses rêves à celui réel, à présent étendu sous son regard. Le Fouta qu'il voyait le fascinait autant que celui qu'il avait si longtemps imaginé en compulsant les atlas et les cartes :

« Partout des collines, partout des vergers, partout des prairies et des fleurs ! Partout, des sources, des rivières, des torrents ! »

Le 11 mars, il traversa le Tominé, s'attarda longuement dans sa vallée, s'intéressa à sa faune et à sa flore, estima le dénivellement de sa pente, mesura son débit. La saison de l'abondance se terminait, à présent la saison sèche commençait. Il avait compris comment survivre aux effets dévastateurs du soleil : il fallait marcher de l'aube à la mi-journée et du milieu de l'après-midi à la nuit tombée. En pleine journée on se noyait dans sa propre sueur, la nuit les gouffres vous aspiraient. Il mangeait ce que lui offrait la brousse, soignait ses coliques avec des fruits de botane. Ses Ouolofs le portaient quand la maladie le terrassait. Mâly et Mâ-Yacine l'aidaient à se dépêtrer des intrigues des chefs de village et de la perfidie des porteurs.
Timbo avait donné l'ordre de le recevoir avec les honneurs dus à un hôte du Fouta. Mais tous les chefs de village ne se comportaient pas de la même façon. Certains venaient à sa rencontre, lui réservaient leurs meilleures cases et même parfois, alors que rien ne les y obligeait, le pourvoyaient en lait, en céréales et en viande. D'autres, en revanche, envoyaient leurs captifs pour l'accueillir et l'hébergeaient dans une masure, quand ce n'était pas dans un poulailler, sans se soucier de ses hommes, obligés alors de dormir à la belle étoile.
C'était un pays agréable, agréable mais peu sûr : la brousse pleine de panthères et d'aspics, le relief accidenté, les hommes trop énigmatiques. Il fallait se méfier de tout, de jour comme de nuit, rester sur ses gardes. A chaque pas, il frôlait le précipice et les morsures de serpent. A chaque repas, il risquait l'empoisonnement. Il s'obligeait à boire des quantités de lait pour nettoyer son corps de toute éventuelle intoxication. Quant à ses hommes, surtout ceux venus de la côte, ils devaient rester groupés et ne pas trop s'éloigner de leur Blanc. Isolés, on pouvait les piller, les bastonner ou en faire des esclaves.

Par chance, la brousse, souvent plus généreuse que les hommes, prenait des allures d'hospice et de sinécure. Cruelle et sauvage, certes, mais avec la vertu d'héberger et de nourrir ! Vers elle il se tournait pour échapper à l'avarice des chefs de village ou pour retrouver le vice du camping tel que le lui avait communiqué l'abbé Garnier, sur les bords de l'Azergue. Il découvrit le duuki, cette sorte de mangotier dont le fruit en forme de poire était délicieux, goûta au fruit suret de l'arbre à pain, à celui sucré de l'arbre à caoutchouc, aux grappes de tchingali qui lui rappelaient la forme et le goût des plus beaux raisins du Beaujolais, au néflier mampata, au sungala
Il chassa les oiseaux sauvages et s'habitua à la liqueur de fleurs, dont le goût finement alcoolisé lui faisait penser à la mirabelle.

Le Fouta tout entier le regardait s'enfoncer à l'intérieur des terres.
On se réunissait au bord des chemins et sur les places des marchés pour admirer sa barbe noire et ses gants blancs. On montrait du doigt son casque, ses bottes ferrées, son inséparable ombrelle. On chuchotait fiévreusement autour de sa tente, « une case, parents, une vraie que l'on plie et déplie avec la même facilité que nos pagnes». Les gamins se bousculaient autour de sa table en espérant qu'il finirait par leur jeter des biscuits ou du chocolat. On le regardait avaler ses tubercules mal cuits et ses purées de baies sauvages toujours servies dans des assiettes de porcelaine et accompagnées des meilleurs vins de France.
Wallâhi, cet homme semblait bizarre ! Bizarre de manger avec des morceaux de métal au lieu de faire comme tout le monde : à la main ! Bizarre de se moucher dans un tissu propre et soigneusement repassé ; d'empocher sa morve après cela, comme on le ferait de son or, de ses cauris ou de ses bijoux. Aïe, parents, aïe !! Bizarre de ne jamais quitter son ombrelle et ses gants, bizarre de rester impeccable même au milieu de la boue. Bizarre avec son casque, bizane sans son casque. Bizarre d'être blanc, bizarre de ne pas dormir, bizarre de ne pas roter, bizarre de ne pas bien comprendre le peul, bizarre sous le soleil, bizarre dans la brousse…

Sur la route de Guélé, il visita la chute de Diourney, dont le grondement s'entendait à deux kilomètres de distance, et songea à ramener en France quelques loukous, ces longues gousses desquelles sortent de longs filaments de soie jusqu'ici inutilisés. A Waltunde, il lui arriva quelque chose de rare : réussir à dormir. Cet après-midi-là, après avoir d'abord longtemps tourné en rond dans les lougans 1, puis travaillé à ses notes, puis fait quelques parties d'échecs, il s'allongea sur son lit-picot, sous un manguier, pour écouter les menus bruits de la brousse. Cela dura peut-être cinq minutes mais, pour lui, cela fut une délicieuse éternité malheureusement interrompue par un vacarme comme il n'en avait jamais connu même dans les moments sanglants de la Commune de Paris. Par dizaines, les habitants du village sortaient de leurs cases et s'enfuyaient en hurlant de peur :
— Le diable ! Le diable ! Le diable !
Il essaya de s'informer mais il ne restait plus grand monde autour de lui. Il finit, dans la bousculade, par apercevoir Mâ-Yacine et Mâly, tout tremblants de peur au sommet d'un fromager. Il avait bien du mal à les persuader de descendre de là et encore plus de mal à comprendre ce que, les yeux hagards et le souffle court, ils essayaient de lui expliquer : ils avaient vu le diable ! Tout le monde avait vu le diable. On l'avait vu sortir du néant, traverser le village, ramasser une papaye pourrie et s'attarder longuement près du puits.
— Le diable est blanc ! conclut, Mâ-Yacine, de loin le plus lucide des deux. Il a les yeux bleus et des cheveux blonds qui lui tombent jusqu'au genou, ajouta-t-il sur un petit ton de reproche. Qu'est-ce que tu dis de ça ?
— Je me doutais bien qu'il vivait nu, le diable, gémit Mâly. Il a juste quelques feuilles pour recouvrir son pénis.
Dix, quinze, vingt autres témoins vinrent confirmer cela : « Le diable existe et il est passé par Waltunde ! » Leurs témoignages concordaient si bien qu'Olivier de Sanderval s'empressa de leur demander :
— Alors, c'est vrai qu'il sent le soufre ?
— Aux dires de ceux qui l'ont approché, ce serait plutôt le caca, lui répondit-on, pince-sans-rire.
— Et où se trouve-t-il à présent ?
— Comment veux-tu que l'on sache où va se cacher le diable ? s'emporta quelqu'un d'autre.
— Il a sauté par-dessus la clôture et il a disparu là-bas, dans la forêt-galerie.
Il se dirigea vers l'endroit indiqué.
— Que vas-tu faire, malheureux ? lui demanda la voix chevrotante de Mâ-Yacine.
— Ben, je vais serrer la main du diable !
Un groupuscule se détacha de la foule pour le suivre : certains pour le supplier de revenir, d'autres pour voir ce qui allait se passer. Il fouilla les bosquets d'épines et les ceintures de bambous, regarda derrière les rochers et dans les gouffres des talus.
« Ces gens ont mangé des champignons », se dit-il en cherchant nerveusement le chemin du retour. A ce moment-là, son regard tomba sur le tronc d'un arbre et il manqua de s'évanouir. A califourchon au creux d'un embranchement, le diable lui tournait le dos et mordait à pleines dents dans une papaye mûre.
Il s'accrocha à une liane pour se retenir de tomber de vertige. Puis il se toucha brusquement le front, son esprit se ralluma et un sourire narquois apparut au coin de ses lèvres :
— Descendez donc de cet arbre, monsieur le diable ! ordonna-t-il avec une voix d'officier supérieur.
— Comment, cria le diable en se retournant brusquement, vous parlez français ?
Il se glissa lestement le long du tronc et s'approcha :
— Maintenant, écoutez ma triste histoire. Je ne suis pas le diable, ne croyez pas ce que racontent ces idiots de Nègres ! Je suis tout ce qu'il y a de français. Voulant voir du pays, je me suis aventuré jusqu'à Timbo, mais c'était sans compter avec la cruauté de ces Peuls, mon cher monsieur. L'Almaami m'a détenu six mois. Après m'avoir dépouillé de mes habits et de mes biens, il m'a donné cinq semaines pour rejoindre la côte.
— Bien sûr, monsieur Moutet, je m'en suis fort bien douté !
— Comment, vous me connaissez !
— Non, mais je vous imaginais mieux habillé que ça. Vous auriez tout de même pu vous trouver quelques hardes en cours de route ?
— Et comment, mon bon monsieur ? Ce macaque a menacé de décapiter tout sujet de son royaume qui m'habillerait d'un fil. Je marche le long des cours d'eau pour échapper aux regards et je me nourris de fruits sauvages. Mais vous, que faites-vous ici ?
— Je vais à Timbo !
— Vous êtes fou ! Vous finirez à la plaine de Saroudia. C'est là qu'ils décapitent les condamnés. Vous feriez mieux de me suivre pour regagner la côte au plus vite.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Mais rien !
— Je ne peux pas vous laisser comme ça ?
— Mais si ! Venez avec moi ou alors sauvez-vous ! Que l'un de nous au moins ait la chance de revoir la douce France.
— Attendez !
Il recueillit quelques louis et quelques grains de corail perdus au fond de sa poche. Mais l'autre les regarda avec dégoût et les jeta dans la rivière.
— Que voulez-vous que j'en fasse ? Ils vont dire que je les ai volés… Allez, sauvez-vous, sauvez-vous, je vous dis !
Les Peuls se firent entendre à un buisson de là.
— C'est plutôt à vous de vous sauver ! La première fois ils vous ont fui, la deuxième ils pourraient bien vous lapider !
— Alors, tu l'as enfin aperçu, ce diable ?
— Mais non, mon pauvre Mâly, je n'ai rien aperçu du tout, je cherchais justement le chemin pour retourner au village.

Ses douleurs dans la région de l'épiploon devenaient de plus en plus aiguës. Pour les oublier, il se fondait de tout son corps et de toute son âme dans la nature sauvage embaumée de doux parfums que les roses, les belles-de-nuit, les karu-karunden et les gardénias distillaient à l'envi.
A Misiide-Goungourou, il nota :

« Si ce pays si riche de terres cultivables, d'eau et de soleil était habité par des Blancs, il serait merveilleux. »

Le lendemain, juché sur les collines de Misiide-Malanta, il se prit pour Moïse :

« J'aperçois de loin la terre promise où j'aurai des oranges, des bananes, des fruits frais, j'y serai peut-être demain. »

Brûlant de fièvre, la nuit, il se bourrait de quinine en écoutant les prières musulmanes qui lui rappelaient Le Chant de l'Africaine : « Vers les rives du Tage », etc.
De nouveau, les pentes raides et les chemins en escalier, les pirogues, les ponts de lianes et les cordes au-dessus des rapides ! De nouveau, les battues et les feux de brousse, les bergers en transhumance et les caravanes de cire et d'esclaves. Les villages s'égrenaient, aussi adorables sur leurs collines que des bijoux dans leur écrin, avec leurs bouffées de jasmin et leurs noms surprenants: Dungedaabi, Telikone, Diountou, Bouroumba, Sempeten. Il se sentait harassé mais émerveillé. A Sempeten, il griffonna de nouveau sur ses carnets :

« Partout ce ne sont qu'arbres à fleurs : jasmins, lauriers-roses, acacias jaunes… »

Un vieillard lui dit se souvenir qu'un Blanc y était passé, il y avait de cela vingt ans, peut-être trente. Ce devait être sûrement ce bon vieux Lambert que la France avait envoyé pour tenter de nouer des relations de commerce avec l'Almaami Oumarou, qui occupait alors le trône du Fouta. Il s'attarda quelques jours à Misiide-Dindera pour explorer les cours du Saala et du Kakrima :

« Des colons européens y vivraient dans l'abondance avec un labeur de quelques heures par jour… C'est le paradis tenestre, le paradis pendant le péché, avec de belles eaux claires et ferrugineuses, des fruits, des fleurs aux doux parfums et des pâturages illimités où l'on peut nourrir par milliers chevaux, boeufs, moutons… »

A Dindeya, il nota :

« Dîné ce soir d'abord de quinine avec Mâly puis de riz à la sauce aux arachides — très bon plat à importer dans la cuisine française — et enfin de chevreau au petit mil. »

A Daara-Labe, l'air des sommets lui ayant fait oublier un instant les coliques et la fatigue, il se permit de rêver et d'écrire :

« Le pays continue à être charmant. C'est une succession de collines et de vallons délicieux. Il n'y manque que des fermes, des villas et des châteaux pour être supérieur à tout ce que l'Europe offre de plus séduisant… Les orangers chargés de fruits, les doux parfums, les frais ombrages, tout fait rêver au pays d'Aida… Le commerce avec l'Afrique centrale et le Niger appartiendra aux maîtres de ce pays où les Européens peuvent s'installer et bien vivre. »

Le vendredi 2 avril, il fut tellement ébloui par le paysage qui s'offrit à lui qu'il décida de camper là malgré la pauvre demi-journée de marche qu'il venait d'effectuer. Un vieux berger vint lui raconter la même histoire qu'à Sempeten :
— Il y a bien longtemps, un Blanc est passé ici, sur ce haut plateau. Il avait un fusil et se déplaçait dans une chaise à porteurs. Il n'était pas aussi grand, mais il portait un casque comme toi.
— Et comment s'appelait-il ?
— Comment veux-tu que je le sache, il y a si longtemps ! Et puis, les Blancs, c'est comme les oiseaux du ciel, personne ne songerait à retenir leur nom… N'as-tu rien, Blanc, pour soigner mes vertiges ?
— Si, j'ai des pastilles Vichy !
— Donne-les-moi, je t'offre une chèvre en échange.
— Non !
— Une chèvre contre des pastilles et toi, homme blanc, tu oses encore rechigner !
— Pas avant que tu me dises le nom de cet endroit.
— Cet endroit ? Je crois bien qu'on l'appelle Kahel.
— Kahel ? C'est un bien joli nom !

Il regarda les hameaux alentour et, tout en bas, la vaste plaine couleur d'or, les forêts de teli et d'eucalyptus et le splendide empilement de crêtes qui bouchait le côté nord. Une grisante sensation de vertige le saisit. Il se sentit pousser des ailes, se laissa gagner par le bonheur pétillant et léger des oiseaux du ciel. Les boeufs remplissaient les falaises de leurs mugissements sonores. Les perroquets et les singes faisaient la fête à l'intérieur des bois. Une harde d'antilopes traversa la plaine et s'affola vers le serpentement vif-argent de la rivière. Il se leva sans dire un mot et, sous le regard apitoyé de ses hommes, dévala la pente vers le fuseau de verdure qui encerclait la plaine, en s'accrochant aux arbustes. Il arriva en bas, le visage, les bras et les jambes rudement écorchés, mais en proie à une excitation de gamin. Il poussa le pas jusqu'au coeur de la forêt et s'exclama en frappant le sol avec sa canne :
— Ici, je bâtirai mon royaume !
L'onde de sa voix vibra dans les branchages, se heurta aux parois des falaises et fit résonner la vallée de son écho caverneux et inextinguible.
C'était Moïse sur le mont Sinaï, Alexandre le Grand débouchant sur l'Indus, César savourant sa victoire dans les plaines fumantes d'Alésia !
Le chant des oiseaux et le bruit des bêtes s'arrêtèrent une fraction de seconde pour le laisser parler, puis la brousse reprit, comme un hymne à sa gloire, son obscure symphonie.
Autour de lui, visibles seulement de la tête et semblables à des hiboux, les singes le regardaient à travers les branchages. Il ne savait pas s'ils voulaient l'admirer ou bien se moquer de lui.
— Cela ne concerne pas les singes ! fit-il en essayant d'imiter leur visage grimaçant. Cela concerne les hommes, les vrais, les Blancs !
Une espèce de prémonition l'avait, tout de suite, saisi, en arrivant dans cet endroit : ce serait ici et nulle part ailleurs ! Mais ce n'était qu'une prémonition. Et puis cet homme avait prononcé le mot Kahel et tout s'était révélé avec le troublant miracle d'une femme quittant ses pagnes. Il ne lui restait plus qu'à tracer ses forteresses et ses palais, ses jardins et ses garnisons et d'ajouter sa petite touche à la gloire perpétuelle du monde.

« Maharajah des Indes, empereur de Chine, maître des deux Égyptes, roi de Kahel ! »

Mais il n'en était pas encore là. Il devait pour l'instant continuer le chemin jusqu'à Timbo, gagner les faveurs de ces rudes seigneurs peuls, leur arracher quelques concessions sur ces terres odorantes et vallonnées sur lesquelles ils veillaient avec la férocité de la lionne couvant ses petits. Et ensuite, oui, ensuite il n'aurait ni à tricher ni à guerroyer : la science et la technique, le chemin de fer et le commerce détrôneraient tout seuls ces rustres bergers fanatiques et orgueilleux — pas pour vaincre ou surpasser, terroriser ou brimer ; simplement selon la loi naturelle par laquelle le vent d'automne emporte les feuilles mortes. Une saison finirait, une autre commencerait, plus neuve, plus prometteuse, plus juteuse de vie et de force, sa saison, à lui !
Alors, depuis ses palais de Kahel, lentement, de la même manière que la lèpre gagne le corps, sa puissance et sa gloire s'étendraient, paillote par paillote, tribu par tribu, savane par savane, forêt par forêt, sur le continent tout entier. D'abord les Peuls, puis les Bambaras, les Songhaïs, les Mossis, les Haoussas, les Béribéris, les Bantous, tous les Nègres de la terre avec ou sans balafres, avec ou sans turban, avec ou sans un os au travers du nez.
Arrachés à leur jungle et à leurs ténébreuses pensées, ces sauvages auraient suffisamment goûté à l'algèbre et aux mets délicats, à l'architecture et aux théories de Platon, avant que sous la poussée inéluctable de l'évolution les climats ne se dérèglent, que les glaciers de la Laponie n'envahissent le Languedoc et que les pauvres petits Blancs affolés ne courent se réchauffer près de l'Équateur. L'Afrique serait alors le centre du monde, le coeur de la civilisation, la nouvelle Thèbes, la nouvelle Athènes, la nouvelle Rome et la nouvelle Florence tout à la fois. Et ce serait ce nouvel âge de l'Humanité qu'il avait pressenti bien avant les autres et dont les bases auraient été jetées par son génie à lui.

Il vit Kebaali et écrivit :

« Très gracieuse vallée, bordée de collines en falaises sur le côté sud-est. La belle végétation de ses champs, pittoresquement vallonnés, ses bouquets d'orangers, de papayers et de néfliers mampata, de nere, ses frais pâturages, ses bois ombrageux feraient la réputation d'un État européen. »

Il traversa le Téné, évita prudemment la mystique cité de Fougoumba où, n'avait-on cessé de répéter depuis la côte, tout avait commencé. C'était là que les Peuls avaient lancé le djihad qui leur avait permis de s'emparer du pays. C'était devenu depuis la très austère capitale religieuse qui abritait les princes les plus fanatiques et les plus hostiles aux chrétiens. Il valait peut-être mieux recevoir d'abord l'aval de Timbo avant de s'y aventurer. Il la contourna par le mont Kourou qui l'ébahit par ses cimes bleuâtres et l'éclat de ses floraisons. A Porédaka, il croqua le portrait d'un roi suivi de ses dignitaires, dont quelques-uns étaient à cheval, armés de parasols et vêtus de boubous colorés et nota en bas de page :

« Ce nombreux cortège qui brille au soleil fait vraiment effet. »

A Ɓuriya, affamé et recru de coliques, de boutons et de plaies, il s'endormit sans grand-peine mais fut aussitôt pris de cauchemars : il rêvait à son fils en train de mourir.
Le mardi 7 avril, après trois jours de furoncles et de fièvres, il arriva enfin à Timbo.

Notes
1. Lougan : le jardin potager qui entoure généralement les cases au Fouta-Djalon.

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