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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 6

La bourgade se hissait au sommet d'une éminence de fougères et de lantaniers, pointant du fond d'une cuvette. Les palissades de rotin et la toiture conique de la mosquée semblaient fidèles aux croquis de Hecquard et de Lambert. A l'ouest, le fameux dénivelé de crêtes boisées dont le profil allait se confondre avec les coloris de l'horizon. Au sud, la colline de Koudeko, au sud-ouest, le plateau de Nyaali. Là-bas, à l'est, ce devait être le mont Helaya où le mystique Karamoko Alfa avait accompli sa retraite de sept ans, sept mois et sept jours, avant de fonder le royaume. La flamboyante forêt-galerie ne pouvait être que la rivière Baadio-Doori qui traversait la plaine de Saroudia où l'on exécutait les condamnés.
Il rangea ses jumelles et descendit du monticule de granit en pensant à la parole de Taïbou :

« Fais attention à toi, étranger ! A Timbo, il n'y a pas de demi-mesure: ou tu gagnes en galon ou tu perds ta tête. »

A présent, il se trouvait au coeur du pouvoir peul, autant dire dans un nid de vipères. Tout dépendrait de lui, de sa capacité à user de son esprit et à dominer ses nerfs. Il savait qu'il s'apprêtait à jouer la partie d'échecs la plus terrible de son existence. Il savait qu'il en sortirait avec une couronne ou sans tête du tout. Il devrait, pour sauver sa peau, se montrer noble sans être arrogant, astucieux sans s'avérer indépassable, humble sans paraître couard. Les Peuls vous éprouvaient d'abord avant de vous ouvrir leur coeur et la porte de leur maison, cela, Taibou le lui avait suffisamment répété. Les hommes accomplis seuls avaient le mérite de devenir des amis. Et qu'est-ce qu'un homme accompli chez ces vieux pervers de Peuls ? Quelqu'un qui voit sans qu'on lui montre et qui comprend sans qu'on lui explique. Quelqu'un qui sait tendre des pièges et faire, des pièges qu'on lui tend, des noeuds coulants pour y perdre l'adversaire. Elle le lui avait dit et répété :

« Le discernement, la voilà, la clé du Pulaaku, la fameuse éthique peule ! »

Mais il n'avait plus besoin de Taïbou pour comprendre cela. En cinq semaines à pied, il avait eu le temps d'ouvrir les yeux et de voir un peu à travers les masques innombrables des Peuls. Il avait saisi leur art tout florentin de la conjuration et de l'esquive. Il avait compris que la rouerie, chez eux, passait pour un noble sport. Vivre, c'était avant tout se gruger les uns les autres. Celui qui ourdissait les conjurations les plus ingénieuses, celui-là méritait sa place à la cour et les louanges des griots. Les roturiers et les esprits lourds ne suscitaient nulle compassion. Ici, on naissait rusé ou maudit ; roi ou rien du tout. Timbo, là sous ses yeux, inerte et impénétrable comme un satanique jeu d'échecs ! Il pouvait gagner la partie s'il jouait fin. Alors, il aurait un pays à lui : avec de l'or et des troupeaux, de la puissance et de la gloire. Mais à la moindre maladresse, ce serait la prison et, qui sait, la décapitation.
Il traversa la rivière, planta sa tente au milieu de la plaine et envoya ses deux fidèles domestiques annoncer son arrivée à la cour. Il attendit toute la journée, jouant aux échecs en mâchant du chocolat pour calmer sa nervosité. Une longue journée de patience aux portes de Timbo ne pouvait ressembler qu'à l'antichambre de la potence sous le règne de Néron.
Qu'étaient devenus ces deux émissaires ? Ces filous de rois peuls les avaient peut-être arrêtés, égorgés, pendus ou vendus comme esclaves. Cette idée qui avait frôlé sa tête comme par effraction le matin devint, en fin de journée, une véritable obsession. Et il avait, malgré les échecs, malgré le chocolat, malgré le sang stoïque et imperturbable des Olivier, bien du mal à dissimuler ses soucis. Ses hommes qui, à quelques mètres de lui, grillaient des tubercules et des fèves pour tromper la faim ne chantaient plus, ne déchiraient plus les échos de leurs rires sonores et agaçants. A présent, ils se contentaient de maugréer dans leurs dialectes en le regardant d'un mauvais oeil. Bien sûr, tout cela était de sa faute. Il comprenait parfaitement leur courroux et leur désir audible dans tous les dialectes du monde de s'enfuir dès la tombée de la nuit et de le laisser là, blanc, catholique et affamé, seul au milieu des Peuls. Que ferait-il alors ? D'abord tenter de libérer ses deux compagnons (l'honneur le commandait), ensuite songer à sa précieuse capsule de cyanure (la phobie des souffrances inutiles le recommandait).
Vers cinq heures, la voix lointaine du muezzin appelant à la prière d'alansara— vous savez, le moment précis où la taille de votre ombre commence à dépasser la vôtre ! — le sortit de ses macabres supputations. Il leva les yeux vers la rivière et aperçut Mâly et MâYacine entourés de quelques notables habillés de luisants boubous. Il les laissa approcher en apprêtant discrètement son fusil, qu'il ne relâcha que quand les sourires des deux Sénégalais devinrent indiscutables.
Bientôt, celui qui semblait le plus important, à cause de son burnous étincelant et de son parasol multicolore, se détacha du groupe pour lui tendre une calebasse de lait et une noix de cola. Ouf, le signe de bienvenue !
Il se nommait Saidou, le secrétaire de la Cour que l'Almaami avait dépêché pour l'accueillir, le rassura Mâ-Yacine, ce déplorable retard n'avait rien de grave, juste les caprices de l'Almaami et les lenteurs du protocole !
A l'entrée de la ville, une femme portant une calebasse sur la tête le regarda longuement et dit :
— C'est bien la première fois que je vois un Blanc. On m'avait dit qu'ils sentaient tous le brûlé, mécréants qu'ils sont, alors que ce n'est pas vrai !

On l'installa dans une case qui avait l'air d'une vraie maison : murs de banco, toiture de paille comme partout au Fouta, mais, outre ses larges persiennes et portes, elle comportait plusieurs pièces, certes infestées de cafards et de mouches, bien aérées cependant. Ses hommes s'entassèrent dans les cinq paillotes voisines. Il y avait un grand manguier au milieu de la cour, et une clôture de bambous avec un portail en rotin et lianes entourait le tout.
Saidou lui fit apporter son dîner ainsi que de l'eau pour son bain et disparut. En sortant de la guérite de paille située derrière sa case, et qui servait de toilettes et de lavabo, il trouva que la femme de tout à l'heure l'attendait dans la cour en compagnie d'une jolie jeune fille aux yeux intelligents, brillants, avec un corps superbe couleur de bronze. Olivier de Sanderval lui trouva tout de suite un nom : « le repos des yeux ».
— C'est ma fille Fatou, lui dit la femme. Elle viendra balayer chez toi. Tu auras aussi des habits à laver et elle les lavera pour toi. Ma case se trouve de l'autre côté de la clôture après le lougan. Tu la reconnaîtras : des lianes de courge recouvrent sa toiture.

Le lendemain, il voulut sortir un peu pour se dégourdir les jambes, mais des hommes armés de fusils et de sabres l'empêchèrent de passer le portail. Plus personne ne vint le voir, ni pour lui dire bonjour, ni pour lui apporter à manger ou à boire. Au troisième jour, il épuisa toutes ses provisions. Des hommes se postaient toujours devant le portail : et non seulement leur nombre avait doublé, mais ils tenaient dorénavant leurs fusils et leurs sabres dans leurs mains et non plus sous leurs boubous. Au cinquième, des supputations alarmantes commencèrent à enfler dans les rangs de ses hommes. L'Almaami ne devait pas être content ! On l'imaginait, enfermé dans une aile de son palais pour décider de ce qu'il convenait de faire: expulser le Blanc ou bien alors le décapiter ? Saisir ses biens ou vendre ses hommes en Sierra Leone ?
Au septième, il pensa sérieusement à avaler la capsule de cyanure qu'il dissimulait dans une molaire. Pour rien au monde, il ne vivrait le sort que le roi du Dahomey réservait à ses prisonniers blancs : il les obligeait à mutiler et à décapiter leurs compagnons avant d'être mutilés et décapités à leur tour.
Au septième, il se bourra de quinine et d'eau camphrée pour tromper la faim et griffonna ceci dans ses carnets :

« J'ai compris : ces chacals de Peuls ne veulent pas se salir les mains ! Ils veulent que je m'éteigne tout seul. Le paludisme ou l'inanition ! Et bien sûr, ils auront pensé à faire d'une pierre deux coups : négocier pendant ce temps une grosse rançon avec Saint-Louis ! Ça, ce serait vraiment peul ! »

Puis il reposa son crayon et se tapota subitement le front :

« Non d'un chien, les Anglais !… Oh oui, j'aurais dû m'en douter… L'ami Lawrence… l'hôte du Fouta… cette frontière si vite ouverte… Mon Dieu, mais c'est depuis Boulam, le traquenard ! »

Il sortit apostropher les gardes :
— Mes hommes n'ont rien fait, eux, qu'on leur permette de manger !
Seuls les gendarmes dans les branchages du manguier semblaient vouloir lui répondre. Il s'avança tristement vers la case et dit :
— Alors, ce sera ce soir, aux douze coups de minuit !
Il s'allongea aussitôt dans son lit-picot et écrivit une longue lettre à sa femme, puis il indiqua à Mâly et à Mâ-Yacine les recommandations à prendre si jamais ils survivaient, eux. Il remonta le réveil et se recoucha, les mains bien jointes sur la poitrine.
Des coups de pilon, les chants des bergères appelant leurs vaches, l'appel du muezzin… Des aboiements, des bruits de pas dans la cour… Mâly se retrouva devant lui avant qu'il n'ait pu relever la tête :
— Qu'est-ce que tu attends, Blanc ? Sors donc saluer le prince !
Un beau jeune homme de quinze ans l'attendait sous le manguier, assis sur une peau de mouton, l'air d'une statue de bronze dans la nuit naissante.
— Je m'appelle Diaïla et c'est l'Almaami, mon père, qui m'envoie. Il te recevra demain après la prière de l'aube. Moodi Saidou viendra te conduire au palais.

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