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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Chapitre 4

Et ce fut de nouveau la bataille avec la brousse, les rapides, les cols infranchissables et les porteurs indociles. Mais son véritable calvaire se trouvait moins dans les aléas du voyage que dans cette infirmité éternelle à laquelle la nature l'avait condamné : son incapacité à trouver le sommeil.
Il avait compris depuis la France que ses principales armes seraient la ruse et la patience. Ici, il fallait ruser avec tout : le climat, la nature et surtout les hommes.
Il avait calculé qu'il lui fallait cinq semaines pour rallier Timbo. Ce qui était parfaitement réalisable avec des étapes de vingt kilomètres par jour et un maximum de vingt à vingt-cinq kilos par porteur.
Il avait inclus dans ce temps tous les impondérables : la sournoiserie des habitants, les caprices des princes, les aléas du ravitaillement, les défections des porteurs (qu'il valait mieux renouveler à chaque étape), les coliques et les crises de palu.
Le relief accidenté ne facilitait pas la marche. Il arrivait que les torrents emportent des hommes et que les montures sombrent dans les précipices à la même vitesse que les gravillons. Il faisait plutôt frais sur ces hauteurs, il fallait néanmoins attendre que le soleil de midi baisse pour affronter les sommets les plus ardus. Et il n'y avait rien de pire pour une caravane que l'attente en pleine brousse. C'est à ces moments-là que tous les malheurs arrivaient : les vols, les révoltes, les bagarres, la baisse de la volonté et l'engourdissement des jambes, les morsures des vipères et des scorpions. Mais tout cela était supportable. Son moral s'y était longuement préparé et, pour ce qui était du physique, il était plutôt bien équipé.
Chez les Olivier, on naissait costaud avec une taille de bambou, une ossature de cheval et une puissance de locomotive. On inculquait très tôt le goût de l'effort. A la pension d'Oullins, les dominicains lui avaient appris la rigueur des mathématiques, et les règles d'or de l'austérité et de la privation. Dans les longues randonnées avec l'abbé Garnier, il avait pris tous les risques qu'un gamin de son âge pouvait prendre.
Autant qu'il s'en souvenait, il avait toujours heurté les précipices et senti l'haleine de la mort souffler sur son visage. Il n'avait pas grandi, à vrai dire, il avait dû ressusciter, à chaque fois, pour passer d'un âge à un autre. Et cela avait commencé presque au berceau. Il n'avait que huit ans et il se promenait avec lui sur le pont Saint-Jean, ce maudit jour où les révolutionnaires de 1848 avaient jeté son père dans la Saône. Ses petits yeux de gamin l'avaient vu disparaître sous les flots en même temps que les fondements du monde et le sens de l'existence. Cela avait duré une petite éternité et puis, les gardes partis, l'auteur de ses jours, après quelques brasses, était réapparu de l'autre côté du pont, sans dire un mot et sans même prendre la peine de raconter l'incident, le soir, autour de la soupe familiale.
Voilà ce qu'il avait retenu de cette leçon muette :

« Ça n'a rien d'extraordinaire, mourir ; renaître de ses cendres, non plus ! »

Ce qui fait que, de ce jour, il ne cessa jamais d'imiter le Sphinx… A vingt ans, il se brisa le fémur en essayant un parachute de son invention… A vingt-deux, il sauva à lui seul un bateau en perdition… A vingt-cinq, il faillit se faire décapiter par des brigands alors qu'il explorait les canaux pour, disait-il, joindre les deux mers de France… A trente ans, sur le front de Sedan où il commandait une unité de batterie, il fut condamné à mort quatre fois dans la même semaine et quatre fois il réussit à s'évader avant de regagner Paris où les communards se préparaient à dresser les barricades… A trente-deux ans, à Marennes où son père l'avait envoyé construire des usines, il faillit exploser avec son laboratoire alors qu'il tentait de prouver que l'on pouvait dissocier la matière.
Ses usines continuèrent de fonctionner malgré cela. L'acide sulfurique familial fit tant et si bien la fortune des citoyens qu'ils le nommèrent maire de la ville. Maire, passe encore, mais député ou ministre — malgré l'instance de ses amis, Gambetta et le marquis de Chasseloup-Laubat —, jamais, ce ne serait pas assez casse-cou ! La faim, la fatigue, la diarrhée, pssscht !… Il s'était d'ailleurs entraîné à rester trois jours sans manger avant de commencer l'aventure. Ce contre quoi il ne pouvait rien, c'était cette insomnie qu'il traînait avec lui comme une maladie honteuse. La nuit, c'était le moment du rêve pour les gens normaux et, pour lui, le début du supplice. Il avait fini par nourrir une haine féroce pour ce vicieux tortionnaire, ce Lucifer comme il avait fini par le nommer.
Il n'avait pas apporté beaucoup de livres, le poids du moindre objet comptait dans ce genre d'aventures. Juste Les Caractères de La Bruyère, Les Oraisons funèbres de Bossuet, Les Epreuves de Sully Prudhomme et De la tranquillité de l'âme de Plutarque. A part ces volumes-là, il n'avait que le manuscrit de L'Absolu, ses carnets de voyage et ses interminables parties d'échec en solitaire pour attendre le réveil des autres. Sa vaisselle, il l'avait spécialement commandée à la manufacture de Sèvres : noircie pour éloigner les envieux et amincie pour ne pas alourdir les bagages. Une assiette en nickel avec sa haute mannite pour le riz à la vapeur, des couteaux, des fourchettes, des cuillères et une timbale en argenterie dorée — d'accord pour avaler n'importe quoi mais sûrement pas n'importe comment !
Pour changer un peu, il sortait de temps en temps s'émerveiller de la clarté du ciel, aussi étincelant qu'un feu d'artifice en ces temps de saison sèche : le feu follet de l'étoile Polaire, le brasier de la Grande Ourse. Lui parvenaient, comme une musique douce, les bruits inoubliables du Fouta endormi : les airs débordants de ferveur des psalmodies, les gémissements des couples faisant l'amour et soudain les cris inconsolables d'un gamin surgissant du cauchemar : « Sauvez-moi, oh ma mère! Porto 1, Porto, le Blanc, le Blanc ! Il va me manger, le Blanc! »

***

« Va droit sur Timbo, cela vaudra mieux pour toi ! » Il se trouvait déjà à Tchikampil, mais la voix d'Aguibou flottait encore dans son esprit. Était-ce une menace ? Était-ce une suggestion ? Avec ces princes peuls, il ne saurait donc jamais ce qui est interdit et ce qui ne l'est pas ; ce qui peut vous valoir une décapitation ou une simple remontrance. Il n'avait pas pensé à ça, que tout, les soupirs comme les secrets d'oreiller finissaient tôt ou tard dans les oreilles des princes, en ce Fouta-Djalon si doux, si tranquille, mon Dieu, dans lequel il aura le temps de l'apprendre, tous les murs ont des oreilles, et chaque bourreau un emploi.

Dangereuse, l'idée de Taïbou, excitante, très excitante néanmoins ! Kaade valait le coup d'être vue. La cité se trouvait dans une extraordinaire confluence de rivières et de tribus, de caravanes et de denrées rares. Y monter une factorerie reviendrait à contrôler le troc florissant qui liait les côtes et les puissants royaumes de l'intérieur. Surtout si on se liait avec un prince brillant et ambitieux, dans ce Fouta-Djalon où tout se jouait dans la nébuleuse d'une aristocratie dont les alliances de sang contrastaient sans cesse avec les rivalités d'intérêts ! « Allez, j'irai à Kaade, advienne que pourra ! », trancha-t-il en sortant de Tchikampil.
Le lendemain, cependant, un incident de rien du tout vint anéantir ce projet : un homme sorti de nulle part et armé d'un gourdin se mit à frapper les porteurs en les injuriant copieusement :
— Vous n'avez pas honte, chiens galeux, de porter le fardeau d'un Blanc, d'un mécréant, d'un chien de chrétien ? Vous irez tous en enfer, créatures serviles, âmes damnées !
Olivier de Sanderval se saisit d'un des fusils de sa garde ouolof et tira quelques balles en l'air pour l'éloigner. L'homme recula de quelques pas, mais revint aussitôt après et le menaça de son gourdin. Le Blanc pensa le faire fuir en tirant entre ses pieds. L'homme frétillait et sautait à chaque coup mais revenait, plus décidé encore, quand l'arme se taisait :
— Je n'ai pas peur de toi, Blanc, j'ai peur de ton fusil !
Il poursuivit la colonne jusqu'à Saala en répétant inlassablement :
— Jette ton fusil, Blanc, et viens te battre comme un homme !
La plaisanterie — c'en était vraiment une, et plutôt bienvenue sur ces rudes chemins de brousse où l'on avait de toute évidence plus de chance de rencontrer des brigands et des fauves que des danseuses de cabaret — dura jusqu'aux abords de Saala, puis les choses commencèrent sérieusement à se gâter.
Le silence religieux de la brousse fut brutalement rompu par des bruits de toux et de hennissements. Une cavalerie encercla la colonne au moment où elle franchissait le col de la montagne surplombant la cité. Des sabres sortirent des fourreaux, des fusils crépitèrent. D'un rapide coup d'oeil, Olivier de Sanderval évalua les assaillants : cinq cents, un millier peut-être ! « Il ne servira à rien de résister, grommela-t-il. Aguibou m'a tendu un piège ou alors l'Almaami veut m'éliminer avant que je ne pénètre les secrets de son royaume… Et si par chance ce sont des brigands, alors je négocierai pour garder la moitié de mon ambre afin de continuer jusqu'à Dinguiraye. Je leur donnerai à la place une lettre d'intention pour qu'ils se fassent payer sur la côte. »
L'odeur de la mort encore une fois, soudaine, paralysante, familière, inadmissible ! Scandaleuse à Montredon, à Perrache ou à Montmartre, absurde partout ailleurs; sadique, sordide, écoeurante ici, surtout dans son cas — le seul Blanc de la terre au milieu des épines, des lycaons et des Peuls !
Sa vie, depuis peu, ressemblait à ce siège: partout des trappes, des reptiles, des espions, des sabres ! Il avait la pénible, la désespérante sensation qu'au lieu de s'enfoncer dans un pays il glissait dans un labyrinthe fait de brouillard et d'ombres furtives, de menées sourdes et de chuchotements, de belles paroles et de coups de couteau : le monde feutré et inquiétant des Peuls ! Au fur et à mesure, la brousse s'épaississait, les pentes se raidissaient, les hommes devenaient retors et insaisissables. Flegmatiques, susceptibles, savoureusement invivables, ces Peuls, de véritables Anglais (la race qu'il avait toujours détestée sans même se demander pourquoi) ! Et il n'en était qu'au début, à Timbo quelque chose de plus horrible encore devait l'attendre. Seulement il ne pouvait plus reculer, il n'avait plus où reculer, plus précisément — son passé, les forêts, les grottes, les vallées, le monde, tout, comme les broussailles des pistes, se refermait derrière lui, à mesure qu'il avançait. D'ailleurs il ne reculerait pas, parole d'Olivier, sa fiévreuse curiosité d'arriver au bout de l'effroi l'emportant sur tout le reste ! Il regarda les assaillants, ses vingt tirailleurs et ses cent porteurs, déboutonna sa redingote pour s'empêcher de suffoquer, remua tristement la tête : « Advienne que pourra, bien que cela m'ennuierait de crever avant d'avoir vu Timbo ! »
Comme pour répondre à son pathétique monologue, la voix d'un cavalier explosa du sommet de la montagne, épouvantablement amplifiée par l'écho :
— C'est toi, le Blanc qu'on appelle Yémé ?
— C'est exact. Mais de grâce, dis-moi tout de suite qui tu es et le sort que tu comptes me réserver !
— Montre ton passeport à mes hommes… C'est bon, je voulais juste me rassurer.
C'était un beau jeune homme mince et élancé comme le sont souvent les jeunes gens ici, mais avec une superbe comme le Blanc n'en avait encore jamais vu depuis sa descente du bateau. Il portait un joli boubou bleu et tenait en bandoulière un sabre et un fusil. Il descendit à vive allure, fila droit sur lui, s'arrêta à moins d'un mètre en faisant hennir son cheval :
Alfa Yaya, prince de Kaade ! Ce sont les coups de feu qui nous ont alertés. C'est toi qui les as tirés ?
— Cet individu s'est mis à frapper mes hommes…
— Ouf ! Je croyais que c'était ce brigand d'Alfa Gaoussou. Le messager de ma belle-soeur m'a parlé de la visite que tu comptais me rendre. Hélas, je recevais au même moment celui de mon frère m'invitant à le rejoindre pour l'aider à repousser les rebelles.
Il fit hennir une nouvelle fois son cheval, puis se tourna vers l'individu au gourdin :
— Tu es d'où, toi ?
— De Ley-Feto, du côté de la Butte-aux-chacals !
— Qu'on le conduise à Ley-Feto et qu'on lui fasse payer une vache et cinq paniers de riz-paille, cela lui apprendra à manquer de respect à un hôte de l'Almaami.
— Mais non, mon prince ! Une vache et cinq paniers de riz-paille pour une simple petite vétille !
— Ça, ça ne peut pas me plaire, étranger ! Moi, j'applique la loi et tu te contentes de regarder. On peut s'entendre comme ça ?
Le Blanc confus bredouilla quelque chose.
— Alors maintenant, si tu veux bien, allons jusqu'à la rivière partager le lait de l'amitié, reprit Alfa Yaya.
Ils traversèrent la rivière, se retrouvèrent au sein d'un ngeru, ce large cercle de graviers et de sable, délimité de piquets, que les Peuls tracent à la sortie des villages ou au bord des chemins pour les conciliabules, les cérémonies de deuil et les préparatifs de guerre. Le Blanc éternua. Une compagnie de perdrix s'envola des branchages.
— Eh bien, toubab ! s'exclama Alfa Yaya. Tu éternues, les perdrix s'envolent, tout cela ne peut-être que de très bon augure. Puisse ta présence favoriser le Fouta !
— Que ma présence favorise le Fouta, que le Fouta, de son côté, ne me nuise pas !
Alfa Yaya éternua à son tour, dévisagea son hôte en maintenant son sceptre bien planté dans le sol :
— Allah, c'est le matin des bons présages ! Allez, tiens (il lui tendit la main), sois mon ami, étranger !
— Taibou tenait tant à ce que je passe par Kaade !
— Alors c'est normal que son cher mari s'y soit opposé.
— Ce que je n'ai pas compris, c'est l'agressivité qu'il y a mise !
— Il est comme ça, mon frère, généreux mais emporté comme tous les enfants gâtés. Parfois je me dis que notre père l'a trop aimé, ce n'est jamais bon pour un prince.
Ils burent le lait de l'amitié en parlant comme s'ils s'étaient toujours connus. Le jeune prince fascina le Blanc par son élégance et sa vivacité d'esprit. « Il serait né à Timbo, il serait déjà Almaami », se dit-il. Il sentait derrière sa voix lente, légèrement chantonnante, quelqu'un de lucide et de déterminé. Tout chez lui— le regard, le geste, la diction et le port — disait la naissance et le goût, la noblesse et la distinction. Un prince, un vrai, tel qu'il en existait encore dans cette Afrique-là : les traits fins, l'esprit subtil, la souplesse féline et la taille élancée de ses pères peuls ; le teint foncé, le sourire lumineux, la prestance et le caractère fougueux de ses mères mandingues.
« Celui-là, se dit Sanderval, toutes les princesses du Fauta doivent en rêver comme époux. »
Puis l'homme rebondit brusquement sur ses jambes et tendit de nouveau la main :
— Maintenant, je dois partir ! C'est dommage de se parler si vite !
Mais on se reverra sûrement. Dieu nous a mis l'un sur le chemin de l'autre, Dieu ne nous séparera plus. Si le malheur te touche, n'hésite pas, appelle Alfa Yaya ! Il chevaucha un moment, puis se retourna pour héler le Blanc :
— A Timbo, mets-toi sous la protection de Bookar-Biro. Il est le neveu de l'Almaami, et mon meilleur ami.
— Au revoir, prince ! Merci pour tout !
— Va en paix, Yémé ! Et méfie-toi des gens de Timbo, surtout du dénommé Diogo Moodi Makka, c'est le Premier ministre de l'Almaami et c'est le plus redoutable de tous !

Note
1. Porto (pluriel Portooɓe) : le nom par lequel les Peuls désignent les Européens.

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