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Histoire


Antoine Demougeot
Notes sur l'Organisation Politique et Administrative du Labé :
Avant et Depuis l'Occupation Française.

Mémoires de l'Institut Français d'Afrique Noire
No. 6 Librairie Larose. Paris, 1944. 84 pages


Chapitre VI
Second exil et mort d'Alfa Yaya

Retour d'Alfa Yaya
Ses intrigues, ses efforts pour soulever la population du Fouta-Djallon
Agitation des Karamokos
Internement d'Alfa Yaya à Port-Etienne
Sa mort

Vers la fin de l'année 1910, les indigènes attendent le retour prochain d'Alfa Yaya ; ils savent qu'il a terminé sa peine de cinq années de détention. Alfa Yaya a d'ailleurs pris soin d'en informer lui-même ses partisans; il ne cache pas son intention de revenir à Labé et de remettre la main sur ses anciens serviteurs. A peine débarqué à Conakry, l'ancien chef de diiwal reçoit de ses parents, de ses amis et de ceux même qui depuis cinq ans affectent de ne plus le connaître, les témoignages du dévouement le plus complet. Il est ainsi dans le caractère foulah d'être jaloux d'indépendance et d'aller au devant de l'autorité des chefs traditionnels, de leur faciliter même toutes les tyrannies. Les kalidouyabés, prenant leurs désirs pour des réalités, se persuadent qu'Alfa Yaya rentrera à Labé avec toute son ancienne puissance; ils espèrent reconquérir avec lui les commandements dont ils ont été dépossédés.

« En somme, écrit le commandant de cercle dans le rapport politique de janvier 1911, on a ici un exemple de l'immuable stabilité des idées et des sentiments en pays foulah. Depuis cinq ans, Alfa Yaya d'un côté, ses anciens fidèles de l'autre, sont a demeurés tels qu'ils étaient. Ils se trouvent comme à la veille des événements de 1905... »

Comment Alfa Yaya aurait-il résisté à tant de sollicitations qui venaient flatter et encourager ses propres ambitions ? Dès son retour, il expédie de Conakry de nombreux émissaires auprès de tous ceux dont il peut escompter le dévouement. Assuré de l'appui des grands chefs de l'Islam, il a confiance dans la sourde agitation religieuse que leurs fidèles fomenteront dans le Foutah pour ses ambitions politiques. L'hostilité des marabouts à notre égard est à peine dissimulée ; leurs conciliabules de plus en plus mystérieux se multiplient. A l'instigation de l'ancien chef de diiwal et des notables de Labé, un personnage du cercle de Kadé cherche à étendre l'agitation vers la côte. Les Landoumans sont pressentis sur leur attitude en cas de soulèvement et sollicités de se joindre au mouvement à un signal donné. Ils refusent. A Conakry même, Alfa Yaya et sa bande s'efforcent d'armer un grand nombre de captifs. Plusieurs dépôts de fusils et de munitions existent, suppose-t-on, dans le cercle de Kadé, surtout à Touba, et aussi chez le ouali de Goumba, Tierno Aliou. A Kindia, les Foulahs payent la poudre jusqu'à 10 fr. le kilo, alors qu'elle valait habituellement de 2 fr. à 2 fr. 50. De toute évidence, Alfa Yaya cherche à provoquer des troubles, à entraîner la population à la révolte; il compte mettre à profit notre désarroi pour reconstituer son empire en s'appuyant sur les captifs armés et sur les marabouts; il n'ignore pas qu'il est le chef attendu pour lever l'étendard de la guerre sainte.
Cette situation dictait notre politique. Le 25 février 1911, le gouverneur trace au commandant de cercle de Labé sa ligne de conduite :

« … le principe d'autorité doit dominer la politique à suivre, c'est-à-dire que vous avez le devoir de soumettre tous les éléments hostiles, gagner les habitants, encourager la masse qui peut être, d'abord, attirée a à nous par l'intérêt en attendant qu'elle le soit un jour par la sympathie. Il est nécessaire d'asseoir notre autorité de telle sorte qu'elle soit indiscutable La politique a indigène du Foutah doit, dans les circonstances actuelles, être ferme. Cette fermeté se « manifestera par la réduction légale de toutes les résistances... » Le même jour, le gouverneur propose au gouverneur général l'internement en Afrique équatoriale française d'Alfa Yaya et de Modi Aguibou et en Afrique occidentale française de Oumarou Koumba, conseiller d'Alfa Yaya, les faits dont ces indigènes s'étaient rendus coupables appelant une sanction sévère au point de vue de l'ordre public et de la paix du pays ».

La répugnance au travail est un des traits caractéristiques du Foulah ; jointe à une avidité et à une soif de richesse peu communes, elle explique l'esprit de ruse que l'on observe chez lui. C'est également dans l'oisiveté qu'il faut voir une des raisons qui le portent vers les spéculations religieuses, d'autant mieux que la situation de marabout procure des profits matériels et entoure ceux qui savent l'exercer d'une auréole de sainteté qui permet de dominer les foules et même les chefs. Ceux-ci le comprenaient fort bien et depuis que le pouvoir n'était plus entre les mains des karamokos, les laïcs s'étaient toujours opposés aux entreprises temporelles des marabouts, tout en leur restant soumis par les superstitions les plus puériles. Or, en bouleversant les cadres indigènes et en imposant aux populations des chefs qui n'appartenaient pas aux familles traditionnellement appelées à commander, l'administration française avait, sans le vouloir, fortifié la position des marabouts :

« Le renforcement du sentiment religieux, écrit l'administrateur de Kersaint-Gilly le 5 février 1911, semble le danger principal que rencontre actuellement notre action dans le Fouta-Djallon. Depuis que nous avons modifié l'ordre temporel que le Fouta s'était créé, il s'est réfugié avec d'autant plus d'ardeur dans le monde spirituel où il choisit librement a ses chefs et se donne l'illusion d'une indépendance complète. Par suite de cet état d'esprit, les marabouts acquièrent chaque jour une influence plus grande, influence le plus souvent toute morale mais qui peut avoir les conséquences politiques les plus importantes, puisqu'elle est susceptible d'être un mobile d'action pour une quantité de fidèles. Les karamokos les plus importants ne distinguent pas d'ailleurs l'influence religieuse de l'influence politique : l'une est le chemin qui conduit à l'autre. »

Le Ouali de Goumba est le type de ces personnages religieux, tels que rêvent de l'être tous les karamokos : indépendance complète, autorité absolue sur un entourage fanatisé, offrandes nombreuses, possibilité d'intriguer tout en restant soi-même à couvert. « Dans plusieurs rapports, écrit le gouverneur Guy, le 18 novembre 1910, ont été dénoncés avec précisions les agissements tendancieux de ce personnage, dont l'infatigable hostilité et le fanatisme n'ont pas besoin d'être soulignés. Ces rapports émettaient même l'avis qu'il était possible que de l'impunité dont jouissait Tierno Aliou résulteraient un jour des difficultés. » Bien qu'il ait livré les assassins de l'administrateur Bastié, le rôle qu'il avait joué dans cette affaire n'avait pas cessé d'être louche et il était soupçonné d'y avoir pris une part plus grande que les apparences ne laissaient supposer.
L'enquête ouverte au sujet des menées insurrectionnelles d'Alfa Yaya et de son fils Aguibou, montra qu'une entente était intervenue entre eux et quelques marabouts influents au nombre desquels se trouvaient Tierno Aliou de Goumba, Karamoko Sankoun et Ba Gassama de Touba, pour organiser un soulèvement général des Foulahs. L'arrestation de ces trois marabouts fût donc décidée en même temps qu'une compagnie de tirailleurs sénégalais était envoyée de Kita en Guinée pour assurer l'ordre. Le 30 mars 1911, Karamoko Sankoun et Ba Gassama sont arrêtés à Touba sans que leurs partisans aient pu tenter la moindre résistance. Une imprudence héroïque commise le même jour à Goumba par le capitaine commandant la compagnie de tirailleurs chargé d'arrêter Tierno Aliou cause, par contre, la mort de deux officiers et de quatorze tirailleurs et permet au ouali de prendre la fuite. Nous étions à la veille de la guerre sainte et si, au lieu de se réfugier en territoire anglais, Tierno Aliou s'était hardiment engagé dans le Fouta, il aurait aisément entraîné avec lui toutes les populations qui n'attendaient, depuis le retour d'Alfa Yaya, qu'un signal pour marcher.
Les premières nouvelles des incidents de Goumba firent dans le cercle de Labé une impression d'autant plus forte que l'affaire était présentée comme un succès pour le ouali ; les karamokos s'empressèrent d'annoncer à la population que l'heure d'agir était venue ; ils poussaient les fidèles à la guerre sainte et ordonnaient à chacun d'être prêt. Puis on apprit l'échec du mouvement séditieux et l'arrestation du ouali par les autorités anglaises ; les karamokos ne songèrent plus qu'à se faire oublier. Avant même la capture de Tierno Aliou, les notables se réunissent à la mosquée de Labé le 7 avril et là, ils désavouent publiquement les marabouts ; ils avaient compris qu'ils n'avaient rien à gagner dans l'aventure.

Dès le 4 septembre, Oumarou Koumba, un des principaux conseillers d'Alfa Yaya, est embarqué pour la Côte d'Ivoire où il restera interné pendant dix ans.
Le 9 février 1911, Alfa Yaya et son fils Modi Aguibou, sont mis en état d'arrestation à Conakry; puis transférés le 31 octobre suivant, à Port-Etienne. où ils vont achever leur existence.

Condamné à mort par la cour d'assise de Conakry, Tierno Aliou est exécuté à Kindia. [Il mourut en prison des mauvaises conditions de détention et de maladie].
De la crise qu'il vient de traverser, le Fouta-Djallon sortira assagi et désarmé. Les éléments aristocratiques et religieux s'étaient groupés autour de deux centres de résistance : Alfa Yaya et le Ouali de Goumba. En eux, ils voyaient l'incarnation du passé ; sur eux se cristallisait l'espoir d'une résurrection du Fouta conservateur. L'échec des deux agitateurs coupera court définitivement à toutes les velléités de retour en arrière. Parmi les chefs, les irréductibles ont désormais quitté la scène ; quant aux karamokos, déconsidérés par la peur qu'ils ont laissé voir, ils s'enfonceront peu à peu dans l'oubli au milieu de l'indifférence générale.
Déçus dans leurs espoirs de restauration, les kalidouyabés eurent encore l'amertume de voir disparaître brusquement d'abord l'alfaya Modi Cellou Dandoi, qui, depuis l'arrestation de Modi Alimou, remplissait à peu près et sans aucun titre les fonctions de chef de province pour les misside kalidouyabées et qui mourût le 16 mars 1911, puis Modi Seydou, cousin d'Alfa Yaya qui tenait depuis longtemps un rôle prépondérant dans le parti d'Alfa Yaya. De ce moment date l'effondrement de la puissance des kalidouyabés.

Pendant toute cette période agitée, deux karamokos du cercle de Labé sont particulièrement curieux à observer :

Le 16 août 1912 parvenait à Labé la nouvelle de la mort d'Alfa Yaya ; son frère cadet, Tierno Mouctar, chef du district de Labé-Ouarlabé, le plus âgé des kalidouyabés soryas, fût aussitôt prévenu. Il parut très affecté. Dans les mosquées, il y eut de longs entretiens ; ceux qui connaissaient le mieux l'ancien chef de diiwal firent le tarikh de sa vie, l'apologie se mêlant à la critique selon la voix qui s'élevait. La masse indigène parut indifférente et ne se départit pas de son habituel fatalisme.

Note
1. Tierno Siradiou devint iman de la mosquée de Labé et président du tribunal de province ; il fût révoqué de ces dernières fonctions en 1934 pour avoir dissimulé son bétail, dans le but d'échapper à l'impôt.