Mémoires de l'Institut Français d'Afrique Noire
No. 6 Librairie Larose. Paris, 1944. 84 pages
Entre la Guinée française, le Sénégal et la Guinée portugaise, la délimitation des frontières donne lieu, au cours des années 1897-1899, à d'interminables discussions. Les chefs indigènes témoins de ces piètres rivalités, cherchent aussitôt à les exploiter ; les aventuriers considèrent comme terres d'asile les régions contestées. Les uns comme les autres ne se privent pas d'y entretenir l'agitation et certains, profitant du désaccord des « blancs », cherchent même à se tailler là un domaine. Or, ces visées portent le plus souvent sur des terres qui relèvent du Labé. Alfa Yaya s'exaspère de voir toute une partie de son diiwal, celle qui est frontière de la Guinée portugaise et du Sénégal, se disloquer morceau par morceau et il voudrait châtier les dissidents. Le 6 avril 1898, il écrit au gouverneur Ballay :
« ... Je vous fais savoir qu'il y a longtemps que je suis l'ami des Français. Dans le temps j'ai dépendu de l'almamy de Timbo, actuellement je dépends directement de vous et me conformerai à tous vos ordres.
Je vous prie de vouloir bien avoir une considération plus grande pour moi que pour les autres chefs du Fouta, parce que tous les autres chefs de Timbo et des autres diiwe du Fouta ont été en guerre contre vous. Je vous prie de bien vouloir me donner la domination entière de Labé, depuis le Sangalan jusqu'à Kambia (la Gambie). Je vous prie de vouloir bien me rendre le Tenda jusqu'à Patussi et N'Gabou... Le N'Dama refuse de m'obéir, je vous prie en conséquence de m'autoriser à aller faire la guerre chez lui ; je le forcerai à devenir sujet français... »
Au mois de novembre 1888 il se plaint des empiètements du chef de Firdou, Moussa Molo qui, soutenu par le gouvernement du Sénégal, prétend avoir des droits sur le Badiar alors que tous les chefs de cette province sont soumis au Labé et versent l'impôt entre les mains du chef de diiwal.
« … Je fais savoir, écrit-il à Ballay, que j'étais déjà depuis très longtemps ami de la France avant que le Fouta-Djallon ne fut sous l'autorité de la France.
Je vous rends compte que Moussa Molo, chef du Firdou, s'entend avec les blancs du Sénégal pour prendre une partie de mes territoires.
Vous m'avez empêché de faire la guerre. Je veux bien mais ne laissez pas les autres chefs me faire du tort, car j'étais déjà l'ami de la France avant que les Français fussent arrivés dans les pays indigènes.
Enfin, je demande qu'on me rende tous les pays m'appartenant. Voici les noms des pays que je demande :
- le Dentilia
- le Sangalan
- le Vontofa
- le N'Dama
- le Badiar
- le Paquessi.
J'ai déjà présenté à M. l'administrateur Noirot et à M. Vallen la même demande, mais ils ne m'ont rien répondu.
La preuve que j'étais l'ami de la France est que j'ai envoyé un ambassadeur à Paris pour montrer l'amitié et le dévouement que j'ai pour la France. »
Toutes ces réclamations d'Alfa Yaya demeuraient vaines et l'on se bornait à lui recommander de rester tranquille et d'avoir confiance dans la justice française : en même temps on encourageait la rébellion de ses anciens sujets. Lors de la délimitation de la frontière entre le Sénégal et la Guinée Française en 1898, le ministre des colonies Guillain, écrit au gouverneur général :
« Je n'ai pas manqué, à ce sujet, d'examiner la situation du Chef de N'Dama, Tierno Ibrahima, autrefois sous la domination d'Alfa Yaya mais ayant conquis son indépendance ; il est à présumer que si l'on place à nouveau ce chef sous la domination de son ancien suzerain, le mécontentement de la population se traduira par des émigrations nombreuses vers les territoires attribués au Sénégal ou au Soudan. Pour parer à cette éventualité, le Gouverneur de la Guinée Française pourra au besoin et s'il le croit utile, constituer un cercle spécial en faisant de cette région une province libre et indépendante du reste du Fouta-Djallon.
Mais quoi qu'il en soit et si des émigrations se produisent quand même vers nos autres colonies limitrophes, le gouverneur de la Guinée ne devra point s'y opposer; il lui appartient même de veiller à ce que, en aucun cas, l'intervention dans ce sens du chef Alfa Yaya ne puisse se produire. »
Les choses s'aggravèrent à propos de la délimitation de la frontière franco-portugaise. Une convention datant de 1886 avait fixé cette frontière à 16° longitude ouest sans que l'on sut bien où passait la ligne ainsi définie. Le gouvernement français était persuadé que l'accord de 1886 laissait dans la zone française le Foréah et le Pakési. Dès l'année 1889, I'administrateur Marchand avait signalé de graves erreurs sur la carte de la mission de délimitation ; Kadé et Kankéléfa y figuraient en zone française à l'est du 16° de longitude ouest alors que la position de Kadé est en réalité de 10°09 latitude N et 16°12 longitude O, donc à vingt kilomètres à l'intérieur de la zone portugaise. Le gouvernement français allait-il accepter les conséquences de cette erreur et sacrifier une aussi large partie du domaine d'Alfa Yaya. Les travaux de délimitation furent revisés en 1903 par la mission Marchand et aboutirent à la signature d'un procès-verbal ad référendum qui laissait à la France les territoires de Kadé et de Binani et au Portugal les districts de Kankéléfa et la partie occidentale du Pakési. Le procès-verbal qui proposait cette transaction fut approuvé par les gouvernements intéressés le 8 octobre 1905. Lorsqu'il se vit ainsi dépossédé, en dépit de l'engagement pris par le gouverneur général Chaudié en 1897, de ces territoires qui lui étaient doublement chers en sa qualité de chef de la province du Kadé et de chef du diiwal de Labé, Alfa Yaya conçut une vive irritation. Il avait compté sur le gouvernement français pour affermir sa situation et voilà que la France mettait sa signature au bas d'un traité qui amputait le diiwal de deux de ses plus riches districts. De ce moment, comprenant qu'il avait à attendre de l'administration française plus de contrariétés que d'avantages, il prit le parti de grouper autour de lui tous les mécontents et de soulever le pays.
Dans une lettre du 10 octobre 1905, adressée au gouverneur général, le gouverneur Frezouls expose la tentative d'Alfa Yaya et en montre l'échec :
« L'acte d'échange des territoires attribués respectivement à la France et au Portugal par la commission de délimitation vient d'être signé par les représentants des deux nations. La cérémonie s'est « déroulée le 8 octobre à Kadé, devant un grand concours de population. Aucun incident ne s'est produit.
Je n'ignore pourtant pas qu'Alfa Yaya, chef du diiwal (circonscription) de Labé, fortement atteint par la cession au Portugal des districts de Dandoum et de Kankéléfa, a cherché à compliquer la situation en provoquant quelques troubles. Depuis longtemps il préparait un mouvement contre nous ; il n'a pas réussi à entraîner ses anciens partisans, ce qui prouve combien son autorité est ébranlée.
Il n'existe plus que nominalement désormais. Il le sait et il a lui-même engagé des pourparlers avec le commandant portugais de Géba pour obtenir des avantages en Guinée portugaise. Il a été éconduit.
Très confiant dans ses forces — (il commande à une centaine de cavaliers bien montés et bien armés) — mais désireux de troubler le pays avant de s'engager dans une action définitive, Alfa Yaya, depuis plusieurs mois, a tenté de recruter des alliés parmi les anciens chefs de la Guinée dépossédés par notre administration. C'est ainsi qu'il a manoeuvré pour pousser à la révolte le parti alfaya de Timbo. Grâce à ses largesses, il a pu acheter quelques partisans, mais son projet a été déjoué par l'entente que j'ai combinée entre l'almamy de Timbo actuel, Baba Alimou, et l'ancien almamy Oumarou Bademba. Ce dernier, auquel Alfa Yaya réservait un grand rôle, a refusé de suivre le mouvement. De caractère pacifique, il craint d'engager une lutte inutile qui lui ferait perdre à jamais le bénéfice des espérances que j'ai fait miroiter à ses yeux. Si toutefois, cédant à la poussée de certains conseillers trop pressés, il avait accueilli les ouvertures d'Alfa Yaya, Mr Stahl l'aurait amené à Conakry, où je l'aurais gardé à ma disposition
Le chef du Labé ne s'est pas tenu pour battu. Renonçant à entraîner Oumarou Bademba, ses efforts se sont portés du côté des chefs foulahs des Timbis. Le démembrement des provinces, dont une partie a été rattachée provisoirement au cercle du Rio Pongo, a et l'arrestation inopinée de Boubou Penda, l'ancien interprète de M. Noirot, grand protecteur des chefs des Timbis et d'Alfa Yaya lui-même, ont jeté le désordre dans les rangs.
Seul, Tierno Ibrahima, chef du Massi, s'est aussitôt rapproché d'Alfa Yaya, auquel il a fourni des subsides en argent. La révocation de Tierno Ibrahima est imminente ; j'ai chargé le commandant de cercle des Timbis, M. Thoreau-Levaré, de faire une enquête sur les exactions commises par ce chef. M. Thoreau-Levaré qui ne connaît qu'imparfaitement (par mes lettres très peu précises), les relations de Tierno Ibrahima et d'Alfa Yaya, multiplie les recherches, fait comparaître des témoins, etc... Cette affaire passionne ce petit pays ; rien ne plaît tant aux indigènes que les discussions publiques, les palabres : or le procès de Tierno Ibrahima peut durer pendant des mois, suivant la tournure qu'il plaira à l'administration de lui donner. Quoi qu'il en soit, cette affaire a immobilisé Tierno Ibrahima au moment où Alfa Yaya comptait sur sa diversion. C'est peut-être à cet incident qu'est dû le calme avec lequel s'est effectuée la remise des territoires à Kadé.
Car Tierno Ibrahima est pour Alfa Yaya un auxiliaire indispensable. Le chef du Massi possède un nombre considérable d'armes de guerre. Par suite d'une aberration incompréhensible en septembre 1904, le service de la douane que mon prédécesseur avait a investi du droit de délivrer sans contrôle les permis de port d'armes, a laissé pénétrer un trop grand nombre de fusils perfectionnés, vendus par deux maisons de commerce a de Konakry. C'est ainsi qu'Alfa Yaya et Tierno Ibrahima ont pu se procurer chacun un millier de fusils. La réunion de ces forces pouvait devenir dangereuse.
Mais le danger est plus apparent que réel. Ces deux chefs redoutant les trahisons, ont écarté de leur entourage les anciens tirailleurs, seuls capables de manier les fusils de guerre. Ces tirailleurs, parlant le français, étaient suspectés de me fournir des renseignements. Les partisans qui les ont remplacés ne savent pas manier les fusils ; les munitions ont été dépensées, perdues inutilement. Alfa Yaya s'en rend compte ; il ne s'aventurera pas seul ; peut-être, avec l'appui de Tierno Ibrahima aurait-il tenté un effort.
En résumé, dès mon arrivée dans la colonie, j'ai considéré que la situation trop prépondérante consentie à Alfa Yaya constituait un obstacle au développement de notre autorité. Mais j'ai également estimé que toute mesure frappant directement ce chef redouté, aurait un retentissement profond, pourrait soulever des troubles. Tous mes efforts ont tendu à l'isoler peu à peu, à diminuer son prestige, à restreindre ses moyens d'action.
Mon objectif est désormais atteint. Aujourd'hui les plus fidèles partisans d'Alfa Yaya doutent de sa puissance. Ils ont assisté au démembrement de son royaume ; hier, le N'Dama a été proclamé indépendant de son autorité ; aujourd'hui Dandoun et Kankéléfa sont remis aux portugais ; demain le district de Bensané sera rattaché au Rio Nunez. Ils ont appris successivement la destitution de plusieurs chefs inféodés à Alfa Yaya remplacés par ses pires adversaires. Ils ont vu le propre fils d'Alfa Yaya chassé, sur mon ordre, de son fief de Koubia (cercle de Labé) obligé de se réfugier auprès de son père à Kadé, sans pouvoir rien obtenir contre ses adversaires. Ils savent aussi que je demande des comptes aux chefs du Labé, à cet Alfa qui régentait autrefois le pays tout entier, sans subir aucun contrôle.
Désormais ce n'est plus Alfa Yaya qui dicte ses volontés ; il le sent ; il cherche à temporiser pour essayer de ressaisir son pouvoir, mais ses largesses à Oumarou Bademba, à Tierno Ibrahima, à tous les espions semés à Conakry et en Guinée, ont épuisé ses ressources. Il n'aura ni le temps, ni les moyens de les reconstituer. »
Quelques jours après avoir reçu ce rapport, le gouverneur général Roume décidait, le 23 novembre 1905, de destituer de ses fonctions Alfa Yaya et de l'interner au Dahomey pour une période de cinq années ; une pension de 25.000 francs par an lui était allouée et il était autorisé à se faire suivre dans sa nouvelle résidence par les membres de sa famille. Le gouverneur général avait voulu qu'en raison des antécédents du chef de diiwal la mesure prise contre lui eut moins le caractère d'une véritable condamnation que celui d'une précaution nécessaire. L'annonce de la destitution d'Alfa Yaya et de son arrestation à Conakry produisit dans le Labé une profonde impression faite de colère chez ses parents et partisans, d'espoir chez les rivaux, de stupeur parmi la masse. Le 1er avril 1906, l'adjoint des affaires indigènes Rimajou, commandant le cercle de Labé, écrivait :
Si dans les danses, dans les chants et les jeux le nom d'Alfa Yaya était sans cesse répété, si sa puissance était partout vantée, ce n'était ni par sympathie, ni par vénération. Alfa Yaya et son fils étaient craints ; c'était une raison pour qu'ils soient acclamés. Aujourd'hui les indigènes ne cachent plus les sentiments de terreur et de mépris que leur inspiraient ces chefs. »
Le fils préféré du chef de diiwal, Modi Aguibou, chef du Koubia tenta vainement de soulever la population contre les « blancs ». Le 1er novembre 1905 il osa même tirer son sabre contre le commis des Affaires indigènes Proust. Aussitôt arrêté, il passa en jugement et fût condamné à deux années d'emprisonnement. Il n'est pas impossible que cet incident ait été grossi pour les besoins de la cause.
Ainsi que l'avait prévu le capitaine Bouchez, la chute d'Alfa Yaya allait entraîner la dislocation complète du diiwal. Les provinces tributaires s'émancipèrent aussitôt, repoussant avec un profond soulagement l'écrasante charge du joug foulah ; les cent et quelques misside devinrent autant de petits états indépendants. Devant ces décombres qu'allait être la position de l'administration française ? Le régime du protectorat institué par le traité du 6 février 1897 avait fait faillite sans avoir été, à aucun moment, une réalité vivante. Commandement indigène et administration française, tout était à reconstruire. En premier lieu disparut l'échelon « région », qui n'avait plus de raison d'être, du moment où le diiwal était lui-même désagrégé ; il cessa d'exister le 15 février 1906. Au démembrement du commandement indigène, correspondit le démembrement de la région partagée en trois cercles, Kadé, Labé et Yambéring qui relevèrent directement du chef de la colonie. Dans le Labé et dans toute la partie du cercle de Yambéring de religion musulmane, seule subsistait la misside, cellule fondamentale de la société foulah. Allait-on tenter l'administration directe de cette multitude de petites républiques ? Disposions-nous d'une organisation assez étendue et d'un personnel suffisamment préparé pour une tâche aussi lourde ? et les chefs de misside, pour la plupart des créatures de l'ancien régime étaient-ils capables de comprendre ce que nous attendions d'eux et disposés à nous apporter leur collaboration ? Une réforme aussi radicale ne pouvait être entreprise qu'après une longue et minutieuse préparation, or, les événements avaient été plus vite qu'il n'était prévu et nos cadres n'étaient pas prêts. Très sagement, le gouverneur Frézouls prit la décision (5 janvier 1906) de nommer dans chacun des trois cercles qui avaient fait partie du diiwal, un chef de province dont le rôle devait être de servir d'intermédiaire entre l'administrateur et l'indigène. Alors qu'Alfa Yaya avait, comme chef de diiwal, des droits et des pouvoirs personnels qu'il exerçait indépendamment de toute délégation du commandant de cercle, les nouveaux chefs de province ne seront que des agents de transmission chargés en quelques sorte d'établir la liaison entre l'autorité administrative et la population. Appelés à un rôle modeste et choisis parmi les médiocres, ce furent :
Modi Alimou, de la famille des séléyabes, est originaire de Dara-Labé. Son père, Oumarou, notable de ce village avait été le camarade d'enfance d'Ibrabima, père d'Alfa Yaya. Ensemble on les avait circoncis. Lorsque Ibrahima devint chef de diiwal, il prit Oumarou comme suivant et ensemble ils firent de nombreuses expéditions qui les enrichirent l'un et l'autre. Quand Alfa Yaya fût à son tour chef de diiwal, il choisit Alimou fils d'Oumarou comme suivant, puis comme représentant auprès de l'administration française. Alimou eut l'adresse de plaire aux blancs, ce qui lui était facile parce qu'il manquait totalement de caractère. A la chute d'Alfa Yaya, sa médiocrité le porte en avant et le fait désigner comme chef de province du Labé. Il prend le titre d'Alfa. Dans sa nouvelle situation, il continue de mener auprès du commandant de cercle une existence modeste, effacée presque. Tous les jours, sans exception, il vient au poste recevoir des ordres ou donner des explications... Point d'apparat, point de griot, ni femmes, ni chevaux, il vient comme un sous-lieutenant indigène au rapport de son capitaine. » (Rapport politique, mai 1906.) Il n'est que le porte-parole du commandant de cercle et sa naissance est trop modeste pour qu'il puisse chercher à être autre chose.
Le chef de province du cercle de Yambéring est un kalidouyanké : Alfa Mamadou Cellou, ci-devant Modi Cellou chef du village de Mérépounta ; son père Alfa Gassimou, ancien chef du diiwal de Labé, a été assassiné par Alfa Yaya. Modi Cellou convoitait le cornmandement du Labé et sa désignation à Yambéring ne l'a qu'à moitié satisfait. Entre lui et Alfa Yaya existe une haine profonde. Sans doute était-ce cette rivalité entre les familles de Modi Cellou (alfaya) et d'Alfa Yaya (sorya) qui avait déterminé l'administrateur Leprince à proposer au gouverneur le choix du chef de Mérépounta comme chef de province du Yambéring ; il comptait l'exploiter comme un levier pour manuvrer l'un et l'autre partis et les tenir en tutelle.
Cependant au mois d'août 1906, il fût établi que Modi Cellou avait eu des entrevues avec un des frères d'Alfa Yaya, Modi Madiou, chef de Nianou et Niakaya ; au cours de ces conciliabules, ils s'étaient mis d'accord pour rétablir un kalidouyanké — qui aurait été Modi Sediou — dans les fonctions de chef de diiwal. En cas d'échec Modi Cellou devait favoriser la fuite des conjurés à Dandoum (Guinée Portugaise). Désabusé et déçu, l'administrateur en vint à penser que Modi Sellou était « un chef insuffisant chez qui la mauvaise foi n'a d'égale que l'ambition et la cupidité » et à proposer au gouverneur de mettre à la raison tous ces kalidouyabés trop ambitieux et trop remuants » (rapport politique, 3e trimestre 1906).
Il est vrai qu'après le départ d'Alfa Yaya les kalidouyabés tenaient encore dans le cercle une place considérable. La réconciliation entre les soryas (Modi Madiou) et alfayas (Modi Sellou) avait été scellée et rendue publique par le mariage de Yaya, fils de Modi Madiou avec une fille de Tierno Ibrahima, frère de Modi Sellou, le 7 octobre 1906. Les kalidouyabés avaient compris qu'ils n'auraient aucune chance de reprendre le pouvoir tant qu'ils resteraient divisés et ils faisaient bloc maintenant contre l'administration française. Leur hostilité était d'autant plus dangereuse qu'ils s'étaient réservé le commandement de toutes les misside importantes et là, tout en pillant leurs sujets, ils opposaient à notre action une inertie complète. Ce sont eux qui détenaient dans le cercle de Labé les chefferies de :
Banian | Baréma | Missira | Bandiou |
Dombi | Doporo | Garki | Kansaguéré |
Kambaya | Kinsi | Koundou-Tiéviré | Koundou-Tiankoye |
Koggui | Gadaoundou | Koumibili | Madina-Salambandé |
Nadel | Niakaya | Nianou | Ouansang |
Pelle | Pelli | Pellal | Popodara |
Sarekali | Satina | Seguen | Sérima |
Simili-Bambaya | Télivel | etc... |
Dans le cercle de Yambéring, ils commandent à
Bentiniel | Dongol | Kansaniel |
Samantan | Mérépounta | Kounda |
Bamba-Gadafiri | etc... |
Après la destitution d'Alfa Yaya, tous ces mécontents ne surent cacher leur mauvaise humeur ; l'ordre nouveau portait atteinte à leurs habitudes de pillage et de brutalité ; au lieu de collaborer avec l'administration française, ils tentent de résister. Le principal souci des commandants de cercle est, dès lors, de briser ces résistances et d'épurer les chefferies en même temps qu'ils cherchent par des contacts directs, à gagner la confiance de la masse de la population. Au mois de janvier 1908, Alfa Mamadou Cellou, chef de la province de Yambéring se voit infliger trois ans de prison pour faits de traite. En 1909, c'est le chef de la province du Labé, Alfa Alimou qui est condamné à la même peine en raison de son attitude politique fort suspecte et à cause des nombreuses exactions dont il s'est rendu coupable.
Dans les cercles de Labé et de Yambéring, la condamnation et l'emprisonnement des chefs de province allaient placer l'administration locale devant la même alternative qu'en 1906 l'internement d'Alfa Yaya. Devait-on conserver comme intermédiaire entre le commandant du cercle et les misside un chef de province ou bien pouvait-on passer à l'administration directe des misside ? Tenant compte d'une part de ce que notre pénétration politique était plus accentuée et plus généralisée dans le cercle de Labé que dans le cercle de Yambéring, et que d'autre part certaines provinces du cercle de Yambéring ont une population non musulmane qui n'est pas organisée en misside, chacun des deux cercles eut un régime particulier. Les 99 misside du cercle de Labé, dont quelques-unes étaient de véritables districts alors que d'autres ne comportaient que quelques carrés, furent administrées directement par le commandant de cercle auprès de qui elles durent toutes déléguer un représentant. Il n'y eut en réalité que 5 représentants, chacun d'eux servant de commissionnaire pour un certain nombre de misside. Dans le cercle de Yambéring, deux provinces furent constituées : la province de Yambéring comprenant, le Yambéring proprement dit, le Bara et le Kounda, dont le chef fût Tierno Mamadou Cellou 1, chef de Donhel Sigon, beaucoup plus karamoko que chef, et la province de Mali qui comprenait le Tamgué et le Wora et qui fût commandée par Bakar Sidi 2, chef de Mali misside. En même temps qu'avait lieu cette réorganisation, le chef-lieu du cercle était transféré, sur la proposition de l'administrateur Chaffaud, de Sigon à Mali, plus exactement à Donhol-Denga, foulasso de Mali-misside (arrêté du 5 mars 1909). La région de Tamgué (plateau de Mali) très peuplée, avait sur Sigon l'avantage de se trouver à égale distance de toutes les frontières du cercle et comme de Mali il était possible de surveiller la région nord du cercle, le poste de Médina-Kounta n'avait plus de raison d'être et il fût supprimé.
Au moment où Alfa Yaya était destitué de ses fonctions, son fils préféré Modi Aguibou, chef de la misside de Koubia s'était révolté ; arrêté et traduit devant le tribunal de province de Labé, il avait été condamné à trois années d'emprisonnement. L'importance du Koubia (18.000 habitants) et sa situation politique particulière rendaient délicat le choix du successeur d'Aguibou. Le fondateur et l'organisateur de misside Koubia était Alfa Saliou, grand-père d'Alfa Yaya et chef du diiwal de Labé. Après lui, le Koubia reste le fief héréditaire de la branche aînée des kalidouyabés soryas et il a successivement pour chefs :
Lorsqu'il s'agit de remplacer celui-ci, il est d'abord décidé que les kalidouyabés seront écartés d'office, puis, à la faveur des circonstances, le chef de la province du Labé, Alfa Alimou, qui, en 1906, a toute la confiance de l'administration, réussit à faire désigner son frère Modi Mouktar. L'expérience fût assez heureuse en ce sens que le nouveau chef ne fit pas parler de lui, mais elle dura peu. Le 4 novembre 1908, Modi Mouktar meurt brusquement.
Dans le Koubia, il ne se trouva aucun chef capable de lui succéder ; aucun dont le passé et le caractère présentassent des garanties suffisantes au double point de vue de l'honnêteté et du loyalisme. Cette fois encore, le gouverneur avait exclu les kalidouyabés. Il fallut, faute de meilleur, se contenter du médiocre frère aîné d'Alfa Alimou, un nommé Modi Bakar, âgé d'une soixantaine d'années, qui avait l'avantage de continuer l'état de choses existant et qui ne pouvait se passer de notre appui.
Entre les années 1905 et 1910, les difficultés d'ordre politique que rencontre l'administration française ne lui font pas perdre de vue le développement progressif de ses différents services. C'est ainsi qu'en 1906, un poste d'assistance médicale est créé à Labé par le docteur Gendre.
Par ailleurs, l'impôt qui avait été perçu jusque là par case, est remplacé à partir du 1er janvier 1906 par l'impôt de capitation au taux de 3 francs par tête. Ce nouveau mode de perception plus équitable devait, au début, donner quelques déboires ; alors que l'on avait posé en principe que chaque case contenait 5 contribuables, il fallut reconnaître qu'elle n'en abritait en moyenne que 2, aussi le produit de l'impôt de capitation était-il inférieur à ce que l'on espérait. Les chefs de village ne déclaraient pas volontiers leurs imposables ; ils n'en exigeaient pas moins l'impôt de tous, mais ils gardaient pour eux la plus grande part possible.
Notes
1. Tierno Mamadou Cellou, de famille Kalidouyanke, est le père du chef du canton actuellement en fonction : Tierno Mamadou Chérifou Diallo.
2. Modi Bakar Sidi a été révoqué le 8 novembre 1923 et remplacé par Mamadou Cellou, père du chef actuellement en fonctions.