Conakry : Société africaine d'édition et de communication. 1999. 182 p. : ill.
Préface et notes de Djibril Tamsir Niane
Pendant le séjour d'El Hadj Oumar à Timbo, les autorités apprirent que le marabout Alfa Mamadou Diouhé, de Laminiya préparait une rébellion. Il avait rassemblé autour de lui un grand nombre de talibés venus de tous les côtés du Fouta. La plupart de ses adeptes avant souffert de la domination, du pillage et de l'injustice des Almamys, étaient des mécontents et venaient vivre sous la protection du marabout, qui lu-même critiquait fort les actes illicites commis par ces Almamys.
Alfa Mamadou Diouhé, de la famille Nduyeebhe, était né à Kompanya, près de Labé. Fils d'un marabout dudit village, il se rendit très tôt auprès de Karamoko Koutoubou de Touba, pour sa formation spirituelle. Il obtint beaucoup de bénédictions grâce à sa persévérance et à son assiduité au travail pour le compte de son maître. Il fit ensuite un séjour de sept ans chez le grand marabout Cheik Sidiya de Mauritanie, pour revenir s'installer dans sa famille à Kompanya. Très instruit en arabe, il fût vénéré par tous ceux qui l'approchèrent.
Mais, sa mère étant morte quelques années après, une querelle éclata entre lui et ses deux frères au sujet de la succession de cette maman. Tous émigrèrent du village natal. Alfa Mamadou Diouhé se rendit à
Timbo. Dès son arrivée, il se distingua par ses connaissances étendues et sa compétence dans l'enseignement de l'arabe. L'Almamy Abdoul Ghadiri, qui régnait à l'époque, le recruta comme professeur dans sa cour, pour enseigner ses enfants. Alfa Mamadou Diouhé eut dans sa classe les futurs almamys Oumarou et Ibrahima Sory Donghol Féla. Il s'acquitta correctement de la tâche qui lui fut confiée. Tous ses élèves obtinrent de grands succès dans leurs études. Lorsque Almamy Abdoul Ghadiri mourut, ce professeur par ses mérites put épouser la veuve-mère de l'Almamy Oumarou.
Dès que l'Almamy Oumarou monta sur le trône, Alfa Mamadou Diouhé condamna ses actes d'injustice commis à la cour et dans le pays. Dégoûté par tout ce qu'il voyait d'ignobles, il prit la décision de changer de domicile, en allant s'établir à Laminiya, dans le Fodé-Hadji.
Bientôt, dans ce village, Alfa Mamadou Diouhé devint, non seulement un professeur d'enseignement, mais encore un chef politique éminent. Les habitants des régions qui l'entouraient accoururent se placer sous sa protection. Un nombre considérable de fanatiques le fréquentèrent et grossirent ses troupes de talibés. Une véritable confrérie s'organisa. Tenant des réunions théologiques, Alfa Mamadou Diouhé faisait chanter ses troupes en commun les hauts faits de Mohamed, épopées qui ont une forte puissance d'excitation sur les esprits. On les entendit souvent chanter d'une voix lugubre :
« Uhibbu Rasula'lahi hubba mun Wahidi ».
La prononciation du mot « Uhibbu » en cœur se déformait en se transformant en « Houbbou ». C'est ainsi que ces chanteurs furent surnommés « Houbbou, », dont la signification aux yeux des chefs, était « rébellion » ou « révolte ».
La région de Laminiya et celle qui s'étend vers le sud, connue sous le nom de Fitaba, formèrent donc un fief sous le contrôle d'Alfa Mamaou Diouhé.
Dans le Baïlo, district voisin de Laminiya, l'Almamy avait nommé un chef, dont le fils vint établir, près des habitations du marabout, un petit village de culture et y cultiva un champ de manioc. Les élèves d'Alfa Mamadoti Dioulié dévastèrent ce champ. Une querelle qui dégénéra en bataille, éclata entre le propriétaire du champ et les étudiants, bataille au cours de laquelle, un homme fut tué. Sur plainte du chef de Baïlo, Almamy Oumarou dépêcha une délégation de notables pour une conciliation. Alfa Mamadou Diouhé réunit son monde et fit aux envoyés de Timbo un sermon dont la conclusion fut :
« Mes talibés et moi appartenons à Dieu, nous ne devons rien à l'Almamy. »
Cette déclaration fut considérée comme une insulte à l'endroit de l'Almamy.
Le compte-rendu de la délégation irrita l'Almamy, qui convoqua immédiatenient une assemblée extraordinaire des Anciens à Fougoumba. Le discours d'ouverture de cette assemblée conclut :
« Les Houbbous sont devenus puissants et nient l'autorité de l'Almamy, il faut les combattre et les exterminer. »
Après discussion, à l'unanimité, les anciens refusèrent à l'Almamy l'autorisation de faire la guerre contre des parents musulmans.
« Il ne s'agit pas de rebelles, dirent-ils à l'Almamy. C'est ta politique qui les a rendus puissants et les a fait « Houbbous » (rebelles).»
Almamy Oumarou n'accepta pas ce verdict. Il décida de combattre sans autorisation les Houbbous qui, pour lui, devaient disparaître de la scène politique du Fouta-Djallon.
Dès son retour à Timbo, il convoqua son collègue Alfaya, Almamy Ibrahima Sory Dara, pour lui soumettre le grave problème des Houbbous. Tous deux s'entendirent pour oublier les querelles du passé entre les deux partis et prendre les mesures qui s'imposaient en vue d'enrayer cette gangrène. Ils prirent ensemble l'engagement solennel de respecter l'alternance au pouvoir tous les deux ans conclue auparavant. Pour prouver sa sincérité dans cette réconciliation, Almamy Oumarou, qui était en exercice depuis plusieurs années, se retira du trône pour céder la place à l'Alfaya qui, deux ans plus tard, la lui restituera à son tour.
Pendant ce temps, la rébellion houbbou prenait de l'ampleur.
L'inquiétude des dirigeants de Timbo devenait également plus grande. Autour de lui, Alfa Mamadou Diouhé avait de nombreux et éminents marabouts qui le soutenaient de leur force spirituelle, ainsi que les talibés qui formaient une puissante armée.
Dès son retour au pouvoir, Almamy Oumarou rassembla sous son commandement une armée de sofas et de partisans soriya pour marcher contre le marabout rebelle. La nouvelle de cette agression parvint rapidement à Laminiya. Sans hésitation, Alfa Mamadou Diouhé réunit immédiatement tous ses disciples et talibés et alla résolument au devant de l'Almamy agresseur. La rencontre eut lieu à Talikélin, village situé sur le chemin de Timbo. En moins d'une heure de combat acharnée, l'Almamy et son armée furent mis en déroute et prirent la fuite, Alfa Mamadou Diouhé s'engagea à leur poursuite, détruisant une bonne partie et faisant des prisonniers parmi eux.
Cette défaite incita des Alfaya à venir, sous le commandement de l'Almamy Ibrahima Sory Dara, au secours des vaincus. Une nouvelle rencontre eut lieu à Hérico, près de Timbo. Là encore, la bataille fut très meurtrière et l'armée du marabout repoussa les deux armées des Almamys. Les agresseurs furent poursuivis cette fois-ci jusque dans la ville de Timbo. La victoire des Houbbous fut totale. Les Almamys furent forcés d'évacuer leur capitale. Almamy Oumarou se réfugia dans le Koyin et l'Almamy Ibrahima Sory à Bantiŋel. Le reste de leurs troupes fut dispersé de toutes parts.
Après l'occupation de la ville, les Houbbous saisirent tous les biens des habitants, mais ne maltraitèrent personne. Ils séjournèrent à Timbo pendant deux mois d'occupation. Mamadou Dioulié mourut subitement. Les occupants se retirèrent aussitôt, emportant avec eux le corps de leur maître vénéré.
Dès le départ des Houbbous de Timbo, le « kélé-mansa 1 » Bademba, frère de l'Almamy Ibrahima Sory Dara, de retour d'un voyage dans le N'Gabou arriva et les poursuivit immédiatement, les attaqua dans leur village et les vainquit. Bademba reprit alors le chemin de Timbo pour prévenir les Almamys de cette victoire inattendue. Il leur demanda de réintegrer la capitale, soutenant que les Houbbous n'étaient plus à craindre. Il se trompait, car ils préparaient une offensive imprévisible 1.
Ils se regroupèrent derrière le fils aîné d'Alfa Mamadou Diouhé, surnommé Karamoko Abal, et prirent la décision la plus ferme de continuer leur rébellion, organisée par leur défunt maître, contre les Almamys du Fouta-Djallon. Karamoko Abal fortifia Bokéto, capitale de son fief, et organisa une puissante armée pour continuer l'offensive contre les souverains de Timbo.
Almamy Ibrahima Sory Dara, une fois installé au pouvoir, renouvela son intention de combattre cette rébellion inadmissible. Il partit de Timbo, pour Fitaba, accompagné de son frère Bademba, le plus valeureux fils seydianké, à la tête de nombreux parents alfaya et soriya, de sofas et de partisans convaincus. Une bataille très violente le mit aux prises avec ses ennemis près du village de Bilimâré. Abal fut vaincu et prit la fuite avec ses troupes, pour se cacher dans les montagnes. L'Almamy reprit donc le chemin du retour en remettant la partie à une date plus favorable.
Bademba se distingua au cours de cette bataille par sa bravoure et sa persévérance au combat. Deux fois victorieux des Houbbous, les anciens de Timbo voulurent destituer son frère Almamy Ibrahima Sory Dara à son profit. Mais convaincu que son tour de trône ne devait pas tarder, il déclina l'offre et préféra que la place restât entre les mains de son aîné.
Malheureusement Bademba mourut peu de temps après.
Comme nous l'avons vu, Almamy Oumarou, du parti soriya, mourut aussi en 1872, à Dombi-Yâdyi, dans le nord-ouest de Labé. C'est alors que l'Almamy Alfaya crut le moment plus favorable pour poursuivre à nouveau la chasse aux Houbbous, dont la rébellion ne cessait de gagner du terrain. L'armée de l'Almamy comprenait encore des Alfaya et des Soriya avec, cette fois, Alfa Gâcimou, chef du diiwal de Labé et ses troupes, ainsi que Bokar Biro, fils de feu Almamy Oumarou. Elle se dirigea sur Fitaba, dans les premiers jours de 1873.
Mis au courant, les Houbbous se retirèrent dans les montagnes alors que les Foula s'enfonçaient dans les vallées pour gagner Bokéto. Karamoko Abal, qui avait recruté de nombreux Djallonkés, descendit de ses cachettes de montagne, attaqua par surprise, battit l'Almamy et son armée au bord du marigot Mongedi. De nombreux soldats y furent massacrés des deux côtés. Devant cette catastrophe, les proches parents de l'Almamy l'abandonnèrent pour prendre la fuite. Dédaignant de suivre leur exerriple, l'Almamy fut capturé par l'ennemi. Comme il refusa d'obéir aux ordres que lui donnait le chef houbbou de le suivre en tant que prisonnier, il fut tué sur place, à coups de bâton car, ni la balle, ni le sabre ne pouvait l'entamer. Quatre de ses fils qui apprirent la nouvelle de sa mort pendant leur fuite, revinrent se faire tuer sur son corps. Son griot Karfa, le dévoué Karfa, chantant à haute voie sa gloire, refusa aussi d'abandonner son chef dans la déroute. La mélodie de ses chants touchèrent les assassins qui s'approchèrent de lui pour lui dire : « Viens et chante notre victoire. » Karfa cria à l'affront et avec des paroles méprisantes, tendit son coup pour qu'il soit tranche et que son sang se mêlât à celui de l'Almamy.
La mort de l'Almamy Ibrahima Sory Dara causa une grande émotion à Timbo et dans le Fouta entier, car elle survenait quelques mois juste avant celle de son collègue soriya, Almamy Oumarou, qui avait mystérieusement péri à Dombi-Yâdji.
Notes
1. Le Kélé-mansa est le chef des Forces Armées; c'est un titre mandingue que les Peuls ont conservé depuis la Jihad du temps de Karamoko Alfa.
2 . En réalité, les Houbbou repoussèrent toutes les attaques des Almamis. Comme on le verra plus loin, il faudra faire appel à l'Almamy Samory pour détruire Boketo, la capitale des Houbbou.