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Elhadj Ibrahima Kaba Bah


Cerno Abdurahmane. Eléments biographiques
suivis de quelques poèmes Pular traduits en français

Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.


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A l'école de Cerno Oumarou Pereejo

Quelques semaines après les funérailles de son père, Cerno Abdourahmane, âgé de onze ans, reçoit deux lettres de son Kotô Mamadou, alors commis à Mali. Dans l'une des lettres à lui adressée, son grand frère lui demande de porter la seconde, personnellement, à leur cousin Cerno Oumarou Pereejo, à Daara-Labé, une douzaine de kilomètres au sud de la cité de Karamoko Alfa.
Cerno Oumarou, élève et neveu de Cerno Aliou (fils de sa soeur), tenait dans son village un duɗal brillant, où déménagèrent quelques-uns des étudiants du Waliyyu après la mort de celui-ci. Ce fut le cas de Cerno Jâwo. Lisons ce qu'écrit le poète de Pellel :

« … Cerno Oumarou Daara, dans le coeur duquel furent déversées
toutes connaissances, tel un fleuve qui ne tarit pas.
Pour la connaissance de l'arabe, par exemple, il n'a pas d'égal en son temps.
Qui se fût mesuré à lui n'en atteindrait point le niveau.
il hérita de nombreux secrets du Shaykh Aliyyou;
Ainsi il connut les zâhir, d'une science qui n'est pas petite.
En effet : du Shaykh Alillou tout un tiers des connaissances,
celui à qui fut donné de les cumuler, c'est lui, sans erreur de ma part.
Ô Dieu, pardonne-lui ct préserve-le, accorde-lui boŋeur,
et répands sur ses descendants des bénédictions que tu ne reprendras pas. »

Cerno Abdourahmane prend donc le chemin de Daara, où il se rendait la première fois et qui allait devenir le point le plus aimé de lui sur la planète. Il s'engage dans la piste bien marquée qu'empruntaient les chefs du Labé à leur aller-retour pour Timbo, au temps de l'Etat islamique. Malgré sa courte longueur, la piste est charmante à parcourir. On traverse d'abord le marigot Saase, qui limitait alors Labé vers le sud, et l'on gravit la pente qui mène à une plaine où se remarque un tertre. C'est là que s'arrêtait le Chef du Labé à son retour de Timbo, ville où il avait été couronné Alfa par l'Almami du Fouta. C'était en quelque sorte la porte — tout au moins symbolique — de la ville.
A quelques pas de ce tertre, les colons Français avaient construit deux maisonnettes couvertes de tôles : c'était la poudrière, depôt de munitions rappelant que la conquête du pays n'était pas si ancienne. La poudrière était le départ de la piste de Daara. On dit que lorsque les colons entreprirent de tracer puis construire la route Mamou-Labé, “les gens de Bantiŋel et ceux de Daara implorèrent Dieu, afin que l'oeuvre satanique passe le plus loin possible de chez eux. Et que Dieu exauça ce voeu, tout miséricordieux qu'Il soit, et bien qu'Il ait dit :

« Il se peut que vous ayez de l'aversion pour une chose qui cependant est un bien pour vous. Et il se peut que vous aimiez une chose qui cependant vous est mauvaise. »
(Coran, II, 216, trad.Hamidoullah)

De la poudrière donc, le voyageur descend sur le vallon de Tayrehun qu'il traverse pour longer le hameau de même nom à sa gauche ; il passe un autre ruisseau et continue sur Faafaɓe, foulasso de haute antiquité : il était en place avant la fondation de l'état islamique. Karamoko Alfa, avant la guerre sainte qui a fait de lui le maître de Labé, passait par Faafaɓe chaque semaine, allant de Bouroudyi dans Popodara, pour Diawoya où il participait à la prière de vendredi.
Les Faafaɓe conservent pieusement ce souvenir historique. La piste ne pénétrait pas alors dans le hameau, qu'on disait enveloppé de mystère. Elle longeait les tapades ouest, parallèlement aux premiers kilomètres du cours de Dombele, appelé ici Cankun Faafaɓe, devenant successivement Pountioun, puis Doŋora après la confluence de Saase, puis enfin Dombele après les chutes de Sunsure près de Fello Kolima.

Aux dires de Bappa Habibou, leur père considérait comme particulièrement sûres les connaissances de trois de ses élèves :

Passé Faafaɓe et la source de Doŋora-Dombele, vous pénétrez dans une forêt touffue de parinaires géants ; le sous-bois lui-même, constitué de karukarunden, lianes à caoutchouc et bien d'autres espèces arbustives, est un fourré plein de petit gibier, de lièvres, porc-épics, perdrix qui vous voient venir, et attendent que vous soyez presque sur eux pour décamper bruyamment, histoire de vous inculquer en retour la peur qu'ils ont eue de vous apercevoir dans leur domaine.
La piste monte doucement et culmine avant de redescendre vers Koubiwol. Le point haut est une limite intéressante à noter :

Vous cheminez dans la forêt de parinaires, les kura aux fruits farineux et délicieusement parfumés.
Vous longez, dans la forêt, le hameau Koubi-Yeroyaaɓe, sur le versant côté Koubiwol que vous passez sur un pont (kolewal) haut perché, à vous donner le vertige si vous vous hasardez à regarder les eaux rapides sous vos pieds.
Vous abordez une nouvelle montée, vous longez Para, à votre droite cette fois, sans vous arrêter, comme si vous étiez attiré par le sommet de la côte.
Une halte-repos y est quasiment automatique, à quoi vous convie un espace, ngeru, aménagé pour cela. C'est un cercle limité par de gros cailloux, l'intérieur est tapissé de gravier menu. Une jarre posée sur une fourche plantée à l'ombre d'un telihi toujours abondamment feuillu contient une cau limpide et bien fraîche, sinon glacée. Buvez-en une ou deux lampées, et asseyez-vous quelques minutes.
Vous remarquez un tas de branches feuillues à côté du ngeru. Vous comprenez qu'il faut alimenter ce tas en y jetant vous aussi un rameau feuillu, au moment de reprendre votre chemin. Pourquoi celà ? Il n'y a pas de pour quoi, jetez votre offrande et passez.
Bon ! je vous entends, vous n'êtes pas en expédition commandée, mais en promenade de découverte, et ces impératifs “jetez”, “passez”, ne sont pas ce qu'attend votre curiosité.
Oui , je sais, la curiosité est un fardeau réel, et bien lourd et encombrant et fatigant. Ce n'est pas vraiment le lieu ni le moment de vous en encombrer.

Je vous entends, vous êtes assis pour reposer vos jambes, mais aussi étancher votre curiosité. Voici donc ce que raconte Hadja Binta, Daara si vous êtes à Labé d'où elle vint, Labé si vous êtes à Daara où elle vit.

[Note. — Hadja Binta (1923-2003) est la soeur aînée de l'auteur. — T.S. Bah]

D'abord le nom de la halte-repos, Haako-Liɓetee : du feuillage est à jeter. Marquez bien l'allongement de la dernière syllabe : cette longueur signifie le où ; si vous l'avalez, le lieu n'est plus précisé, mais seulement l'action à exécuter : Haako-liɓete : du feuillage est à jeter, n'importe où ; haako liɓete : lieu-dit.

C'était donc aux premiers temps de l'Etat islamique foutanké. Le pays avait été réparti entre les principaux karamoko qui avaient conduit la guerre à la victoire. Il semble bien, ce qui ne doit pas étonner, que certain s s'estimèrent également principaux et éprouvèrent un sentiment de condottière désireux de se tailler quelque fief, quelque part dans le pays.
Samba, fils d'une dame Houda, était un de ces gaillards. Parce qu'il était costaud, on le nomma comme le bélier ou le taureau : Samba ndi Houdâ ; Samba (le costaud) fils de la Bien Guidée.
Samba ndi Houdâ était un bon cavalier. Il jeta son dévolu sur Daara-Labé où vivait une pléiade de musulmans pieux et pacifistes, non violents en tous cas.
L'un de ces pieux ascètes prit le chemin de l'exil, armé de son Coran et de son chapelet, suivi de quelques talibés fidèles. Il pria à Garambe et continua vers le nord . Arrivés dans le Tangue, au-delà de Komba, la troupe se réfugie dans une caverne. Ils se mettent à implorer le Tout-Puissant, Maître des mondes. Trois jours durant, et trois nuits, consécutifs, ils priaient. A la soixante douzième heure, une voix se fit entendre.
— Rassure-toi, fidèle serviteur Mien, tu n'as plus rien à craindre de ce lui que tu fuis.
—Vous avez entendu, maître ? dit un talibe.
— J'ai entendu. Va donc dehors voir s'il n'y a pas quelque passant passant.
Le talibe sorti, la voix reprend sa phrase. Il l'entend, de même que les gens dans la caverne. Il rentre dans le refuge et la voix, pour la troisième fois, se manifeste.
Toute la troupe sort alors, et voit passer une caravane.
— La paix soit avec vous, frères, dit le pieux ascète. Qui donc vous menaçait et dont vous voilà débarrassés ?
— La paix sur vous également, hommes de Dieu. Nous venons de Labé, nous allons au Ɓundu. Personne ne nous menace, nous, Dieu nous protège et Karamoko Alfa et ses bénédictions. Il a invité un certain Samba ndi Houdâ.
Allâhu Akbaru ! dit le karamoko lorsque les caravaniers eurent disparu derrière une colline. Le Maître des mondes nous a entendu et il nous a exaucé. Que ceux d'entre vous qui le désirent s'en retournent au Fouta. Pour moi , ma tomhe est à Kédougou, je suis mon destin. Allez vous autres. Je vous bénis, le Prophète vous bénit, que Dieu nous protège…
D'autres karamokos de Daara ne furent pas inspirés pour l'émigration. Ils envoyèrent prévenir Cerno Mamadou Sellou, à qui était échue la province du Labé.
Karamoko Alfa mo Labé avait alors fondé la ville de même nom où il résidait. Il avait bâti la mosquée où il passait la nuit à prier le Seigneur. A cette piété profonde et constante, i1 associait des talents remarquables de chef de guerre et de diplomate avisé. Il fit inviter Samba ndi Houdâ à s'en venir à Labé pour y recevoir le turban pour le territoire qu'il voudrait, dans le dîwal ou ses marches.
L'institution de l'état islamique n'enjoignait-elle pas les karamoko et les fidèles à répandre la lumière de la vérité divine ?
Samba ceignit son sabre, mil sa lance sur l'épaule, enfourcha son cheval coursier et prit le chemin de Labé, le chemin de son destin.
Il s'arrêta à Haako-Libɓtee, descendit de cheval et planta sa lance dans la cuirasse latéritique affleurante. De l'eau s'en écoula dont s'abreuvèrent l'homme et la bête.

— Présage faste, dit-il en voyant le liquide. Ces karamoko avec leurs chapelets, ils croient que c'est la seule façon de connaître ce qui vient.
Mais dans sa bouche, l'eau avait une saveur bizarre, qu'il n'avait jamais perçue auparavant. Le cheval, après quelques lampées, lève la tête, hennit longuement, le cou tendu. Samba coupe quelques rameaux feuillus, les présente à l'animal qui détourne la tête, comme dégoûté. Samba laisse tomber les rameaux sur le sol. Ce fut la première jonchée.
Samha reprit son chemin après s'être reposé. Il arrive chez Karamoko Alfa tout hautain et glorieux, faisant cabrer athlétiquement sa leste monture. Une foule était là, de gens assis, égrenant des chapelets dont les chocs des grains émaillaient seuls le silence profond: pot ! … pot ! … pot !
— Karamoko Alfa, se dit peut-être Samba, sait bien faire les choses. Il me reçoit comme il convient à ma valeur.
Les hommes assis, immobiles comme des statues, avaient laissé un passage pour l'hôte marqué. Il se dirige vers le kaybonru (résidence).
— Allez donc dans le vestibule, Alfâdio vous y attend, dit une voix.
Samba descend de cheval, ajuste son sabre à son flanc gauche, s'appuie sur sa lance, et entre dans le vestibule clair-obscur. …
Le silence restait profond, quand une voix retentit :
— Maudit païen ! Chien !…
Puis :
Allâhu Akbaru. Louange à Dieu, Maître des mondes !
Les gens accoururent au vestibule. Un trou profond y béait. Chacun y jeta un caillou qu'il avait tenu caché sous son boubou. Samba était au fond, enveloppé dans une peau de panthère tannée. Les cailloux s'amoncelèrent sur lui, comblant le trou.
On avait étendu la peau de panthère sur le trou. Karamoko Alfa était assis à côté, dans le même recueillement de celui qui égrène son chapelet. L'émir montra la peau, tout en parcourant des feuillets raccornis : le Livre des ruses, l'équivalent arabe du Prince de Machiavel.
Les fugitifs congédiés par leur pieux maître arrivèrent à Labé au crépuscule.
Ils racontèrent leur odyssée après la prière, et on leur montra le tombeau que l'on venait de faire à Samba ndi Houdâ. Quant à leur maître, il se mit à parcourir le pays de Kédougou, prêchant l'Islam, convertissant des foules, jusqu'au jour que Dieu avait prescrit pour lui ici-bas.
C'est depuis lors que le Pullo Fuuta, quand il va quelque part en visite, déplace toujours quelque peu la peau, le tapis, la natte, voire l'escabeau ou le fauteuil sur lequel on l'invite à s'asseoir.
Voilà, j'espère votre curiosité satisfaite, et votre esprit reposé. Car l'esprit se repose non quand il ne travaille pas, mais quand il change d'objet de pensée.

S'étant donc reposé, Cerno Abdourahmane reprend sa route pour se trouver presqu'aussitôt au bord d'une grande plaine en auge, piquetée de parinaires isolés et de bovins épars, avec une mini-forêt galerie au milieu, le tout s'abaissant doucement devant lui. La vue plongeante qu'on a de ce paysage vous enlève les dernières traces de fatigue. Vous traversez ces lieux paisibles et agréables, vous passez encore un ruisseau et vous atteignez N'Dîré, accroché au rebord surélevé d'une nouvelle plaine en contre-bas. Vous apercevez Daara pelotonné au pied d'une colline ronde comme le sein d'une adolescente bien grandie.
Un bois touffu au contour net lui sert d'avant-poste à votre droite, c'est l'un des cimetières. L'horizon à l'est est une colline boisée et raide, qui monte vers Boowal Ngoolo qui s'étend là-haut, tout uni, tout nu, sauf un bosquet insolite non loin d'un gros tas de gros cailloux empilé là par quelque corvée sous les ordres d'un sous-officier topographe. La colline boisée, Gaɗa-Nyeekema, a la base léchée par un marigot au lit tortueux, avec des plaques de roches lisses, dures, où les femmes de Daara vont faire leur linge et leur grande baignade. Derrière le village, la colline ronde, Gunne, qu'elle s'appelle, est flanquée à droite d'une autre, oblongue.

Cerno Oumarou s'en vint d'ailleurs lui-même chez son cousin et camarade d'âge, compagnon d'études.
— Voyons donc, Cerno, lui dit-il d'emblée. C'est quoi toute cette histoire que tu es en train de bâtir sur moi et notre petit frère ? Allons, fils de mon oncle, ressaisis-toi, voyons ! Est-ce que moi Oumarou, Alfa Bakar Diari , Ibrahima Gassamma, Cerno Abdourahmane, Karamoko Lamine et tous les autres, est-ce que nous ne t'appartenons pas tous ? Nous t'appartenons tous, tu sais bien ! Cesse donc ces coquetteries. Quand ton bien va chez ton bien, où est le problème ? Il n'y a pas de problème, c'est bien clair, tout à fait clair. N'est-ce pas vrai ?
Cerno Sirâdiou le regarda, les yeux mi-clos. Puis il éclata de rire, de son timbre métallique.
— C'est toi qui veut créer problème cousin. Tu sais bien que j'ai la certitude sur les bons sentiments que mon père a cultivé entre nous. J'ai été un peu inquiet parce que le petit ne m'a pas dit où il allait. Je l'ai appris comme çà. Est-ce comme çà qu'on doit faire ? Non, bien sûr. Mais, n'en parlons plus. Il est chez toi, il y sera le temps que Dieu décidera. Et je sais que tu feras tout ce que tu pourras pour lui. C'est fini, n'est-ce pas ?
— C'est fini. Et je te remercie. Tu as parlé mieux que je ne m'attendais. Que Dieu continue à nous bien guider. Et qu'il éloigne de nous tout ce qui pourrait nous séparer les uns des autres, par la grâce de mon oncle et maître.
Amen ! conclut Cerno Sirâdiou. Ils se regardèrent, ils sourirent, chacun tendit la main à l'autre, fraternellement, amicalement.

Cerno Abdourahmane se plonge avec un enthousiasme joyeux dans les livres. Cerno Jâwo, son condisciple. écrira plus tard :

« De mes propres yeux je t'ai vu lisant des livres
par trois ensemble, ô wâlî de Dieu ;
Mes oreilles t'ont entendu lisant des livres,
par trois ouverts, ô wâlî de Dieu. »

Témoignage oculaire, audio-visuel, que confirment bien d'autres sources, et surtout l'érudition constamment enrichie et renouvelée de Cerno Abdourahmane. Le goût de la lecture acquis dans l'enfance et l'adolescence est perpétuel… Et ils ont fait preuve d'une profonde intuition pédagogique les créateurs de l'enseignement fuutanke, pour qui l'étude scolaire est de la lecture, (jande).
Cerno Oumarou n'est pas moins heureux de son cousin, le fils de son maître, et surtout son élève talentueux. Quel érudit ne se réjouit pas de la compagnic déférente d'un élève talentueux, doué et passionné pour 1'étude par-dessus le marché ? Ce disciple est un compagnon pour son maître, un interlocuteur sans qui le savoir de l'érudit reste une richesse enfouie, inconnue même de son détenteur, sans utilité pour lui, pouvant même devenir un fardeau presqu'insupportable lorsque l'érudit ne peut causer de son érudition. A preuve, si besoin en est, une scène que j'ai vécu dans un village considéré comme un des centres encore importants de l'enseignement ici au Fouta-Djallon. Y vivait un vieillard érudit, chef d'une famille nombreuse de ses enfants et autres descendants, de ses alliés et protégés. J'y arrive accompagnant Bappa Chaïkou en mission de recensement administratif.
— Notre père, racontent les enfants du vieillard, nous inquiète beaucoup depuis quelque temps. Il est presque tout le temps complètement apathique, amorphe, i1 n'a goût pour rien, il nous chasse comme avec colère chaque fois que nous venons dans sa case.
Mon oncle entre dans sa case, je le suis, et les fils également. Je m'assieds près de la porte. Le vieillard était couché sur son lit de terre, le visage tourné vers le mur. Mon oncle le salue et lui dit quelque chose en arabe. L'autre tourne la tête, regarde cette doule, et répond dans la même langue. Et une conversation s'engage entre les deux personnes, dans la langue du Coran et en pular que nous comprenions à peine : ils parlaient de choses inconnues de nous autres.
Et voilà que, littéralement, la vie revient sur le visage de l'ancêtre, ses yeux brillent, il sourit même, il se redresse et s'assied sur le bord du lit. Je regardais autour de moi , les enfants étaient bouche bée, ou avaient la main sur les lèvres, d'étonnement ; il s vivaient proprement un miracle !

Ils causèrent longtemps, et le vieillard renaissait, rajeunissait à vue d'oeil. Lorsqu'enfin mon oncle prend congé et que nous étions dans la cour, sous l'oranger, il dit :
—Votre père est malade d'ennui, et rien d'autre. Vous n'avez pas voulu étudier pour lui tenir compagnie, pour faire fructifier son savoir par un commerce intellectuel indispensable à l'honnête homme. A mon retour à Labé. je vais lui envoyer quelques livres pour lui tenir compagnie, ce que votre ignorance vous empêche de faire.
Et il fit comme il avait dit ; de temps à autre. il envoyait quelque ouvrage arabe chez ces gens.

Cerno Oumarou Pereejo, quant à lui, est entouré de talibés enthousiastes et déférents. Sous son autorité clairvoyante, vigilante et discrète, Cerno Abdourahmane étudie la grammaire, la littérature et la poésie arabes, la théologie et le droit islamiques, ainsi que divers autres ouvrages arabes, religieux, scientitïques ou profanes. Et il s'essaie dès cette époque, à l'âge de treize ans, à composer des vers arabes. Pour qui est doué et qui, par-dessus le marché, a étudié la poésie arabe anté-islamique, celà allait de soi. Il en était ainsi pour Cerno Abdourahmane.
Cerno Oumarou avait fait aménager une case pour son seul cousin, un logis situé entre le domicile de l'érudit et la mosquée dont il était l'imam. Or, un matin qu'il allait à la prière de l'aube, quel ne fut son étonnement, et peut-être aussi sa joie inquiète, d'entendre déclamer du Coran dans la case de son cadet. Le jour levé, il l'interroge : Cerno Abdourahmane avait entrepris de réciter le Livre Saint, et il avait déjà mémorisé les premières sourates longues.
— C'est bien, je te félicite et te bénis pour ton initiative, lui dit simplement le vieillard. Dorénavant, quand tu auras copié ton texte, tu me l'amèneras avant de l'apprendre. Ceci pour éviter que tu n'aies écrit quelque coquille que tu réciterais sans t'en rendre compte ; c'est un risque que court tout copiste : relisant lui-même son écrit, il ne voit pas toujours les coquilles qu'il a pu faire, il lui faut toujours un autre lecteur. Rappelles-toi comment a été préparée la copie canonique du Coran. Qu 'en dis-tu?
— Je ferais comme vous avez dit, maître, répondit l'adolescent.

En neuf mois, le texte du Livre sacré était imprimé dans sa mémoire ; il y restera sa vie durant, grâce aux bénédictions de son maître et de son père, et par la volonté bienveillante de Dieu.
Cerno Oumarou était satisfait de son élève. Il voyait son talent se développer, et il était attentif à le révéler au peuple. Un jour que le maître et son disciple étaient à Diari, chez leur commun cousin Alfa Bakar, voici qu'à l'heure de la prière le Pereejo pousse son jeune élève dans le mihrab de la mosquée, à sa propre place à lui l'érudit reconnu. Et Cerno Abdourahmane de diriger la prière.
Il avait alors quinze ans.

Il se rappelle bien d'autres évènements du même genre, dont la portée éducative — et promotionnelle — ne lui seront évidentes que plus tard.
En 1935, ayant terminé divers livres et autres connaissances que Cerno Oumarou avait généreusement inculquées dans sa jeune mémoire, il s'entendit dire par celui-ci :
— Voici que je t'ai restitué tout ce que mon oncle a mis en moi de savoirs. J'ai été content de ta compagnie qui m'a permis d'en approfondir certains coins d'ombre, pendant que je t'enseignais. Nous nous sommes tous deux enrichis dans la connaissance de notre religion et de la langue arabe. Va maintenant, et que mon oncle et notre Prophète te bénissent, et que Dieu te protège et te guide en permanence.
Revenu à Labé, Cerno Abdourahmane commence par tourner quelques vers en remerciements à son maître, qui lui répond dans la même forme, par d'autres vers de félicitation, le tout en arabe coranique assaisonné d'élégantes images, peut-être reprises des poètes anté- islamiques, les maîtres du genre, comme chacun sait.

Mais l'enseignement coranique fuutanien n'est pas gratuit pour qui le reçoit. L'élève et l'étudiant travaillent pour le maître durant leur scolarité, ce qui signifie qu'ils participent aux activités nécessaires à la vie matérielle domestique, dans ce monde vivant en économie de subsistance frugale, sinon ascétique.
Avec ses condisciples, Cerno Abdourahmane allait dans la brousse environnante, sur les pentes de Gonne ou à Gaɗa-Nyêkema ; ils y allaient chercher le bois mort pour la cuisine, et surtout pour le grand feu de la lecture du soir.

Le printemps venu, tout le monde participait aux travaux agricoles dans les tapades et dans les champs, chacun selon ses forces et sa persévérance. Cerno Oumarou avait des parcelles dans la plaine à la sortie de Daara. Il en avait aussi à Lâri, de l'autre côté de Kokoulo, sur le chemin de Kollɗe, le diiwal-asile au temps de l'Etat islamique, où se réfugiaient ceux qui, ayant gravement enfreint la loi, ne souhai taient pas en subir les rigueurs.

« Tuubirde Fuuta ko ɗon waɗaa mo heɓii kulol. »

Cerno Abdourahmane allait à Lâri et autres beaux lieux, avec son maître et ses camarades d'études. A vrai dire, son agronomie fut plus littéraire que productive : il était plus intéressé à observer les laboureurs courbés, faisant monter et baisser leur daba sans répit.

Evoquant sobrement l'effort persévérant, il écrira plus tard, en un croquis :

Gese yaltanee, hurnee, jasee, sankee, piyee
remirooɓe keri maaɗun tarakter tardataa.
Ɓe keriije juuɗe no soppa, soppita, hittina
gese maɓɓe yaajira seeɗa-seeɗa ɓe haaɓataa.

A l'époque qui nous occupe, il n'y avait pas de charrues à boeufs, encore moins de tracteurs. Le poète, plus tard, rapprochera ces innovations techniques de l'état de choses antérieur, faisant ressortir le progrès et son utilité : augmenter la productivité du travail, diminuer la peine musculaire.
Ces activités ne sont pas à proprement parler et comme on le voit, une rémunération du maître. Ce sont plutôt une participation des élèves aux tâches de la vie matérielle de la communauté scolaire, du collège. Au terme des études, il est de bon ton, sinon obligatoire moralement, d'offrir une gratification consistante, une génisse ou davantage, au maître, à celui qui a transformé un enfant inculte en un citoyen lettré, voire savant. Le cardi jande est à fournir lors même que c'est le père qui a enseigné son propre fils. Dans ce cas, c'est la mère qui l'offre, sur son patrimoine propre, au père de son enfant, mais surtout au maître de celui-ci.
Ou bien quelque personne, quelque parent “qui a les moyens” et qui estime suffisammcnt le nouveau talibe, le nouveau cerno. Dans le cas présent, c'est Alfa Bakar Diari, cousin et beau-frère de Cerno Abdourahmane, élève de Cerno Aliou, hâfizu-al-Qur-ân, qui a offert à son jeune cousin une génisse et un taureau pour le cardi. C'était pour l'Alfa, au demeurant, une manière de se rappeler à son cousin maternel (remme) et camarade d'âge d'études auprès de leur oncle qui avait été tout attention envers leurs mères, ses soeurs à lui. Alfa Bakar réquisitionne deux garçons pour convoyer les bêtes jusqu'à Labé. Nênan Mariyama fait appel à un de ses jeunes frères, Cerno Souleymane Fadi pour aider Cerno Abdourahmane et elle-même à conduire les bêtes à Daara. On imagine la petite troupe des deux adolescents tenant chacun en laisse un bovin, la mère les suivant, la tête enveloppée d'un voile sous lequel on devine le cimier de sa coiffure (jubaade). Ils débarquent chez Yaaye Barratou, une des soeurs aînées de Cerno, belle-soeur de Cerno Oumarou.
Yâyé Barratou prépare un plat de cérémonie pour accompagner les bovins. Et la petite troupe, des deux dames et des deux adolescents, plus la porteuse du plat, sans oublier les deux bovins, sort de chez Yâyé et s'engage dans la rue qui longe la grande concession de Cerno Oumarou, chez qui on débarque sans crier gare.
Le grand karamoko ne put retenir ses larmes …
Puis Cerno Abdourahmane, son kaawu (oncle) et sa mère s'en reviennent à Labé. Mais le premier avait laissé à Daara une partie de lui-même. Daara-Labé est toujours dans son coeur, et s'il vous arrive d'aller avec lui dans cette cité, vous ne pourrez manquer d'observer la clarté de boŋeur qui illumine son visage, en souvenir du bon temps — et utilement employé —qu'il y vécut…
Ce rapide survol de l'enfance et de la scolarité de Cerno Abdourahmane dégage une leçon que tout père et toute mère gagnerait à méditer pour en faire bénéficier sa progéniture dans les premières années de celle-ci, les années cruciales où la qualité de l'environnement de l'enfant détermine tout le reste de sa vie. Durant son enfance et son adolescence, c'est-à-dire la période normale d'études. Cerno Abdourahmane s'est constamment trouvé “dans les conditions”. Il a bénéficié à chaque instant d'une autorité bienveillante et discrète, mais vigilante pour le guider ou plutôt pour l'encadrer, pour favoriser l'épanouissement de son goût et de ses aptitudes pour l'étude, pour le guider sans en avoir l'air, dans le travail difficile d'études méthodiques, avec toute la discipline et la persévérance que celà requiert de celui qui veut s'y engager.

Ses guides étaient certes d'éminents pédagogues, mais tout homme et toute femme peuvent utilement pour leurs rejetons, imiter l'exemple de ces autorités qui ont soigneusement veillé à préserver la liberté d'action de leur pupille, dès lors qu'ils ont observé que ses penchants naturels étaient bons, ses penchants pour les livres et les choses qui valent la peine d'y être conservées.
Ainsi le père et la mère soucieux de l'avenir de leur rejeton, s'intéresseront aux premières manifestations de son goût et de ses aptitudes innées. Ils observeront le petit dès que celui-ci commencera à marcher et à parler. Cette observation attentive est la seule qui permet au père et à la mère de guider utilement le petit pour qu'il entre dans la vie d'homme du bon pied. Révèle-t-il dans ses activités libres des dispositions souhaitables ? Alors père et mère, et maître plus tard, n'auront qu'à favoriser l'épanoui ssement de la liberté et de l'esprit d'initiative de l'enfant. Des bourgeons non désirables semblent-ils pointer à cet âge tendre ? Père et mère pourront les élaguer, ou les faire élaguer, remplacer les mauvaises tendances par de bonnes tendances. Et celà sans truumatiser le cher petit, sans le gronder ou le menacer, bref sans lui faire perdre son sens inné de la liberté, le bien le plus précieux que Dieu lui a donné en même temps que la raison.

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