Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
Le système politique appelé ici « bicéphalisme » ou gouvernement à deux têtes, s'était instauré au Fuuta dans des conditions historiques bien précises. Il a fonctionné pendant un siècle environ avec plus ou moins de bonheur.
Il a été déjà dit comment le fils du premier souverain du pays, s'était vu écarté à cause de son jeune âge 1. A la mort de Karamoko Alfa, au lieu de choisir l'Almaami parmi ses descendants directs comme le stipulait la constitution 2 l'Assemblée de Fugumba ou Grand Conseil des Anciens décida d'élire le cousin du souverain défunt : Ibrahima Sori Yero Poore, plus connu sous le nom de Sori Mawɗo (Sori le Grand).
Or le nouvel élu ne remplissait pas toutes les conditions requises. Almaami Ibrahima Sori Mawɗo n'était qu'un soldat, un des plus braves sans doute. Il n'était pas un marabout lettré comme son prédécesseur et n'avait nullement la formation religieuse exigée pour aspirer au pouvoir suprême. Mais dans l'esprit des électeurs qui l'avaient choisi, il ne s'agissait que de lui confier le pouvoir, une sorte de régence, pour une durée limitée. Il devait le garder jusqu'à la majorité légale du fils de Karamoko Alfa. Or les circonstances en décidèrent autrement et le Fuuta se trouva, par la suite, devant ce système des deux Almaami.
Durant le règne de Sori Mawɗo, arriva ce que les membres du Grand Conseil des Anciens redoutait le plus, à savoir une trop grande puissance du souverain. Toute action énergique de celui-ci se traduisait par un affaiblissement du pouvoir de ceux-là. Or il leur était difficile de tolérer indéfiniment une telle situation de la part d'un Almaami qui leur devait son commandement.
Aussi redoutant l'instauration d'une dictature par cet Imaam-soldat, l'obligèrent-ils à céder le pouvoir à son héritier légitime. Ibrahim Sori fut contraint d'abandonner le pouvoir en faveur de Alfa Saalihu, devenu grand. Il se retira derrière la montagne Heleya près de Timbo. Mais au bout de quelques années il fut rappelé pour faire face à l'envahisseur Waasulunke. Après la défaite et l'expulsion de l'ennemi, Ibrahima Sori demeura au pouvoir jusqu'à sa mort. Quand son fils Saadu s'empara du turban, la légitimité de son règne se posa. Son droit fut contesté par les partisans de Alfa Saalihu.
Après de sanglantes batailles rangées entre les descendants de Karamoko Alfa et ceux de Ibrahima Sori Mawɗo, un accord fut trouvé. Cet accord, entériné par l'Assemblée de Fugumba, stipulait que chaque fraction de la famille régnante devait accepter le principe de l'alternance comme condition essentielle de son accession au pouvoir.
C'est à partir de cette époque que le Fuuta a perdu son unité politique. Bien que l'aristocratie fut la seule directement concernée, tous les habitants (hommes et femmes, maîtres et esclaves, seigneurs et gens de castes) prirent fait et cause pour les héritiers de Karamoko Alfa ou pour ceux de Ibrahima Sori Mawɗo.
Les descendants du premier prirent le nom de alfaya et ceux du second le nom de soriya. Ces deux branches de la famille sediyaaɓe se constituèrent peu à peu en deux espèces de partis politiques. Ils représentaient deux conceptions ou plutôt deux tendances assez différentes de la société.
Ils constituaient le parti musulman intégriste. Descendants de Karamoko Alfa mo-Timbo, l'homme le plus pieux que le Fuuta ait jamais connu. Les Almaami de sa lignée se montrèrent de tout temps, les plus chauds partisans de l'Islam combattant, de l'Islam triomphant. Intransigeants, ils ne concevaient aucun compromis dans le domaine de la foi. Ils voulaient une application stricte de l'orthodoxie, considérant que les préceptes édictés par le Coran (al-Qur'aan) ne pouvaient en aucun cas être modifiés.
Pour eux, le problème de la foi passait avant toute autre préoccupation politique. Aussi acceptaient-ils plus facilement le principe d'autonomie des provinces, dans la mesure où ce principe permettait à celles-ci de mener victorieusement la guerre sainte contre les populations païennes de leur arrière-pays. Tout sacrifice consenti au nom de la foi, même aux dépens du pouvoir central devait être accepté.
A cause de cette attitude bienveillante à l'égard de l'Islam les membres des Assemblées ou des Conseils des Anciens du Fuuta ont toujours eu tendance à soutenir davantage les Almaami alfaya que ceux du soriya. Ne considéraient-ils pas ceux-là plus religieux et plus proches d'eux que ne l'étaient ceux-ci ?
Mais un tel soutien des Assemblées au parti alfaya était-il inconditionnel ? Il semble que les assemblées soutenaient l'Almaami qui pouvait leur apporter le maximum de profits, ou favoriser leurs intérêts qu'ils identifiaient souvent aux intérêts de l'Islam.
Le parti alfaya recrutait ses meilleurs représentants dans le milieu lettré, parmi les marabouts ou docteurs de l'Islam. Les souverains alfaya passaient pour favorables à l'autonomie des provinces, ils ne connurent pour ainsi dire aucun différend grave avec les chefs locaux. Si le commerce ne les intéressait que pour les taxes à prélever, en revanche, ils ont favorisé les relations intellectuelles entre le Fuuta et les pays musulmans voisins par des échanges d'étudiants et des maîtres : avec le Bundu, le Fuuta Tooro, le Gannar (Mauritanie) et le Maasina. Ces relations culturelles furent profitables aux Almaami des deux partis : nombre d'entre eux avaient fait leurs études dans un de ces pays et inversement combien de futurs souverains originaires du Bundu ou du Fuuta Tooro avaient été des anciens taalibe (élèves) des docteurs-marabouts du Fuuta 3. Comme les alfaya étaient liés au milieu lettré, leur parti passait pour le parti des vieux, tandis que les soriya apparaissaient comme le parti des jeunes. Ce n'est là qu'une simple assertion puisque les alfaya tout comme les soriya recrutaient leurs partisans dans tous les milieux.
Ils passaient pour être le parti libéral, c'est-à-dire que sur le plan religieux, ils étaient moins rigides et plus tolérants que leurs rivaux. Avec eux, l'aspect sinon laïque, du moins politique du gouvernement et de l'Etat, était beaucoup plus nettement affirmé que l'aspect religieux. Une telle attitude se comprend aisément lorsqu'on connaît l'origine militaire de ce parti.
Les Almaami soriya n'hésitaient pas à l'instar de leur ancêtre, qui avait massacré une bonne partie des membres du Grand Conseil de Fugumba à s'attaquer ouvertement aux privilèges des marabouts 4.
Dans les provinces, les souverains soriya étaient souvent mal vus à cause de leur politique centralisatrice. Ils se sont toujours opposés à l'esprit d'indépendance de certaines provinces, et à plusieurs reprises, des différends surgissaient entre eux et les chefs des diiwe jaloux de leur autonomie. Ils les surmontaient souvent avec beaucoup d'adresse et de tact qui n'excluaient pas une certaine brutalité.
Avec un sens politique très aigu, les souverains soriya ont favorisé le commerce et les relations avec l'extérieur dans un but essentiellement économique. L'essor commercial du Fuuta à cette époque si relatif fût-il, leur devait beaucoup 5.
Dans le domaine de la foi, si leurs rapports avec les marabouts n'ont pas toujours été cordiaux, il serait néanmoins hasardeux de mettre en doute le sentiment religieux des souverains soriya.
Pour être élu, il fallait être cultivé, si tous ne le furent pas, du moins nombre d'entre eux savaient tout ce qu'un « aristocrate » peul de cette époque pouvait connaître. Et il n'était pas concevable d'élire un candidat complètement ignorant, fut-il du parti soriya 6.
Du reste les soriya compensaient leur manque de culture par leur bravoure militaire; les victoires qu'ils remportaient à l'extérieur apportaient un double avantage au pays: religieux pour le jihaad, conversion des peuples païens, économique et social: possibilité d'étendre le commerce, avec achat ou rafle d'esclaves nécessaires à l'agriculture. Son origine militaire et son dynamisme ont fait du parti soriya le parti de la jeunesse, ce qui ne signifie nullement qu'il monopolisait celle-ci. Sans doute une attirance particulière semble avoir créé une certaine complaisance ou complicité entre eux.
Quoi qu'il en soit, il n'est pas aisé de distinguer la ligne de démarcation entre le parti soriya et le parti alfaya. L'un et l'autre n'étaient pas structurés comme le sont les partis politiques modernes. Ils constituaient des mouvements de masse soutenant telle ou telle fraction de la famille régnante. Aucun d'eux n'était un organisme ayant ses statuts, son règlement et son programme exposés et définis d'une manière systématique
Il y avait des individus, au niveau des familles, des villages ou des quartiers urbains, qui se regroupaient autour d'un personnage électeur ou candidat à un poste, mais l'obtention de ce poste était lié à l'appui d'un autre personnage plus important. C'est ainsi que de famille en famille, de tribu en tribu et de village en village, tout le Fuuta s'est trouvé recouvert d'un vaste réseau de partisans des soriya ou des alfaya. Mais ce réseau ne recouvrait que les couches supérieures de la société. Seules les familles des conquérants et de leurs alliés étaient concernées directement. N'était-ce pas en leur sein que se recrutaient les familles éligibles et les familles électrices ? Le reste, la grosse masse, n'était concerné qu'au niveau des assemblées populaires convoquées à l'occasion d'une fête religieuse ou d'une cérémonie quelconque, ou de la prière commune du vendredi. C'était là que l'on pouvait observer le jeu d'influence entre les membres de ces grandes familles, aux intérêts divergents et aux partis opposés.
Au cours de toute la période, les deux partis ont alterné au pouvoir sans difficultés insurmontables malgré quelques épisodes sanglants au début et à la fin du siècle, dont les plus dramatiques curent lieu au sein du parti soriya.
Si les Almaami alfaya étaient réputés bons musulmans, ils n'avaient ni la richesse, ni la puissance des souverains soriya. Bons guerriers et mauvais musulmans, les soriya ont gouverné le Fuuta avec énergie, une énergie exempte de toute douceur 7.
Cependant, l'opposition entre eux, si elle a existé en dehors des querelles de personnes, n'était pas d'ordre idéologique, car aucun d'eux n'en avait à proprement parler. Tous défendaient le système de gouvernement instauré au nom de l'Islam. Et le souverain de chacun de ces deux partis, s'était donné pour mission fondamentale de défendre la foi. Dans ces conditions, le choix du chef de la communauté musulmane ne devait pas être laissé au hasard. Et les candidats des deux partis devaient, en plus de leur naissance, présenter le maximum de garanties pour la communauté musulmane toute entière. C'est là que résidait l'intérêt des élections si fréquentes dans l'ancien Fuuta. Elles permettaient de choisir sinon les meilleurs souverains ou guides (yeesooɓe) en tout cas, les moins mauvais parmi les candidats les plus dignes et les plus aptes.
Pour bien saisir le principe du fonctionnement du système à ses débuts, deux questions préalables méritent d'être posées : Comment cela s'était-il passé ? Et pourquoi en était-on arrivé là ? La réponse à l'une et à l'autre permet de chercher les bases ou mieux les raisons véritables de l'instauration du régime bicéphale.
La réponse à la première question est fournie par le contexte historique : d'une part la minorité de l'héritier légitime, et d'autre part la fragilité du nouveau régime devant le danger extérieur caractérisé par la menace d'invasion. Plus qu'une menace, cette invasion devint effective juste au moment où l'héritier légitime venait de recouvrer ses droits.
Quant à la réponse à la deuxième question, elle est plus difficile à trouver. En effet le silence des documents est significatif et la tradition orale n'est pas plus explicite. Devant cette carence, ne faudrait-il pas, pour le moment, se contenter de formuler quelques hypothèses ?
Cette alternance au pouvoir, serait-elle due à l'impossibilité de créer une entente entre les deux branches de la famille des Sediyaaɓe ? Aucune ne voulait s'effacer devant l'autre ne fusse que dans l'intérêt de la communauté musulmane. Les descendants de Karamoko Alfa (alfaya) se considérant comme les héritiers légitimes ne pouvaient pas concevoir un abandon du pouvoir au profit des descendants de Ibrahima Sori Mawɗo (soriya). Ces derniers estimaient avoir autant de droit à la direction de l'imaamat que les premiers, à cause des services rendus à la communauté musulmane par leur ancêtre et aussi à cause de leurs liens de parenté. Les uns et les autres n'étaient-ils pas des cousins voire des frères 8. Peut-être que s'il n'y avait pas eu l'invasion du pays par le roi du Waasulu, Almaami Ibrahima Sori n'aurait pas été rappelé au pouvoir, rappel qui a légitimé et donné des droits à ses fils comme héritiers au même titre que les descendants de Karamoko Alfa ? Ainsi Sori Mawɗo n'aurait été qu'un simple régent. Mais ce n'est là qu'une hypothèse.
Quoiqu'il en soit, la situation politique du pays était si complexe dans les premières décennies du XIXe siècle qu'il devint impossible à l'une des branches d'accéder au pouvoir sans effusion de sang. S'il est permis de ne pas exagérer « ces révolutions de palais » comme le disait Guébhard 9 il n'en demeure pas moins que les troubles provoqués par la succession commençaient à inquiéter les représentants de la communauté des croyants au nom de laquelle le sang des musulmans était inutilement versé.
Aussi est-ce à eux qu'incomba le devoir de trouver une solution à cette crise périodique qui ensanglantait le Fuuta. La solution consistant à faire régner chaque branche pour une durée de deux années (jombenteeje ɗiɗi) correspondait au besoin d'éviter les effusions de sang. Mais ne répondait-elle pas aussi au désir inavoué des membres de l'Assemblée fédérale d'affaiblir le pouvoir des Almaami ? Lorsqu'on sait la méfiance presque maladive que les Peuls manifestaient à l'égard de tout pouvoir établi, on est tenté de croire que le Conseil des Anciens, a voulu diminuer le pouvoir des souverains en limitant la durée de leur règne. Il empêchait le pays d'avoir un exécutif fort par peur de la dictature. Ainsi les Almaami qui avaient une forte personnalité avec un penchant plus ou moins marqué pour la tyrannie se trouvaient neutralisés par la brièveté même de leur règne.
Un tel affaiblissement de l'exécutif répondait au besoin de consolider le pouvoir des Assemblées à tous les niveaux. Avec un exécutif fort, n'importe quel souverain pouvait amoindrir le rôle de l'Assemblée en la considérant comme une chambre d'enregistrement ou un simple conseil consultatif. Tout dépendrait alors de son bon vouloir, autrement dit, ce serait le règne de l'arbitraire pour ne pas dire de l'absolutisme. Mais avec un exécutif faible, les membres de l'Assemblée pouvaient étendre leur pouvoir et mieux, ils étaient à même d'influencer voire de domestiquer le souverain. Celui-ci se trouvait paralysé, neutralisé dans ses activités Il ne pouvait rien entreprendre sans l'avis de l'assemblée. Il semble qu'au Fuuta, les Anciens ont de tout temps cherché à obtenir un tel résultat, ce qui explique les intrigues diplomatiques consistant à obliger un Almaami devenu puissant à céder le pouvoir sinon au parti adverse, du moins à tout autre membre de sa famille ayant droit à la succession. Pour arriver à leurs fins, ils n'hésitaient pas à opposer les partis entre eux, les familles entre elles et les membres d'une même famille. De tels faits étaient fréquents dans toutes les Assemblées.
Mais pour comprendre toute l'activité politique intense dans l'ancien Fuuta, il faut voir comment les chefs une fois élus par les Anciens se retournaient contre eux, en les opposant les uns contre les autres. Ils bannissaient les uns, compromettaient les autres pour les discréditer aux yeux de l'opinion publique, tout en récompensant ceux qui leur étaient dévoués et fidèles. Les chefs agissaient ainsi afin de briser les groupes monolithiques qui se formaient contre eux dans les assemblées. Ainsi la politique qui consiste à « diviser pour régner » n'était l'apanage d'aucun groupe politique au Fuuta. Les souverains et les chefs comme les notables, membres des assemblées s'en sont servis de tout temps avec un art consommé 10. Les uns et les autres voulaient consolider leur autorité tout en affaiblissant celle de l'adversaire. Leur intérêts étaient opposés. Et quand leur divergence éclatait au grand jour, ils n'hésitaient pas à invoquer l'intérêt général pour sauvegarder; leurs intérêts personnels. Ne prétendaient-ils pas tous défendre la communauté musulmane ?
Dès lors une question fondamentale se pose : ce système bicéphale institué par nécessité était-il le résultat d'un état social qui ne s'accommodait pas d'une forme d'organisation ? Était-il dû au désir d'éviter une rupture de la communauté musulmane naissante ? Ou bien avait-il été délibérément, sciemment voulu, souhaité et organisé par les membres de l'Assemblée des Anciens, par peur de la tyrannie ou de la dictature d'un seul ? Autant de questions qui demeurent sans réponse dans l'état actuel des recherches. Le jour où une collecte systématique des manuscrits et de la tradition orale, aura été faite, il sera alors possible de donner une réponse satisfaisante à ces questions 11. Pour le moment, il faut se contenter de les poser et de formuler des hypothèses.
Une autre question non moins importante se pose de savoir si ce système d'alternance était une nouveauté, une originalité spécifiquement peule ? Dans l'ouest africain, il semble que la succession par alternance n'était pas inconnue. Dans de nombreux royaumes d'importance inégale, des familles se succédaient au pouvoir suivant un système d'alternance fixé par leurs traditions.
Dans certains, il n'y avait pas seulement deux familles, mais trois, voire cinq et même plus qui montaient alternativement au pouvoir. Ces familles pouvaient être plus ou moins proches parentes par le sang ou par alliance.
Dans d'autres cas, il n'existait aucun lien de parenté entre les familles (ou clans) qui se remplaçaient à la direction des affaires publiques. Elles pouvaient n'appartenir ni au même groupe ethnique, ni au même genre de vie, c'est-à-dire à la même civilisation. Les uns pouvaient être d'origine paysanne, les autres d'origine pastorale. Encore faudrait-il rappeler qu'en Afrique la civilisation agricole et la civilisation pastorale, bien que complémentaires, étaient distinctes. A l'une et à l'autre appartenaient des populations différentes 12.
Mais au Fuuta, l'originalité du système résidait dans la régularité de l'alternance. Un maximum de deux années était imposé à tout candidat au poste de chef suprême du pays. Il devait s'y conformer sous peine de subir une rébellion armée fomentée par ceux-là même qui l'avaient élu. Ses électeurs n'hésitaient pas à soutenir contre lui un candidat rival. Ils se donnaient ainsi le droit à la révolte et à l'insoumission contre tout pouvoir oppressif. Que ce droit ait été formulé ou non, il était profondément ancré dans tous les esprits.
Il existait une autre différence avec les royaumes nord-soudaniens. Au Fuuta, l'alternance ne s'effectuait pas entre plusieurs familles, mais à l'intérieur d'une même famille. Alfaya et soriya n'étaient que les branches d'une même famille. Si les liens de sang n'empêchaient pas toujours les luttes intestines de dégénérer en conflits violents, du moins ils réduisaient les massacres inutiles. Du reste n'était-ce pas pour éviter d'en venir aux mains que le système d'alternance avait été institué ?
Le système instauré dans ces conditions, a-t-il fonctionné comme le prévoyaient ses promoteurs ? La durée de deux années était-elle retenue dès le début du système ? Ou bien l'alternance n'avait-elle lieu qu'à la mort du souverain régnant ? Toutes ces questions auraient trouvé une réponse satisfaisante si les documents disponibles n'étaient pas muets. Quelques rares allusions au retour périodique au pouvoir d'un Almaami en sommeil permettent de penser que l'alternance était pratiquée, mais la question est de savoir dans quelles conditions.
Comme les sources indiquent de nombreuses batailles entre les deux partis, tout porte à croire qu'en ce temps-là la force primait le droit. Rien qu'entre les deux Almaami sous le règne desquels le système semble avoir été institué, on a dénombré cinq à six batailles rangées : La première fut provoquée par une attaque de l'Almaami Abdul-Qaadiri (soriya) contre l'Almaami régnant, Abdullaahi Bademba (alfaya). Mais il fut battu et se retira à Sokotoro (résidence privée des soriya). La deuxième le vit revenir à charge avec plus de succès : il chassa l'alfaya qui se retira à Daara (sa résidence privée). La troisième fut une attaque victorieuse du souverain alfaya au bout de deux ans. La quatrième, une attaque du soriya, également victorieuse avant l'écoulement de deux années. La cinquième ne fut pas une bataille militaire, mais diplomatique. L'Almaami alfaya sans doute lassé de ces luttes stériles proposa à son rival soriya de régner alternativement et de se retirer au bout de deux années. Cet arrangement lui avait-il été suggéré par ses partisans, ou par quelques membres du Grand Conseil des Anciens ou inspiré par les femmes de Timbo horrifiées de voir leurs enfants et leurs époux s'entre-tuer inutilement ? A plusieurs reprises, les mères des Almaami s'étaient interposées entre les combattants des deux partis, tantôt suppliantes, tantôt menaçantes. Elles menaçaient de malédictions ceux de leurs enfants qui ne les écouteraient pas et comme elles étaient souvent les tantes de l'Almaami du parti adverse, elles arrivaient ainsi à arrêter les combats 13.
Quoiqu'il en soit le compromis fut accepté par le soriya qui rentra à Sokotoro.
La sixième bataille fut provoquée pour des raisons que l'on ignore: était-ce le souverain alfaya qui avait refusé de se retirer malgré l'accord dont il était l'auteur ? Ou bien le soriya n'avait-il pas attendu le terme de l'échéance avant de réclamer le turban ? Toujours est-il que la bataille s'engagea dans le hameau de Keetigiya près du village de Gongoore (province de Buriya). Elle se termina par la victoire du soriya et la mort du souverain alfaya, Abdullaahi Bademba 14.
La fréquence des combats à intervalle régulier entre les deux partis, montre bien que le principe de l'alternance était admis. Tout le problème est de savoir si son institution a été l'effet ou la cause de ces combats. Ils continuèrent, malgré l'accord entre les deux partis, à rythmer la vie politique du pays jusqu'à l'arrivée au pouvoir de l'Almaami Umaru vers 1837. Avec lui le gouvernement bicéphale sort de son enfance pour entrer dans une nouvelle phase.
Seulement la faiblesse de ce système apparaît clairement même s'il répondait à des nécessités historiques du moment. La brièveté de règne (deux années) suffirait à démontrer l'impossibilité d'appliquer une politique suivie, de longue haleine. Les souverains se succédaient au pouvoir, mais ne se ressemblaient pas. Un Almaami qui revenait plusieurs fois à la tête de l'État, appliquait la politique de son parti et ne se souciait guère de savoir ce qu'avait fait son rival dans l'intervalle de ses deux années de règne.
Cependant, il ne faudrait pas exagérer leur antagonisme: quand il s'agissait de faire la guerre sainte ou de défendre le territoire national, les oppositions s'estompaient souvent et les difficultés étaient surmontées. Plus d'une fois un Almaami régnant a fait appel à l'Almaami en sommeil pour effectuer ensemble telle ou telle tâche d'intérêt commun, tant sur le plan national que sur le plan familial. Entre un Almaami Umaru (soriya) et un Almaami Ibrahima Sori Daara (alfaya) contre les Hubbu et entre un Ahmadu Daara (alfaya) et un Bokar Biro (soriya) ce dernier en lutte contre ses frères, la solidarité n'était pas qu'un vain mot 15.
Mais le plus grave pour le régime de l'Imaamat peul étaient les incidences du système d'alternance, à l'intérieur même de la société. Les tares constatées au sommet se répercutaient à tous les niveaux jusqu'à la base. Toutes les couches de la société se trouvaient bouleversées par l'instauration de ce système.
Les esclaves qui appartenaient à une même famille devenaient les esclaves d'un parti. Ce qui n'améliorait nullement leur situation, mais l'aggravait plutôt. Ils étaient poussés à travailler davantage pour satisfaire l'orgueil de leurs maîtres rivaux. Si les champs des soriya étaient mieux cultivés que ceux des alfaya, ces derniers mettaient en cause leurs esclaves en les accusant de paresse et les obligeaient à augmenter leur rendement.
Les gens de métier eux-mêmes se mettaient au service de tel ou tel parti. Les griots (awluɓe et jeliiɓe) furent les griots des alfaya ou des soriya. Dans certaines régions, il semble que les forgerons, les cordonniers et les tisserands se faisaient les fournisseurs de l'un ou de l'autre parti. Ils rivalisaient et arrivaient ainsi à offrir aux usagers des produits d'une certaine quantité qui n'étaient pas dépourvus de toute qualité
Même les hommes libres, c'est-à-dire les gens du peuple (adadul-kabiiru) prenaient position. Le système de protection de clientèle qui les liait aux membres de l'aristocratie les a obligés à se déterminer. Protégés d'une famille qui soutenait tel ou tel parti, ils étaient embarqués dans le même sillage que leurs protecteurs.
Ceux-ci au moins, contrairement aux gens de caste et aux esclaves surtout, avaient la possibilité de changer de suzerain ou de protecteur. Ils se mettaient alors du côté du plus fort ou plutôt du vainqueur, car dans ce genre de rivalité aux multiples implications politiques et même militaires, ce n'était pas toujours le plus fort qui triomphait. Du reste, ils n'ont pas manqué de s'en servir chaque fois que l'occasion se présentait. Si les textes montrant l'existence de tels revirements ne sont pas abondants, il suffit pour s'en convaincre de se référer à ce qui se passait il y a, à peine une dizaine d'années, donc à une date relativement récente où les structures traditionnelles n'avaient pas encore disparu 16.
De tels revirements n'étaient pas seulement le fait de petites gens en mal de protecteur, mais aussi de grandes familles conquérantes qui en donnaient l'exemple. Sans souci du scandale, elles changeaient si fréquemment de camp que l'on s'est souvent demandé si ce n'étaient pas elles qui faisaient et défaisaient les souverains au gré de leur caprice ou selon les besoins de leurs intérêts. Mais ce changement s'effectuait si discrètement qu'il avait était difficile de savoir quel parti avait leur faveur. Là apparaissait un des traits essentiels du caractère des Peuls: leur dédain pour les démonstrations spectaculaires, théâtrales. Tout, chez eux, est sujet de retenue, de discrétion voire de cachotterie. Ce qui ne manquait pas de déconcerter leurs voisins, les populations non peules. Aussi cette discrétion naturelle des Peuls a-t-elle été souvent considérée comme une hypocrisie ! Ne serait-ce pas là un simple malentendu dû à une incompréhension ou une erreur de jugement pour ne pas dire une fausse appréciation ? Toujours est-il que la même erreur continue à être commise, malgré une cohabitation plus longue dans un contexte tout différent.
Notes
1. Cf. Première partie, aperçu historique.
2. Le Fuuta avait une constitution écrite qui semble avoir été rédigée lors des trois premières rencontres en Assemblée générale des Musulmans : à Buruwal-Tappe (dans la province de Timbi), à Bantinhel (Timbi) et à Fugumba (dans la province du même nom). Elle fut brûlée lors de l'invasion de Konde Burama. Les chroniques font souvent état de ce premier document officiel de l'État
musulman.
3. Parmi les plus célèbres : Suleyman
Bal, fondateur bénévole de l'Imaamat du
Fuuta-TooroImaamat
Fuuta-Tooro et El
Hadj-Omar dont
l'un des premiers maîtres était originaire du Fuuta Dyalon, appelé Abdul-Karim
ben Ahmed Nagel ou Naggel ou Naɗel. (Information orale de Cerno Umar Baa, chercheur à l'IFAN,
Dakar.) Nagel n'a aucune signification ; naggel: la petite vache (l'homme: Ahmed à la
petite vache) ou Naɗel: hameau ou village à 8 km de Labé (souligné par
nous).
4. Paul Marty, dans son Islam au Fouta-Djalon,
disait: « Les Almamys, surtout ceux de la branche des Sorya, n'ont jamais passé pour des personnages pieux. Ils étaient surtout des souverains et des chefs politiques et n'hésitaient pas à persécuter jusqu'à la mort incluse, la gent maraboutique qui leur faisait de l'opposition », Islam en Guinée,
1921, p. 21. Si quelques-uns d'entre eux pouvaient correspondre à cette description de P. Marty, il n'en était pas de même de la majorité d'entre eux, qui semblent avoir été profondément religieux malgré les persécutions qu'ils faisaient subir à quelques
marabouts ambitieux. 5. Faut-il rappeler que Almaami Umaru
a permis aux français d'installer ou de réinstaller des comptoirs à Boké, Boffa et Dubréka ? Il était le suzerain de cette région
...
6. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12, 21, 31 et 32.
7. Les voyageurs occidentaux qui ont visité le Fuuta au cours du XIXe siècle, ont vanté la grandeur et l'hospitalité des
Almaami soriya qu'ils considéraient souvent à tort ou à raison comme des « amis » de la France et des Européens en général. Ils ont toujours insisté sur le caractère
simple et religieux des Almaami alfaya qu'ils accusaient de nourrir de sympathie
pour les Anglais, ou d'être simplement des fanatiques xénophobes. Cf. entre autres: Hecquard (H.), Voyage sur la côte et à l'intérieur
de l'Afrique occidentale. Pari' 1853, p. 64-72 et suiv.
8. Cf. tableau généalogique des Almaami.
9. Guébhard, Paul, 1901, p. 85.
10. Un art digne des princes italiens de la Renaissance
dont Machiavel a décrit le prototype dans son ouvrage : Le Prince (1631).
11. La justification qu'en a donné Noirot d'après
son informateur nommé Mamadu Saydu inciterait à le faire croire: « Les Pouls (les Peuls) qui ont de la tête (qui ne sont pas fous souligné par
nous) disait-il auront toujours deux chefs, parce que si l'un est mauvais et garde
tout pour lui, on va chercher l'autre. » A travers le Fouta et la Bambouk.
Paris 1822, p. 198. Bayol a rapporté une idée voisine peut-être d'après le même informateur : « Il y a là une convention spéciale qui s'exécute plus ou moins bien, mais les Peuls trouvent un grand avantage à avoir deux chefs. Ils disent que si l'un ne leur convient pas, ils peuvent par un vote de l'Assemblée des Anciens le prier d'aller à la campagne » c'est-à-dire dans sa résidence de sommeil. Voyage en Sénégambie.
Paris 1888, p. 78 et 79.
12. Dans le royaume de Badibu (Gambie moyenne) cinq familles
régnaient alternativement, toutes d'origine Mandeng et de civilisation paysanne. Dans le royaume de Niomi ou Niomi (nom du roi, le pays s'appelait Barra) au nord de l'embouchure de la Gambie, il n'y avait que trois familles-clans qui se répartissaient en : deux clans Mendeng agriculteurs — un clan peul pasteur (sans doute « mandéisé » puisqu'il n'acceptait pas d'être appelé peul. Mais le nom de famille et les traits physiques trahissaient ses prétentions mandeng.). Ces deux royaumes existaient déjà aux XVe et XVIe siècles puisque les auteurs portugais de l'époque mentionnent au moins le second dans leurs récits. Cf. Diogo Gomes: De la première découverte de la Guinée
(fin XVe s.), Centro de Estudos da Guine portuguesa, no. 21, trad. Th. Monod, R. Mauny, G. Duval., Bissau 1951.
13. Les femmes ont toujours eu dans l'ancien Fuuta un
rôle important dans les affaires de l'État : rôle sans doute discret, mais souvent d'une efficacité incomparable. On cite souvent le cas de la mère de l'Almaami Umaru qui se lança au milieu du combat qui se livrait entre son fils et le représentant
du parti alfaya. Elle conjura les deux partis de s'arrêter, tout en rappelant à l'un et à l'autre
les liens de sang qui les unissaient. Cf Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos.
6, 17, 21, 39.
14. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 3, 4,
5, 6 et 53. Cf Guébhard, 1910, p. 30, 31 et suivantes.
15. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers n° 40, et Guébhard,
1910, p. 38, 39.
16. Avant 1957, date de la suppression au Fuuta de la chefferie traditionnelle,
héritière de l'Imaamat du XIXe siècle, on pouvait observer des scènes politiques qui n'étaient pas sans rappeler celles de l'époque étudiée. En 1956, lors de l'élection de trois députés de la Guinée française à l'Assemblée nationale française, on demanda à un
griot (gawlo) ce qu'il pensait de la politique des trois partis qui faisaient
campagne au Fuuta, il répondit ... que: « la politique c'est se duper les uns les autres » : politigi ko polotigi = ɗaynan mi ɗayne ; politigi ko janfa, mot-à-mot : trompe-moi et moi je te trompe. Ces quelques mots traduisent parfaitement le sentiment que les Peuls se faisaient et se font encore de la politique en général.