Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages
L'alternance qui avait lieu tous les deux ans à la tête de l'État entre l'Almaami alfaya et l'Almaami soriya, avait fini dès le début par se répercuter sur l'ensemble des provinces. Dans chacune d'elles, il se constitua au sein de la famille régnante, un parti alfaya et un parti soriya et les chefs devenaient les représentants d'un parti. Ils portaient des titres d'origine religieuse, tels que alfa ou cerno (tyerno) alfa (ou alfaa) vient de l'arabe al-fahim ou al-faqiih : celui qui a compris ou celui qui est versé dans la connaissance du droit : jurisconsulte, juriste. (Cerno vient du verbe peul (fulfulde) sernaade : maîtriser, embrasser les connaissances d'une manière parfaite. C'est le titre de cerno qu'on donnait et qu'on donne encore au Fuuta, à un marabout qui a achevé l'exégèse du Coran, en arabe: tafsir. Dans presque toutes les provinces le titre de alfa a glissé du religieux au politique à l'exception de celle de Timbi. Là le titre politique des chefs de la province et de ses sous-provinces était cerno (cerno mo-Timbi ou cerno mo-Maasi...), tandis que l'exégète du Coran prenait celui de alfa, alors que partout ailleurs il est cerno. Ainsi quand on disait : Alfa mo Labe e Cerno mo Timbi, cela voulait dire : le chef de Labé et le chef de Timbi, les deux titres étaient équivalents. Tous ces titres d'origine religieuse montrent la non-distinction entre le politique et religieux dans un État islamisé comme le Fuuta.
Ainsi il y avait des alfa ou cerno (alfaya) et des alfa ou cerno (soriya) dans chaque province, et quelquefois dans chaque gros village.
En principe à chaque changement de parti à l'échelon supérieur (chef de l'État) devait correspondre un changement analogue à tous les échelons inférieurs (chef de provinces et de sous-provinces ou gros villages). Un Almaami qui prenait ses fonctions à Timbo, devait titulariser ou confirmer des Alfaaɓe et des Cernooɓe ou Seeremɓe de son parti dans toutes les provinces. En fait, il n'en a pas toujours été ainsi, car si les Almaami se succédaient à Timbo sans difficultés majeures malgré quelques heurts sanglants au début de l'instauration du régime bicéphale, dans les provinces il semble que l'alternance ne s'est pas effectuée d'une manière aussi régulière. Aussi y a-t-il eu dans certaines provinces plus de chefs (alfa ou cerno) du parti soriya que du parti alfaya (à Timbi et à Labé pour ne citer que ces deux-là); tandis que dans d'autres, c'était l'inverse (à Kollaaɗe et à Fugumba).
Mais les chroniques générales du Fuuta ne fournissent pas beaucoup de détails sur les provinces. Seules les chroniques régionales (provinciales) auraient pu donner, si elles avaient été collectées des listes complètes des souverains locaux avec des indications sur leur affiliation politique 1. Les quelques documents disponibles peuvent-ils permettre d'expliquer pourquoi la pratique du « système de dépouille » n'a pas été systématiquement appliquée du sommet à la base 2 ? Au sommet cette alternance était devenue une nécessité, mieux un principe de droit constitutionnel. Tout candidat à l'imaamat devait accepter le principe d'alternance biennale ; c'était l'une des conditions de la validité de sa candidature. Dans les provinces, elle n'avait pas été appliquée régulièrement pour des raisons que la documentation actuelle ne permet pas d'élucider. Cependant il est permis de penser que l'autonomie presque complète des provinces a empêché le bon fonctionnement de cette alternance. L'Almaami de Timbo devait se contenter de confirmer le chef élu par le Conseil des Anciens de chaque province. S'il ne participait pas au choix des candidats, il pouvait du moins faire pression par l'intermédiaire de son représentant personnel.
Dans toutes les capitales provinciales, il avait un ou deux représentants ou délégués qui portaient le titre de nulal : messager, message (à ne pas confondre avec le messager de Dieu : Mahomet pour lequel on employait le terme de Nulaaɗo, l'Envoyé). A côté du mot nulal qui désigne plutôt le message que le messager, on disait surtout naɓoowo-ɓataake, porte-lettre, celui qui devait porter les lettres du chef suprême aux chefs locaux et inversement. Ces représentants étaient tantôt permanents, tantôt itinérants.
L'Almaami régnant ne choisissait pas n'importe qui pour l'envoyer n'importe où. Il devait se conformer à une tradition ancienne qui remonte, semble-t-il, aux deux premiers souverains du pays. Suivant cette tradition, l'Almaami ne pouvait envoyer dans telle ou telle province que telle ou telle catégorie de délégués. Ainsi pour toutes les provinces et pour certains gros villages, il choisissait toujours ses délégués, véritables ambassadeurs, dans les plus célèbres familles ou groupes gentilices (teekun) de Timbo. C'est ainsi que le délégué pour la province de Koyin était choisi dans le teekun de Yillaaɓe ou Yirlaaɓe : celui de Timbi-Tunni dans la famille de Sambayaaɓe ; celui de Labé dans le Teekun mawɗo c'est-à-dire dans les deux branches de la famille régnante (alfaya et soriya) et enfin celui de Fugumba dans les quatre teekun.
On peut continuer ainsi la liste des familles pour toutes les provinces ou sous-provinces. Qu'est-ce à dire sinon que l'Almaami était tenu d'envoyer dans chaque région du pays, des représentants susceptibles d'être reçus avec la considération due à leur rang. Or il lui fallait pour cela tenir compte de l'importance des provinces ou plutôt des chefs de province. En effet, si en principe toutes les provinces avaient la même importance, en fait, leurs chefs n'avaient pas tous la même puissance et ne manifestaient pas toujours la même docilité à l'égard du pouvoir central. Voilà pourquoi l'Almaami était obligé d'en tenir compte : aussi choisissait-il en conséquence ses représentants ! Ceux-ci ne se rendaient pas dans les provinces avec des ordres impératifs. Bien au contraire, ils se présentaient humblement devant les chefs locaux. Cette déférence dont ils témoignaient à ces chefs, paraîtrait étrange à celui qui oublierait ou perdrait de vue la nature des rapports entre le pouvoir central et les provinces fédérées. Dans leur mission, ces délégués étaient réduits à proposer au lieu d'imposer, à suggérer au lieu d'exiger, à recommander au lieu de commander. Et comme l'Almaami mettait toujours en avant les intérêts de la communauté musulmane, il arrivait souvent à obtenir satisfaction. Ses ordres étaient appliqués par tous sans trop de récrimination ; mais en réalité ils n'étaient si facilement acceptés que parce qu'on les présentait sous forme de doléances.
L'on comprend dès lors, tout le tact et toute l'habileté diplomatique dont devaient faire preuve ces délégués dans l'accomplissement de leur mission. Leur tâche était d'autant plus délicate qu'ils avaient souvent affaire à des chefs de province puissants et même arrogants (dans le sens étymologique de ce terme). Mais comme les chefs ne pouvaient rien entreprendre hors de leur province sans l'accord de l'Almaami, ils étaient tenus de faire bon accueil à ses délégués.
Du reste eux-mêmes n'envoyaient-ils pas souvent leurs représentants à Timbo ? Eux-mêmes ne s'y rendaient-ils pas de temps en temps, au moins une fois tous les deux ans pour recevoir leur investiture ? A leur arrivée, dans la capitale, ils étaient logés dans des familles bien précises. Leurs hôtes n'étaient autre que les représentants de l'Almaami dans leur province. A Timbo chaque chef ou son délégué provincial était hébergé dans la famille ou dans le teekun dont il connaissait au moins un des membres. Et ces familles-hôtes finissaient par devenir les porte-paroles des provinces dont elles hébergeaient le représentant. C'est cette réciprocité que les Peuls traduisaient par une expression lapidaire en disant : wernaaɓe hanki wontii wernooɓe hannde : les étrangers d'hier sont devenus les hôtes d'aujourd'hui (mot à mot : les hébergés d'hier sont devenus les hébergeants d'aujourd'hui ou les logeurs logés).
Cette situation créait entre eux des liens de solidarité qui se transformaient peu à peu en liens de parenté. Des mariages d'intérêt bien arrangés venaient souvent renforcer ces liens. Et une telle évolution était favorisée par le système si répandu des cadeaux : un représentant de l'Almaami ne se rendait jamais auprès d'un chef de province sans lui remettre les cadeaux de son souverain, cadeaux auxquels il joignait le sien propre. De même le délégué d'une province ne pouvait se présenter devant l'Almaami sans les cadeaux de son chef (étant bien entendu que son cadeau personnel était destiné à son hôte)
Même un Almaami en visite dans une de ses provinces devait éviter de se présenter à son hôte, les mains vides. C'est dire à quel point le système de cadeau était généralisé dans la société. Quoi qu'il en soit, les représentants de l'Almaami étaient loin d'être des commissaires tout-puissants. Leur fonction était sans doute réduite, mais leur présence seule suffisait à rappeler l'existence du pouvoir de Timbo 3.
Les pressions que l'Almaami pouvait exercer par leur intermédiaire devaient être d'autant plus discrètes que certains chefs de province manifestaient des velléités d'indépendance à l'égard du pouvoir central. Aussi le souverain était-il tenu de ménager au mieux les intérêts de la communauté musulmane en se gardant d'intervenir directement dans les affaires intérieures des provinces. Voilà pourquoi un parti qui accédait au pouvoir dans une province pouvait le garder presque indéfiniment à la seule condition d'avoir la confiance de son conseil des Anciens
Néanmoins, on est tenté de croire que l'alternance des deux partis s'effectuait de temps à autre et peut-être même assez souvent puisque dans chacune d'elles et même dans certains gros villages, I'on trouve encore des descendants des familles régnantes qui se réclament des alfaya ou des soriya. Sur cette question, il n'y a aucun doute possible, là où le problème se pose, c'est quand il s'agit de déterminer l'importance du rôle et la durée du règne de chaque parti considéré.
Comme la documentation actuelle ne permet pas de donner plus de précisions, on peut cependant retenir que le système d'alternance a existé et a fonctionné tant bien que mal dans l'ensemble des provinces. Tout comme à Timbo, la succession se déroulait en général, entre deux branches de la famille régnante. La scission s'était produite à l'intérieur de la famille régnante et l'affiliation à tel ou tel parti était souvent en rapport avec l'opposition existant entre aînés et cadets. Les premiers ont toujours cherché à éliminer les seconds en essayant d'associer leurs enfants au pouvoir. Or une telle procédure était vaine dans la mesure où il fallait tenir compte du rôle plus ou moins important du Conseil des Anciens de la province. Si le pouvoir était héréditaire au niveau des individus, le principe de succession par association aurait, sans doute, réussi mais il en était tout autrement : l'héritage était un droit familial et non individuel.
Les ayants droit n'accédaient au pouvoir qu'à la suite d'un vote des Anciens, vote sans lequel nul ne pouvait régner sur une parcelle du territoire national dans l'ancien Fuuta 4.
Que le vote n'ait été en général, qu'une simple formalité coutumière, excluant toute notion de démocratie telle qu'on la comprend aujourd'hui, n'enlève rien à sa valeur de symbole puisqu'il permettait à une certaine couche sociale d'avoir l'illusion d'exercer son droit de regard sur toutes les affaires du pays. C'est à croire qu'en ce temps-là paraître commander valait mieux que commander ! Quoiqu'il en soit, les élections des chefs de provinces, se déroulaient presque de la même manière que celles des Almaami. Un collège électoral provincial, à l'image réduite du collège des Grands Electeurs de Timbo, se constituait pour procéder au vote et à la cérémonie d'intronisation. Tout devait se dérouler selon la tradition, en conformité avec les lois islamiques adaptées aux circonstances locales Les plus grandes familles de la province avaient leurs représentants en la personne des membres du Conseil des Anciens. Après son élection, le chef se rendait à Timbo pour chercher l'investiture. Une fois confirmée, il retournait dans sa capitale, la tête ceinte du turban de commandement (meetelol laamu) 5. Il prenait le titre en usage dans sa province (alfa ou cerno). Dès lors, il pouvait commencer à gouverner en accord avec son Conseil des Anciens qui exerçait sur lui une sorte de contrôle.
B. Les fonctions des chefs de provinces et leur conception du pouvoir
A une échelle plus réduite, le chef (lanɗo) comme l'Almaami devait :
Telles étaient les principales tâches des chefs de provinces à leur entrée en fonction. Chacun d'eux ayant des prérogatives presque semblables à celles de l'Almaami pouvait gouverner son diiwal à sa guise pourvu que ses actes ne fussent pas en contradiction avec les préceptes du Coran. S'il ne violait pas les lois de l'Islam, s'il ne mettait pas en cause l'existence de l'État fédéral (ce qui constituait une violation des lois musulmanes puisque la fédération était sacrée) il pouvait tout se permettre et tout faire. C'était là une des marques de l'autonomie provinciale. A cette autonomie, les chefs y ont attaché un tel prix, qu'ils ont empêché l'intégration complète de l'Etat peul du Fuuta Dyalon pour en faire un Etat unitaire. C'est que tous les chefs considéraient leur pouvoir comme un don de Dieu, une manifestation de la divinité à leur égard. Comme ils prétendaient être l'expression de la volonté divine, ils ont défendu avec acharnement l'autonomie de leur province En étaient-ils vraiment convaincus ? Ils agissaient en tout cas, comme s'ils l'étaient et ils paraissaient sincèrement attachés à l'accomplissement de leur tâche. La même attitude se retrouvait à l'échelon inférieur. Au niveau des villages-mosquées et même des hameaux où l'organisation familiale, clanique ou tribale prévalait, les chefs se comportaient à l'égard de leurs supérieurs de la même manière que les chefs de province envers l'Almaami. Mais à ce niveau, la division des esprits et des familles entre alfaya et soriya ne s'est fait sentir que d'une manière sporadique avec des conséquences fort limitées. Cependant le « micro-particularisme » villageois a joué contre l'unité et le brassage entre les diverses tribus ou grandes familles composant chaque village ou chaque province 7. Mais il faut reconnaître que le refus de l'intégration politique ne venait pas seulement des chefs de provinces, de villages, mais encore et surtout des Assemblées ou conseils locaux au sein desquels était représentée la couche supérieure de l'« aristocratie peule ». Cette couche privilégiée cherchait à défendre ses intérêts particuliers qu'elle identifiait aux intérêts de toute la communauté provinciale. Or ceux-ci n'étaient pas souvent identiques à l'intérêt général de la communauté musulmane tout entière. Voilà pourquoi la tendance à l'unité dont rêvaient certains grands Almaami (alfaya ou soriya, mais surtout ces derniers) était contrecarrée par le principe d'autonomie. Celui-ci trouvait souvent sa justification dans la défense des intérêts particuliers de cette couche privilégiée. Mais pour comprendre ce phénomène, il faut voir le rôle joué par les divers organismes de masses, appelés assemblées ou conseils des Anciens. Quel que soit le nom qu'on leur a donné, ils représentaient toujours les mêmes couches et défendaient les mêmes intérêts à tous les échelons de la vie sociale et politique du pays C'est dire que ces Assemblées et ces Conseils des Anciens n'étaient pas l'expression de toute la population du Fuuta. Ils ne représentaient qu'une certaine catégorie de cette population Les autres se trouvaient dans une situation de dépendance à l'égard des couches supérieures. Leur représentation dans les Conseils et Assemblées devait sans doute se faire par leur intermédiaire. Mais dans quelles conditions ? Comment se faisaient les élections ? Est-ce que tout électeur pouvait être éligible ? Autrement dit les « citoyens » du Fuuta jouissaient-ils de mêmes droits à tous les niveaux ? Ou bien y avait-il plusieurs catégories de citoyens ? Toutes ces questions peuvent trouver une réponse plus ou moins satisfaisante dans l'analyse même de ces conseils et Assemblées qui constituaient les institutions dites représentatives ou législatives 8.
Notes
1. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 2, 12 et 30.
2. Cette expression du vocabulaire politique nord-américain « spoil system » entre les candidats Républicains et Démocrates aux élections présidentielles, tous les quatre ans, s'applique assez heureusement au Fuuta dans la mesure où une pratique identique avait lieu tous les deux ans, dans des conditions historiques différentes.
3. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12, 31 et 32 et le sens du mot teekun, plur. teekunji sera donné plus loin. Cf. IIIe partie.
4. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12 et 21.
5. Il existait deux sortes de turbans au Fuuta : le turban de commandement (meetelol laamu) qui était d'origine politique, obtenu après élection ou choix ; et le turban religieux (meetelol diina) qui était et est encore essentiellement religieux, il marque le couronnement de la fin des études, une sorte de doctorat en théologie. Il donne droit au titre de cerno (tyerno) ou de alfa (alfaa) et dans les pays peuls autre que le Fuuta-Dyaloo, à celui de mallam ou mallum (arabe : mu'allimun : maître, docteur savant) et de moodi ou moodibbo (arabe: adibum et mu'addibun : lettré, homme cultivé). Le titre de Shaykh (ou shayxu) était parfois donné indistinctement aux chefs politiques ou aux marabouts (de l'arabe: shaykh, vieillard respectable). Celui de Waliiyu, pl. Waliiyuuɓe (le saint, le bienfaiteur, le savant et l'ami de Dieu) n'était porté que par des vieillards dont la connaissance était illimitée et dont la réputation était établie jusqu'au-delà des frontières du pays.
6. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 21 et 31.
7. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 30, 31 et 32.
8. Ceci pour les différencier des institutions dites « exécutives » qui concernaient l'étude sur les Almaami et les chefs de provinces dans leur fonction respective. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12, 21, 31 et 32.