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Histoire


Thierno Diallo

Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar
Avec la collaboration de Gilles Lambert

Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)

Editions ABC. Paris. Dakar. Abidjan. 1976. Collection Grandes Figures Africaines. 89 p.
Direction historique: Ibrahima Baba Kaké. Agrégé de l'Université
Direction littéraire : François Poli


La nouvelle fut annoncée à Labé au conseil des anciens, après la prière traditionnelle du vendredi : Alfa Ibrahima Diallo, prestigieux lanɗo (roi) du diiwal (province), venait d'avoir un fils, le cinquième. Dieu le lui avait envoyé par l'intermédiaire de Kumantyo, une princesse originaire de Ngaabu, le royaume mandingue situé à l'ouest. Le nouveau prince était né à Fulamori, un village situé précisément aux confins du Labé et du Ngaabu. Il avait reçu le nom de Yaya, « le vivant », et, par anticipation, le titre honorifique de moodi (« lettré »).
Les anciens de la province, représentant les grandes familles du Labé, se formèrent en cortège pour aller congratuler chez lui le grand Alfa Ibrahima, fils d'Alfa Salihu, petit-fils de Modi Alusayni, descendant du prestigieux Alfa Muhamadu Sellu, dit Karamoko Alfa Mo Labé, premier alfa du Labé et compagnon du légendaire Ibrahima Sambegu, dit Karamoko Alfa Mo Timbo, marabout thaumaturge, ascète mystique, qui jeûna sept ans, sept semaines et sept jours, avant d'entreprendre la cruelle guerre sainte de 1726 qui aboutit à la création du royaume du Fouta-Djalon.
Cette énumération dit assez de quelle lignée illustre est issu le prince qui vient de voir le jour ! La plus illustre du Labé, la plus puissante du Fouta. N'a-t-elle pas donné au royaume de nombreux lamɓe, chefs suprêmes des croyants de la région ? De la mosquée de Labé au « carré » du lanɗo adossé à la petite rivière Saase qui cerne la ville, il n'y a que quelques pas, et une haie de fougère, barrière dérisoire mais sacrée, car nul ne songerait à venir troubler la quiétude de la cour, une dizaine de cases réparties autour de celle du souverain.
Toute la population du Labé, celle de Dow-Saare et de Ley-Saare, les quartiers du centre, de la mosquée et du négoce, comme les habitants des collines qui entourent la ville, accompagnent les notables en chantant et en dansant : un nouveau prince est né, et il y a lieu de se réjouir.
Sur le seuil de sa case royale, la seule que l'on puisse approcher après avoir pénétré dans la cour, Alfa Ibrahima accepte avec la sérénité qui est sa marque les félicitations des anciens. Tous sont ses frères, ses cousins ou ses compagnons d'armes. Autour du lanɗo, une dizaine de guerriers, armés de la lance d'apparat, forment comme une garde attentive , les prières succèdent aux souhaits de longue vie. Le lanɗo écoute tout en inclinant sa tête enturbannée. Il approuve l'intention du conseil d'envoyer un messager, porteur de la bonne nouvelle, à Fugumba, capitale religieuse du Fouta, siège de la grande mosquée, où l'ancêtre d'Ibrahima et ses compagnons proclamèrent jadis la guerre sainte. Un autre messager ira à Timbo, capitale politique ou réside l'Almami du Fouta, dont le turban blanc à neuf tours symbolise l'autorité qu'il détient sur les neufs provinces. Alfa Ibrahima approuve en silence. Peut-être, en écoutant les louanges, les prières, les souhaits qui se succèdent sur les lèvres de ses visiteurs, a-t-il l'intuition du destin hors de pair qui attend son dernier-né ? Si une vision le visite, il n'en laisse rien paraître. C'est avec son sourire habituel et lointain qu'il prend congé des notables de Labé, avant de se retirer lentement dans l'ombre de sa case royale, pour reprendre sa prière interrompue ou sa méditation.

Lorsque Modi Yaya, le futur lanɗo du Labé et héros du Fouta, fait son entrée dans le monde, vers 1850 — la date n'a pu être déterminée avec exactitude —, le royaume de Fouta-Djalon présente des caractères particuliers.
En premier lieu, il est régi par une Constitution originale sans doute unique en Afrique, basée sur l'alternance au pouvoir de deux partis politiques.

De la fin du XVIIIe siècle jusqu'au début du XXe siècle, le jeu de bascule du pouvoir a fonctionné à peu près régulièrement. Tous les deux ans, un alfaya a remplacé un soriya, qui a laissé ensuite sa place à un alfaya. Pendant l'interrègne, le souverain se retire dans sa « résidence de sommeil » située non loin de la capitale de Timbo.
De 1726 à 1896, quatorze almamis se sont succédé sur la terre du Fouta, les deux premiers ayant régné successivement, les douze autres alternativement. Ce système original de gouvernement s'est répercuté au niveau des neuf provinces : depuis la fin du XVIIIe siècle, la province du Labé, par exemple, est gouvernée alternativement par un Alfa (on l'appelle aussi Tierno, ailleurs, à Timbi) se réclamant du parti alfaya ou du parti soriya.
Un autre caractère du royaume réside dans la perfection de ses institutions. L'organisation interne avait atteint, aux différents niveaux, un degré qui laisse rêveur, quand on se reporte à ce qui se passait en Europe à la même époque. Voici comment elle se décomposait, en remontant l'échelle hiérarchique.
Tous les croyants, même ceux des hameaux sans mosquée bâtie, se réunissaient le vendredi pour la prière. Ils élisaient un chef de famille, ou de village, qui avait autorité sur la communauté, rendait la justice, gérait le trésor et la représentait auprès du district. Chaque district avait un représentant au chef-lieu de la province qui participait à l'élection du chef de la province. L'assemblée de la province se réunissait chaque vendredi. Le représentant qui manquait d'assister à trois prières du vendredi successivement, sans motif valable, risquait de se voir exclu de la communauté des croyants et de devoir rendre sa citoyenneté et son état d'homme libre.
L'assemblée de province était toute-puissante et prenait les avis d'un conseil des anciens, sorte de sénat de neuf membres, représentant les principales familles de la région. C'est lui qui remettait le turban de la province a son chef, à charge pour l'assemblée de ratifier cette élection. Le nom du roi de diiwal était ensuite soumis à l'almami. La province élisait aussi une cour de justice, composée de trois magistrats, ou cadis, assistés d'assesseurs. Cette cour servait de cour d'appel aux juridictions inférieures, les tribunaux des districts, des villages, des hameaux. Elle pouvait même prononcer la peine de mort, mais la sentence devait être soumise à l'almami à Timbo.
Parallèlement, existait une armée provinciale d'hommes libres et musulmans cantonnée au chef-lieu de la province. En cas de guerre sainte, ou de danger particulier, on pouvait faire appel à des esclaves. Le trésor provincial était géré par le souverain élu et alimenté par les impôts, les taxes, les butins ramenés des expéditions ou des guerres saintes, des contributions volontaires, etc.
L'élection de l'almami, souverain du royaume théocratique, avait lieu tous les deux ans à Fugumba, suivant la loi de l'alternance. Elle était confirmée par une autre assemblée, le Mbatu ou Teekun Mawɗo, grand conseil des anciens des neuf provinces. Son choix devait être ratifié par la grande assemblée du Fouta, composée de délégués des assemblées des neuf provinces. L'almami élu recevait neuf turbans symboliques, le titre suprême, un Coran, une lance pour la guerre sainte, un tambour, ou tabala, pour convoquer les fidèles. L'almami hissé à l'honneur suprême restait le chef de la province-capitale, Timbo. Il ne détenait pas le pouvoir absolu. A ses côtés siégeaient deux conseils: l'un pour la province de Timbo, l'autre représentant les neuf provinces du royaume. De plus, une assemblée des croyants se réunissait chaque vendredi à Timbo, capitale politique, comme dans les chefs-lieux des autres provinces. Cette organisation politique de type fédéral est très en avance pour l'époque, ce qui rend encore plus étonnante l'absence, d'observations sérieuses de la part des voyageurs européens, qui la sous-estiment ou l'ignorent même totalement. Comme d'ailleurs ils omettent de souligner, à l'intérieur du système, l'importance particulière du diiwaldiiwal de Labé, sur lequel règne la lignée des Kaliduyaɓe à laquelle appartient le puissant Alfa Ibrahima Diallo.

Par sa superficie (50.000 km2 environ), le Labé est à lui seul aussi grand que les huit autres provinces du Fouta. Sa population équivaut au total des autres diiwe, et ses réserves de soldats, ses arsenaux, accentuent sa position privilégiée, sans parler du rayonnement religieux qui s'étend bien- au-delà des frontières du royaume : c'est au Labé que la guerre sainte a puisé sa source.
Au fil des années, voire des siècles, les chefs de la grande province ont su maintenir ou étendre leur influence ; tout en prêtant grande attention aux affaires du royaume du Fouta, les grands lamɓe (sing. lanɗo) du Labé n'ont cessé de fortifier les frontières de leur diiwal et de les repousser sous les moindres prétextes. La guerre est pratiquement permanente, avec, à la fois, les fétichistes de Guinée et de Casamance, et les populations côtières, d'origines variées, qui prétendent interdire aux montagnards l'accès de la mer. Les batailles, les victoires, emplissent la mémoire des anciens. Et quelles batailles, quelles victoires ! Ne dit-on pas que, fort de ses faits d'armes et de ceux de ses ancêtres, le grand Alfa Ibrahima Diallo peut, aujourd'hui, alors que le siècle des Européens atteint son milieu, traiter d'égal à égal, s'il le désire, avec le souverain de Timbo ? On dit aussi que le Labé, si beau et si riche, si près de Dieu, est le coeur battant du Fouta, et que son alfa est le vrai roi, selon Dieu.
Qu'un chef si puissant, et si modeste à la fois, ait reçu de Dieu un nouveau descendant ne peut qu'être un événement important. Et c'est bien comme tel qu'on le célèbre dans le moindre village du Labé. Les échos des fêtes atteignent les limites du grand royaume, jusqu'au fond des neuf provinces.
En vérité, sans qu'on le sache, c'est le destin du royaume du Fouta et celui d'une partie de l'Afrique que cette naissance royale vient d'infléchir.

A six ans, Modi Yaya est présenté à l'école coranique. C'est l'usage à la cour d'Alfa Ibrahima Diallo, lanɗo du Labé, comme d'ailleurs dans tout le pays. Tout enfant en âge d'apprendre est confié aux lecteurs du Coran. La cour regorge de lettrés venus du Nioro, du Sahel, etc., à qui le souverain accorde une pension en échange de leur savoir.
Modi Yaya, en vérité, étonne un peu ces savants commentateurs du Coran. A six ans, il en parait au moins douze : sa taille est très supérieure à la moyenne, ses épaules sont larges, ses jambes longues, sa taille est étonnamment fine. Ses traits physiques trahissent son origine mandingue maternelle : sa peau ne présente pas la couleur habituelle, tirant sur le rouge, de ses frères de mère peule. S'il a, comme eux le visage ovale et le nez droit. Il a aussi les lèvres épaisses, une coloration plus foncée. Ses maîtres, très vite, remarquent une certaine impatience qu'il manifeste pendant l'étude : le regard du prince semble toujours se projeter au loin, traversant les murs de la mosquée, et son esprit a du mal à se concentrer sur les surates que les enfants reprennent en choeur, interminablement.
Non pas qu'il soit incapable de hisser sa pensée au niveau des commentateurs religieux. Mais, de toute évidence, la récitation, la méditation ne lui suffisent pas. Il est avide d'action, il a besoin d'entraîner ses muscles autant que son esprit.
Ses maîtres l'observent entre les séances d'étude. A sept ans, il s'impose comme le chef de ses camarades. Dans la cour de la mosquée, il n'hésite pas à former deux camps et à organiser des simulacres de combat ! Nul ne peut rivaliser avec lui à la course, à la lutte, à la nage. Il ne peut que triompher de tous. Un enfant plus âgé ayant pris le dessus à l'occasion d'un combat. Yaya reste une journée sans parler, terrassé par l'humiliation, incapable de s'avouer vaincu.
A cheval, il devient très vite l'égal des meilleurs. A onze ans, plus grand que beaucoup d'adultes de la cour, il défie les meilleurs cavaliers. Ses études souffrent de cette précocité, mais les lettrés, dans leur grande sagesse, laissent s'accomplir le destin du prince : un guerrier robuste, un cavalier habile, peut servir aussi bien qu'un ulema les desseins d'Allah. Enfant précoce, d'une vigueur singulière et doué d'une grande vitalité, et certainement d'un courage exceptionnel, Modi Yaya apparaît comme l'héritier de vertus particulières dans le royaume.
Aussi son père, averti par les lettrés, n'éprouve-t-il qu'une demi-surprise quand le jeune garçon (il n'a pas encore douze ans) le prie respectueusement de l'emmener à la guerre, dont tout le monde devine l'imminence. L'indignation feinte du souverain cache en réalité une grande fierté : bon sang ne saurait mentir ! Traditionnellement, l'alfa attendait que les princes eussent dix-sept ans pour les enrôler dans ses troupes et les jeter au combat. Pour Modi Yaya, il fera une exception. Après un temps d'hésitation, il accepte ! Les cris de joie du prince résonnent dans l'enceinte royale, derrière les palissades de bambou.

Alfa Yaya Diallo
Alfa Yaya Diallo. 1850-1912
Prisonnier à Port-Etienne
(actuel Nouadhibou, Mauritanie)

A l'époque, le souverain conduit chaque année, ou presque, une expédition vers la frontière occidentale et la frontière méridionale de la province, dans le but de convertir à l'Islam les populations païennes vivant en bordure du massif montagneux du Fouta-Djalon.
C'est ainsi que le jihad, la guerre sainte, est périodiquement déclarée aux Jalonké du Wontofa et du Sangalan, aux Bassari, aux Tanda et aux Koniagui du Bajar, aux Mandingues du Ngaabu, aux Nalu et aux Landuman de la côte atlantique (entre Rio-Pongo et Rio-Nunez). La plupart de ces païens n'opposent en général qu'une résistance partielle aux guerriers de l'alfa : seuls les Ngaabunké représentent militairement un grand danger, au point que les alfa du Labé doivent parfois s'allier aux almamis de Timbo et du Bhundu pour en venir à bout. C'est une de ces campagnes difficiles et périlleuses qui va servir d'initiation au jeune guerrier. Il sait se servir de l'arc, de la lance, et il bout d'impatience. Dès le premier combat, il se rue sur l'ennemi. Son père, qui l'observe, ne décèle nulle frayeur sur le visage du jeune homme, même au plus fort de l'engagement. Aucun doute, il a reçu de Dieu les vertus du courage. Désormais, Modi Yaya, à l'âge où les enfants partagent encore leur temps entre le harem et la mosquée d'études, fait office d'aide de camp de son père. Il est de toutes les expéditions, de chaque campagne ! Il a reçu un sabre de combat. A cheval, il multiplie les exploits. Au retour, il caracole fièrement auprès de l'alfa victorieux.
Ce traitement de faveur va avoir une première conséquence: éveiller la jalousie des autres fils d'Alfa Ibrahima Diallo. Le courage, la précocité, les faits d'armes de Modi Yaya annoncent évidemment une ambition puissante. A treize ans, il apparaît comme un prince épris de gloire, donc de pouvoir, candidat au trône de son père, bien qu'assez éloigné sur la liste de succession.
L'alfa réfléchit longuement. L'ambition de son fils cadet ne lui déplaît pas : elle lui rappelle sa propre jeunesse. Et quel père n'éprouve pas de plaisir à se revoir, comme dans un miroir, à travers son héritier ? Mais elle l'inquiète aussi. Ce goût prématuré de la puissance ne va-t-il pas pousser le jeune lion à des excès ? Saura-t-il entretenir de bonnes relations avec ses frères jaloux de ses dons et des faveurs dont il jouit ? Ces réflexions conduisent le souverain à prendre une décision pour tenter d'éviter les conflits entre frères. Il décide de distribuer de son vivant les commandements des districts de son diiwal, étant entendu que les princes reconnaîtront la primauté de l'aîné, Modi Aghibu. La répartition des commandements donne lieu à de longues discussions. Finalement, Aghibu reçoit le misiide de Kubiya, Yaya celui de Kaadé et le Ngaabu, les autres districts étant partagés entre les différents héritiers mâles.

Tout de suite,Yaya manifesta sa déception : il avait été traité comme les autres, alors que, dans son esprit, il était l'héritier privilégié ! Sa déception se changea en fureur quand, l'année suivante, Alfa lbrahima, que la maladie avait atteint, fit élire à la dignité d'alfa son fils aîné, obtenant sans difficulté l'assentiment de l'assemblée des croyants de la province. Le nouvel alfa fut confirmé, selon la coutume, par l'almami, chef de la communauté musulmane du Fouta-Djalon, dans la capitale politique de Timbo. Malgré sa jeunesse, Modi Yaya se jugeait digne et se sentait de taille à ceindre le turban de l'alfa. Le choix de son demi-frère l'atteignit comme une insulte. Sa colère éclata au grand jour, à tel point que son père l'appela auprès de lui. Le jeune homme, venu de Kaadé, capitale du district placé sous son autorité, trouva le vieil alfa très affaibli, rongé par la maladie.
— Vois-tu, lui dit le souverain, je sens la mort approcher. L'avenir me rend soucieux. Je n'ai qu'un désir : que la paix s'établisse entre mes fils.
Modi Yaya promît de contraindre son ambition. Face au vieil homme détruit par le mal, torturé par l'inquiétude, hanté par la vision d'une guerre fratricide après sa disparition qu'il sentait proche, Yaya jura de se soumettre. Il cesserait même de proclamer sa colère. Désormais, il resterait à Kaadé et renoncerait à se rendre à Labé, capitale de la province, à la recherche d'appuis, de partisans. Yaya quitta son père en jurant de ne plus bouger de sa capitale et d'administrer son diiwal sans lorgner vers les territoires de ses frères, dont il respecterait désormais le pouvoir. Il ferait acte de soumission à son frère aîné, Alfa Aghibu. En outre, il promit de retourner à l'école, sa culture religieuse n'étant pas suffisante. En même temps, il s'initierait à la vie mystique des confréries.
— Le pouvoir, lui dit son père, se conquiert par les armes, mais s'exerce par la voix de Dieu...
Modi Yaya admit que la vérité n'était pas seulement au bout du sabre : elle brillait aussi dans le labyrinthe de l'étude, de la méditation. Il promit d'étudier, il le promit avec sincérité, fixant le vieil homme, dont le regard semblait déjà embué par la mort. Sur la route qui le ramenait de Labé dans sa capitale, il sentait son coeur déchiré par l'amour et le respect qu'il portait à son père, mais s'accommodait mal des engagements qu'il avait pris : il n'avait pas été question de la dignité qu'il convoitait. Lui qui avait fait mille fois ses preuves au combat, lance au poing, lui qui surpassait tous ses demi-frères par le courage, l'ardeur et la force physique, allait-il devoir s'incliner devant eux tout au long de sa vie ? Son étoile lui montrait la voie. Il se sentait investi d'une grande mission. Né pour le pouvoir, pour le commandement du Fouta, Dieu l'avait désigné, mais son père semblait indifférent à ces signes. Le courage, la vigueur qu'il avait montrés au combat dès son plus jeune âge avaient-ils été déployés en vain ? Le jeune Modi, dans sa colère et sa déception, oubliait simplement une réalité essentielle : que dans son pays le choix d'un alfa ou d'un almami n'était pas fondé sur la bravoure seule, mais sur un ensemble de qualités, au premier rang desquelles venait la culture, la dignité, la foi. L'héritage des sages faisait la part de cette vertu rare, l'équilibre, le sens de la mesure. Ce n'est pas seulement l'apanage de la jeunesse. Le jeune prince, dévoré d'ambition, se jugeait à tort victime d'une injustice. Entouré de notables de son misiide, il chevauchait vers son chef-lieu, le visage fermé, les mâchoires contractées, essayant de maîtriser son ardeur. Allait-il devoir sacrifier à la parole donnée à son père les perspectives du pouvoir, de l'autorité, le destin pour lequel il se sentait désigné ? Comme s'il avait deviné les pensées qui se bousculaient sous son crâne, un vieux sage se hissa à sa hauteur :
— Tu es encore très jeune, ô seigneur. Le temps et l'avenir t'appartiennent. L'étude et la prière t'instruiront bien vite sur le choix de ton chemin. Toute inspiration et toute décision viennent de Dieu...
Modi Yaya baissa la tête. Ces propos avaient trouvé le chemin de son coeur. Presque aussitôt, il éperonna son cheval. Il était résolu à l'attente, à l'étude, à la prière. Mais, entre son destin et lui, le pacte de patience était fragile. La jeunesse veut tout, et tout de suite. Etouffer son impatience serait démontrer sa maturité.

Deux ans après avoir partagé son royaume et désigné son successeur, Alfa lbrahima quittait ce monde où il avait tant combattu et tant aimé. Bien qu'attendue par les habitants de Labé, et ceux de la province, la nouvelle fut accueillie avec stupeur. La gloire de l'alfa était telle qu'on pouvait le croire immortel, et que chacun, au fond de son cœur, avait gardé l'espoir qu'il triompherait de la maladie. Mais ni les prières ni les talismans, ni les incantations ou les soins des dévots, n'avaient pu s'opposer à la volonté de Dieu. Et Ibrahima, le pieux, était allé rejoindre ses ancêtres non oubliés au paradis d'Allah.
Ses enfants se réunirent dans le carré royal, où résonnent les cris de désespoir des femmes invisibles. Ils vinrent tous, ceux des environs et ceux des misiide les plus lointains, les fils de princesses et les fils [d'esclaves] de servantes. Tous abattus par la nouvelle et fortifiés dans leur rôle de chef. Modi Yaya les rejoignit. Fidèle à la parole donnée au vieil alfa, il n'avait pas quitté son chef-lieu depuis sa dernière visite à Labé. Il avait su obéir ! Faisant taire son ambition et son goût de l'intrigue, le jeune homme s'était astreint à l'étude. Entouré des marabouts lettrés les plus compétents, il avait participé entre deux campagnes victorieuses aux travaux coraniques : très vite, il avait franchi tous les niveaux jusqu'aux classes les plus difficiles, celles du taalibaɓe. En même temps, il s'était initié aux doctrines des différentes confréries religieuses, dont l'influence était grande dans tout le royaume et sans lesquelles même un souverain ne pouvait exercer réellement son autorité. La Qadiriyya est la plus ancienne confrérie du Fouta et de l'Afrique noire en général. Originaire de l'Iraq, la plus aristocratique et aussi la plus compliquée. La Tijaaniyya, née au Maroc, est moins obscure et moins fermée que la première, et son importance ne cesse de croître (son père Alfa Ibrahima lui en a très fortement recommandé l'enseignement) ; la Shadeliyya, enfin, elle aussi venue du Maroc, qui soumet ses adeptes à une discipline rigoureuse, à l'isolement complet, au jeûne et à la prière ininterrompue.
Auprès des initiés de chaque confrérie, Modi Yaya a cherché la vérité. Il a, du moins, acquis l'estime des marabouts, surtout de ceux de la confrérie de Tijaaniyya, à laquelle appartenait sans doute son père. Ces études l'ont mûri, mais elles n'ont pas apaisé sa soif de pouvoir, et les enseignements n'ont fait que renforcer la certitude ancrée en lui qu'il est fait pour commander aux fidèles, que le Labé, sinon tout le Fouta, lui est destiné !

La mort du grand alfa n'est-elle pas un signe de Dieu ? Nul ne sait quelles pensées il remue, sur la route de la capitale. La tristesse du deuil qui frappe sa famille met-elle une sourdine à son ambition ou, au contraire, attise-t-elle le feu qui couve sous la cendre ? A Labé, les dévots l'accueillent avec des pleurs. Ses frères pleurent aussi, et Alfa Aghibu, alfa du Labé, se lamente. Alfa du Labé ? Un titre qui lui revenait, à lui Modi Yaya. Mais le moment n'est pas venu de parler du pouvoir. On doit célébrer d'abord les funérailles du roi, dans la tristesse et la dignité.

Alfa Aghibu a senti pourtant l'impatience de son jeune frère : les cérémonies sont à peine terminées qu'il convoque ses conseillers. Que faire, quelles mesures prendre, face à l'ambition évidente, bien que dissimulée, de Modi Yaya ? La réponse ne fait guère de doute.
Déjà du vivant d'Ibrahima, le jeune Alfa Aghibu, à peine installé sur le trône, avait été averti par des espions des plans secrets de son frère et avait conclu que celui-ci envisageait de l'assassiner. Ce n'était en vérité un secret pour personne. La retraite du jeune Yaya n'était que momentanée, son calme qu'apparent. Un jour ou l'autre, il se lancerait, tel un guépard, à la conquête de sa proie : le pouvoir. Alfa Aghibu, entouré de ses conseillers mandingues et toucouleurs, ne se faisait donc guère d'illusions. Tant que Modi Yaya serait en vie, son pouvoir serait menacé, hésitant, et son autorité mise en échec. Face à ce danger permanent et dont il ne voyait pas la fin, Alfa Aghibu ne concevait qu'une parade : mettre son frère hors d'état de nuire.
Mais ni l'éloignement ni le bannissement ne comportaient de sécurité réelle. Tant qu'il serait en vie, Yaya ne cesserait de convoiter le pouvoir, et avec d'autant plus de violence que les années ajoutaient vigueur à son goût de la guerre, à son ambition.
Ne disait-on pas qu'il constituait dans son misiide une armée puissante, formant une cavalerie d'élite avec l'aide des Mandingues, accumulant les fusils à pierre, entraînant lui-même ses guerriers ? On savait aussi que le jeune Yaya, enrichi par ses campagnes victorieuses, était entouré de conseillers avisés, experts dans l'art de se faire des alliés, sinon des amis, dans les différents misiide et même jusqu'à Labé, à la cour de l'alfa. Qu'il dépêchait des émissaires dans les royaumes voisins et même auprès des « Oreilles rouges », les Européens, en général les Français, de plus en plus nombreux dans la région située près de la mer. L'organisation particulière du Fouta, avec sa double capitale, son alternance des pouvoirs, facilitait la tâche des colporteurs. Alfa Aghibu avait bien été obligé de reconnaître que le seul vrai remède à l'ambition frénétique de Yaya était de le supprimer.

L'assassinat politique, à cette époque, était aussi répandu en Afrique qu'ailleurs, et les premières dispositions avaient été prises. Seulement, le défunt Alfa Ibrahima, qui veillait à préserver par tous les moyens, et le plus longtemps possible, l'unité de son royaume, avait été instruit de ce projet. C'était une des raisons pour lesquelles il avait fait jurer à Yaya d'interrompre ses voyages à Labé. Chez lui, il ne risquait rien. Le vieil alfa avait ainsi réussi à préserver la vie de son fils. Maintenant qu'il était mort, sa protection allait-elle continuer ? En réalité, Yaya apprend très vite, par un des espions qu'il a placés à la cour de son frère, que vient d'être prise la décision de le tuer. S'il veut survivre, il va devoir agir, et vite. Mais il se rappelle un conseil de son père : ne jamais céder à la dictée de la colère. Régner, c'est réfléchir avant de prévoir. Modi Yaya a dépassé la trentaine. Il sait tempérer son ardeur. Ses années d'études ont aiguisé son jugement : son premier geste est d'envoyer discrètement à Labé des émissaires pour s'assurer des appuis dans l'entourage même de Alfa Aghibu. Yaya leur remet d'importantes quantités de pièces d'or et d'argent. C'est un autre de ses traits de caractère ; il sait de penser, se montrer généreux quand il le faut. Et ses hommes n'auront guère de mal à acheter des complicités ou, à la rigueur, des neutralités bienveillantes au sein même de la cour, encore mal organisée et très divisée, d'Alfa Aghibu.

Dans le même temps que ses hommes placent leurs pions à la cour de Labé, Yaya prépare son armée à l'affrontement inévitable. Il faut l'aguerrir. Ce sera l'occasion également de se débarrasser pour un temps des voisins les plus hostiles, les Fulakunda, venus des rives de la haute Gambie, qui ravagent les pays situés entre Bafata (Guinée-Bissau) et Boké (Basse-Guinée). Ce sont des adversaires coriaces : pour les réduire, Yaya n'hésite pas à s'allier à Dinah Salifu, roi des Nalu, de la basse côte guinéenne. Yaya engage sa cavalerie au grand complet. C'est son unité d'élite, et elle lui revient fort cher. Les chevaux, originaires du Sahel, région chaude et sèche, supportent mal le climat montagneux du Fouta, froid et humide. Au-delà de trois ans de service, les bêtes perdent leur ardeur, elles survivent rarement plus de cinq ans. Mais, durant leur période d'activité, les chevaux de Yaya, montés par des cavaliers bien entraînés, constituent le fer de lance de sa troupe. Celle-ci comprend, en majorité, des fantassins armés de fusils à pierre, d'arcs et de flèches, de lances, de sabres et de sagaies. Certains hommes portent la hache à manche court et le couteau à double tranchant.
Comme les cavaliers, les fantassins sont entraînés par Modi Yaya lui-même. Quant à ses officiers, ils sont choisis avec le plus grand soin. La plupart, d'ailleurs, sont étrangers : Mandingues, ou Toorobɓe originaires du Fouta Tooro.
Appuyée par les troupes moins organisées, mais efficaces, de son allié Dina Salifu, le roi des Nalu, l'armée de Modi Yaya, de Kaadé, part en campagne. Tocba, l'infidèle, candidat à la royauté, est attiré dans un guet-apens : il est tué par Modi Yaya lui-même. C'est la victoire. De leur côté, les Fulakunda se replient en désordre. Laissant à son allié Salifu le soin de les poursuivre et de les exterminer, Yaya revient à Kaadé chargé de gloire et prêt pour de plus vastes desseins.
Trois balles d'or (les balles de plomb, dit-on, sont incapables de transpercer le corps d'un chef protégé par ses talismans) tirées, un matin, à la grande porte de la mosquée de Labé, où il vient de faire ses prières, mettent un terme prématuré à la vie d'Alfa Aghibu, fils aîné du grand Alfa Ibrahima. Les assassins s'enfuient. On a à peine entrevu leurs visages, mais nul ne s'interroge sur le bras qui les a armés : Modi Yaya vient d'inspirer le premier meurtre politique de sa carrière, qui en comportera bien d'autres.

Acte cruel, odieux, mais, d'un point de vue politique, parfaitement logique. Entre les deux frères, la haine et la jalousie étaient montées si vite et si fort que l'un d'eux devait périr. Eût-il hésité à éliminer son frère qu'il serait certainement tombé, très vite, sous les coups des assassins de l'alfa. Tout permet de l'affirmer. Mais, pour le moment, Yaya se terre, attentif aux réactions des anciens, à celles du peuple de Labé. Il est soudain appelé aux frontières pour une campagne qui devient difficile. Coïncidence qui lui évite d'assister aux funérailles de l'alfa, et qui le protège contre d'éventuelles représailles.
Peu de temps après la mort d'Alfa Aghibu, la fameuse règle de l'aIternance du pouvoir hisse sur le trône du Labé un alfa du parti alfaya, Modi Gaasimu. Bien que dignitaire du parti adverse, Gaasimu est un cousin de Modi Yaya. C'est un géant. Il mesure près de 2 mètres, pèse au moins 120 kilos. Les quelques Européens qui l'ont rencontré ont été frappés par sa stature — très rare dans une région peuplée de pasteurs éleveurs, ne consommant que peu de viande, et de taille en général réduite — et par son énergie.
L'administrateur français Noirot, qui jouera un rôle important dans la carrière de Modi Yaya, a décrit ce colosse qui, le plus souvent, marchait à côté de son cheval de crainte de l'écraser!
En ceignant le turban, Gaasimu n'ignore rien de la situation des ambitions de son cousin. Mais il possède un atout important : l'autorité qui tombe entre ses mains et à tous les niveaux, comme elle passe entre les mains de son parti dans la capitale théocratique de Timbo. Après tout cette loi de l'alternance n'a-t-elle pas été promulguée au Fouta pour décourager les ambitions trop voraces et contrer, par avance, toute forme de dictature ? Pendant qu'un parti exerçait le pouvoir, les dignitaires de l'autre parti (en l'occurrence le parti soriya, de Modi Yaya) s'enfonçaient dans la méditation. L'alfa lui-même était tenu de s'enfermer pour deux ans dans sa « capitale de sommeil ».
Il n'y a pas d'alfa soriya, depuis le meurtre d'Aghibu.
Modi Yaya se sent désigné, mais il lui faut au moins attendre deux ans. Le délai lui semble trop long, et un nouveau plan se forme dans son esprit. Les circonstances, en vérité, le servent. Par ses espions infiltrés à la cour, il sait que le nouvel alfa n'est guère populaire à l'intérieur de son parti. L'almami du Fouta, son suzerain, ne l'aime guère. Il a beaucoup d'ennemis un peu partout dans le pays, et surtout dans le parti soriya, auquel la coutume impose pourtant une certaine neutralité. Autour du nouvel alfa circulent des rumeurs inquiétantes : on murmure qu'il a l'intention de collaborer avec les autorités coloniales françaises, solidement installées à Kayes, au Soudan. D'après certains, il aurait même déjà pris contact avec les « Oreilles rouges », violant ainsi les traditions et les institutions de l'imamat.
Pour les marabouts, tout rapprochement avec les Anassaras (les chrétiens) est marqué du signe du diable, lequel, on le sait, est toujours blanc pour les africains. Sans trop chercher de confirmation à ces accusations, qui servent ses desseins, Yaya décide d'éliminer ce dangereux rival : avec l'appui, sinon l'aide de l'almami des Alfaya, il réussit à chasser Gaasimu de sa capitale et à l'obliger à se réfugier en pays khaaso. Ses biens sont confisqués. Le trône de Labé est à nouveau vacant, le parti alfaya y installe un nouvel alfa : Modi Ibrahima Bassanya.
Pour Yaya, ce n'est qu'une demi-victoire. Il a éliminé le dangereux et robuste Gaasimu, mais celui-ci reste un rival possible. Aussi décide-t-il de l'assassiner ! Sans doute avec l'accord de l'almami des Alfayas, Modi Yaya fait savoir à l'exilé que ses compatriotes sont prêts à l'accueillir, à lui restituer ses biens et même à faire de lui le prochain alfa du parti alfaya. Sans méfiance, le descendant de Karamoko Alfa, évincé injustement du pouvoir, quitte sa retraite et prend la route de Labé. Il n'y arrivera jamais, car les hommes de Modi Alfa l'attirent dans un guet-apens au lever du soleil et le criblent de balles. Protégé par ses talismans, animé d'une force prodigieuse et d'une formidable ardeur, le géant Gaasimu se défend jusqu'à son dernier souffle. Mais c'est un combat sans espoir. Cette mort rapproche Modi Yaya du pouvoir. Il n'a aucune difficulté quand le trône parvient à son parti, à se faire décerner à Labé le turban de chef du diiwal dans la plus grande province du Fouta.

Cela se passe en mai 1892. Modi Yaya a trente-deux ans. Il est enfin Alfa Yaya, et il détient le pouvoir. Sa réussite est fondée sur deux meurtres et prend sa source dans un bain de sang. Il a fait assassiner son frère, le roi, et un cousin du parti opposé, roi lui aussi. Mais, sans ces meurtres politiques, aurait-il jamais accédé au pouvoir ? La loi de l'alternance le paralysait, et il n'était que le cinquième dans la lignée des prétendants de son parti ! Sans approuver ou même excuser ses méthodes cruelles, les historiens pensent que Modi Yaya, qui se sentait investi d'un destin historique dans un Fouta fortifié, n'avait pas d'autre solution. Les circonstances, notamment la présence de plus en plus pressante des colonisateurs, ne lui laissaient pas le choix. Une voix impérieuse l'appelait au pouvoir. Il lui obéit aveuglément, totalement. Les grands destins politiques tiennent rarement compte des sentiments ou de la morale.

Diiwal du Labe
Diiwal du Labe, le plus vaste du Fouta-Djallon.

Le pouvoir d'Alfa Yaya paraissait hésitant, mais on comprit assez vite qu'avec le nouveau souverain, doté d'une autorité peu commune et d'une ambition puissante, le Labé s'engageait dans une voie nouvelle. C'en était fini de la fameuse règle de l'alternance, antidote de la dictature, mais obstacle aussi à toute unité face à l'ennemi, à tout développement cohérent. Les alfa du Labé s'étaient succédé suivant la coutume comme sur une balance. Désormais, les plateaux étaient immobiles. Pour bien confirmer qu'il ne tolérerait aucune atteinte à son autorité, le nouvel alfa, à peine ceint de son turban, fit assassiner rapidement le seul chef dont le rayonnement pouvait l'inquiéter : Modi Muhammadu Saalihu, chef du Gaɗawundu. Convié à un festin de réconciliation auquel il se rendit sans hésitation, le prince fut proprement massacré. Quant à Modi Ibrahima Bassanya, alfa des Alfayas, dernier rival en puissance du nouvel alfa, il s'élimina, si l'on peut dire, tout seul : compromis dans l'assassinat d'un commerçant ouolof, coupable de pillages dans le Sanghetti, il allait être condamné et exécuté par les autorités coloniales françaises ; inutile de préciser qu'Alfa Yaya ne fit rien pour obtenir sa grâce. Ainsi le Labé lui était acquis. Pendant quinze années lunaires (suivant le calendrier musulman), soit environ quatorze années solaires (1892-1905), Alfa Yaya va exercer son pouvoir. Non sans difficultés : il va affronter le pouvoir central des almamis de Timbo, qui vont se dresser sur sa route. Un proverbe ne dit-il pas :

Mo laamike Labe ko Timbo o faaletee
Celui qui commande le Labé aspire au trône de Timbo ?

Une véritable guerre va l'opposer à l'almami Bokar Biro. Il va en découdre avec les souverains des autres royaumes de la « fédération » du Fouta. Car il convient de ne pas oublier que le diiwal (province) du Labé, même s'il représente la moitié du Fouta et que sa province est de loin la plus puissante, la plus grande et la plus riche, n'est qu'un élément de la mosaïque théocratique du royaume. Certains de ses chefs n'hésiteront pas à rechercher l'appui des Européens. Yaya va aussi voir naître et grandir une opposition chez de nombreux chefs de sous-provinces, ou districts, du diiwal de Labé sur lequel il règne, compte tenu du fait aggravant que certains de ces chefs acceptent mal, traditionnellement, l'autorité de l'alfa du Labé. Il va voir surgir de nouveaux ennemis dans des royaumes voisins. Et enfin, il va devoir manoeuvrer avec les colonisateurs français, déjà solidement implantés dans cette région de l'Afrique et qui entreprennent d'étendre leur influence. Devant ces obstacles divers et complexes, Alfa Yaya déploie des qualités singulières d'homme d'Etat, de négociateur et, finalement, d'homme de guerre, figure légendaire dressée contre ses ennemis de l'intérieur et contre la domination coloniale.

L'installation d'un alfa puissant et rebelle à la tradition de l'alternance fut naturellement ressentie comme une provocation par beaucoup de chefs de la région. Ainsi, l'équilibre politique, fragile mais satisfaisant, du Fouta était rompu. Certains y virent une insulte au passé, à la tradition, à la mémoire des ancêtres en même temps qu'une menace sur le pays : cette sorte de révolution intérieure ne faisait-elle pas le jeu des colonisateurs, attentifs à diviser le Fouta pour mieux s'y implanter ? Un des premiers à s'opposer au nouvel alfa fut Musa Moolo, roi du Firdu, en haute Casamance.
Sans doute ses clameurs n'étaient-elles pas totalement désintéressées : Musa Moolo, qui reconnaissait des liens de souveraineté plus ou moins relâchés aux alfa du Labé et, à travers eux, aux almamis de Timbo, désirait surtout agrandir son royaume du Firdu, du côté du Pakessi et du Bajar, aux dépens du Labé. Alfa Yaya le comprit très vite et, fidèle à sa devise d'attaquer le premier pour n'avoir pas à se défendre, n'hésita pas à engager le combat contre Musa Moolo. Celui-ci était dans une position singulière : par un traité d'alliance, il avait autorisé la France à entretenir une garnison à Hamdallahi, sa capitale. Il avait aussi passé un traité d'alliance secret avec Mamadou Pâté, roi de Koyade, ancien partisan de Yaya. Face à cette coalition insoupçonnée, l'alfa du Labé dut battre en retraite. Dans l'aventure, il perdit les territoires du Bajar et du Pakessi, que Musa Moolo annexa avec la bénédiction des Français.

A peu près dans le même temps, Alfa Yaya doit s'engager dans une lutte de longue haleine avec un des chefs du Labé, rebelle à son autorité, Tierno Ibrahima. Ibrahima était un homme d'un grand rayonnement, non pas tant en raison de l'étendue de sa province, le Ndaama, capitale Busurah, que de ses qualités personnelles de grand lettré, initié, il passait aussi pour saint (waaliyu) dans son district et bien au-delà. Désapprouvant les actes qui avaient porté Yaya au pouvoir, il avait décidé d'échapper à son autorité, souhaitant dépendre désormais directement de l'almami de Timbo, c'est-à-dire du pouvoir central. Naturellement, Alfa Yaya ne pouvait accepter de perdre un de ses districts. Les pourparlers durèrent plusieurs années, jusqu'à ce que Yaya se décidât à confier l'affaire à l'administration coloniale. En 1897, à la suite de cinq différents traités restés sans effet, le Fouta était finalement devenu un protectorat, du moins en théorie.
Le résident Noirot prêta l'oreille aux plaintes de Yaya et accepta de se rendre à Busurah pour faire comprendre son erreur au waliyu de Ndaama. Alfa Yaya l'accompagnait pour cette mission délicate, bien que le waliyu eût prévenu Noirot qu'il l'accueillerait volontiers seul et que la présence d'Alfa Yaya était intolérable à ses yeux. Quand il apprit que son ennemi participait à l'expédition, le waliyu Ibrahima n'hésita pas à faire ouvrir le feu sur la colonne (selon d'autres sources, c'est la présence de Noirot et non celle de Yaya que le waliyu avait jugée inacceptable). Ce point de l'histoire n'a jamais été éclairci. En tout état de cause, les sofas (soldats) du waliyu attaquèrent le résident, qui approchait de Busurah, Alfa Yaya et son escorte s'étant prudemment arrêtés à peu de distance, dans le petit village qui fut appelé plus tard Kure-nyaaki, aujourd'hui Danghiri. Sous la violence de l'attaque, les hommes de Noirot prirent la fuite, d'autant qu'en plus des balles de plomb des milliers d'abeilles de guerre, projetées par les sofas à l'aide de tuyaux de bambou, les dardaient de piqûres mortelles. (Le mot kure-ynaaki, dont est tiré le nom du village sus-mentionné, signifie « balles d'abeilles ».) Averti de l'attaque, Alfa Yaya se porta au secours de Noirot, à qui il sauva la vie en détournant sur lui et ses hommes le tir et les ardeurs des sofas. Mais la colonne dut rebrousser chemin, ses survivants encadrant un résident furieux et méditant une vengeance. Celle-ci, d'ailleurs, ne devait pas tarder : proclamant qu'à travers lui c'était la France qui avait été attaquée, s'appuyant sur Alfa Yaya, à qui il devait la vie, Noirot fit arrêter le waliiyu Tierno Ibrahima avec deux de ses enfants, Modi Jaawo et Modi Alimu, et un de ses cousins, Modi Himaya. Ils furent déportés au Gabon. Sur le chemin de l'exil, avant, d'atteindre Konakry, ils s'arrêtèrent à Kaadé. Alfa Yaya vint à leur rencontre. Il ne put dissimuler un certain sourire de triomphe (Noirot lui avait promis la plus grande partie des richesses du waliyu, qu'il reçut en effet, et son autorité sur le Ndaama était confirmée). Tierno Ibrahima, vaincu et prisonnier, lui lança cette malédiction :
— Tu m'as trahi, les « Oreilles rouges » m'ont arrêté, mais tu subiras bientôt le même sort.
Le saint du Ndaama ne devait pas survivre longtemps à son exil. Il mourut peu après son arrivée au Gabon (en 1902). Ses compagnons ne rentrèrent au Fouta qu'en 1905. Sans doute Alfa Yaya avait, par cette opération, éliminé un problème difficile aux frontières du Labé et renforcé son autorité. Mais il avait aussi fait le jeu des colonisateurs, débarrassés par cette machination d'un ennemi déterminé et intelligent, à l'influence considérable.
Comme beaucoup des actes politiques ou stratégiques d'Alfa Yaya, l'interprétation varie suivant l'éclairage sous lequel on l'envisage. Mais, pour l'instant, la victoire d'Alfa Yaya est évidente. Il est plus puissant, plus riche que jamais. Il est l'ami personnel du résident français et entretient les meilleurs rapports avec les « Oreilles rouges », malgré l'aide que ceux-ci ont prodiguée auparavant à son ennemi, le roi du Firdu. Mais la politique n'est-elle pas le royaume du paradoxe et de la contradiction ? L'avenir sourit au grand alfa du Labé, dont l'étoile brille sur le Fouta, comme le soleil.
Sûr de lui, de ses forces et de ses hommes, l'alfa du Labé n'est pas pour autant débarrassé de tout problème. Ses rapports avec le pouvoir central de Timbo sont loin d'être excellents. C'est presque une tradition au Fouta : entre les almamis (suzerains) et les alfa des diiwe, vassaux provinciaux, la tension est quasi permanente. On disait parfois, à Timbo, que le Labé était ingouvernable, car rebelle à toute autorité qui ne venait pas de l'intérieur. L'arrivée au pouvoir d'Alfa Yaya n'avait fait que confirmer cette opinion, augmenter les craintes du pouvoir central.
Yaya, pourtant, tient son pouvoir des almamis, qui l'ont aidé à se débarrasser de son rival le plus dangereux, le géant Alfa Gaasimu, « l'ami des Français ». Cette situation n'oblige-t-elle pas Yaya a une certaine reconnaissance ? De la reconnaissance... Un sentiment. Alfa Yaya est un réaliste, et quand les colonialistes lui proposent d'entrer dans un jeu complexe, dont le but est d'affaiblir le pouvoir de l'almami de Timbo, sinon de le supprimer, il se retourne contre ses alliés d'hier — n'hésitant pas à s'engager dans la voie choisie jadis par son ennemi Gaasimu : la collaboration avec le colonisateur. Il prend la tête d'une coalition contre l'almami Bokar Biro, un homme dont la popularité ne cesse de se développer dans les diiwe. L'almami est défait à la bataille de Bantignel-Tokoséré (en 1895) et ne trouve son salut que dans une fuite humiliante ! Un nouvel almami, jeune frère du vaincu, Modi Abdullaahi, est alors élu avec l'approbation des Français. Mais le souverain déchu, refusant la défaite, a levé des troupes : à Petel-Jiga, l'année suivante, il défait les coalisés. Le sort a basculé. Bokar Biro se réinstalle dans sa capitale. Alfa Yaya va-t-il, avec la totalité des chefs de province (sauf un, celui du Timbo), se rendre à Timbo pour s'incliner devant l'almami, pour faire amende honorable ?

Bien au contraire, Yaya décide de se rapprocher encore des Français. Au terme d'une longue négociation, il accepte de leur céder le territoire de Kahel, à la frontière du Labé et du Timbi. Un ingénieur, le comte Oliver de Sanderval, envisage de construire une voie de chemin de fer entre la côte atlantique et la capitale du Fouta, et il a besoin de ce territoire. La manoeuvre de Yaya est claire : il sait que le pouvoir de l'almami est de plus en plus précaire, et il rassemble les atouts pour le faire chanceler : ce qu'il vise maintenant, c'est le turban et le pouvoir de l'almami du Fouta. En novembre 1896, l'affrontement définitif a lieu : les hommes de l'almami Bokar Biro se heurtent à la colonne française du capitaine Muller, secondés par les partisans d'Umar Bademba (du parti Alfaya) et de Sori Yilili, ennemis farouches de l'almami. Celui-ci a, en vain, cherché des appuis dans ses diiwe : les alfa, sur la recommandation ou la menace de Yaya, ont refusé de renforcer ses troupes. L'almami Bokar Biro, isolé, abandonné, sauf par ses sept cents sofas fidèles mais mal armés, dépositaire d'un pouvoir qui fond comme la brume sur les montagnes, engage à Pooredaaka une bataille sans espoir. Il sait ce qui a inspiré les trahisons dont il est victime : l'ambition de Yaya. Mais il sait aussi que le colonisateur sera le seul vainqueur. Avant de lâcher ses dernières réserves contre les Français, mieux armés et bien organisés, Bokar Biro lance avec un accent pathétique une malédiction que les faits vont confirmer :

Mo araali Pooredaaka, o yahay Daaka-poore.
(Ceux qui m'ont trahi à Pooredaaka iront recueillir le caoutchouc au à Daakapoore [campement des collecteurs de caoutchouc] .)

Les historiens hésitent encore sur les raisons, à ce moment, qui ont inspiré à Alfa Yaya sa politique d'alliance avec les Français. Sa haine pour l'almami de Timbo l'aveuglait-elle au point de lui masquer les retombées de ses actes, essentiellement l'émiettement de la résistance face au protectorat envahissant ? Son ambition l'aveuglait-elle à ce point ou, au contraire, ayant pressenti le caractère inéluctable de la domination coloniale, avait-il comme objectif prioritaire de fortifier son autorité et son pouvoir, en prévision d'un conflit futur ?
Quelles que soient ses pensées et ses arrière-pensées, Alfa Yaya, ayant éliminé son adversaire principal, continue de jouer la carte française, et avec un enthousiasme évident. On retrouve la trace de cette attitude dans les archives coloniales françaises de l'époque. Certains documents étonnent même par l'excès de propos. Comme l'almami Bokar Biro se prépare à affronter les Français à Pooredaaka et qu'il s'est retiré à Ɓuriya pour préparer ses derniers fidèles au combat, Alfa Yaya écrit au gouverneur français une lettre débordante d'amitié. Il faut noter qu'on ne possède que la traduction en français et non pas l'original en arabe ; l'interprète, attentif à s'attirer les faveurs des Français, est peut-être responsable de la flagornerie :

« Monsieur le Gouverneur, je suis nuit et jour et avec tous mes sujets à votre disposition. Vous êtes le seul maître absolu de mon pays et nous sommes tous entre vos mains. J'apprends que Bokar Biro a l'intention de rassembler ses partisans dans le Fouta pour essayer de m'enlever le pouvoir à Labé. Je me mets entièrement entre vos mains, ainsi que tout ce que je possède. Mais il faut que vous m'assistiez afin que j'aie l'autorité suffisante pour commander tous les pays qui m'appartiennent. »

Il cite ces pays et termine par ces mots :

« Moi, Alfa Yaya, fils d'Ibrahima, je vous donne tous les pays dont je suis le seul maître, en ce moment, avec toute ma famille et mes biens. »

Sincère ou non, conforme à l'original ou déformé par le traducteur, cette confession séduit l'administration coloniale, qui n'a d'ailleurs pas attendu pour rendre grâce au grand chef du Labé, ami fidèle de la France qui n'a pas pactisé avec Bokar Biro. En récompense de ses services, Alfa Yaya a été reconnu « chef permanent » du Labé, du Kaadé et du Ngaabu. Il demeure sous la dépendance du nouvel almami de Timbo élu par les Français. Mais, point crucial, il peut s'adresser directement, pour les affaires de son diiwal, au résident français du Fouta-Djalon. Une lettre rédigée à Timbo, datée du 6 février 1897 et signée par le gouverneur général E. Chaudié, confirme cette nouvelle disposition. Elle comble les aspirations d'Alfa Yaya, qui échappe désormais, s'il le veut, à l'autorité de l'almami de Timbo. Mais elle implique aussi le démembrement de l'imamat du Fouta par l'autorité coloniale, puisqu'une des provinces de l'imâmat peut désormais traiter directement avec l'autorité supérieure en passant par-dessus l'almami !
Pour le colonisateur, c'est une victoire importante, assez paradoxale à la réflexion. Car le jour même où il détruit implicitement les fondations de la fédération théocratique, le gouverneur Chaudié signe avec le représentant du gouverneur de Guinée, de Beeckman, un traité de protectorat qui stipule que « la France s'engage à respecter la constitution traditionnelle du Fouta-Djalon. »

Affranchi de la tutelle insupportable de l'almami de Timbo, Alfa Yaya n'est pourtant pas satisfait. Pour se sentir le vrai (et seul) maître du Labé, en attendant plus, il veut trancher les derniers liens qui l'unissent aux almamis : interrogé, le résident du Fouta, Noirot, n'y voit que des avantages. Son but est d'affaiblir au maximum l'influence des almamis, dont il redoute le pouvoir spirituel. (Sur le terrain, les Français se sentent, et sont les plus forts.) Aussi Noirot appuie-t-il auprès du gouverneur la demande d'Alfa Yaya. Dans son esprit, le Labé, détaché du reste de l'imâmat, sera plus facile à contrôler, d'autant plus que son souverain « indépendant » Alfa Yaya devra tout à la France. En 1898, Noirot réussit à convaincre le gouverneur. La décision est prise de détacher le Labé du reste de la fédération du royaume théocratique du Fouta. Le cordon ombilical est à jamais coupé entre le Labé et Timbo.
Maître absolu de son territoire, Alfa Yaya signe désormais ses lettres et ses ordres :

Yaya, mâlik de Labé et sâhib de Kaadé
(c'est-à-dire roi du Labé et prince [ou marquis] de Kaadé).

Il est devenu l'égal des plus grands parmi ses ancêtres; peut-être le plus grand de sa lignée. Il est un des plus puissants souverains de cette partie du monde. Allié des chrétiens, il n'a de comptes à rendre à personne. C'est ainsi qu'il se voit, et la fierté l'envahit. Il a envoyé des cadeaux au président de la France, qui, pense-t-il, le tient en grande estime. Comment eût-il réagi s'il avait lu le rapport qu'Isoreau Levaré, commandant du cercle de Labé, a envoyé le 30 juin 1900 à ses supérieurs du ministère des Colonies, à Paris :

« Le représentant d'Alfa Yaya n'a qu'une influence relative... Je crois que l'avenir démontrera qu'il en est de même pour Alfa Yaya, qui doit surtout à notre présence de ne pas être culbuté du pouvoir. Excellente situation pour nous, d'ailleurs. Mon désir est de me mettre de plus en plus en contact direct avec les différents chefs, et de substituer ainsi l'influence des fonctionnaires français à celle du chef indigène... »

Si l'action politique d'Alfa Yaya, roi du Labé, peut apparaître en certaines circonstances obscure, ou même contradictoire, celle du colonisateur présente les mêmes caractéristiques. Commentant le rapport du commandant français du cercle du Labé et soulignant ses intentions, l'ancien gouverneur Demougeot fait les remarques suivantes :

« Etrange contradiction de notre politique. C'est l'administration française qui a désigné Alfa Yaya comme souverain du diiwal en 1897. C'est elle qui l'a débarrassé de la tutelle des almamis en 1898, et, dès l'année 1900, elle entreprend de ruiner son autorité, qui n'est déjà que trop compromise, et de détacher de lui la masse de la population. Il semble bien qu'en fait, peut-être parce qu'ils avaient compris qu'aucune collaboration avec lui n'était possible, les représentants de la France au Fouta n'aient pas insisté pour obtenir l'aɗésion du chef du diiwal et pour l'associer à notre oeuvre de civilisation. Bien au contraire, dans les années qui vont suivre, tout sera mis en oeuvre pour amener sa chute. »

En effet, les relations entre Alfa Yaya et les représentants français se compliquent singulièrement, et très vite. L'administration française, sans le consulter, divise son diiwal en deux « cercles », ayant respectivement Labé et Kaadé comme chefs-lieux. En 1900, un troisième cercle est constitué, celui de Busurah, relevant directement du gouverneur. Cette situation mettait l'alfa du Labé dans l'obligation de subir la tutelle de trois administrateurs coloniaux. Evidemment, il ne pouvait l'accepter. Devant le mécontentement de l'alfa, le gouverneur Couturier prit alors une décision plus révolutionnaire : en 1901, deux arrêtés divisaient en deux régions l'ancien royaume théocratique du Fouta — qui était du même coup rayé de la carte d'Afrique.

Le but de l'opération était évident (Demougeot le confirma plus tard) : rompre l'unité du Fouta, faire disparaître la nationalité foulane, détruire de façon définitive, au profit du colonisateur, l'unité du vieux royaume théocratique. En vérité, il semble que, au début du moins, Alfa Yaya ait surtout recherché à tirer un profit personnel des nouvelles dispositions prises par les Français. Leurs objectifs lui échappent-ils ou bien feint-il de ne pas les comprendre ? Il adresse plusieurs lettres au gouverneur général français Noël Ballay, lui signalant que de nouvelles divisions administratives lui semblent porter atteinte à l'intégrité et à l'unité de sa province. Par la même occasion, il proteste contre le soutien que le gouverneur français du Sénégal accorde à Muusa Moolo, son ennemi, alors que lui, Alfa Yaya, était un ami de la France « avant que le Fouta-Djalon ne soit sous l'autorité de la France ». Dans une autre lettre au gouverneur, il rappelle qu'il a envoyé un ambassadeur à Paris. Mais les Français ne lui adressent que des réponses évasives et des conseils :
« Faites confiance à la justice, à la gratitude de la France, et prenez patience... »
Prendre patience... En 1903, le gouverneur général Roume, sur les conseils du capitaine Bouchez, qui le représente auprès d'Alfa Yaya, prend la décision d'accroître encore le nombre de cercles du diiwal du Labé ! Ils seront désormais au nombre de cinq. L'intention du colonisateur — démanteler les grands commandements « indigènes », disloquer le diiwal en tant que province vestige de l'ancien régime — est maintenant évidente. Mais Alfa Yaya continue de ruser : il feint de croire encore à l'amitié, au soutien des Français. Sans doute pense-t-il profiter de la pression qu'ils exercent pour affaiblir définitivement les deux almamis, alfaya et soriya. Il n'est pas dupe, mais il joue la naïveté. Il prétend discerner dans le jeu des Français une motivation unique : la perception des impôts (dont, en réalité, il reçoit un certain pourcentage). La division du diiwal en cercles plus nombreux facilitait en effet la tâche des percepteurs coloniaux. Ils recueillaient l'argent et certains produits du pays désignés pour l'administration, et dont le prix était fixé et accepté d'avance. Cette contrainte, d'ailleurs, n'allait pas sans tragédies : incapables d'acquitter les sommes exigées par l'homme blanc, certains pasteurs étaient obligés de vendre leurs bêtes ! Or, pour un Peul du Fouta, comme pour n'importe quel pasteur d'Afrique occidentale, vendre un boeuf, c'est perdre une partie de sa raison de vivre ! Et il est certain que la popularité de l'alfa ne sortait pas intacte de ces drames.

En vérité, sa position devenait de plus en plus difficile. Comme ses relations avec les Français. Nombreux étaient les conseillers qui le mettaient en garde. Il jouait un jeu périlleux. Si son intention secrète était de détourner les plans des Français (le démembrement du royaume) à son profit, il avait mal calculé les risques. Le Fouta n'existait plus en tant que royaume. Mais seuls les Français en profitaient.

Il semble qu'un incident de frontière ait fait définitivement basculer Alfa Yaya dans le camp de la « résistance ». En octobre 1905, la France et le Portugal signèrent à Kaadé une convention déterminant la frontière entre les deux Guinées. Les Français abandonnaient aux Portugais une partie du royaume de Yaya, le Pakessi occidental, les districts de Dandum et de Kankéléfa. Comble d'infortune, ou de provocation, ces terres cédées aux Portugais faisaient partie, ou étaient voisines, du Kaadé, domaine personnel, fief traditionnel de l'alfa ! Il entra alors dans une violente colère. Il avait « loyalement » servi la France, il attendait que la France assurât son autorité sur l'ensemble du pays, et voilà qu'au contraire la France amputait son diiwal de deux de ses plus riches districts ! C'est plus qu'il n'en pouvait supporter ! Le véritable visage du colonisateur, proclama-t-il, venait de se dévoiler !
Il se déclare trahi. Sans doute sa surprise est-elle plus de circonstance que réelle. Mais il juge politique de laisser se répandre les échos de son indignation. Et, dans le pays accablé d'impôts, et même au-delà des frontières jusque chez ses ennemis d'hier, ces bruits font lever bien des espoirs.
Dans le même temps qu'il rend publique sa colère contre l'homme blanc qui l'a dupé, Alfa Yaya met sur pied un plan d'action. Ses « amis » d'hier l'abandonnent ? Il se tourne vers ses ennemis d'avant-hier. Il n'hésite pas à envoyer des émissaires aux almamis de Timbo — principalement à Umaru Bademba, destitué par les Français et à Tierno lbrahima, un des chefs du diiwal de Timbi-Tunni. En même temps, il « sonde » les autres chefs de province.
Bien que rongé par le désir de retrouver le pouvoir, l'almami Bademba ne répond pas. On saura plus tard que les Français, avertis par des traîtres, lui ont recommandé, sous la menace, de rester muet. La plupart des chefs de province hésitent, eux aussi, à entrer dans le complot. Soit par crainte d'être dénoncés auprès des Français, soit parce qu'ils redoutent le machiavélisme de l'alfa du Labé. Seul Tierno Ibrahima, puissant, chef du Timbi, apporte son soutien inconditionnel — il est prêt à mettre son armée, son argent et son influence au service de la cause : débarrasser le Fouta de la domination des « Oreilles rouges ». S'il est déçu par le succès relatif de sa campagne, Alfa Yaya n'en laisse rien paraître. Du même élan qu'il a interrogé les chefs des diiwe, il lance un appel au djihad, à la guerre sainte ! Fort de son autorité religieuse, il enjoint à tous les lettrés du Fouta, waliiyu et marabouts, d'entrer en kalwa (retraite spirituelle), pour attirer sur les infidèles les malédictions de Dieu ! L'appel d'Alfa Yaya obtient un grand retentissement. Même si quelques lettrés mystiques lui reprochent de découvrir tardivement ce qu'ils savent de longue date, et d'avoir ignoré leurs conseils, animé seulement par son ambition personnelle, l'unanimité se fait en sa faveur, en particulier au sein des confréries. L'alfa a tenté de pactiser avec le diable blanc ! Dieu, en définitive, lui a montré son erreur et désigné le chemin de la vérité. L'heure est venue, pour les mystiques du Fouta et les initiés, de faire taire les rancoeurs et de se grouper derrière le guide des croyants. Leur aɗésion va entraîner des hésitants. D'autant que l'alfa a retrouvé l'ardeur combative de ses jeunes années. Avec l'aide de son puissant allié Tierno Ibrahima, chef du Timbi, il a mis sur pied une armée de cent chevaux, de deux mille fusils modernes et réuni un gros trésor de guerre. Une ferveur nouvelle soulève le pays écrasé par l'impôt, soumis à la pression de plus en plus forte de la puissance coloniale. L'heure est peut-être venue de chasser l'homme blanc et de reconstituer le royaume de Dieu qu'il a divisé, et divise encore ! C'est peut-être l'heure de la grande révolte.

Pour mettre toutes les chances de son côté, Alfa Yaya entreprend, en marge de ses préparatifs secrets de combat, une « offensive » diplomatique. Son idée est d'opposer les différents régimes coloniaux, de les diviser pour les affaiblir. A Geba, il prend contact avec l'administrateur portugais. En Sierra-Leone, il se tourne vers les Anglais — toujours intéressés par le Fouta-Djalon, lien entre leurs possessions gambiennes et sierra-léonaises. Alfa Yaya leur laisse entrevoir, habilement, une possibilité de protectorat, s'il obtient des appuis contre la France. Une des « retombées » de cette subtile campagne diplomatique fut de rameuter des hésitants autour de Yaya : il apparaissait que l'alfa du Labé non seulement était décidé à se lancer réellement dans la lutte, mais se montrait aussi capable de se trouver des appuis au loin. Beaucoup de chefs qui devaient leur autorité au colonisateur basculèrent alors dans son camp. Leur raisonnement était simple : en cas de victoire, leur autorité serait affirmée : en cas de défaite, rien sans doute ne changerait pour eux.
Les marabouts et les waliiyu, eux, sortirent de leur retraite avec une autre vision de la situation. La domination des Blancs était annoncée dans les Tarikhs (chroniques) du Fouta. Et, d'après leurs calculs, elle devait durer une soixantaine d'années. A leurs yeux, Alfa Yaya ne pouvait rien y changer — mais ce n'était pas une raison suffisante pour lui refuser leur appui. Ils étaient en quelque sorte obligés de l'aider, même si ses efforts devaient, selon les textes, rester sans effet. Ils se rangèrent donc à ses côtés et adjurèrent tout bon musulman de s'associer à son combat : de toute façon, l'Islam survivrait au Fouta-Djalon.

Alfa Yaya était prêt à déclarer la guerre sainte à l'infidèle,= comme l'avait fait jadis Karamoko Alfa Mo Labé, son ancêtre légendaire : guerre sainte qui avait hissé son allié Karamoko Alfa Mo Timbo jusqu'au pouvoir suprême.
Les appels répétés à la guerre sainte d'Alfa Yaya, les cliquetis d'armes, n'étaient pas ignorés des colonisateurs : bien informés, les chefs de cercles renseignaient le gouverneur, qui, lui-même, tenait le gouverneur général Roume, à Dakar, au courant de l'évolution de la situation. Les Français, au début, n'attachèrent que peu d'importance à ces rumeurs. Comme l'atteste une correspondance de l'époque, le prestige d'Alfa Yaya leur semblait déclinant.
Dans une lettre, datée de décembre 1905, le gouverneur Frezouls déclare :

« Tous mes efforts ont tendu à isoler l'alfa, à diminuer son prestige, à restreindre ses moyens d'action. Aujourd'hui, ses plus fidèles partisans doutent de sa puissance. Ce n'est plus lui qui dicte ses volontés. »

Pourtant, l'inquiétude des Français va se préciser. Des armes modernes, apprend-on, affluent de différentes sources. Bien qu'Alfa Yaya ait écarté de ses troupes les anciens tirailleurs, seuls capables de manier des fusils de guerre, les Peuls n'en sont pas moins des guerriers hardis, en dépit de leur aspect malingre. Vers décembre de l'année 1904, on apprend que des montagnards qui refusaient de s'associer à la guerre sainte ont été découverts égorgés. « On coupe des têtes », note un chef de district français. Et le gouverneur Frezouls décrit maintenant la situation comme très grave :

« Les agissements d'Alfa Yaya risquent de mettre tout le Fouta à feu et à sang. »

Aux Français, la nécessité d'une action rapide s'impose. Une rumeur, bientôt confirmée, accroît encore leur nervosité : sous prétexte d'envoyer des troupeaux aux pâturages, Alfa Yaya vient de leur faire franchir la frontière portugaise, ainsi qu'à ses captifs et à ses femmes. Il faut neutraliser Yaya avant qu'il ne mette ses menaces à exécution, ce qui ne saurait tarder. Le gouverneur général de l'Afrique Occidentale, Roume, sollicite l'avis de Binger, directeur des affaires d'Afrique au quai d'Orsay, à Paris. Il est décidé à agir. Mais il veut que les mesures qu'il décide revêtent (ce sont ses propres mots) le caractère d'une « précaution » plutôt que celui d'une « condamnation ». Il décide de persuader Alfa Yaya de répondre à un rendez-vous : c'est lui, le gouverneur, qui le convoque personnellement à Boké, par l'intermédiaire d'un de ses administrateurs. Alfa Yaya ne peut refuser : il quitte Kaadé, son fief, où il réside plus souvent qu'à Labé, capitale de son diiwal, avec une escorte considérable : treize chevaux, ses femmes, ses filles, ses ministres, ses conseillers et ses serviteurs, qui précèdent les griots musiciens, originaires du Bhundu, du Tooro, du Khaaso et du Mandingue, jouant des instruments traditionnels et chantant les louanges du grand chef.
Le cortège royal traverse le fleuve Kogon et pénètre en chantant dans le diiwal de Bodié. Il passe à Bulléré, franchit un autre cours d'eau, le Tingilinta, ou Rio Nunez, dépasse Baralandé (site de l'aéroport actuel) et arrive en vue de Boké, que les Peuls appellent Kaakandi, et les Susu, Kakandé.
La chevauchée a été longue et pénible. Tout près de Boké, à Saaré Fumpeten, le cheval d'Alfa Yaya donne des signes de grande fatigue. On doit aller à Boké chercher un cheval de secours, celui de Tierno Gaadiri Saatina, employé de M. Guertin, commerçant français de la ville.
Le griot Jeli Modi, crieur publie de Boké, ayant, aidé de son tambourin, annoncé l'arrivée du roi dans toute la ville, la foule est massée pour voir le cortège déboucher du nord. Treize chevaux, dont celui d'Alfa Yaya, tout blanc, ouvrent la marche, entourés de griots locaux rameutés le long de la route par la réputation d'Alfa Yaya et sa générosité légendaire. Les musiciens sont de plus en plus nombreux autour des voyageurs, certains originaires de la lointaine Casamance.
Botté jusqu'aux genoux, enveloppé d'un boubou blanc brodé sous un manteau arabe de laine à capuchon, coiffé d'un bonnet de velours, tenant à la main une lance, symbole du pouvoir, Alfa Yaya apparaît fier et hautain, précédé de sa tabala (tambour royal). Sur son passage, les têtes s'inclinent spontanément.

L'entrée bruyante de la troupe royale à Boké provoque une grande sensation. On savait confusément que d'importants événements se préparaient dans le pays et qu'Alfa Yaya, lanɗo du Labé, allait en discuter avec un chef blanc. Le commandant français du cercle du Rio Nunez, le roi du Kaakandi, Abul Bokar Kumbassa, et les chefs traditionnels accueillent les voyageurs sur la grande place de la ville. Après l'échange de cadeaux, Alfa Yaya est conduit dans une maison en dur (encore visible de nos jours à Boké). Pendant plusieurs jours, les fêtes se succèdent, les cadeaux — des boeufs, des moutons, des tissus, de l'argent, de la cola — affluent vers le roi du Labé, qui les rétrocède à son hôte. Ainsi, il n'aurait pas à souffrir de son séjour. Les musiciens se succèdent : guitares, violons, flûtes et balafons ne cessent de jouer, et les danses se déroulent de façon continue. Le roi du Labé accepte ces hommages avec satisfaction. Aux Français, il cherche à donner l'image de l'insouciance. Mais, la nuit, il tient des conciliabules avec des chefs de districts, secrètement convoqués par le roi du Kaakandi. L'approche de la guerre sainte est le thème de toutes les palabres.
Alfa Yaya savait que les préparatifs de la guerre sainte ne pouvaient avoir échappé aux Français. Devait-il le nier, jouer les innocents ou, au contraire, laisser planer une vague menace ? Et quelle allait être l'attitude du « lanɗo » des Blancs, averti du complot qui se tramait contre lui ? Le gouverneur général Roume, en vérité, n'avait jamais eu l'intention de répondre au rendez-vous de Boké. Des documents puisés aux archives coloniales en apportèrent plus tard la preuve. A Paris, Binger avait approuvé le plan qui consistait à destituer Alfa Yaya de ses fonctions, à l'interner au Dahomey pour une durée de cinq ans avec sa famille (mesure de faveur), afin d'étouffer dans l'oeuf les velléités de rébellion. Et l'entrevue supposée de Boké n'avait d'autre but que de s'emparer du roi du Labé sans risquer de troubles graves.

A quel moment Alfa Yaya eut-il le pressentiment qu'il avait été attiré dans un piège, loin de ses meilleurs soldats, à des lieues de son fief et de ses amis les plus fidèles ? Plus tard, assurément. Car lorsque l'administrateur français du Rio-Nunez, représentant du gouverneur, lui annonça que celui-ci, retenu par d'importantes affaires, s'excusait de ne pouvoir se rendre à Boké et priait le lanɗo du Labé de venir le rejoindre à Konakry, Alfa Yaya accepta sans hésiter. Ce voyage jusqu'à la capitale maritime des Français et la réception qui l'attendait là-bas flattaient son orgueil. Son pouvoir politique, pensait-il, en serait renforcé, et son autorité sur les combattants prêts à la guerre, encore affermie. Comment pouvait-il imaginer, au faîte de sa popularité, de son rayonnement religieux, de sa gloire militaire, que l'intrus européen, le chef des Anassaras, allait le faire prisonnier comme n'importe quel chef de misiide, et le maintenir loin de son pays ?

C'est pourtant ce qui va arriver. Confiant, Alfa Yaya monte à bord du vapeur Albert avec une seule épouse, Jiba, un seul ministre et deux serviteurs. L'Albert est un des petits bateaux qui assurent la navette entre les ports de la côte guinéenne et la capitale. Une foule triste et inquiète assiste à l'embarquement du grand roi : les habitants de Boké agitent longuement leurs mouchoirs, quand l'Albert s'éloigne. Le 23 octobre, Alfa Yaya arrive à Konakry. Il est reçu par le gouverneur Frezouls en audience publique. Il n'est pas accusé, mais l'atmosphère a changé. Il apprend qu'il ne verra pas le gouverneur général à Konakry : celui-ci l'attend à Dakar, au Sénégal. Cette fois, l'inquiétude le saisit : par son suivant, il fait envoyer une lettre destinée à ses fidèles, restés à Kaadé, dans laquelle il écrit notamment :

« Cette lettre vient d'Alfa Yaya, chef des mahométans et fils d'Alfa lbrahima, pour Tierno Aliyyu, notre marabout, et pour vous saluer et vous faire savoir que j'ai peur du gouverneur. Je vous demande de vouloir bien prier pour que nous échappions au danger, et je me confie à vous pour les prières, et vous répète que j'ai peur, que j'ai bien peur. »

Il est évident que les Français ont décidé de l'éloigner du Fouta, foyer de la guerre. Pour combien de temps ? Si ce voyage est une erreur, il est trop tard pour reculer. De toute façon, les Français ne lui laissent pas le choix. Après deux autres audiences publiques où vont être évoqués des problèmes de justice au Labé, ils embarquent le roi et sa troupe sur un autre navire, le Paraguay, à destination de Dakar, sous prétexte de rencontrer le gouverneur général. Ce n'est qu'au moment du débarquement que se dissipent les derniers espoirs d'Alfa Yaya. Pas de gouverneur général, mais un administrateur d'un rang modeste, qui lui annonce qu'en vertu d'une décision de la République française, en date du 23 novembre 1905, Alfa Yaya est destitué de ses fonctions, qu'il n'est plus roi du Labé, et qu'il est condamné à être déporté à Abomey, au Dahomey, pour une période de cinq ans. Le lanɗo prête l'oreille à ces propos, mais il ne semble pas les comprendre. Il se penche vers son suivant. Le fonctionnaire doit répéter la condamnation plusieurs fois. Finalement, Alfa Yaya ne peut que confirmer son incrédulité.
— Est-ce vrai ?
Un grand silence tombe sur le groupe, consterné.
Le représentant de la France l'interprète comme une soumission et ajoute que son gouvernement concède au lanɗo, pour la période de sa déportation, une pension de 25.000 francs par an. Cette fois, l'insulte est trop forte. Une vulgaire pension de 25.000 francs au puissant roi du Labé, au grand chef des croyants, au commandeur de la moitié du Fouta ? Un éclair de colère passe dans les yeux d'Alfa Yaya. Mais il sait se contenir : à quoi servirait une scène de violence, de refus ?
Il n'est pas une femme hystérique. Il connaît les vertus du silence et de la résignation. S'il y a une parade à ce coup traîtreusement porté par le colonisateur, il sera temps de le découvrir. Pour l'instant, il n'y a qu'à feindre de s'incliner. Alfa Yaya baisse la tête et se borne à réciter la fameuse formule de l'aɗésion à l'Islam (shahada) :
« Il n'y a de Dieu qu'Allah, et Mahomet est son prophète. »

En gagnant la résidence temporaire qui lui est assignée dans la petite île de Gorée, encore pleine du souvenir des marchands d'esclaves, le roi du Labé, devenu le Prisonnier de la France, s'enfonce dans le silence. Tous ceux qui l'entourent se gardent de troubler sa méditation. Mais leurs pensées vont dans la même direction : Alfa Yaya vient d'être battu pour la première fois de sa vie à son propre jeu : l'adversaire a été plus rapide que lui. Les Français n'ont pas hésité à agir avant les premières escarmouches de la guerre sainte. Alfa Yaya a perdu la première manche de la lutte qu'il a engagée avec les autorités coloniales. Mais déjà son cerveau échafaude un plan de vengeance.
Connue plus tard en France, l'arrestation d'Alfa Yaya fut loin de faire l'unanimité. Des voix s'élevèrent pour dénoncer la « traîtrise » de l'administration française. Un rapport signé Crespin raconte de la façon suivante la déposition d'Alfa Yaya:

« On vit, dès lors, le plus dévoué, le plus fidèle des anciens chefs du Fouta soupçonné, saisi et déporté sans enquête, sans être entendu, sans jugement, sans justice et peut-être sans savoir ce qui lui était reproché ! Il fut soupçonné, et ce fut assez, de fomenter une rébellion. Pourquoi ? Dans quel intérêt? Que penser de cet étouffement de la cause dans une mesure de dépossession et d'exil, où l'ingratitude, la mauvaise foi et l'arbitraire se mêlent en un suprême défi à la justice et à l'humanité ? Il est impossible que monsieur le ministre des Colonies couvre de telles pratiques... »

Sur le moment, l'arrestation d'Alfa Yaya passa pour une victoire de l'administration coloniale. Dans les jours qui suivirent son arrivée à Gorée, un administrateur du service des affaires indigènes, Lescure, se rendit auprès du lanɗo, dont le français était hésitant, avec un interprète pour discuter les modalités du bannissement. Il semble que, dans son malheur, le lanɗo ait manifesté quelque soulagement à la certitude de n'être pas déporté au Gabon. Il apprit aussi que ses biens étaient confisqués, mais qu'ils seraient gérés pendant l'exil par le mandataire de son choix. En tout état de cause, pour éviter (d'après eux) un acte de désespoir, les Français affectent à sa surveillance un piquet de tirailleurs. Légale ou non (on en discutera longtemps), la condamnation du roi du Labé prend effet aussitôt que prononcée. Le séjour à Gorée ne dure que quelques semaines. Puis la suite royale est embarquée sur le Taurus, qui l'amène à Cotonou. Elle y débarque le 28 janvier 1905, et les dispositions ont été prises pour qu'elle soit aussitôt acheminée vers la capitale historique du Dahomey, Abomey. Le reste de la suite de l'alfa, ses quatre autres épouses (Salimatu, Nyara, Zaynab, Sunuku), ses filles, ses conseillers, ses serviteurs, soixante-dix personnes environ, le rejoindront plus tard. Pour le moment, entouré d'une vingtaine de proches et de fidèles, le grand roi du Labé, prisonnier des Français, commence la douloureuse expérience de l'exil.

A Abomey, le premier soin du roi exilé est de reconstituer sa cour, à la fois muraille protectrice, centre d'information et plate-forme éventuelle pour une nouvelle action. Par son fils aîné. Modi Aghibu, qui l'a rejoint, il sait que beaucoup de ses ennemis, frappés par la mesure dont il est victime, sont redevenus des amis. Ainsi Modi Alimu, chef de Ndaama, Modi Ahmadu Kurujan, ancien chef de la province de Bajar, et beaucoup de princes dispersés dans tout le royaume. La brutalité des autorités françaises les a révoltés. Hier hésitants, ils sont maintenant favorables à Alfa Yaya ! L'exil lui vaut une grande déception, mais, à coup sûr, un regain de popularité dans son pays.
Par différents moyens, des fidèles lui font très vite parvenir des messages d'allégeance et de sympathie. Son réseau d'hommes de confiance est plus important que jamais : pour gérer ses biens confisqués, Alfa Yaya a désigné un véritable gouverneur financier, placé sous l'autorité de Modi Juldé Tyanhe, son conseiller le plus intime qui le représente à Kaadé, à Labé et en Guinée. A Labé, il délègue son autorité à Modi Bhooyi Kooliya. A Saabé, il désigne Umaru Débé et deux autres représentants. Tierno Sulay Daya le représente à Kubiya, et Jam Malal, son gardien de maison, à Konakry. En plus de ces délégués officiels, il confie ses intérêts à toute une série de conseillers occultes dont l'influence au Fouta est grande et qui ont pour tâche de maintenir son prestige. Parmi eux, le grand marabout Tierno Saiidu, le cadi (juge), Tafsiru Baaba, très âgé, le frère du roi, Moodi Muktar Singhetti, et Ibrahima Faytayu, chef des Tyaapi.
Tous ont aussi la charge de veiller au maintien du patrimoine d'Alfa Yaya. L'inventaire de ses biens réalisé par les Français après le départ pour Abomey a été retrouvé dans les archives coloniales. Il est impressionnant : beaucoup d'or, surtout sous la forme de bijoux féminins, des marchandises placées au nom des parents et alliés, car la loi interdit à un souverain théocratique de faire lui-même du commerce, des domaines disséminés dans tout le royaume, principalement à Labé, Kaadé, Fulamori, Konakry, etc. , beaucoup de terres, deux cents chevaux, deux mille cinq cents têtes de bovins ; de trois mille à quatre milles chèvres , etc. ; des serviteurs de différentes catégories, onze mille environ au total, comprenant les serviteurs de maison, intégrés à la famille, qui ne peuvent en aucun cas être vendus ou tués, et des esclaves des champs, employés aux différentes cultures.

Alfa Yaya est un roi très riche. Et encore il faut bien admettre qu'il possède beaucoup plus de richesses que celles qu'ont recensées les Français.

En vérité, jamais l'influence d'Alfa Yaya n'a été aussi grande que depuis que les Français l'ont exilé : il le sent, le sait, et cette pensée lui donne le courage d'affronter la situation et la force de penser à l'avenir. Détail très important, son fils aîné, Modi Aghibu, est resté au Labé. Par des émissaires secrets qui déjouent la surveillance des Français et les pièges des espions, le roi sait que Modi Aghibu, officiellement chef du Kubiya, a entrepris une campagne très active dans tous les sous-diiwe du Labé : dans toutes les montagnes du Fouta, le nom d'Alfa Yaya est acclamé, et son image vénérée comme celle d'un héros, d'un martyr ! Le roi avait créé contre lui, par son comportement souvent violent, voire cruel, de fortes oppositions. Elles s'effacent devant l'infortune qui s'est abattue sur lui. L'image du souverain exigeant et tyrannique disparaît au profit de celle du héros près de son peuple, en lutte contre l'oppresseur aux « oreilles rouges » ! Eloigné des siens, Alfa Yaya est, pour la première fois de sa vie, devenu vraiment populaire. Paradoxe de la vie politique.

Les Français ne sont pas indifférents à ce phénomène. Dans un rapport qu'il rédigera plus tard, le gouverneur Demougeot écrit :

« L'annonce de la destitution d'Alfa Yaya et de son arrestation à Konakry produisit dans le Labé une profonde impression, faite de colère chez ses parents et ses partisans, d'espoir chez ses rivaux, de stupeur parmi la masse. »

Et Rimajou, administrateur du cercle du Labé, envoie rapport sur rapport au gouverneur général pour lui signaler que le bannissement du roi a fait de lui le héros de tout le Fouta.

« Désormais, écrit-il, le nom si discuté et redouté d'Alfa Yaya est célèbre dans les danses, les chants et les jeux, et sa puissance est vantée dans tous les districts. »

Modi Aghibu comprend très vite le parti qu'il peut tirer de cette popularité qu'il entretient avec habileté. Le fils de l'alfa exilé, malheureusement pour la dynastie, ne possède pas les qualités de jugement, de calme, de son père : un incident va causer sa perte. A l'occasion d'une discussion, il ne peut s'empêcher de tirer son sabre pour menacer un commerçant français, nommé Proust. Celui-ci naturellement déposa plainte, et le fils d'Alfa Yaya fut arrêté par les tirailleurs, enfermé dans un poste militaire, et amené à Timbo pour être jugé. D'après certaines sources, on pense qu'Alfa Yaya, prévenu à Abomey, tenta de faire délivrer son fils par des partisans en organisant une embuscade sur la route de Labé à Kindiya. En tout état de cause, Modi Aghibu fut traîné devant le tribunal, reconnu coupable de coups et blessures et de menace de mort à l'égard d'un Français ; il fut condamné à deux ans de prison et n'y échappa qu'en exigeant de rejoindre son père, le roi en exil. Sa requête fut acceptée. Alfa Yaya perdait un agent actif. Sa déception dut être avivée par le sentiment que Modi Aghibu, en dépit de ses qualités au combat, manquait du calme et de la modération indispensables aux grandes entreprises. Heureusement, il avait bien d'autres partisans au Labé, toutes les nouvelles qui affluaient vers la cour reconstituée à Abomey fortifiaient ses espoirs. Son peuple attendait son retour et espérait de lui qu'il prît la tête de la guerre sainte, de la guerre de libération ! L'agitation continuait, s'amplifiait ; des populations entières quittaient le pays soumis à l'homme blanc et se réfugiaient pour attendre le retour du lanɗo, à la frontière du Sénégal ou du Soudan. Partout les Peuls vénéraient son souvenir, cristallisant sur son nom leurs besoins d'indépendance et de liberté. Tous les griots chantaient ses louanges, oubliant qu'il avait aussi en son temps perçu l'impôt et fait couper des têtes d'opposants et ou de récalcitrants.

Adroitement favorisé par ses fidèles, le culte d'Alfa Yaya prit sur les hautes terres du Fouta une dimension considérable. C'est à cette époque de sa vie, pendant les cinq années que durèrent son exil à Abomey, qu'Alfa Yaya, roi sans royaume, devint le symbole de la lutte contre l'envahisseur infidèle, de l'opposition à la pénétration occidentale, et le héros national de son pays.

Les autorités profitèrent de l'exil d'Alfa Yaya pour disloquer le Labé en vingt-deux districts dont les chefs relevaient directement de l'administration française et non plus du pouvoir de Timbo. Ils n'hésitèrent pas à emprisonner des chefs qui protestèrent par la parole ou par les actes contre ces décisions. Alfa Alimu, qui avait succédé à Modi Aghibu, fils d'Alfa Yaya, à la tête du diiwal de Labé, se montra d'abord habile diplomate, puis entra en conflit ouvert avec la puissance coloniale : arrêté, il fut traduit devant un tribunal et emprisonné pour attaque à main armée. Relâché et emprisonné de nouveau, il fut finalement condamné aux travaux forcés à perpétuité par la cour d'assises de Konakry, en 1912. Il mourut peu après à la prison de Fotoba. Par tous les moyens, l'administration coloniale s'efforçait de faire disparaître l'ancienne organisation des lamɓe. Après l'emprisonnement d'Alfa Alimu, le Labé fut partagé en trois territoires, dont l'un fut rattaché au cercle de Kumbia.

D'Abomey, Alfa Yaya ne pouvait qu'assister, impuissant, au démembrement politique, au morcellement du Labé et de tout le royaume du Fouta. Il tenait régulièrement conseil avec son fils, ses conseillers et les messagers qui apportaient des nouvelles du royaume. Ses visiteurs étaient nombreux. Parmi eux, beaucoup de Haussa-Fulani, venus de l'empire de Sokoto. Il s'intéressait aux progrès de l'Islam dans la région. Souvent, il se faisait raconter l'histoire de Béhanzin, de son règne, de ses luttes et de ses déceptions dans ses rapports avec le colonisateur. Il se plaisait à commenter le Coran et suivait les longues discussions théologiques des marabouts de sa cour.

A Abomey, le roi en exil vivait dans l'abondance. Ses serviteurs pratiquaient l'élevage des bovins et tiraient, du lait frais ou caillé, l'essentiel de leur nourriture. Un Peul digne de ce nom ne peut vivre sans boire de lait. Alfa Yaya ne pouvait démentir le proverbe:

« Un Peul sans vache n'est pas un vrai Peul. »

Il conservait à distance un certain contrôle sur le Labé, même sur ses biens , ainsi plusieurs délégués, comme Ali Ndaw, étaient chargés de récupérer ses revenus et de payer ses dettes. Quand un des frères d'Alfa Yaya, nommé Mohammadu Haadi, détourna un gros troupeau à son profit, le roi exilé chargea un conseiller sur place, Abdullaahi Kossala, de rétablir la justice ; ce qui fut fait promptement.
Ainsi, le roi du Labé réussit à garder le contact avec son peuple, à magnifier son image et à préserver son patrimoine. Nul doute qu'il passa une partie de son temps à échafauder des projets de revanche ! Quand sa peine, l'exil de cinq ans, approcha de son terme, ses dispositions étaient prises. Au Labé, tout était en place pour recevoir le héros et sans doute reprendre le combat interrompu.
Depuis le mois d'août, Alfa Yaya a, par lettre, interdit à ses captifs de se déplacer. Des instructions secrètes nombreuses ont été remises aux notables. Tout est prêt pour le retour du souverain.

Le colonisateur savait à quoi s'en tenir. Il n'ignorait rien du climat qui régnait au Labé. Mais il n'y avait aucun moyen légal de prolonger l'exil d'Alfa Yaya, lequel avait été, d'autre part, violemment critiqué en France.

Le 23 novembre 1910, Alfa Yaya était autorisé à revenir à Konakry par bateau avec une suite de vingt-cinq personnes. Le reste de sa cour, une cinquantaine de personnes plus les enfants, devait le rejoindre par voie terrestre. Plusieurs enfants étaient nés pendant l'exil, dont une petite fille d'Alfa Yaya nommée Néné Binta Dahomey. Elle est encore vivante aujourd'hui et réside à Labé.
Emmenant le roi du Labé et ses proches, le bateau Afrique prend la mer vers la fin de l'année. Quand Alfa Yaya arrive dans la capitale guinéenne, l'émotion est considérable. Comme celle qui agite le Fouta. A Konakry, Alfa Yaya est accueilli par une véritable foule de parents, d'amis, de fidèles, venus des plus lointaines montagnes du Fouta. Il est surpris par cet enthousiasme qui dépasse ce qu'il espérait. En quelques jours, voire en quelques heures, sa taille se redresse, son regard de chef de guerre retrouve tout son éclat. Ses conseillers et ses ministres sont frappés par la même émotion : c'est comme si les cinq années d'exil étaient d'un coup effacées. Le grand alfa du Labé a retrouvé toute son ardeur et la foi en sa destinée. L'avenir s'ouvre de nouveau devant lui.
Transpirant sous le soleil dans son uniforme de parade, portant toutes ses décorations, le gouverneur général de l'Afrique Occidentale française, venu de Dakar, marche en tête de la délégation, qui comprend le gouverneur de Guinée, lui aussi en grand uniforme, et plusieurs administrateurs chamarrés. La cérémonie a été organisée à Konakry pour bien faire sentir au roi Yaya, à peine revenu d'exil, la puissance de l'administration de la République française et pour lui communiquer les décisions qui ont été prises, en haut lieu, à son égard.
Cette entrevue, en dépit de sa solennité, vient un peu tard : cela fait plusieurs semaines qu'Alfa Yaya est à Konakry, et il n'a rencontré depuis la fin légale de son exil que des employés subalternes de l'administration française. On n'a pu, ou on n'a pas voulu, tenir compte de son impatience. A ses demandes de plus en plus rapprochées, le gouverneur a opposé le silence. Et voilà qu'enfin le roi du Labé, sur le point de regagner son royaume, va rencontrer le gouverneur général, la plus haute autorité française dans cette partie de l'Afrique. Attend-il une sorte de déclaration de réconciliation, ou une proposition d'alliance ? Pense-t-il que lui, le puissant souverain dont l'exil n'a pas altéré sa popularité, va traiter d'égal à égal avec le « lanɗo » des « Oreilles rouges » ? Dans quelles dispositions Alfa Yaya aborde-t-il ce nouvel épisode important de sa carrière! On ne peut qu'imaginer ses pensées dans cette circonstance. Mais on peut très vite deviner sa déception.
Le gouverneur général ne lui rend pas les honneurs, bien au contraire. Il le traite avec une certaine hauteur, qui ressemble beaucoup à du dédain. A mesure que le traducteur lui communique les propos du chef blanc (le français d'Alfa Yaya ne s'est pas vraiment perfectionné en exil), le visage du roi se ferme. On le comprend, car ce que lui dit le gouverneur général, c'est que l'installation de la cour à Konakry n'est pas un droit reconnu au roi, mais une bienveillance consentie en sa faveur ; que, s'il est bien autorisé à résider plus tard à Labé, Alfa Yaya devra s'engager à ne pas quitter le territoire contrôlé par la France. C'est-à-dire qu'il ne pourra franchir ses propres frontières ! Que ses biens ne lui seront restitués qu'à condition qu'il abolisse toute forme d'esclavage, même domestique. Que son activité sera désormais limitée à la pratique de l'agriculture et de l'élevage, comme un simple particulier, un sujet parmi les autres de l'empire colonial français. Humiliation supplémentaire: le gouverneur général termine en indiquant que la pension de 25 000 francs consentie à Alfa Yaya sera maintenue tant que le bénéficiaire respectera les décisions de la France et se montrera digne, par sa loyauté, des « faveurs » qui lui sont faites. Alfa Yaya ne laisse rien paraître de la déception qu'il éprouve, non plus que de l'indignation qui monte en lui. Il pensait avoir payé sa dette et qu'il allait être traité en chef souverain par l'adversaire. Or, c'est en prisonnier libéré sous condition qu'il reçoit sans pouvoir y répondre les admonestations du gouverneur. Mais son épreuve n'est pas terminée.
Avant la fin de l'audience, le gouverneur général va lui communiquer une dernière exigence:
— Mon gouvernement me prie de vous demander un serment de fidélité. C'est dire le prix qu'il attache à votre parole !
Un serment de fidélité ! Les conseillers d'Alfa Yaya échangent des regards surpris. Quel serment ? Et de quelle fidélité s'agit-il ?
Mais l'administration a tout prévu : un marabout apparaît : personnage douteux et servile qui, on l'apprit plus tard, était familier de ce genre de cérémonie. Son nom est Karamoko Sylla. Il a rédigé par avance le texte du serment qu'il lit d'abord, et demande à Alfa Yaya de répéter:

« Je jure sur le Coran que jamais je ne trahirai les Français. Jamais je ne quitterai le territoire français pour aller en Guinée, portugaise ou en Sierra-Leone. Si je me parjure, je serai maudit. Que Dieu me mette dans l'impossibilité de= violer mon serment. »

C'est le dernier acte de cette difficile entrevue. Alfa Yaya a en apparence accepté avec humilité toutes les exigences des Français. Ceux-ci croient avoir obtenu la parole d'Alfa Yaya et son accord théorique sur tous les points du protocole qu'ils ont établi sans prendre son avis.
Mais, dans un camp comme dans l'autre, a-t-on vraiment le sentiment d'avoir scellé un accord, rénové le dialogue ? C'est peu probable. Pour le roi du Labé, qui espère encore retrouver son royaume, comme pour les administrateurs qui mettent fin à son exil, c'est simplement une nouvelle bataille qui s'engage.
Le serment prononcé à Konakry par Alfa Yaya lui attira de violents reproches de la part de son entourage. Le plus indigné était Modi Aghibu, son fils aîné. Ce serment imposé par les Français et prononcé par son père sous la contrainte lui semblait le comble de l'humiliation. Sa fureur englobait Karamoko Sylla, le marabout des Français, qu'il menaçait d'aller tuer de sa propre main. Seule la mort, à son avis, pouvait laver un tel sacrilège, effacer une telle injure.
Alfa Yaya eut beaucoup de peine à calmer son fils. En priorité, il désirait conserver de bonnes relations, ou du moins des relations utiles, avec l'administration française tant qu'il n'aurait pas reçu l'autorisation de regagner le Labé. Il était évident que tout acte violent serait interprété comme une agression, une provocation et retarderait d'autant son retour à Kaadé. Le jeu à conduire avec les Français était délicat. Son meilleur conseiller, Modi Umaru Kumba, qui lui servait d'interprète et d'agent de liaison avec l'administration, ne cessait de le mettre en garde :
— Les « Oreilles rouges » attendent une erreur de ta part pour revenir sur leur décision. C'est pourquoi nous sommes retenus à Konakry. Il faut être prudent...
Mais il fallait aussi, pour Alfa Yaya, défendre son image et sa réputation auprès de son fils aîné, des marabouts du Labé et de ses proches. Il décida de se faire délier secrètement du serment par un autre marabout. Son entourage lui amena un certain Karamoko Billo Sissé, de Timbo, qui prétendait pouvoir affranchir le roi du Labé de ses engagements sans que puisse lui être adressée l'accusation de parjure.
Il avait, disait-il, pris l'avis des plus illustres docteurs en théologie de Timbo. Il suffisait d'accomplir un sacrifice sur le Coran et d'invoquer certaines clauses de la conscience.
C'est ainsi qu'Alfa Yaya, à Konakry, à l'occasion d'une longue cérémonie, se délivra en secret de ses engagements. Seuls Dieu et ses représentants furent témoins de cet acte.
Ayant reconquis sa liberté d'action. Alfa Yaya se sentit de nouveau armé pour la lutte.
D'autant plus que des espions des Français, trahissant ceux qui les avaient payés, étaient venus lui révéler les plans de l'adversaire : l'administration ne croyait nullement dans la bonne foi de l'alfa du Labé. Le gouverneur de Guinée, en particulier, le tenait pour un rebelle qui serait toujours en lutte, ouverte ou non, avec les colonisateurs, il n'y avait donc qu'un seul moyen de le neutraliser : le garder sous contrôle. Les Français, contrairement à ce qu'ils avaient promis, n'avaient pas l'intention de renvoyer Alfa Yaya, son fils aîné et ses ministres, au Labé, ni même dans un autre diiwal du Fouta. Ils espéraient qu'il allait tomber, à Konakry, dans un des nombreux pièges qu'on allait lui tendre. Il suffisait, au fond, d'un simple prétexte pour proclamer qu'Alfa Yaya ne respectait pas ses engagements, et que de nouvelles mesures judiciaires s'imposaient. Tel était le plan des Français, que des espions à leur solde venaient de dévoiler à Alfa Yaya.
Une fois de plus, il entra dans une grande colère. Il n'avait aucune confiance dans les autorités coloniales. Pourtant, chaque fois que s'imposait à lui la duplicité de la politique française, il réagissait violemment. Cette fois, il convoqua secrètement une sorte de conseil de guerre.
Les Français le laissaient libre, à Konakry comme à Abomey, de recevoir des visiteurs et d'envoyer des messagers dans sa province. Cette attitude leur semblait plus judicieuse que d'établir autour du roi une discipline et une surveillance qui eussent été certainement déjouées.
Alfa Yaya prit ses dispositions pour envoyer partout dans le Fouta des émissaires chargés d'annoncer l'approche du grand soulèvement, le début de la guerre sainte tant attendue. C'était un risque. On pouvait difficilement admettre que les Français ne seraient pas avertis, mais Alfa Yaya avait jugé que le moment était venu de le courir. Par ailleurs, il avait dépassé la cinquantaine, l'âge des grandes décisions.
Ce fut une sorte de soulagement dans tout le royaume. Les lettrés, qui n'avaient jamais accepté la présence française, se rallièrent à lui en dépit de certaines réserves qu'ils avaient exprimées. Alfa Yaya leur semblant, à certains titres, condamnable pour les relations établies avec les « Oreilles rouges », et aussi en raison du serment prêté à Konakry. Leur ralliement à la cause du roi du Labé demi exilé fut surtout l'oeuvre de quelques lettrés influents, qu'Alfa Yaya avait su chapitrer et convaincre à Konakry:

Dans le même temps, Alfa Yaya expédie plusieurs missions ultra-secrètes hors des frontières du Labé : vers la Guinée portugaise ; en Sierra-Leone. Un ambassadeur est chargé de sonder le gouvernement britannique pour savoir si, en cas de désastre, ou pour diriger la lutte, Alfa Yaya pourrait trouver refuge chez les Anglais. Ali Thyam, employé des chemins de fer, est envoyé dans le pays sokoto à la recherche d'une alliance. Un autre conseiller est dépêché en Casamance, auprès du shérif Mahfud. Modi Aghibu, lui aussi, envoie son conseiller le plus proche, Juldé Nafu, en Mauritanie, où les sentiments anti-français sont très vifs. Partout, des représentants d'Alfa Yaya travaillent à s'attirer des appuis, à recueillir des armes, à sceller des alliances : on trouve la trace d'ambassades secrètes dans le Nord-Sénégal, auprès du shérif Shaykh Bu Kunta ; en Mauritanie, auprès de Shaykh Saadibu. Chaque envoyé est porteur, en plus d'une lettre et d'un message oral, de cadeaux en or, d'objets divers et d'une forte somme d'argent, variant entre 1 000 francs et 2 000 francs de l'époque.
On peut légitimement penser que l'administration coloniale est au courant d'une partie au moins de ces entreprises. Juge-t-elle que le danger est encore trop vague, que le roi n'est pas encore assez compromis ? Pour l'instant, elle ne réagit pas. Et Alfa Yaya peut, de Konakry, en toute impunité (comme le feront remarquer plus tard des chroniqueurs français), mettre son pays et ses amis en état d'alerte et constituer des arsenaux et un trésor de guerre. Sûr de lui et des forces qu'il sent se grouper et s'harmoniser autour de sa personne, il n'hésitera pas, un peu à court d'argent, à demander au gouverneur, sans préciser l'emploi qu'il compte en faire, une avance de fonds sur sa pension de 25 000 francs !
Pour le grand soulèvement, Alfa Yaya a décidé de constituer une armée sinon moderne, du moins importante et organisée : son plan implique que les Français, tenus en échec par la puissance de feu de l'ennemi, soient contraints d'abandonner le Labé et par extension, sans doute la totalité du Fouta. Le quartier général devait être installé à Kaadé. La contrebande des armes y était plus facile, en raison de la proximité de la frontière. Déjà s'y constituaient des dépôts d'armes de toute nature. Par la Gambie anglaise, par la Casamance, par la Guinée portugaise, par les escales de Boké et de Boffa, la traite des engins de guerre était active. La poudre arrivait cachée au fond des sacs de sel, dans des capsules dissimulées dans des poches spéciales cousues aux pantalons des porteurs. Dans le Labé, certains vendaient leurs bêtes pour acheter des fusils. La poudre, dont le prix courant était de 2 francs à 2,50 francs le kilo, avait atteint 10 francs. En Guinée portugaise, les deux centres de Dandun et de Médina, où Alfa Yaya avait beaucoup d'agents et d'amis, recelaient des [très nombreux] dépôts secrets de fusils, de pierres à fusil et de poudre.
Le trésor de guerre, dans le même temps, s'accroissait. Les percepteurs d'Alfa Yaya prélevaient des sommes importantes sur les chefs et les notables du Labé. Le roi lui-même empruntait à tous taux et par tous les moyens aux notables de Konakry. Il réussit même à obtenir des prêts de maisons européennes : c'est dire le crédit dont il bénéficiait et la confiance que beaucoup de gens, même parmi ses adversaires, plaçaient en lui.
Un peu partout, la tension monte. De retour de mission, les plus fidèles de ses conseillers, comme Dabo, Alfa Mamadou Siré, qui revient de Mauritanie, ou Juldé Nafu, « suivant » de Modi Aghibu, confirment tous que le Labé est prêt pour la guerre. Dans leur quasi-totalité, les karamokos du Labé apporteront tout leur appui, c'est-à-dire la caution de Dieu, au combat qui s'engage. Le waliiyu de Gomba par exemple, dont l'influence est grande, est entré en conflit avec les Français. Menacé à son tour de déportation et d'exil par l'administration coloniale, il vient de se ranger, avec tous ses fidèles, dans le camp d'Alfa Yaya. Karamoko Dalen de Timbo est prêt lui aussi à lancer à travers les montagnes l'appel traditionnel à la guerre sainte, de même que Karamoko Sankun de Tuuba, Tierno Aliyyu Bhuuba Ndiyan de Labé et Tierno Jibi de Kindiya. Aux frontières= du Labé, on peut compter sur l'appui réel, ou au moins sur la neutralité bienveillante des principaux chefs : jusqu'au Sahara septentrional, chez Maal Amim, on est prévenu des projets d'Alfa Yaya, on sait qu'il va passer à l'action et on guette les premiers signes de la guerre sainte, qui doit rejeter les infidèles à la mer.

En ce début d'année 1911, c'est bien une atmosphère de veillée d'armes qui règne dans toute cette partie de l'Afrique. Derrière Alfa Yaya, maintenu à Konakry, mais impatient de regagner Kaadé, où ses lieutenants l'attendent pour lever l'étendard de la révolte et prendre la tête de ses troupes, tout le peuple peul est au coude à coude, prêt au combat. Autour du nom d'Alfa Yaya s'est cristallisé un grand espoir de libération : tout ce que le Fouta compte de mécontents, tous les pasteurs soumis à l'impôt numéraire et à l'obligation de fournir des bêtes à l'administration coloniale pour son ravitaillement dans les centres urbains, les lettrés et les mystiques qu'inquiètent l'arrivée des missionnaires et leurs premiers efforts d'évangélisation, les nationalistes qui ont accueilli les colonisateurs sans méfiance et qui sont déçus par leur attitude brutale, leur cupidité, le Fouta dans son ensemble attend un signe du roi du Labé, inspiré par Dieu. Mais ce signe ne viendra pas.
Alfa Yaya a commis une erreur : une fois de plus, il a sous-estimé le pouvoir, les informations, les possibilités de réaction de l'administration coloniale. Fort de son prestige, qui est immense dans le Labé, dans tout le Fouta, et même au-delà des frontières du vieux royaume des Montagnes, il a cru pouvoir défier presque à visage découvert les hommes du gouverneur. Grand organisateur, il a donné la mesure de ses capacités : en quelques mois, bien qu'éloigné, il a réussi à s'assurer toutes les alliances nécessaires et les appuis politiques, à créer une armée, à réunir des armes, bref à mettre son pays sur le pied de guerre et en situation de la gagner. Il a, de façon indiscutable, donné la mesure de ses qualités d'homme d'Etat, de chef politique et de chef de guerre. Il est devenu par la vertu de son intelligence et de ses facilités propres le grand roi que le royaume attendait !
Mais ce pouvoir charismatique qu'il est sans doute, depuis ses lointains ancêtres les alfa, le premier à détenir dans cette partie du monde, il ne l'exercera pas. L'administration coloniale va réagir brutalement et efficacement.
Et le grand rêve de guerre sainte, de liberté, de victoire d'Alfa Yaya se dissipera dans l'amertume d'un autre combat.
D'après les documents que nous possédons aujourd'hui, il apparaît à peu près certain que, dès le début, les services de renseignements du gouverneur général français William Ponty connaissaient les grandes lignes au moins de l'action d'Alfa Yaya. Voici les extraits du rapport d'un des chefs de cercle qui date du moment où les préparatifs de la guerre sainte battaient leur plein. Ce rapport fut envoyé de Labé à Konakry, puis à Dakar, à l'occasion d'une enquête réalisée sur le meurtre d'un mystérieux [commerçant] commandant de cercle français dénommé Bastié :

« De jour en jour, notre autorité est méconnue. Tous les marabouts, groupés autour du waliiyu de Gomba, attendent le moment de prêcher la guerre sainte. Le kilo de poudre vaut maintenant 14 francs à Pita, ce qui indique que les hommes s'arment en vue de combats proches. Ils sont bien approvisionnés en fusils par la Sierra-Leone et la Guinée portugaise. On dit ici que de Konakry, Alfa Yaya a donné l'ordre d'envoyer trois cents bœufs de son troupeau au Sénégal pour augmenter son trésor de guerre. Tout se passe comme si la révolte, dirigée de Konakry, allait éclater d'un jour à l'autre. »

Plusieurs autres rapports, qu'on peut consulter aujourd'hui dans les archives coloniales, expriment les mêmes craintes et contiennent les mêmes avertissements. L'un d'eux insiste sur le pouvoir qu'Alfa Yaya exerce dans le Fouta :

« La population attend de lui le grand miracle qui va la libérer de l'impôt, bien qu'Alfa Yaya, sans qu'elle le sache, soit un des bénéficiaires de cet impôt. Et qui va lui rendre l'indépendance, faire oublier les rapports d'amitié (et d'intérêt) qu'il a longtemps entretenus avec les Français et qui, à l'époque, lui valurent beaucoup de critiques. Il a même su faire oublier la tyrannie parfois sanglante qu'il a exercée sur ses propres sujets, et les meurtres dont il s'est rendu coupable. Désormais, on ne voit plus en lui que la victime et l'ennemi des anassaras (les chrétiens), le dépositaire du message divin, le libérateur du pays. Aveuglée par son adoration pour Alfa Yaya, la population a oublié son passé et ne pense pas un instant à ce qui lui arriverait si les Français étaient rejetés : le royaume du Fouta retomberait dans la cruelle guerre civile qui y régnait avant notre arrivée. »

Il semble aussi que, dans sa résidence de Konakry, Alfa Yaya ait su que l'adversaire n'ignorait presque rien de ses préparatifs de combat. Les voyageurs, les aventuriers, les marchands de fusils, les espions pullulaient à la petite cour royale de Konakry. Mais Alfa Yaya se sentait assez fort pour s'opposer presque ouvertement au colonisateur. Et il n'avait pas le choix. Toute fuite au Labé était pour le moment irréalisable, et il ne pouvait non plus retarder la mise en marche de son plan. Sa conscience des événements était très claire. Il avait pesé les risques. Jamais plus il ne bénéficierait dans son pays d'un « climat » aussi favorable. Ses conseillers, comme Omaru Kumba, et son fils Modi Aghibu le pressaient d'agir. Il envisageait de déclencher les opérations dans une quinzaine d'endroits, au Labé principalement, et de profiter de l'affolement de la puissance coloniale pour quitter Konakry avec une troupe réduite, gagner Kaadé et prendre le commandement de la révolte.
Les détails du voyage avaient été étudiés et des relais prévus. A la veille de la plus importante opération de sa carrière, Alfa Yaya voulait mettre toutes les chances de son côté.
A Dakar, le gouverneur général William Ponty s'interrogeait sur les mesures de défense à prendre face à ce branle-bas de combat et sur le moment opportun pour passer à l'action.
Les problèmes qui se posaient à lui n'étaient pas simples : au Fouta, une puissante vague d'oppositions était à prévoir, et il fallait compter avec une contagion possible dans toute l'Afrique Occidentale française. A Paris, on ne voulait pas d'une guerre coloniale. D'autre part, la déportation d'Alfa Yaya au Dahomey cinq ans plus tôt avait provoqué un petit scandale, dont les échos avaient atteint même le Sénat de la République française. Le gouverneur général tenait beaucoup à éviter qu'une telle situation ne se reproduisît. Et enfin, il y avait la personnalité même d'Alfa Yaya, symbole de la fierté, du goût de l'indépendance, du courage de la nation peule, qualités que le gouverneur général respectait, même si elles se dressaient contre les intérêts de la France.
Tous ces éléments expliquent que rien ne fut tenté au début pour faire obstacle au plan de soulèvement d'Alfa Yaya. Et aussi, les Français désiraient connaître les limites de son pouvoir. Par un autre rapport colonial daté de janvier 1911, on sait que les informateurs des Français les tenaient au courant des progrès de l'influence d'Alfa Yaya au Labé.

« Le moment est venu de mettre un terme, écrit un administrateur, aux préparatifs de guerre sainte et aux appels au combat. Partout, les âmes sont trempées et les courages enflammés. Si on n'agit pas maintenant, l'incendie allumé par Alfa Yaya risque de s'étendre à tout le Fouta, et nous n'aurons plus les moyens de l'éteindre. »

Pour faire échec au plan de soulèvement d'Alfa Yaya, et se débarrasser définitivement de lui en détruisant sa légende, l'administration coloniale va choisir la trahison. La cour du roi, à Konakry, est nombreuse, agitée, presque fiévreuse. Modi Aghibu, le fils du roi, ses ministres, ses conseillers, ses suivants, le confident Omaru Kumba, dont l'influence est considérable, multiplient les contacts et, visiblement, se préparent à l'action.
Des lettres partent quotidiennement dans toutes les directions. C'est une atmosphère de mobilisation. Dans cette agitation, profitant des mouvements constants, l'administration n'éprouve aucune difficulté à infiltrer des agents investis d'une mission bien définie : tendre au roi du Labé un piège qui se refermera sur lui et permettra de le neutraliser.
L'idée est simple : Alfa Yaya est toujours en liberté conditionnelle à Konakry. Par serment, devant le marabout Karamoko Sylla, il a pris un certain nombre d'engagements (les Français ignorent qu'il s'est délié de ses engagements, ou feignent de l'ignorer). Il suffirait à l'administration d'avoir la preuve qu'Alfa Yaya ne respecte pas l'un quelconque des termes de l'accord pour le dénoncer, et éventuellement traduire le roi en justice. Sans risquer de trop vives critiques à Paris, le gouverneur général pourrait ainsi se débarrasser d'un ennemi dangereux, coriace, irréductible, et maintenir le Fouta sous la domination française.
Les espions choisis par l'administration n'ont guère de difficultés pour jouer le rôle de partisans farouches de l'alfa, impatients de participer à la guerre sainte, voire de sacrifier leur vie pour la cause qu'il défend. Ils multiplient les preuves de leur fidélité, de leur enthousiasme. Parvenus dans l'entourage immédiat du roi, les agents provocateurs lui suggèrent un moyen facile et gratuit d'enrichir ses arsenaux :
— Pourquoi ne demandes-tu pas aux Français la poudre et les balles dont tes hommes ont besoin au Labé sous prétexte de traquer les animaux sauvages qui déciment tes troupeaux et saccagent tes champs ? L'administration coloniale devra te les fournir. Rien ne s'y oppose dans le protocole qui te lie à elle...
Alfa Yaya réfléchit. Certains de ses conseillers sont opposés à cette requête. L'administration, d'après eux, ne peut qu'y voir une manœuvre, ou une provocation. La véritable destination des munitions ne peut lui échapper. D'autres, lui sont favorables : du point de vue de la légalité, en effet, rien ne s'oppose à cette demande. Et la réaction des Français permettra de prendre la mesure de leur naïveté. Au pire, ils refuseront. S'ils acceptent, la cause obtiendra un renfort utile en munitions de guerre. Modi Aghibu, favorable à tout ce qui lui paraît rapprocher le moment des combats, est d'avis de tenter l'expérience. En définitive, Alfa Yaya décide de suivre les conseils douteux des provocateurs, et il adresse une demande, en bonne et due forme, au palais du gouverneur.
Ce qu'il ignore, c'est que le gouverneur de Konakry est, depuis plusieurs jours déjà, en possession d'une lettre de dénonciation :

« Nous portons à la connaissance du respecté gouverneur qu'Alfa Yaya envisage de lui réclamer des armes, de la poudre et des balles sous prétexte de chasse, et d'organiser des battues aux buffles et aux éléphants sur ses terres dévastées du Labé. Nous devons signaler au gouverneur qu'il s'agit bien en réalité d'un prétexte, les armes et les munitions étant destinées à enrichir l'arsenal qu'Alfa Yaya constitue depuis plusieurs mois au Labé, et ailleurs, en vue de la guerre sainte dont il a pris l'initiative. »

Quand lui parvient la demande officielle d'armes de chasse, le gouverneur n'a plus qu'à la transmettre à Dakar, jointe à une copie de la dénonciation. William Ponty, gouverneur général, est, comme on dit dans la langue de la diplomatie, « couvert » : en cas de critiques du ministre dont il dépend, il aura un dossier à présenter. Il donne carte blanche au gouverneur de Guinée pour prendre « toute initiative exigée par la situation », faire échec aux intentions « criminelles » d'Alfa Yaya et tuer dans I'œuf l'esprit de rébellion qui se répand au Fouta.
Fort de cette autorisation, le gouverneur de Konakry rassemble ses principaux collaborateurs :

« Nous possédons un tableau à peu près complet de l'état de la situation. Alfa Yaya a réussi à unir, peut-être pour la première fois, les différentes factions du Labé et des diiwe voisins. Nous allons faire en sorte que ce soit aussi la dernière. Alfa Yaya est aujourd'hui un homme très populaire. Il s'apprête à lever l'étendard de la guerre sainte. Nous avions peut-être sous-estimé ses qualités de politicien, de tacticien : l'exil auquel la France l'a soumis lui aura finalement été favorable. Nous avons envoyé au Dahomey un guerrier traditionnel, et il nous en est revenu un véritable chef. »

Un des adjoints du gouverneur résume ensuite les rapports des différents chefs de cercle français arrivés à Konakry. L'opinion commune partagée par la grande majorité des représentants français responsables au Fouta est que l'action d'Alfa Yaya a réveillé des sentiments d'indépendance, d'enthousiasme religieux, de désir de combattre profondément ancrés dans l'âme peule : pour ces montagnards durs et fiers, très attentifs aux consignes des marabouts, tolérant mal l'impôt qui s'est abattu sur eux, la guerre sainte qui se prépare est vraiment inspirée par Dieu, et ils n'attendent qu'un ordre pour prendre les armes. Cependant, il ne faut pas se faire une idée fausse de cet élan, précise le Français. Il retombera aussi vite qu'il est né, si le héros du combat — Alfa Yaya — perd son influence. En le neutralisant, conclut l'homme de l'administration, la France éliminera le risque.
La France a déjà affronté dans la région des situations de ce genre : n'a-t-on pas, il y a quelques années, fait avorter un soulèvement du Fouta en fusillant (en 1900) Alfa Ibrahima, coupable de nombreux meurtres ? En tout état de cause, le moment est venu d'agir — et de façon efficace !
C'est bien l'intention du gouverneur. A tous les commandants de cercle, il fait parvenir une lettre circulaire annonçant la déclaration de guerre de la France à Alfa Yaya, et se terminant par ces mots :

« Prenez toutes les dispositions pour réduire, par la force s'il le faut, les éléments hostiles et faire disparaître toute résistance. Ensuite, nous nous attacherons à faire naître la sympathie... »

En même temps, des renforts militaires sont envoyés au Fouta. Plusieurs pelotons de tirailleurs, bien armés, encadrés d'officiers français, quittent Konakry. C'est bien une guerre que les Français préparent.
A quel moment Alfa Yaya est-il averti de ces décisions, et des dangers qui le menacent ? L'administration n'a pas répondu à la demande d'armes de chasse. Contrairement aux Français, il n'a pas, lui, d'espions dans les rangs de l'adversaire pour le renseigner et inspirer ses manœuvres. Ce manque d'informations sur les intentions et les décisions des Français constitue son point faible, et c'est ce qui va le perdre.
Une certaine confusion règne dans son entourage. Quelques conseillers comme Modi Umaru Kumba, proposent de précipiter les choses. Alfa Yaya, pensent-ils, devrait quitter secrètement Konakry, au nez des Français, ce qui est possible sous un déguisement et grâce à un réseau de complicités, gagner Kaadé pour proclamer ouvertement la guerre sainte. Mais d'autres conseillers jugent que le moment est prématuré : au Labé, le recrutement des sofas n'est pas terminé, non plus que la distribution d'armes. Quelques marabouts formulent encore des réserves, de petits litiges restant à régler pour affronter la puissance colonisatrice, riche, bien organisée, armée jusqu'aux dents. Il faut mettre toutes les chances de son côté.
Alfa Yaya hésite. Peut-être s'il avait, au début de septembre 1911, suivi les conseils des activistes groupes derrière Modi Umaru Kumba et gagné clandestinement sa capitale, les événements auraient-ils pris un cours différent ? On peut difficilement imaginer la victoire des révoltés du Labé. Même si les hommes d'Alfa Yaya avaient réussi, dans une première phase, à s'emparer des postes français du Labé, à détruire ou à chasser des garnisons les tirailleurs, à planter sur les cercles principaux l'étendard de la guerre sainte, le colonisateur aurait fini par prendre sa revanche et, appuyé par des forces importantes, à reconquérir le Fouta.
Et, comme dix ans plus tôt, à l'époque d'Alfa Ibrahima, la répression eût été sanglante !
On peut donc penser que, d'un certain point de vue, la contre-attaque précoce des Français va éviter bien des drames : elle va fondre sur la cour d'Alfa Yaya, qui hésite encore sur les décisions à prendre.
Le 14 septembre 1911, alors qu'il sort de la mosquée de Konakry, Modi Omaru Kumba, principal conseiller du roi du Labé, et, comme on dirait aujourd'hui, chef du clan « des faucons », est arrêté par les Français.
Alfa Yaya est stupéfait par la nouvelle. Il l'est plus encore d'apprendre que son conseiller va être traduit devant un tribunal d'urgence, sous l'inculpation de recrutement de sofas et de perception illégale d'impôts au Labé. Par ces chefs d'accusation, les Français veulent faire comprendre à Alfa Yaya qu'ils sont parfaitement avertis de ses entreprises, qu'ils n'ignorent rien de ses plans. C'est leur dernier avertissement : sans doute espèrent-ils encore, sans trop y croire, qu'Alfa Yaya va envoyer dans le Fouta des messages de paix, qu'il va ajourner ses projets de soulèvement, mettre une sourdine sinon un terme définitif à ses rêves de reconquête. Mais c'est mal le connaître, et mal juger la situation. Alfa Yaya sait qu'il joue sa dernière chance. Pour le Labé, il est vieux (il a soixante ans). Jamais plus ne se représenteront les conditions aussi favorables à la conduite d'une guerre sainte, d'un soulèvement général. En vérité, il ne peut plus reculer.

Devant l'affront qui lui est fait, Alfa Yaya se raidit. Son fils le presse de lancer l'ordre de combat, les envoyés partent dans différentes directions pour annoncer l'imminence de la déclaration de guerre.

Les Français, de leur côté, accentuent leurs pressions. Modi Omaru Kumba est condamné à dix années de prison. Plus grave, à peine le jugement rendu, il est envoyé en Côte-d'Ivoire. On est bien arrive au point de rupture.
Alfa Yaya peut-il encore s'évader ? Il semble que la surveillance se soit resserrée autour de lui et de ses fidèles. Il s'est laissé une nouvelle fois prendre de vitesse. Lui qui avait pour devise, jadis, de toujours prendre les devants, d'attaquer comme le fauve et ne jamais se laisser surprendre comme le rongeur, quand il se décide enfin à quitter secrètement sa résidence de Konakry, il est trop tard. Bien renseignés par les espions qu'ils ont placés dans son entourage divisé, les Français connaissent tout de son projet. Le 31 octobre au matin, ils arrêtent Alfa Yaya et son fils Modi Aghibu. Pour parer à des troubles qu'ils redoutent, ils évitent le procès. C'est par un arrêté du gouverneur général qu'Alfa Yaya et son fils sont condamnés à être internés à Port-Etienne (Nuwadibu), en Mauritanie, pour une durée de dix ans.

Alfa Yaya a laissé échapper sa chance. Les textes coloniaux nous disent que « l'arrestation ne donna lieu à aucun incident et qu'elle fut même acceptée avec une joie secrète par les anciens almamis et leurs clans de Timbo et de Mamou ». On n'y oubliait pas en effet que les décisions d'Alfa Yaya de 1890 à 1897 avaient gravement secoué l'ancien régime.

En vérité, ce fut un immense espoir qui s'éloigna du Labé. Privés de leur chef, les sofas, les guerriers prêts à se battre se retrouvèrent sans cœur. Personne n'était en mesure de remplacer le roi du Labé à la tête du grand combat contre les infidèles. Les marabouts recommandèrent la prudence et la patience.
Ils avaient raison. Alors qu'Alfa Yaya et ses fidèles quittaient Konakry, la mort dans l'âme, pour un nouvel exil, l'administration française se retournait avec violence contre la gent maraboutique du Fouta, coupable d'avoir épousé la cause du grand rebelle. Elle frappa vite et fort, s'emparant, aussitôt, à Kindiya, de l'un des hommes les plus respectés du royaume, le vieux Tierno Aliyyu, waliiyu de Gomba, dont la culture n'avait d'égale que la volonté farouche de s'opposer au colonisateur.

Cette arrestation poussa les autres marabouts à une prudence plus grande encore. La guerre sainte fut oubliée, leur lutte se limita à des malédictions prononcées dans les mosquées et à la rédaction de poèmes irrévérencieux contre le colonisateur chrétien, dont la présence fut considérée comme une punition divine.

L'espoir de la liberté se dissipait comme un nuage à l'aurore. Déçu, maîtrisé, le Labé croyant confiait son destin aux instances divines. Il s'engageait dans une longue période de servitude.

Alfa Yaya et son fils partaient, eux, pour un nouvel exil. Mais qui ne rappellerait en rien celui d'Abomey. On possède une copie du rapport du conseil du gouvernement général de l'A.O.F. daté d'octobre 1911 et signé par le directeur des affaires politiques, administratives et économiques, Beurdeley, consacré à l'arrestation d'Alfa Yaya et de son fils Modi Aghibu. En voici des extraits :

« Les faits reprochés à l'ex-chef du Labé et à son fils ont été longuement exposés à la dernière session du conseil de gouvernement, aussi ne les résumerai-je ici que succinctement : Alfa Yaya avait été exilé en 1905 pour six ans au Dahomey, à la suite d'agissements qui tendaient à provoquer des troubles politiques graves sur les hauts plateaux de la Guinée. Quant à Aghibu, il était à la même époque condamné à deux ans de prison pour menace de mort envers un administrateur : il allait peu après terminer sa peine au Dahomey, auprès de son père.
« En novembre 1908, prenait fin l'exil d'Alfa Yaya. Après s'être engagé à vivre désormais comme un simple particulier, il recevait l'autorisation de rentrer dans son pays et jurait sur le Coran de s'abstenir de toute immixtion dans les affaires de son pays. Mais, à peine était-il rejoint par son fils, qu'il fomentait une véritable conspiration ayant pour but de provoquer la révolte des populations du Fouta-Djalon, le massacre des européens et la restauration de l'ancien pouvoir des almamis.
« Alfa Yaya et Aghibu furent arrêtés aussitôt. Et le lieutenant-gouverneur de la Guinée, après avis conforme du conseil d'administration de la colonie, proposait l'exil à perpétuité de ces deux fauteurs de désordres en Afrique-Occidentale française. Le conseil de gouvernement de l'Afrique-Occidentale française, en sa séance du 21 juin 1911, approuvait les conclusions de M. le lieutenant-gouverneur de la Guinée, et, à la date du 7 août, le gouverneur général soumettait à M. le ministre des Colonies un projet de décret pour interner Alfa Yaya et son fils en dehors des colonies du groupe et décider que l'internement serait à vie. Les dispositions du décret du 21 novembre 1904 ne prévoyant qu'un maximum de peine de dix années à effectuer en Afrique Occidentale, ces propositions semblaient se justifier, aussi bien par la gravité des charges pesant sur les chefs indigènes que par l'intérêt qu'il y avait à les mettre dans l'impossibilité absolue de nouer, dans le Fouta guinéen, profondément fanatisé par l'islam, de nouvelles intrigues avec leurs anciens complices.
« M. le ministre des Colonies n'a pas cru devoir adopter cette manière de voir et a prescrit à M. le Gouverneur général d'interner Alfa Yaya et Aghibu dans la région qui lui paraîtrait convenable, mais en se conformant aux dispositions du décret du 21 novembre 1904.
« J'ai, en conséquence, l'honneur de présenter à M. le Gouverneur général, en commission permanente du conseil de gouvernement, un arrêté prononçant pour une période de dix années la peine d'internement contre l'ex-chef du Labé et son fils. Celle-ci serait subie à Port-Etienne, en Mauritanie, où la présence des chefs en question paraît présenter le moins d'inconvénients et où, par ailleurs, une surveillance active et efficace pourra être exercée. A cet égard, l'obligation où nous nous trouvons d'assurer le maintien de l'ordre dans le Fouta-Djalon, d'empêcher Alfa Yaya et Aghibu, qui conservent des partisans nombreux et dévoués, disposant de larges ressources, de se tenir en rapport pendant leur exil avec l'aristocratie peule, nous autorise à appliquer strictement et dans toute leur rigueur les dispositions du décret précité.
« L'internement sera donc réel et ne saurait affecter la forme de résidence obligatoire permettant aux intéressés de vivre librement et de communiquer à leur guise avec l'extérieur. Cette tolérance, susceptible de se concevoir vis-à-vis des chefs de moindre importance, condamnés une première fois et qui manifestent un repentir sincère, serait inexplicable à l'égard de fanatiques, toujours dangereux, sans le moindre scrupule, véritables récidivistes de l'excitation au crime et à la révolte et qui se sont montrés indignes de la générosité dont nous avons fait preuve à leur endroit. C'est d'ailleurs afin de les isoler complètement des autres condamnés et d'empêcher de façon efficace toute communication avec le dehors que des aménagements spéciaux vont être effectués au fort de la garnison de Port-Etienne.
« Les intéressés disposant de ressources largement suffisantes, le projet d'arrêté n'a pas prévu le versement d'une allocation mensuelle par le budget local de la Guinée, qui devra supporter simplement les frais résultant des installations appropriées dans cette dernière localité. Alfa Yaya et Aghibu subviendront donc eux-mêmes à leurs besoins par l'intermédiaire de leur famille et dans des conditions qui seront fixées ultérieurement, d'accord entre le lieutenant-gouverneur de la Guinée et le commissaire général de la Mauritanie. »

Ce que le rapport Beurdeley ne précise pas, c'est que le choix du lieu d'exil, Port-Etienne, équivalait à peu près à une condamnation à mort. L'administration française savait bien qu'elle n'aurait pas longtemps à verser la pension annuelle de 6 000 francs qui avait été finalement accordée par les services économiques, et qui était d'ailleurs remboursable sur les biens propres d'Alfa Yaya. Assigné à résidence dans le désert, habitué à l'altitude, à la fraîcheur de la montagne du Fouta, c'est demander à un Nordique dé s'adapter sans transition à un climat tropical. Alfa Yaya, vigoureux et en bonne santé, avait résisté à l'humidité de la côte d'Abomey. Sans doute ses espoirs de reconquête avaient contribué à le maintenir en forme. Cette fois, tous ses espoirs disparus, les nerfs ébranlés, rongé par le regret d'avoir temporisé et le terrible sentiment de l'échec, éloigné de son pays et mesurant le peu de chance qui lui reste d'y retourner un jour, sans possibilités de négociations avec une administration qui le traite en condamné et non plus en souverain exilé, le grand alfa du Labé donne à ses proches l'image d'un homme brisé qui n'a plus de raison ni de désir de vivre. Et, en effet, le 10 octobre 1912, après un an seulement passé dans son nouvel exil, Alfa Yaya s'éteint à Port-Etienne, après une courte maladie, qui était peut-être le scorbut. La nouvelle parvient deux jours plus tard à Labé, et, peu après, est connue dans tout le Fouta.
Si peu de temps entre le grand espoir de soulèvement et la mort du héros en qui s'étaient cristallisées toutes les volontés ! Des prières furent dites dans toutes les mosquées où flottaient encore les rêves de guerre sainte.

De nombreux lettrés dans le royaume saisirent cette occasion funèbre pour rallumer des flambées de nationalisme : Alfa Yaya devenait une légende. Et il est resté une légende jusqu'à nos jours. Il a inspiré l'hymne national de la Guinée indépendante, dérivé du chant improvisé jadis à Konakry par un griot. Ce chant, le griot personnel d'Alfa Yaya devait le populariser jusque dans les plus petits villages. Ainsi, par-delà les années et par la vertu d'une chanson, le nom du grand alfa du Labé se retrouvera, près d'un demi-siècle plus tard, étroitement associé à la réalisation de son rêve unique et impérieux : l'indépendance de son pays.