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Histoire


Thierno Diallo

Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar
Avec la collaboration de Gilles Lambert

Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)

Editions ABC. Paris. Dakar. Abidjan. 1976. Collection Grandes Figures Africaines. 89 p.
Direction historique: Ibrahima Baba Kaké. Agrégé de l'Université
Direction littéraire : François Poli


Les premiers venus dans la massif montagneux du Fouta-Djalon, dont l'altitude varie de 600 à 1.500 mètres, sont signalés vers le XIe siècle par l'infiltration de quelques familles, clans ou tribus marchant derrière leurs troupeaux à la recherche de pâturages et d'eau. Comme ils ne rencontrent aucune opposition, aucune hostilité, sans doute à cause de leur aspect famélique et pacifique, d'autres émigrants arrivent après eux, surtout aux XIVe, XVe, et XVIe siècles, accompagnés parfois de guerriers montés sur des chevaux. La famille de Tenghella, dont le célèbre Koli Tenghelli, est de ceux-là. Koli réussit à conquérir une partie du massif qu'il intègre dans un grand royaume que les Portugais appellent l'«empire de Grand Fulos ».
Durant cette période, les Peuls-pasteurs et les Jalonké (Baga, Nabu, Landuma, Susu, Jalunké, Malinké, etc.), chasseurs, agriculteurs et commerçants, réussissent à s'entendre tant bien que mal en échangeant les produits laitiers contre les produits de la terre.
Cette situation ne semble avoir été bouleversée que le jour où d'autres vagues de Foulbé, ou Peuls, pasteurs sont arrivées à leur tour non seulement avec leurs traditionnels troupeaux de bovins, d'ovins et de caprins, mais encore avec une nuée d'enfants et d'adolescents, chantant des cantiques, véritables mélopées que les échos faisaient résonner de loin en loin dans les verdoyantes
vallées entourées de montagnes arides et tristes, couvertes de brouillard. Fait nouveau avec ces derniers arrivants: ils refusent de boire le sangara (vin de palme) en compagnie des notables jalonké et pulli (noms donnés aux premiers Peuls païens arrivés dans dans le pays). Plus encore, ils refusent le sacrifice du poulet, du cabri ou du bouc en l'honneur des divinités tutélaires que symbolisent des pierres, des arbres, des bois ou de simples phénomènes de la nature comme l'éclair, la foudre, la lune, le soleil ou les étoiles. De surcroit, ils se permettent d'étendre des peaux de mouton pourfaire des gestes d'adoration en l'honneur d'un dieu invisible, la face tournée vers la même direction, le levant. C'est le comble!
Et si les divinités autochtones venaient à se fâcher ? Si la pluie refusait de tomber et si la terre cessait de donner de belles récoltes, à cause de ces nouveaux venus qui la martyrisent avec leurs genoux, leurs mains, leur front ?
Il faut chasser très vite ces intrus. Jalonké et Pulli se consultent. Ils sont d'accord : les nouveaux venus doivent cesser leurs génuflexions devant une divinité immatérielle, invisible (ces gens-là doivent être des sorciers puisque nous ne voyons pas leurs dieux ... ), ou bien, ils doivent déguerpir, décamper rapidement avant que nos dieux ne se fâchent et que la terre martyre ne cesse de produire.
Les musulmans (car c'est d'eux qu'il s'agit) doivent partir ou apostasier ! Quelle abomination ! Plutôt mourir que de renoncer à la religion du Prophète ! Peu nombreux, ils se résignent à quitter les contrées habitées. Ils se réfugient un peu partout : dans les montagnes humides et arides, dans les forêts glacées ou dans les grottes obscures. Là, ils adorent librement leur Dieu unique, loin des sarcasmes, des brimades et des persécutions des Jalonké, et des Pulli païens. (Dans les dernières années du XVIIe siècle, ils étaient contraints de ramasser la terre sur laquelle ils avaient prié pour aller la jeter loin des habitations païennes.)
Comme toute idéologie persécutée, l'Islam fait des progrès très rapides. Ses adeptes attirent de jeunes Jalonké pour leur apprendre en cachette les versets du Coran et les prières quotidiennes. Ils soignent même les malades grâce à leur connaissance des plantes et des herbes — ne sont-ils pas des bergers venus du Sahel ou des bords de grands fleuves comme le Joliba (Niger) ou le Bafing (Sénégal) et vivant à longueur de journée avec les animaux ? Cette pharmacopée est parfois mélangée avec des versets coraniques, mais, parfois, ces derniers sont donnés seuls aux patients sous forme de talismans. Grâce à leur talent, les musulmans éblouissent la mentalité de jeunes païens, qui n'hésitent pas à aller raconter ce qu'ils ont vu ou entendu.
Par curiosité, par peur ou par haine, les parents accompagnent leurs enfants, ils entendent et ils voient. Alors un doute s'empare d'eux : que valent leurs divinités, objets inanimés, idoles glacées, devant tant de merveilles, tant de prodiges qu'offre le Dieu des musulmans?
Devant cet embarras, les Peuls islamisés, dont le nombre augmente d'année en année, par des naissances ou de nouveaux arrivages du Bundu, du Ferlo, du Tooro ou de Maasina, prennent confiance, s'enhardissent, décident de ne plus se cacher pour prier Dieu, pour étudier le Coran, pour chanter les louanges de leur Prophète. Mais voilà que les Jalonké et les Peuls réagissent vigoureusement et parfois même violemment. C'est la guerre, et pas n'importe quelle guerre : celle qui va décider enfin si c'est le Dieu dAbraham et de Mahomet qui doit triompher des multiples divinités païennes, ou l'inverse. C'est une guerre de religion, le djihad. Pour proclamer cette guerre, les musulmans convoquent une grande assemblée, à la tête de laquelle il y a vingt-deux lettrés musulmans, et parmi eux l'aieul dAlfa Yaya.
Après leur victoire, les musulmans partagent le Fouta en neuf grandes provinces (diiwe), dont celle (diwal) de Labé est incontestablement la plus importante grâce à son site et surtout grâce à la bravoure de ses dirigeants.
Qui est Alfa Yaya? Qu'a-t-il fait ? Quel a été le résultat de son action ? Comment la postérité l'a-t-elle jugé ? Est-ce que la légende corrobore la réalilé historique ? Autant de questions que l'on a essayé de poser et auxquelles on a tenté de donner une réponse.
Mais il est très difficile de cerner un personnage comme Alfa Yaya. Sa personnalité, vague, floue, mouvante, est cependant attachante, voire captivante.
Son milieu, son origine semblent avoir marqué Alfa Yaya. Il a le tact, la diplomatie et la ruse de sa lignée paternelle, celle des souverains Peuls. Il a la bravoure de sa lignée maternelle, celle des princes mandingues du Ngaabu. Il a la vanité du Mandingue et l'orgueil du Peul. Son amour-propre est poussé à l'extrême limite, mais sa générosité est légendaire. Il passe de la promptitude et de la brusquerie du Mandingue à la patience et à la ténacité du Peul.
Tout en lui est contradiction. Quand on sait avec quelle rapidité et quelle violence il a liquidé physiquement ses frères, ses cousins et tout ce qui faisait obstacle à sa marche vers le pouvoir, on ne peut que s'étonner de le voir louvoyer avec les autorités coloniales. Il a su précipiter sa rupture avec les almamis de Timbo, mais il n'a pas trouvé de temps pour s'attaquer aux colonisateurs.
En vérité, il a voulu utiliser l'homme blanc pour saper le fondement du pouvoir traditionnel de la théocratie musulmane de Timbo, incarnée par des almamis, et établir sa propre domination. Mais ce sont les Blancs, les « Oreilles rouges », qui se sont servis de lui pour arriver au même but. Le dupeur dupé.
Alfa Yaya ne semble pas avoir compris que l'homme blanc ne s'intéressait à lui que dans la mesure où il servait ses intérêts. Il n'avait pas le bagage intellectuel nécessaire pour cela. L'éthique peule dit que pour faire un homme sage, il faut trois éléments :

Alfa Yaya ne possédait que le premier.

On peut dire enfin qu'Alfa Yaya était dévoré d'ambition, et qu'il a utilisé celle-ci au détriment d'une cause plus noble et moins égoiste. Il s'est comporté comme un parfait prince machiavélique.
Il a l'excuse de l'ignorance, et quand il s'est ravisé, c'était trop tard. Il a voulu agir par deux fois, et par deux fois ses adversaires l'ont neutralisé. Ces derniers, il est vrai, avaient sur lui deux avantages : l'armement et le savoir. S'il avait été un peu plus modeste, un peu plus discret, il aurait pu mieux se servir de ses atouts : sa connaissance du terrain et des hommes. Toutefois, s'il a échoué, ce n'est pas entièrement de sa faute, son échec est aussi imputable à la conjoncture dans laquelle Il a vécu. Il est venu trop tard dans un pays trop petit.
Le réel mérite d'Alfa Yaya, c'est en fait d'avoir tenté de faire quelque chose à un moment où tout le monde semblait résigné.