Paris. Librairie Marpon et Flammarion. 1882. 248 p.
Le 27 mai, nous quittons Bambaya et, à deux heures, nous atteignons Kiri-Bamba, village d'esclaves, qui ne nous fournit, pour passer la nuit, qu'une mauvaise case, où nous sommes fort mal abrités contre une tornade, véritable déluge que nous avons, du reste, dû subir jusqu'à notre arrivée à Kanstantomi, ville de l'importance de Bambaya. Nous demeurons là trois jours, pendant lesquels j'ai ressenti les premières atteintes sérieuses de la fièvre, au point de délirer toute une nuit.
Le chef de Kanstantomi, Alfa Suléman, un érudit, nous apprend que les Peulhs Écrivent leur histoire, et nous présente même un manuscrit en caractères arabes, que le docteur a fait copier par notre scribe.
Plus aimable que généreux, le chef nous offre quelques oranges, les premières que nous mangeons.
A partir de Kanstantomi, notre voyage se continue
au milieu d'un pays montagneux semé de nombreux cours d'eau. Successivement, nous couchons au village de Pellel, à Horé-Méro; nous franchissons au delà du Laba, rivière assez profonde, le fello Farta-e-léyma, haute montagne bien nommée par les naturels puisque son nom signifie : retourne ta culotte. Au village de Boundou-NDologa, qui couronne le sommet du Farta-e-léyma, le tonnerre tombe presque tous les jours, pendant la saison des pluies.
Nous couchons à Baguéré, petit village de la montagne de Nianka-Touringui, exposé aux quatre vents, où la température relativement fraîche ne dépasse pas 26 degrés centigrades au maximum.
Nous atteignons le Dolonki, que nous traversons sur un pont des plus rudimentaires : c'est un gros arbre dépouillé de son écorce, déjà usé parle passage de plusieurs générations, qu'on a jeté en travers la rivière.
L'une des extrémités de cet arbre a gardé ses branches tortueuses qui ressemblent beaucoup à un bois de cerf. Sur la rive gauche du Dolonki, nous faisons une courte halte pour mettre fin au seul incident comique qui a rompu la monotonie de nos dernières marches.
Yoro, en sa qualité de domestique du docteur, avait la haute main sur nos bagages particuliers ; il se faisait passer pour médecin et traitait à son profit les coliques des indigènes, en leur administrant quelques gouttes de laudanum.
Étant lui-même indisposé, mon Yoro pense qu'avec une bonne ration il sera vivement débarrassé de son malaise. Mais c'est le contraire qui arrive, et ce n'est qu'avec peine qu'il peut atteindre Baguéré. La peur de mourir lui fait avouer, avec force grimaces, la cause de son indisposition. Commission est donnée à notre infirmier, le jeune Mamadou-Si, d'administrer un vomitif à son camarade.
Jaloux l'un de l'autre, ces deux gaillards se détestent cordialement ; aussi, ayant besoin d'eau pour préparer ce vomitif, Mamadou-Si va en chercher à la source la plus éloignée et laisse geindre le pauvre malade pendant trois heures. Puis, le digne infirmier administre consciencieusement le vomitif à forte dose et l'effet produit est des plus complets. Mamadou nous regarde d'un air narquois et dit :
C'est très bon pour Yoro le garap (remède), il n'a pas assez, je vas lui préparer une autre tasse. Tiens, Yoro, bois ! C'est bon, tisane, pour coliques ! Fais pas les gros yeux... Ah! toi qu'es médecin, tu gagnes beaucoup argent, mais l'infirmier fait bien rendre. Autre fois, faut pas faire le malin !
Bref, après s'être reposé le restant du jour, Yoro pouvait se mettre en route le lendemain matin. Ayant encore les railleries de Mamadou-Si sur l'estomac, Yoro se hâte de le rejoindre pendant une marche, et un combat à coups de pied était déjà engagé, lorsque heureusement j'arrive pour protéger une dame-Jeanne contenant encore quelques litres de cognac que Mamadou-Si portait sur la tête et qui courait par conséquent de grands risques.
Calmés momentanément, deux ou trois fois encore les deux noirs essaient de recommencer le combat. Pour mettre un terme à leur ardeur trop compromettante pour notre provision de cognac, nous décidons de faire vider la querelle, une fois pour toutes, et nous faisons couper deux respectables cannes de bambou ; puis les deux adversaires sont placés face à face.
Une, deux, trois, à volonté !
Quelques coups de trique bien appliqués calment l'humeur belliqueuse des deux champions et sauvent notre dame-Jeanne de la catastrophe redoutée.
Au delà du Dolonki, le pays change d'aspect. Devenus plus rares, les gisements ferrugineux sont remplacés par un sol argileux obstrué de nombreux blocs de grès, qui, rongés par les eaux, se dressent comme des menhirs.
Les montagnes ballonnées que nous avons franchies jusqu'à ce jour font place à d'autres entièrement formées d'énormes roches de grès et de granit, entre lesquelles de grands arbres trouvent assez de terre pour pousser vigoureusement.
Nous traversons le Dembo-Dépellé [Dambudhe Pelle] (porte des montagnes) ; c'est un col resserre entre deux massifs rocheux, murailles à pic de trois cents mètres de hauteur, dont le sommet en forme de table est couvert d'une végétation remarquable. Puis, nous débouchons dans la belle vallée de Ouatchardé, où nous logeons dans un village d'esclaves, bien ombragé par des orangers en fleur.
Avec ses grands pâturages coupés par de nombreux ruisseaux et peuplés de ruminants, Ouatchardé rappelle un peu l'Auvergne.
En route depuis le lever du jour, après une série de sites que je ne puis me lasser d'admirer et une succession de plateaux que nos animaux ont peine à franchir, le lundi 6 juin, à dix heures et demie du matin, nous arrivons au col de Dantégué, situé à huit cents mètres d'altitude. Gardé par les fellos [pelle plus correctement] Dantégué et Sako, montagnes rocheuses d'une grande hauteur, le col Dantégué est la limite de l'irnangué [Hirnaange] (pays de l'Ouest). Si l'ascension a été pénible, la majesté du spectacle que nous apercevons par l'ouverture du col nous récompense largement de nos fatigues. Nous n'avons rien vu d'aussi grandiose que la vallée du Kakrima qui s'étend à nos pieds.
A travers un tapis de verdure, le fleuve Kakrima roule ses flots argentés ; les cases du grand village de Koussi, bâti sur la rive droite, mêlent leurs nuances dorées au feuillage sombre des orangers ; huit plans successifs de montagnes très élevées, où les jeux de la lumière passent des tons les plus vigoureux aux tons les plus tendres, découpent sur le ciel leurs bizarres dentelures.
Pour atteindre cette merveilleuse vallée, il nous faut suivre, sur le flanc du Fello Sako, une étroite route bordée à gauche par une muraille de trois cents mètres de hauteur et à droite par un ravin boisé très profond.
Nous marchons lentement, avec précaution, nos chevaux et nos mulets font un véritable travail de cirque et avancent à grand'peine.
Enfin, exténués, à bout de forces, gens et bêtes, nous faisons notre entrée dans le grand village de Koussi, nous marchons sous des orangers couverts de fleurs et de fruits et nous gagnons la place de la Mosquée, où nous faisons halte.
C'est à Koussi que, pour la première fois, nous devions être en butte aux tiraillements des deux partis politiques du Fouta. Le chef du village est absent et l'on nous loge chez le fils de son prédécesseur, que quelques hommes importants du pays voudraient installer en remplacement du chef actuel. Ce jeune homme, qui n'a rien d'un ambitieux, ne peut mettre à notre disposition qu'une case où de nombreux jours de souffrance laissaient passer la pluie qui commence à tomber.
Très aimable, notre jeune hôte cherche à nous faire oublier, par toutes sortes de prévenances, le délabrement du logis. Poulets, œufs, oranges, lait, il nous offre tout ce qu'il a, et jamais il ne nous rend visite les mains vides. Nous nous habituons à notre abri ; mais en rentrant des champs le chef du village déclare qu'il ne veut pas que des étrangers, surtout des blancs, logent ailleurs que chez lui et nous installe dans sa propre demeure. Heureusement nous ne perdons pas au change ; notre case est spacieuse et a surtout pour agrément l'ombre d'un gros oranger, dont le tronc n'a pas moins de quatre-vingts centimètres de diamètre, et qui est chargé de fruits mûrs que l'on peut cueillir en levant la main.
Nous restons trois jours à Koussi, tant pour nous ravitailler que pour préparer le passage du fleuve Kakrima. Sans le moindre temps d'arrêt, nous sommes occupés tout le jour, mais nous n'avons pas à nous plaindre. La beauté du paysage, l'urbanité des habitants sont d'agréables compensations.
La vallée du Kakrima est digne d'admiration. Du seuil de la case que nous habitons, nos regards se reposent sur la superbe chaîne de l'Irnangué, montagnes d'une grande élévation, des flancs desquelles s'échappent de splendides cascades, qui se précipitent d'une hauteur prodigieuse.
Le jour de notre arrivée, un palabre d'une longueur désespérante a lieu. Au nombre de trente environ, les hommes des deux partis sont réunis sous l'oranger devant notre case. Le docteur a de la besogne, surtout avec les Alfaya, parti de l'Almamy Hamadou, en minorité dans la réunion. Ils cherchent, à nos dépens, à faire pièce aux Sorya, parti de l'Almamy Ibrahima Sory, qui détient actuellement le pouvoir.
Sincèrement, cela me fait plaisir d'assister à ce tournoi oratoire. Ailleurs, les assistants étaient toujours de l'avis du chef. Ici, au moins, l'autorité de ce chef est quelquefois tenue en échec. Néanmoins, Alfaya et Sorya me paraissent être dans les meilleurs termes.
Il n'y a pas en douter, nous avons gagné les sympathies des habitants, très défiants auparavant. Sans doute, renseignées par leurs maris, les dames de Koussi brûlent de l'envie de voir les deux blancs, et portant qui des oeufs, qui du lait, elles viennent en procession nous faire visite.
Etendus dur nos couvertures, nous nous laissons complaisamment regarder. Quelques-unes de ces aimables personnes sont assez belles, mais d'une beauté spéciale que je ne comparerai pas à celle des Européennes. Leur teint chocolat, leurs grands yeux de velours, la façon originale dont elles coiffent leurs cheveux, leurs dents blanches qu'un gracieux sourire laisse entrevoir leur donnent une physionomie fort agréable. Je ne sais quelle est leur impression ni quelles sont les réflexions que ces dames se font entre elles, mais à coup sûr nous ne les effrayons pas. Elles ne craignent pas de comparer la blancheur de notre peau à la teinte bistrée de la leur.
L'une d'elles, jolie personne de seize à dix-sept ans
qui, en souriant, laisse voir une double rangée de perles, s'approche de moi, me prend la main, découvre mon bras, le place près du sien, et part d'un éclat de rire argentin. Et, tout en communiquant ses réflexions à ses compagnes, elle me masse délicatement les bras !
Chaque pays a ses usages : ici le massage fait partie du code du cérémonial.
Ces dames parties, d'autres les remplacent. Toutes se présentent les mains pleines. J'en compte jusqu'à vingt-deux à la fois dans notre case. Nous sommes passés à l'état de phénomènes. Qu'importe ! Notre garde-manger, grâce à la générosité des curieuses, est bien garni : sept poulets, trois douzaines d'oeufs frais, voilà des ressources pour l'avenir !
Par exemple, toutes ces beautés peulhs ont un inconvénient bien marqué : se pommadant avec du beurre de brebis, elles laissent après elles une horrible odeur de graisse rance.
La grande chaleur tombée, nous nous rendons au bord du fleuve, qui coule à vingt minutes du village, pour préparer le passage de notre caravane. Le Kakrima est un fleuve de soixante mètres de largeur environ. Au dire des naturels, il n'a pas moins de seize à dix-huit mètres de profondeur et, pendant les grandes pluies, il monte encore de dix mètres au-dessus du niveau actuel. Une vigoureuse végétation couvre les rives de ce fleuve qui, s'il faut en croire un homme du pays, serait navigable jusqu'à la mer. Il y aurait, dit-on, à une demi-journée de marche en aval, en face du village de Sarisenne, un barrage de roches, mais une pirogue peut toujours passer. Un peu au-dessous de ce village, le Kakrima se réunit au Kokoulo et forme le Konkouré, ou Dubréka, qui se jette dans la mer au sud du Rio-Pongo.
S'il en est ainsi, si l'on peut naviguer sur ce fleuve jusqu'au point où nous sommes, c'est une excellente voie qui faciliterait les transactions commerciales avec ce beau pays.
Toutes nos dispositions prises, le 9 juin, nous quittons Koussi. Au moment de seller les chevaux, nous nous apercevons que deux d'entre eux ont eu les crins de la queue et de la crinière coupés, et même la peau de ces pauvres animaux est entamée. Le mien est tellement massacré et a les pieds si malades que nous sommes obligés de l'abandonner.
En tête de la caravane, j'arrive au fleuve et procède au passage. Deux pirogues ont déjà fait une traversée, quand prêtes à partir de nouveau, un des hommes qui accompagne le docteur saute dans une embarcation, et déclare que nous ne passerons plus avant d'avoir causé avec lui. Cet honnête commerçant n'a pas confiance et veut être payé d'avance. Apres deux heures et demie d'un palabre des plus irritants, nous pouvons obtenir le passage moyennant une pièce de guinée, deux cravates, un crayon rouge et trois feuilles de papier blanc : le batelier nous demandait d'abord la valeur de quatre captifs, soit au maximum huit cents francs.
A dix heures et demie, toute la caravane est enfin sur la rive droite du Kakrima. Nous entrons dans le Fouta proprement dit.
Après une heure de marche nous arrivons à Tiangué-Mabo, village d'esclaves, où nous restons trois jours, afin de pourvoir au ravitaillement qui n'a pu se faire à Koussi. Le riz devient rare; les habitants, ne sachant pas encore ce que sera la récolte, gardent leurs provisions. Malgré de grandes difficultés, nous nous en procurons pourtant pour quatre jours, et il était grand temps, notre escorte ayant dû se passer de manger pendant toute la journée.
Pour la première fois, depuis notre départ de Boké, nous faisons flotter le pavillon français au faite de notre case.
Décidément, nous marchons précédés d'une réputation de phénomènes : comme à Koussi, pendant notre séjour a Tiangué-Mabo, nous recevons la visite de nombreuses femmes, qui viennent des environs et entrent dans notre case les mains pleines de présents.
Nos hommes se dérobent chaque jour quelque chose et, quand le vol est découvert, s'accusent réciproquement avec rage, presque constamment à faux. Un jour que pareil fait s'est renouvelé au sujet de quelques oranges (sorte de verroterie très estimée des Peulhs), nous décidons de mettre un terme à cet état de choses préjudiciable à nos intérêts et à l'harmonie que nous souhaitons voir régner dans notre troupe :
Nous permettons au vieil Omar, le doyen de nos noirs, de mettre en pratique la fameuse épreuve du feu, en vigueur dans certains pays nègres, afin de découvrir le voleur.
Je vais mettre dans lu feu le couteau, nous dit Omar ; quand il sera rouge, tous les hommes il léchera ; celui-là qu'est la langue brûlée, c'est lui qu'est le voleur.
Chaque homme subit l'épreuve et aucun n'est brûlé ; Omar conclut que le voleur est un homme du village, ce qui peut bien être vrai, du reste.
Mais à peine cette affaire est-elle liquidée, qu'une autre surgit. Le Kraoman Salifou est accusé par quelques-uns d'avoir mutilé nos chevaux. Appelé devant nous, le prévenu, qui a bien la tête d'un vaurien, rejette l'accusation sur le Bambara Couli-Bari. En apprenant ce dont il est accusé, Couli-Bari entre en fureur, veut tuer son délateur et se défend énergiquement d'un pareil forfait.
Forcés d'agir avec énergie, nous prenons la détermination suivante :
Renouvelant les combats singuliers du moyen âge, nous obligeons les deux hommes à se battre au sabre, leur disant que le coupable sera certainement tué. Couli-Bari saisit un sabre et tombe immédiatement en garde. Mais, plus filou que brave, Salifou refuse de se battre et cherche à se sauver : il n'en a pas le temps, le Bambara tombe dessus à bras raccourcis et lui inflige une correction dont il se souviendra longtemps. Si l'on n'eût séparé les combattants, c'en était fait du Kraoman.
Dorénavant, dit le docteur à notre escorte, si un homme porte une accusation sur son camarade, ils se battront au sabre tous les deux et le combat ne finira qu'avec la mort de l'un des adversaires. Réfléchissez-y bien.
Ah! ce n'est pas toujours amusant de commander à quatre-vingts nègres !