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Tierno Monenembo
Le roi de Kahel

Paris, Editions du Seuil. 2008. 261 pages


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Première Partie

Chapitre 1

« Le Créateur les a fait noirs pour que les coups ne se voient pas. »
Olivier de Sanderval

Alors qu'il sortait de chez lui pour aller prendre le bateau, la voix cinglante de sa femme immobilisa Olivier 1 de Sanderval au milieu de l'escalier :
— Mon pauvre Aimé, regardez ce que vous avez oublié !
Il toucha ses oreilles échauffées et son dos frémissant, puis tourna un regard suppliant vers le doux petit monstre qui venait de le martyriser.
— Mais quoi, ma petite Rose ? Vous m'avez vous-même aidé à faire mes bagages !
— Et ça ?
Elle exhiba l'objet du délit caché dans son dos.
— Oh ! Je vous assure que ce n'est pas le moment de plaisanter, ma chérie ! Rendez-vous compte, je m'en vais ! En Afrique ! A Timbo !
— Justement ! coupa-t-elle sèchement en le devançant dans la cour où les domestiques finissaient de ranger les malles et d'atteler les chevaux.
— Vous n'allez tout de même pas rouvrir ma valise rien que pour ça !
— Si !
— Mais que voulez-vous bien que j'en fasse chez les Nègres ?
— Vous le porterez pour jouer dans leur opéra !
— En d'autres circonstances, je n'aurais pas dit non, ma chérie ! C'est pour cela aussi que je vous ai épousée : pour vos robes multicolores, vos fleurs dans les cheveux, vos colliers venus des pays lointains et pour les imprévisibles vocalises qu'il vous arrive de pousser dans les églises et dans les salons de thé. De là à jouer au Méphistophélès chez les Nègres !
Mais sa tortionnaire bien-aimée avait déjà refermé le coffre. Il l'embrassa et monta dans la voiture en se disant : « Je le jetterai, cet accoutrement… en arrivant au port ou alors dans le bateau… Oui, oui, dans le bateau, par-dessus le pont. Je vais en Afrique pour devenir roi, pas pour jouer au clown ! » Mais il oublia de le faire tout au long du voyage.
C'est ce petit détail-là qui le sauva quelques mois plus tard, quand les Peuls menacèrent de le décapiter.

***

Il jeta un dernier coup d'oeil au mas, admira son comble à bât d'âne, ses murs ocre et le vert olive de ses nombreuses persiennes. Il avait du mal à admettre que Napoléon eût séjourné là au lendemain du siège de Toulon et rêvé d'épouser Désirée Clary, la fille aînée de la maison. Il émit un bref rire et se demanda ce qui serait advenu de la France si celle-ci avait accepté, au lieu de préférer Bernadotte, juste avant qu'il ne devienne Charles XIV, roi de Suède. Et puis la première République avait chuté, et puis le premier Empire, et puis, par le plus grand des hasards, les Pastré — vous savez, les célèbres armateurs ! — avaient racheté le mas et puis, par le plus grand des hasards, il avait épousé la fille Pastré. Et voilà que quatre-vingt-six ans après Bernadotte — mais était-ce un hasard ? — il passait la même grille pour aller lui aussi briguer une couronne. Et pas n'importe où : au Fouta-Djalon !
Il neigeait à Marseille, ce 29 novembre 1879. La simple vue du port de la Madrague et de l'avenue du Prado, méconnaissables sous leur grotesque manteau blanc, suffisait à le faire grelotter. La Norvège, ce jour-là, devait ressembler à ça. « Décidément, je ne pouvais trouver meilleur moment pour aller en Afrique ! », se frotta-t-il les mains en arrivant au port.

***

Un agent de la Compagnie des messageries maritimes guida le cocher vers le quai où, parmi les navires de Constantinople et ceux d'Extrême-Orient, accostait le Niger. Il s'attarda un moment avec le capitaine pendant qu'on préparait sa cabine. Il écouta d'une oreille distraite son soliloque sur les qualités de son paquebot et sur les paysages de Madère ou de l'île Piscis. Il se sentait nerveux. Il aimait les voyages, mais juste pour le plaisir de l'arrivée. Le train et le bateau l'écoeuraient ; le cheval et la bicyclette lui donnaient le tournis. Hélas, songea-t-il, il ne sera plus que poussière le jour lointain mais sûr où le progrès trouvera le moyen d'aller en Afrique en une fraction de seconde.
— Le petit déjeuner à sept heures !… Et détendez-vous, monsieur, nous ne sommes qu'au début de l'aventure !
— Pour vous, capitaine ! grommela-t-il. Pour moi, cela fait bientôt quarante ans.
Quarante ans, cela voulait dire toute une vie, les pieds sur la terre de France et l'esprit là-bas, perdu dans la nébuleuse des Tropiques ! Né, comme lui, en plein XIXe siècle, on ne pouvait que devenir poète, savant ou explorateur. La question fut vite réglée en ce qui le concernait, il serait explorateur, c'est -à-dire poète et savant par la même occasion. En ces temps-là, dans les cours de récréation, les colonies revenaient dans les conversations aussi souvent que le jeu de marelle et les billes. Les contes ne parlaient pas d'ogres et de fées, mais de sorciers et de cannibales courant avec leurs sagaies derrière le tout nouveau gibier apparu dans les jungles : les pères blancs et les colons.

***

Le virus des colonies, il l'avait attrapé en écoutant les récits du grand-oncle, Simonet. Les savoureuses aventures des pionniers de la civilisation égarés chez les anthropophages, et que la bonté du Christ sauvaient in extremis de la marmite bouillante des Zoulous ou des Papous, le faisaient frissonner tous les soirs, une fois terminés les longs, les pénibles dîners de famille. Et il trouvait bon après cela de se recroqueviller sous les couvertures, ravi que les murs de sa chambre fussent suffisamment épais, la toiture solide et les portes bien verrouillées pendant que, sous la nuit enneigée du Lyonnais, les balafrés rôdaient dans les parcs, à la recherche de petits blonds bien croquants.
C'était un cas, l'aïeul, Simonet, le bohémien du clan, un vrai bouligant, pour parler comme les gens de Lyon ! Il avait longtemps traîné ses guêtres du côté de Java et de l'Anatolie. Il en était revenu avec une foule d'anecdotes, de jargons et de nouveautés. Pour la petite histoire, c'est lui qui avait apporté à la France cette merveille appelée mousseline qui fera l'élégance des dames et la fortune de Tarare. On l'appelait « le pape de la mousseline » en ôtant bien bas son chapeau. Ce qui n'était pas rien, même chez les Olivier, où chacun se devait d'inventer quelque chose avant de procréer. Vers ses sept ans, l'abbé Garnier, son précepteur, prit la place du pittoresque ancêtre : le moment de passer de la parole à l'acte. Un atoll du Pacifique fut vite transposé sur les bords de l'Azergue, la rivière arrosant la bourgade de Chessy qui avait abrité une partie de son enfance: avec des mandrills en chiffon et des cocotiers imaginaires. Le petit Aimé revêtait son casque et ses bottes, il était le brave ethnologue que la Société de géographie avait envoyé découvrir la Zaratoutsanie, ce pays de la jungle encore inconnu des cartographes et peut -être aussi des devins. L'abbé Garnier se peignait des tatouages sur les avant-bras et des scarifications au visage : il était Guénolé, le redoutable sauvage venu surprendre le Blanc après le naufrage de son bateau. Ils passaient la journée à jouer à cache-cache, feignant de terrasser les fauves et de sauter par-dessus les canyons. Les ruses et les esquives finissaient par avoir raison de Guénolé. Le bon sauvage succombait aux pieds du maître, renonçait aux fétiches et aux sacrifices humains, embrassait la croix et promettait de se conduire à l'avenir comme un bon chrétien. Puis on campait non loin de là et dînait d'une boîte de sardines après la leçon de latin.

***

A huit ans, c'était clair, il ne se contenterait plus de devenir explorateur, il serait le souverain des sauvages. Il se tracerait une colonie après avoir asséché les marais et dégrossi les tribus. Il en ferait un royaume, vivant sous ses idées et sa loi et rayonnant sous le génie de la France. Mais où : au Tonkin, au Fouta-Djalon ? Il hésita longtemps avant d'opter pour le second. « Tonkin » avait des airs de tocsin dans sa tête de gamin, alors que Fouta-Djalon ! Et puis, depuis Marco Polo, l'Asie n'était plus vraiment à découvrir. On pouvait deviner ses cités et ses lois jusque dans les profondeurs du Takla-Makan. L'Afrique, pendant ce temps, restait, elle, obscure, extravagante, parfaitement imprévisible.
A dix ans, il se mit à dévorer les récits des explorateurs et à écrire aux sociétés de géographie. Il s'abonna à la revue L'Illustrateur ainsi qu'aux guides Joanne et Murray. Il s'instruisit en secret et laissa filer le temps. Sa vie se déroulait bien dans la vallée du Rhône mais avec les fleuves, les plantes et les tribus du Soudan.
Puis ce fut le bac, le diplôme d'ingénieur, le mariage et les enfants : il se devait de payer son dû à la société avant de prendre le large. Avant cela, il avait eu le temps de vaincre le sommet du Mont Blanc, d'inventer la roue à moyeux suspendus, et de construire la première usine de vélocipèdes, histoire de se faire la main. A quarante ans, il pouvait enfin en arriver à l'essentiel : l'Afrique !
L'Afrique, il l'avait toujours vécue, certes, mais ce n'était encore que des mots ; des croquis, des images, des cartes noyés dans des mots. Seulement quelques mois que les choses sérieuses avaient commencé, que sa hantise de gamin avait émergé pour la première fois des chimères et des illusions : quand il avait pris le train à Austerlitz pour se rendre à Lisbonne. Pour gagner les rivages du continent noir, il valait mieux, alors, traverser d'abord le Tage. Pionniers des découvertes africaines, les Portugais y étaient les mieux implantés, leurs archives, les plus abondantes, leurs cartes, les plus sûres. En outre, leurs comptoirs de Boulam et de Bissao jouxtaient les contreforts du Fouta-Djalon, dont de nombreuses rivières et fleuves y trouvent estuaire.
Ses amis lui avaient recommandé Francisco da Costa e Silva, le directeur général du département d'Outre-Mer, ainsi que les négociants les plus importants. Il n'avait eu aucune difficulté à obtenir les visas et les recommandations, les cartes les plus récentes et des informations précises sur les caprices du climat et sur les moeurs des indigènes. Et, la veille, il s'était procuré une capsule de cyanure avant d'aller poster ses dernières volontés à son ami Jules Charles-Roux, le président de la Société de géographie de Marseille. Peut-être qu'il n'aurait pas dû, mais comment diable aller en Afrique sans écrire ses dernières volontés ? Peut-être qu'il aurait dû la lui remettre en lui faisant ses adieux, mais ce doit être mal élevé de remettre main à main ses dernières volontés.

***

On ne va pas en Afrique comme on en revient. Dans un sens, les dîners et les bals, les dames en capeline et en robe de tarlatane, les jeux de cartes des négociants, les rires joyeux des officiers de marine.
Dans l'autre, l'ambiance morbide des fonctionnaires limogés, des aventuriers en ruine et des veuves éplorées, aux maris fauchés par la malaria ou par les flèches empoisonnées des Nègres.
Sur le Niger, les dîners se révélèrent ennuyeux malgré les flonflons de l'orchestre : personne n'avait entendu parler du Fouta-Djalon et un seul convive savait jouer convenablement aux échecs. Il s'agissait d'un jeune polytechnicien qui allait au Sénégal tracer une route vers l'intérieur des terres. Il s'appelait Souvignet et arborait avec une naïveté désarmante le fol enthousiasme de ses vingt-trois ans. Le soir même du départ, il s'approcha, au salon de thé, de la table où Olivier de Sanderval tuait le temps avec son inséparable barre de chocolat et ses parties d'échec en solitaire, tira une chaise et s'assit :
— Je peux ?
— Attention, je ne joue qu'avec les maîtres !
— Avec les maîtres ! dit-il. Eh bien, allons-y, grand-père, vous ne verrez pas plus maître que moi pour les échecs comme pour le reste !… Si vous me battez, je vous donne ça !… Qu'allez-vous faire en Afrique, grand-père ?
— Je vais me tailler un royaume !
— Roi d'Afrique, oui, oui, vous en avez la tête ! Vous ne me mangerez pas au moins, une fois devenu nègre, hein, grand-père ?
— Vous m'avez l'air encore plus fade que prétentieux, mon petit jeune homme. Et, pour tout vous dire, c'est justement pour stopper le cannibalisme que je me rends en Afrique.
— Quoi, vous allez tuer tous les cannibales ?
— Non, je vais les reconvertir, je vais en faire des savants !
— Chouette alors, des Pygmées émules de Gay-Lussac, mais vous êtes génial, grand-père ! Non seulement vous me battez aux échecs, mais vous êtes encore plus farfelu que moi. Je n'aime pas beaucoup ça, grand-père !
— Et vous, comment comptez-vous vous illustrer ?
— Les ponts, les ports, les monuments, grand-père ! Tant et si bien qu'ils vont tous se coucher sous mes pieds pour me prier d'accepter le titre de gouverneur du Sénégal ! L'Afrique, c'est la chance de ma génération ! Et moi, ça se voit de loin, je suis un ambitieux !
— Eh bien, tous mes voeux, futur général Faidherbe !
Madère, les Canaries, le cap Blanc, voici Gorée !
Sur la trentaine de matchs que dura la traversée, le jeune polytechnicien en gagna tout de même une bonne douzaine, mais il insista, malgré les réticences de son partenaire, pour laisser la jolie montre en or gravée de ses initiales :
— Ce qui est dû est dû, c'est comme ça la vie, grand-père !
A quelques kilomètres de la rade, on voyait déjà les Nègres. Leurs frêles embarcations apparaissaient et disparaissaient dans le sillage du navire. Ils s'agitaient au milieu des flots, presque nus, et leurs silhouettes rappelaient aux Blancs les formes mystétieuses et ardentes de leurs statues. Les uns pagayaient en poussant des cris, les autres plongeaient, la tête en avant, et rivalisaient de pirouettes avec les vagues.
— Madam' Jolie-Jolie, jette à moi des sous !
Cela amusait ces nouveaux colons, à présent tous sur le pont, agités comme des brebis enfumées. Les Nègres exultaient.
C'était au premier de se précipiter sur les jolis petits projectiles, les plus chanceux remerciaient par un long couplet de grimaces et de chants.
— M'sieur Beau-Beau-Chapeau, jette à moi des sous !
On sortait ses jumelles, on se perdait en conjectures sur leur biceps et sur leur surprenante souplesse.

***

Les autres bougeaient d'un endroit à l'autre du pont, s'ahurissaient bruyamment en pointant du doigt les Nègres, les oiseaux, les plantes. Rien ne l'étonnait, lui. C'était exactement à cela qu'il s'attendait. Tout était à sa place : la terre sombre et chaude, les palmiers chétifs et échevelés, le bruit incessant des tam-tams et des mouettes. Il s'émerveillait simplement que le soleil fût si blanc et les oiseaux si multicolores. Gorée se trouvait maintenant à portée de main, avec ses forts négriers et ses villas à balcons entourées d'acacias, de rosiers et de flamboyants.
Un frisson intense lui traversa l'échine, il s'agrippa au bastingage et dit sans peur du ridicule :
— Me voici, ma vieille Afrique ! Me voici !

***

Ce n'était rien que de la terre, du sable, des fleurs et des vagues. Mais en Afrique !

« La chose la plus ordinaire prend ici une signification et une intensité inimaginables ailleurs. »

Il réussit malgré la bousculade à sortir son carnet et nota en souriant : « Ici, tout est soleil, tout est joie ! » C'était plat, banal, parfaitement ridicule, mais c'était exactement cela qu'il sentait sur le moment. Il réajusta son chapeau, mit pied à terre sans ôter sa redingote et ses gants, jetant même un regard moqueur sur ses malheureux compagnons qui, eux, soufflaient comme des bêtes de somme et s'épongeaient le front, doublement abrutis par la chaleur et par le dépaysement.
Il était né insomniaque et frileux, autant dire : pour l'Afrique ! D'ailleurs, il était déjà un peu chez lui sur ces côtes : outre la maison qu'en bon enfant gâté il s'était fait construire à Boulam bien avant de venir, la plupart des factoreries lui appartenaient et le Jean-Baptiste, un yacht flambant neuf, mouillait sur un autre quai pour les besoins de ses excursions africaines.
Il passa la douane, traversa glacialement la cohue bruyante des mendiants. Bonnard et ses pistachiers 2 l'attendaient devant l'attroupement des vendeuses. Celles-ci grouillaient sur le trottoir poussiéreux, recouvert de fruits pourris, de crottes d'âne et de mouches ; le torse nu pour la plupart, la chevelure couverte de perles, le pagne à peine au-dessus du genou. Elles fumaient de courtes pipes en terre et couraient dans un grand désordre derrière les toubabs pour proposer des statuettes, des papayes, des noix de coco. A côté d'elles, accroupis sur le sol, les hommes se rasaient ou jouaient aux dames avec des cailloux.
Bonnard lui avait aménagé une villa sur le front de mer avec un vaste jardin donnant sur la plage. Mais le lendemain, au lieu de se baigner ou de faire le tour de ses factoreries, il se déguisa en colon (bottes de cuir, jaquette de gabardine, casque) et, semant le pauvre Bonnard, il s'abandonna tout seul dans les ruelles de la ville pour visiter les forts négriers et humer à pleins poumons l'odeur pénétrante des épices et des fruits. Mais voilà que, sur son chemin, surgit un taureau fou furieux. Une bande de gamins se précipita sur lui et le poussa juste à temps à l'intérieur d'une maisonnette.
Toi entrez à ici ! Celui-là mauvais, mauvais !
Inondé de sueur et tremblant de tous ses membres, il vit la bête poursuivre sa course, un pauvre bougre, bientôt, accroché à ses cornes. « Il n'y a là rien de gratuit, c'est sûr ! », grommela-t-il en tentant de retrouver ses esprits. Le soir, après le dîner, dans un élan mystique, il s'isola dans un coin du jardin et mêla sa voix méconnaissable à celle, terrifiante, de la nuit africaine :

« Tout à l'heure, tu m'as sauvé la vie, ma vieille Afrique, merci ! Maintenant, je t'en prie, accorde-moi le Fouta-Djalon, que j'en fasse mon royaume ! »

Dakar, qui avait encore bien du mal à s'extraire des serres mordantes de la jungle, fut visitée en trois tours de chaise à porteurs. La corniche bordée d'églantines et balayée par les vents, la plage, le port, la gare, le tout nouvel hôpital hâtivement érigé pour soutenir celui de Gorée rendu exigu par les méfaits croissants de la malaria et de la fièvre jaune, formaient, il est vrai, les rares attractions que lui offrait la ville. Mais ces lieux-là sentaient trop ce qu'il pensait avoir fui : les tignasses blondes, les nichons mal bronzés, trop lourds pour tenir dans les soutiens-gorge, les casques, les guêtres, les bérets basques, les accents catalans et provençaux, les parfums ostentatoires, les haleines fétides sentant le gros rouge et l'anis.
Par chance, l'Afrique profonde (la vraie, l'ensorceleuse), en ces temps-là, n'avait pas encore déguerpi des côtes. Il pouvait la goûter (ses sourires et ses balafres, ses dialectes et ses tribus, ses bigarrures et ses puanteurs) à quelques pas des bistrots, des salons de belote et des caravansérails. Il se laissa happer, en guise de bain initiatique, par l'exotisme sans fond du marché, du quartier indigène et du village des pêcheurs. Et c'était ça : un goût de sueur et de sel, de gingembre et de cola, un amalgame de violence et de joie, plus que ça encore, l'Afrique, un excès de tonnerre, de chaleur et de vent, une perpétuelle déflagration. Il lui monta à la tête une sensation de délectation et de mort, un vertige d'ivresse éternelle.
Un seul regret devant le bouillonnement de ce monde en naissance : ne pas être le premier ici ! Qu'à cela ne tienne, là-bas, au Fouta-Djalon, il devait rester une caverne, une termitière, un monticule, un sous-bois où l'homme blanc n'avait jamais mis les pieds. Il y avait longtemps, bien longtemps, c'était dans les bras d'Emilie qu'il se serait imaginé au milieu de cette turbulence de sueur et de sève, de feuillages et de larves. Émilie, son premier amour, sa Juliette à lui, Roméo des bords de l'Azergue ; sa cousine, son aînée de trois ans, celle pour laquelle il avait sauté du pont dans l'intention de lui offrir sa vie en signe d'amour et de fidélité. Il devait avoir dix ans, douze ans tout au plus, mais déjà une volonté de mule, une âme de chevalier. Émilie seule partageait son mystérieux secret. Elle seule savait que, quelque part au bout de la ténébreuse Afrique, une terre vierge attendait patiemment qu'il grandisse pour se prosterner devant lui. Trop ternes, ses frères, trop vulgaires, ses amis, pour comprendre cela ! Le soir au coucher, ces idiots-là rentraient dans leur chambre et lui dans son univers à lui. Ce ne pouvait être pareil.
Et puis le temps avait passé et Émilie avait été emportée par une épidémie de peste et puis le temps était passé de nouveau et Émilie avait ressuscité sous les traits de Rose… Ce miracle, il l'attendait, il se contenta d'écrire ceci : « L'Absolu n'est pas l'équilibre stable, instable ou indifférent appelant l'idée finie de symétrie ; il est UN partout semblable à lui-même, opposant n'importe où son identité d'absolu… il possède l'ubiquisme. »

***

Un rapide tour à Rufisque (ses lépreux, son ancien marché aux esclaves, ses vieux rois déchus, ses monceaux de rats morts, ses gigantesques silos à arachide) acheva de le convaincre : cette terre noire, cette diablesse sensuelle, sauvage, terriblement excitante sous ses frous-frous de palmiers et de lianes, ne pouvait se donner qu'à plus monstrueux qu'elle, aux fauves, aux fléaux, aux bandits et aux tyrans ! Il lui fallait trouver autre chose que des regrets, des prières et des incantations s'il voulait la posséder.
Il se dépêcha de monter une petite colonne de tirailleurs sénégalais et un équipage de quinze hommes. Puis il recruta un interprète et un cuisinier. Il prit la précaution de choisir un Peul (Mâly) et un Sérère, donc un cousin des Peuls (Mâ-Yacine) : c'était le moins, dans ces contrées où tout (les femmes, les boeufs, l'or, la terre, l'ennui ou la susceptibilité) pouvait donner prétexte à de longs et sanglants étripages tribaux.

Le cuisinier et l'interprète, les deux hommes essentiels des colonies ! De leur art dépendait la vie du Blanc. Il vivait ou mourait de la marmite du premier ou de la bouche du second. Une petite pincée de sel, celui de la sorcière bien sûr, et votre coeur s' anêtait de battre après deux jours de rhume ! Un mot mal traduit dans l'oreille des rois nègres, vous étiez bon, selon le rite du coin, pour la case aux serpents ou la strangulation ! Ces deux-là, il fallait les sélectionner, les complimenter matin et soir, les gratifier pour un rien, surtout l'interprète, le poison des mots étant, dans ces contrées, souvent plus redoutable que celui des mets.
Le 7 décembre, les hommes, les montures, le yacht, les provisions, tout fut prêt : il s'embarqua pour Boulam.

Avait-il réellement traversé la Méditenanée, venait-il vraiment d'Europe ? Il avait l'impression que non, qu'il était parti directement de la grouillante mangrove de son enfance à celle, réelle et splendide, qui se déployait sous ses yeux. L'Afrique, il avait envie de la longer lentement d'abord, à la manière dont on tâte la croupe d'une femme avant de la pénétrer. Allongé sur une chaise pliante, dans la partie la plus ensoleillée du pont, il prenait des notes sur l'emplacement des rios 3 et la variété incroyable des oiseaux et des plantes. La frange écumeuse de la côte se déroulait comme une parure miraculeuse entre le bleu de l'océan et le fatras impensable de la jungle. Il comprenait tout : le silence épais des végétaux et le pépiement sans fin des oiseaux.
Le mystère de ce pays lui allait droit au coeur. Il découvrit la forme étrange du rônier et songea à en faire l'emblème de son futur royaume. A l'heure la plus chaude de la journée, il faisait fixer une cloison contre la coque du bateau pour se protéger des requins et prenait un bain de mer en songeant aux murailles de Timbo.

***

Le temps fut clément tout au long de la traversée, les hommes beaucoup moins. L'équipage n'était pas facile, c'était un conflictuel amalgame de marins gascons et de tribus africaines. Mais, en débarquant à Boulam le 15 du même mois, il avait déjà réussi à apprivoiser les bêtes : sourires et tapotements pour les premiers ; coups de cravache et, parfois, grains de corail et chocolat, pour les seconds. Boulam, la porte du Fouta-Djalon ! Il lui restait maintenant en à en dénicher la clé !

***

Il fut accueilli par le consul anglais, un jeune lord qui, malgré ses manières affectées, se préparait à rejoindre Stanley aux chutes de Yolala. Ils discutèrent quelques instants à bord du Jean-Baptiste, autour d'une bonne bouteille de bordeaux :
— C'est vraiment une idée de Français que de vouloir aller au Fouta-Djalon ! Quatre siècles que les Blancs sont sur la côte et ils sont moins d'une dizaine à revenir vivants de Timbo ! Mais c'est vrai que vous, les Français, vous n'avez pas besoin d'histoire, vous avez besoin de héros !
— C'est nous qui en avons l'étoffe, mon cher consul, voilà tout !
— Il vous sera encore plus difficile de jouer aux héros au Fouta-Djalon qu'à Waterloo. S'il vous y arrivait quelque chose, le monde ne le saurait même pas.
— Je mourrais au moins avec la satisfaction de vous avoir précédés quelque part. Vous êtes déjà partout, vous vous propagez comme une maladie. Vous me direz que c'est facile avec les esprits étroits qui sévissent dans nos ministères. Le seul agent consulaire que nous avions dans la contrée a été rappelé il y a peu. Je suis obligé de faire appel aux services des Portugais et… des Anglais !
— Si vous étiez un peu plus gentil, je vous aurais donné un coup de main. Sans appui, il est difficile de pénétrer le Fouta-Djalon, encore plus difficile d'en ressortir.
— Quoi, vous connaissez quelqu'un ?
— Peut-être bien si vous consentez à descendre de vos grands ergots de fils de Louis XIV.
Le Britannique finit son verre et s'essuya délicatement les lèvres avec un mouchoir à la blancheur inhabituelle dans ces brousses :
— Bon, malgré tout, je vais essayer de vous aider. Pas à cause de votre bon caractère, ce serait trop demander à un Français, mais à cause de cette délicieuse bouteille de bordeaux. Quand vous aurez fini de vous reposer à Boulam et de visiter les côtes, vous irez dans le Cassini, voir mon ami Lawrence.
— Quoi, des Anglais jusque dans le Cassini ?
— Presque !
Lawrence, roi des Nalous et allié des Peuls, avait du sang noir et blanc. Son nom venait d'un lointain aïeul américain, un esclavagiste, venu ici à la fin du XVIIIe siècle et qui, comme la plupart de ses semblables, avait convolé avec la fille d'un roitelet nègre pour protéger ses intérêts. Le phénomène s'était si vite répandu que, de Boulam à la Sierra Leone, la plupart des chefs de tribu portaient dorénavant des noms à consonance européenne. A l'intérieur des terres, la colonisation se poursuivait par les conquêtes, sur les côtes, elle s'était déjà imposée : au lit ! Les Curtis, les MacCauley, les Harrold, les Da Silva, Da Costa, Wilkinson et autres MacCarty, comme les arbres à pain, fleurissaient dorénavant dans la jungle.
— Il ne manque que les noms à consonance française, ironisa perfidement, le consul. Dépêchez-vous !
Le front d'Olivier de Sanderval se plissa, son regard se perdit au loin :
— C'est en quelque sorte les bourgeons de la colonisation. L'esprit de l'Europe s'infiltre dans le corps de l'Afrique. Mes rêves de jeunesse commencent à se réaliser. J'arrive au bon moment. Seuls ces fanatiques Peuls du Fouta-Djalon y échappent pour l'instant. Pour l'instant !
— Maintenant, reprit le consul, si vous avez fini de rêver, je vous emmène vous installer dans votre maison. Vous pouvez flatter votre ego de Gaulois : c'est la plus belle de la colonie. Ah, vous, les Français, il vous faut des châteaux de Versailles même pour une escale chez les Papous ! Quand votre Bonnard m'en avait montré les plans, j'avais cru qu'il se moquait de moi.

***

Non, ce n'était pas le château de Versailles, mais parmi les bambous et les lianes elle en avait un peu l'air, cette splendide maison coloniale encombrée d'escaliers et de balustrades et son vaste jardin descendant en pente douce jusqu'au friselis de la mer. Il avait voulu quelque chose à la dimension du roi qu'il se préparait à devenir. Il avait fait venir le marbre de Carrare, le granit, le bois de chêne et l'ardoise des coins les plus réputés de France. L'inspiration rapide de Rose, jamais en manque d'imagination et de géniale fantaisie, avait vite fait d'en fixer les couleurs et les lignes, d'en fignoler le décor, sur le papier :
— Et l'escalier en colimaçon et la voûte à l'entrée du salon ? Et n'oubliez pas les gardénias dans le jardin et la salle pour donner les bals.
Il mit une bonne demi-heure à en découvrir les alcôves et les pièces. Le consul guettait d'un oeil moqueur ses demi-sourires et son regard luisant de satisfaction. Arrivé à l'étage, Sanderval se pencha sur la balustrade et pointa quelque chose du doigt :
— C'est quoi ça, là-bas, près des grands arbres ?
— Les petites buttes avec les croix ? La colonie de Beaver ! Au XVIIIe siècle, mon compatriote Beaver est venu fonder ici une colonie de quinze personnes. Dix sont mortes, les cinq autres ont été ramenées, vingt ans plus tard, en Angleterre par un bateau qui s'était perdu par là, couverts de plaies et à demi fous. Vous avez raison, partout nous vous devançons, seulement nous ne nous prenons jamais pour des héros.
— On ne vous en demande pas tant ! Si seulement, vous jouiez franc-jeu !
— Vous savez ce que disait lord Chatman ? « Si l'Angleterre était de bonne foi avec la France, elle ne durerait pas vingt-cinq ans. » Mais vous, vous n'êtes pas ici pour la France mais pour vous, n'est-ce pas ? Vous êtes un drôle de type. Qu'est-ce qui peut bien vous attirer en Afrique ?
— Le goût de l'Histoire, justement, monsieur le Britannique. L'Europe est blasée. C'est ici que l'Histoire a une chance de recommencer. A condition que l'on sorte le Nègre de son état animal !
— Et c'est pour cela que vous êtes là, pour sortir le Nègre de son état animal !
— Je crois, en effet, qu'il est temps de lui transmettre la lumière que nous avons reçue d'Athènes et de Rome !
— Je me demande si j'ai bien fait de vous rencontrer, monsieur Olivier ! Vous ne vous moquez pas de moi, au moins ?
Non, il ne cherchait ni à briller ni à se moquer. Il parlait le plus sérieusement du monde. Il ravala sa salive, souffla longuement pour se redonner une contenance, et fixa sur le pauvre consul des yeux de précepteur excédé avant de reprendre la parole. Pendant une bonne demi-heure, il répéta au Britannique ce qu'il avait, des dizaines de fois, tenté de faire comprendre à ces grosses huiles de Marseille. A savoir que les gènes de l'Europe s'étant usés après deux mille ans de formules et de cathédrales, il lui revenait à présent de transmettre le flambeau hérité d'Athènes et de Rome. A la Société de géographie, Jules Charles-Roux l'écoutait par amitié et tentait sans trop y croire de le ramener à des idées plus raisonnables. A la Chambre de commerce, on continuait de le recevoir parce que c'était lui. Seule sa douce petite Rose semblait le soutenir. Elle buvait ses paroles en écarquillant ses gros yeux bleus et s'enroulait autour de sa robuste carcasse comme le lierre autour du chêne pour vibrer avec lui sous le magique effet des Peuls, des Mandingues, de Dakar et de Tombouctou. Il avait raison, la loi du progrès passait avant tout, elle passait partout : les idées, les moeurs, les climats, même l'Afrique. Lex mea lux, les ténèbres devaient disparaître chez les Lapons comme chez les Nègres ! L'Afrique, voilà le nouveau défi de l'esprit après la roue et la machine à vapeur ! Et son homme, naturellement, serait le maître d'oeuvre de cette nouvelle ère de l'humanité.
— A qui ? A qui ?
Il continuait, crescendo, malgré les questions démontées de l'Anglais qui, pour une fois, avait bel et bien perdu son flegme. A qui ? Mais au Nègre, bien sûr ! A qui d'autre ? L'Asiatique s'était usé bien avant l'Européen ! Quant à l'Indien, le pauvre n'avait survécu ni à l'épée des conquistadors ni à la grippe espagnole. Alors que le Nègre !
— C'est absurde ! Je me demande si je dois continuer à écouter ça !
— Le Nègre est la matérialité du monde ! martelait-il sans tenir compte des lamentations du consul. Un esprit vierge, une énergie pour dix mille ans au moins ! C'était à lui et à personne d'autre de transmettre et de faire fructifier les enseignements de Platon et de Michel-Ange. Il était prêt à les recevoir. L'homme blanc, dans ces contrées, ne devait plus se contenter de ramasser les palmistes et la cire, il devait instruire, civiliser ! Défricher, la brousse bien sûr mais surtout, surtout, surtout les esprits !
— Vous m'auriez moins inquiété si vous étiez vraiment un fou. Votre idéalisme ne cache-t-il pas quelque chose ? On raconte partout que vous êtes venu vous offrir un royaume.
— Pourquoi le cacher ? Il me faut bien une terre pour expérimenter mes idées !
— Si j'ai bien compris, vous allez vous présenter aux Peuls et leur dire : « Je m'appelle Aimé Olivier, donnez-moi votre royaume pour que j'expérimente mes idées ! »
— Pas exactement, je vais d'abord leur demander l'autorisation de commercer et de construire un chemin de fer, ensuite…
— Un chemin de fer !
— Les Romains ont civilisé les tribus d'Europe avec les aqueducs, nous civiliserons les tribus d'Afrique avec le chemin de fer !
— Oui, mais pourquoi le Fouta-Djalon ?
— D'abord à cause du nom, et ensuite de la géographie !
Il dessina en l'air une carte imaginaire et expliqua l'intérêt stratégique de ces montagnes les plus hautes d'Afrique de l'Ouest, à égale distance de la mer et des royaumes de l'intérieur, où tous les grands fleuves prennent leur source.
Si j'en crois l'explorateur, Lambert, il s'agit du royaume le plus puissant et le mieux organisé de ces contrées. Là, j'installerai ma base et je déploierai les tribus le long de la voie ferrée. D'abord le Fouta, puis Dinguiraye, Sakatou, Tombouctou… jusqu'en Oubangui-Chari, jusqu'au Limpopo ! Mon rêve est de fonder une nouvelle nation, la première nation de Noirs et de Blancs, l'empire du Soudan, illimité…
A ce stade de l'entretien, le consul pensa sérieusement à partir. Puis, en fin diplomate, il détourna la conversation vers la poésie et l'opéra, ce qui leur permit de prolonger la soirée par un copieux dîner arrosé d'une autre bouteille de bordeaux.

***

Après cela, il rendit visite au gouverneur portugais qui lui offrit un banquet et des guides. Il flâna dans les îles Bissagos, mais évita soigneusement celle d'Orango où, disait-on, régnait le diabolique Oumpâné, rendu célèbre pour avoir dépouillé et mis à la casserole des marins autrichiens naufragés sur ses terres. En revanche, il prit plaisir à fouiner dans celle de Boubak et à se familiariser avec l'Afrique des profondeurs, où, à l'inverse des villes, le Blanc n'était encore qu'un mystérieux fantôme. Il s'y initia aux scènes qui se répéteront des centaines de fois dans sa longue vie de broussard : les femmes et les gamins s'enfuyant à sa vue, les longues palabres, les procès en sorcellerie, les rituels et interminables échanges de cadeaux avec les rois nègres. Il nota avec satisfaction que même ceux de la jungle ne se montraient pas hostiles — étonnés, ravis, dédaigneux, terrifiés, jamais hostiles ! Il admira la coquetterie un peu osée des femmes, parées de coquillages et habillées de jupes de paille tressée, s'amusa avec les gamins portant tous une touffe de cheveux au milieu du crâne ras et une bande de tresse. Il échangea avec eux des insectes rares contre des morceaux de sucre. « C'est un bon début, se dit-il. La nature est aussi prodigieuse que je le pensais et les gens sont intelligents, soigneux, industrieux et souvent élégants. »
Le roi de Boubak et sa centaine d'épouses lui firent une semaine de réjouissances. Surprenant ! Le bougre, dans ce trou de la jungle, habitait un palais à un étage avec une cour pavée de coquillages. Aux cadeaux que ses agents de Gorée lui avaient conseillés, il ajouta une coupe de cristal qui fit tellement plaisir au seigneur des lieux que celui-ci, en sus du boeuf, des deux cochons et des quatre poules rituels, lui offrit, en cadeau, son fils âgé de douze ans. Il remercia plusieurs jours de suite pour respecter les usages, puis tenta de trouver un moyen de se débarrasser de l'encombrant cadeau. L'interprète Mâly arrondit les angles comme il put :
— Le Blanc te demande de lui garder son enfant jusqu'à son retour de l'intérieur des terres.
— Et il va où, le Blanc ?
— Au Fouta-Djalon !
Patatras ! La colère souleva le monarque de son siège. Il menaça de saisir leurs biens, de leur briser les membres, puis de les jeter dans la case aux serpents. Mâly réalisa qu'il avait commis une gaffe, mais il mit un temps fou pour en découvrir les raisons. Le pauvre interprète eut beau prêter l'oreille, il ne comprit que pouic aux salves de grondements qui, à présent, secouaient le palais :
— Fouta-Djalon, aïe !!! Jamais, non, non, Fouta-Djalon, non ! Fouta-Djalon, mauvais, mauvais ! Peuls, bâtards !
Le débit arrivait comme une coulée de lave, la traduction était forcément ardue :
— … Peuls, enfants de la traîtrise dont la lance est tordue ! Pendant la nuit, ils dorment pendant que leur main gauche ne dort pas. S'ils possèdent la beauté, le bon caractère leur est interdit… Peuls bâtards !… Peuls bâtards, bâtards ! Tu connais le Peul, toi ? Hein, tu ne connais pas ?… Alors, prends l'énigme, couds-la dans la peau du chat, donne-la au boa puis donne le boa au crocodile. Maintenant, enfouis le crocodile sous la cendre par une nuit de brouillard, tu as obtenu le Peul !…
Le monarque n'arrivait plus à se taire. Mâly finit par comprendre : c'est à cause des incessantes incursions des Peuls que ses ancêtres avaient quitté la terre ferme pour se réfugier dans ces îles.
— Et ce monstre s'est mis dans la tête que nous sommes des espions infiltrés par ses ennemis du Fouta! Nous sommes dans de beaux draps, Blanc, des draps très beaux, wallâhi !

La palabre dura des soleils et des lunes. Ils durent offrir la moitié de leur eau-de-vie pour échapper à la mort et un miroir grossissant pour éviter d'être retenus sur l'île. Mais, même revenu à de meilleurs sentiments, le monarque ne lâcha rien quant à son royal cadeau : le Blanc devait emporter l'enfant, ce serait une offense sinon. Enfin, il finit par céder après deux autres nuits de disputes et de beuveries en échange d'un pyjama et de la promesse que le Blanc n'irait pas au Fouta-Djalon, qu'il se contenterait de flâner sur les côtes, avant de revenir recueillir son présent. Voilà ce que nota Olivier de Sanderval dans ses carnets, après son retour inespéré à Boulam :

« N'en déplaise à mes bons commis de Gorée, j'ai bien fait de m'aventurer dans les Bissagos ! Me voilà rodé ! On n'a plus peur de rien après ça, même des Peuls du Fouta-Djalon ! »

La semaine suivante, il procéda à une étrange cérémonie au milieu de son jardin. Il jeta au bûcher ses lettres ramenées de France et, les bras levés aux cieux, s'adressa à l'Afrique, de nouveau :

« A toi, ces cendres venues de France ! Puissé-je ne pas te laisser les miennes ! »

Puis, le 13 janvier, il remonta le Cassini en trois jours de pirogue. Il trouva Lawrence parmi ses ministres, examinant les affaires du royaume. Son palais à lui avait vraiment l'air d'en être un : une maison de bois, certes déjà de guingois, mais qui, si l'on oubliait le désordre et la moisissure, rappelait par ses rampes et ses balustrades les vieilles demeures de Bahia et de Louisiane. A Marseille, cela aurait pu n'être qu'une simple masure, pensa-t-il, mais dans ces contrées où, mis à part les cabanes et les paillotes, seule la fantaisie des végétaux tenait lieu d'architecture, cette vieillerie forçait le respect. Lawrence le présenta à ses sujets et s'adressa à lui sans passer par le traducteur. Outre le nalou, le soussou et le peul, il parlait parfaitement l'anglais et se débrouillait plutôt bien en français et en portugais. Il avait bien reçu le message du consul anglais et avait de très bonnes nouvelles : non seulement l'Almaami 4 l'autorisait à fouler ses terres, mais il ne semblait pas, à priori, hostile à son projet de chemin de fer. Miracle ! En quelques secondes, il était devenu l'hôte du Fouta-Djalon. Ce Fouta si fermé, ce Fouta tant redouté ! L'hôte de l'Almaami en personne, tant qu'il ne volait, ne tuait ni ne profanait l'Islam, selon la formule consacrée ! Aguibou, le prince de Labé, viendrait à sa rencontre à Boubah, la ville frontière, pour lui remettre son passeport. Miracle, oh oui, miracle ! Il s'attendait à un refus, tout au moins à une longue procédure. Il pensait que cela durerait des semaines ou des mois et qu'on lui aurait dit non pour finir. Il avait même songé à un plan : entrer frauduleusement par les montagnes du Sud, malgré le risque de se faire décapiter. Merci Lawrence, merci les Nalous ! Et même merci les Anglais, pour une et dernière petite fois !
— C'est l'Almaami qu'il te faudra remercier !
Sacré Aimé, ça n'arrive pas à tout le monde d'être l'hôte des Peuls !
— Ah, ça oui !… J'ai hâte de partir !
— Je dois d'abord te trouver des interprètes !
— J'en ai déjà un !
— Avec les Peuls, tu n'auras jamais assez d'interprètes !
Il refusa de répondre. Dire non signifierait une offense (une de plus, dans ces contrées où les souverains sont impulsifs et les peines souvent capitales!). Dire oui reviendrait à prendre des risques à l'entrée de ce Fouta-Djalon inaccessible et mystérieux, déjà suffisamment truffé, disait-on, de maraudeurs et d'espions.

Notes
1. Nous l'appellerons ainsi dès maintenant bien qu'il fût né Aimé Victor Olivier et n'accédât au titre de vicomte de Sanderval que bien plus tard.
2. Pistachier : commis des factoreries coloniales.
3. Rios: il s'agit ici des larges estuaires profondément enfoncés à l'intérieur des terres que forment les rivières descendant du Fouta-Djalon sur les côtes de Guinée et de Guinée-Bissau.
4. L'Almaami : le roi des rois, le monarque du Fouta-Djalon.

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