Mémoires de l'Institut Français d'Afrique Noire
No. 6 Librairie Larose. Paris, 1944. 84 pages
A la fin de l'année 1912, la Subdivision de Labé comprend 84 misiide principales de qui dépendent 156 misiide secondaires ; à la tête de chacune des misiide principales, est un chef nommé par le gouverneur et ne relevant que du commandant de cercle. Le territoire des misiide ne forme pas toujours, comme aujourd'hui, un bloc, une unité géographique composée d'un certain nombre de foulassos et de roundés attenant les uns aux autres ; il n'est pas rare qu'en dehors du noyau principal où se trouve la mosquée, une misiide ait des dépendances lointaines enclavées entre d'autres misiide. C'est ainsi par exemple, que la misiide de Koula, qui réunit alors les villages de Koula Maoundé et Koula-Tokosséré, séparés depuis, possède une dépendance importante dans l'ouest du cercle entre les territoires de Mouminia, Manga-kouloun et Hériko, dépendance qui comprend les hameaux de Galan et de Wendou. De la mission de Lagé N'douyebé dépendent les hameaux de Manda foulbé, Mélia, Kolia, etc... situés bien loin dans le nord. Cet extrême morcellement du territoire rend le commandement impossible. Les chefs de village ne savent pas ce qui se passe chez eux et le commandant de cercle est encore plus mal renseigné. Les ordres donnés sont rarement exécutés ; en tout cas il n'est jamais possible de savoir exactement dans quelle mesure ils le sont.
L'administration française donne à ce moment l'impression d'une complète impuissance. Elle a abattu la chefferie indigène avant d'avoir conçu un nouveau mode de gouvernement ; contrainte d'administrer directement les misiide, elle constate maintenant qu'elle est incapable de le faire. Dès l'année 1902, le capitaine Bouchez pensait bien que notre politique devait tendre à l'administration directe des misiide, ce qui d'ailleurs est contestable, mais il avait compris que c'était là un aboutissement lointain qui ne pouvait être atteint que par successives étapes, par une progression lente et méthodique. Or, la suppression des grands commandements indigènes avait été relativement rapide, alors que l'action sur les chef secondaires et sur la population était restée lente, si bien qu'en 1912, entre le commandant de cercles et le pays, il n'y avait plus de contact, mais un vide, une cassure qui risquait d'aller en s'élargissant. Après avoir démoli, il fallait reconstruire, et par ses tâtonnements, ses fausses manoeuvres, le gouvernement de la colonie allait montrer combien il était peu préparé à cette nouvelle tâche.
Au mois de novembre 1912, l'administrateur de Kersaint-Gilly, propose de découper la subdivision de Labé en 22 districts dont les limites seront déterminées par des considérations d'ordre géographique en tenant compte également de la densité de la population. A la tête de ces districts, seraient placés les chefs de misiide les plus capables et les plus dévoués ; leur autorité s'en trouverait renforcée et ils seraient par conséquent favorables à la réforme. Quant aux autres, ils resteraient chefs de misiide aux yeux des indigènes, mais l'administration française ne les reconnaîtrait pas officiellement. La réorganisation comportait ainsi deux échelons. Il s'agissait d'abord de faire le remembrement des misiide. Nous avons vu que beaucoup d'entre elles comprenaient, en dehors du territoire entourant la mosquée, des dépendances plus ou moins lointaines fondées par des familles qui, à un moment donné, s'étaient séparées du groupe initial pour aller s'établir plus à l'aise sur des terres libres. La dispersion de ces dépendances, leur éloignement du centre où se trouvait le chef en rendaient l'administration impossible ; il était donc logique que nous cherchions à regrouper les circonscriptions indigènes en rattachant les dépendances aux misiide dont elles étaient voisines de manière à faire un bloc. Cette refonte devenait indispensable le jour où le pays était divisé en districts puisqu'il fallait éviter que le territoire d'une même misiide soit compris dans deux ou trois districts différents; malgré tout, elle devait inévitablement mécontenter les éléments de la population dont elle modifiait le modus vivendi mais c'était là peu de chose au regard des avantages qu'elle présentait pour une bonne administration du pays. C'est ce que pensait de Kersaint Gilly:
« ... En admettant même, écrit-il, que la mosquée fréquentée par les habitants d'un foulasso ne soit pas comprise dans le même district que celui-ci, en quoi cela troublera-t-il l'exercice du culte ? Que les serviteurs fassent administrativement partie d'un district différent de celui de leur maître, en quoi cela gênera-t-il leurs bonnes relations ? Que telle famille soumise jusqu'ici à l'autorité du chef X... soit placée demain sous la coupe du chef Y... en quoi les us et coutumes se trouveront-ils violés ? »
La seconde des dispositions incluses dans la réorganisation proposée consistait à remplacer, à la base de notre administration, les misiide par les districts. Ce que l'on voulait, c'était écarter certains chefs de misiide, définitivement hostiles, qui formaient un écran infranchissable entre la population et nos agents. Il avait paru habile, pour y parvenir, de placer à la tête des districts les chefs dévoués et de déclarer qu'on ignorerait l'existence des autres, mais n'y avait-il pas contradiction entre le désir de rendre plus étroits les rapports de la population et des chefs de poste et le refus de reconnaître les chefs de misiide ? Comment pourraient se faire les contacts si ce n'est dans la misiide et par l'intermédiaire du chef ?
Sans s'arrêter à ces considérations, le gouverneur Poiret approuve les propositions de l'administrateur de Kersaint-Gilly et, par un arrêté du 14 février 1913, il décide que la subdivision de Labé sera découpée en 22 districts ; on ne sait pourquoi dans le même texte ce qui est d'abord désigné comme district est ensuite appelé province.
Les 22 districts ou provinces étaient constitués de la façon suivante :
En 1913, le nombre de districts est ramené de 22 à 19 par suite de la réunion de la province de la Dongora, de la Sérima, de la Dombélé et de Simpétin sous l'autorité de Modi Tanou. Ce groupement répondait au désir de créer autour de Labé une très grande province, où, sous notre surveillance directe, le chef pourrait recevoir journellement nos directives.
Dans la subdivision de Mali, règne l'incohérence la plus complète. Avant l'occupation française, Pellal, Wora, Mali, Dougountouni, Salambandé, Madina-Salambandé, le Sabé et le Yambéring relèvent directement de l'Alfa mo Labé ; le Sangalan, formé de villages indépendants les uns des autres, est un pays vassal plus ou moins soumis au chef de diiwal. En 1906, tout le territoire du cercle de Yambéring a été placé sous le commandement d'un seul chef de province, Modi Cellou. Lorsque celui-ci disparaît de la scène en 1908, à la suite d'une condamnation à trois années d'emprisonnement, le cercle de Mali est divisé en deux provinces : Yambéring et Mali. En 1911, il comprend quatre provinces : Yambéring, Mali, Sabé, Wora et un certain nombre de villages indépendants situés la plupart au Sangalan où ils sont répartis entre les trois groupes de Oukouya, Kémaya, et Dioulabaya. Au moment où le cercle devient subdivision en 1912, la division administrative ne s'écarte pas très sensiblement de l'ancienne organisation indigène ; elle repose à sa base sur la misiide en pays musulman et sur le village en pays diallonké fétichiste. Entre les années 1912 et 1914, les chefs de subdivision vont faire tous leurs efforts pour modifier cet état de choses et réaliser le découpage du pays en districts, par analogie avec ce qui existe dans la subdivision de Labé. Malgré tout ce qu'il y avait d'artificiel dans la réforme qu'ils proposaient, ils furent écoutés du gouverneur Poiret qui décida, par arrêté local du 25 février 1914, de supprimer la province de Wora, et de diviser son territoire en trois districts autonomes : Wora, Dara-Pellal et Dougountouni ; le même arrêté enlevait à la province de Yambéring le Bara et le Koundou pour en faire deux districts autonomes. La subdivision de Mali comprend alors :
tous situés au Sangalan tel qu'il était constitué à l'époque, puis
A la tête de chacun des cinq districts, l'administration place un chef qui se fait représenter dans les misiide par un suivant ou un mbatoula ; elle ignore l'existence des misiide et des chefs de misiide. Réglementairement, le chef de district reçoit 3 % sur le montant de l'impôt et le chef de misiide 5 % mais le district étant censé constituer une seule misiide, c'est en fait au chef de district que revient la remise de 5 % ; les véritables chefs de misiide n'ont rien.
La suppression de la province de Wora avait été demandée par le chef de la subdivision de Mali, l'administrateur Fousset. Elle était formée de nombreux petits villages très peu peuplés ayant à leur tête des chefs relativement puissants, puisque nommés par le gouverneur, toujours insoumis, hostiles à la fois à l'administrateur et au chef de province. En divisant la province en trois districts, on enlevait du même coup toute autorité aux chefs de misiide, du moins espérait-on qu'il en serait ainsi, et par là nous voyons dans la subdivision de Mali comme dans celle de Labé, l'administration qui s'efforce de briser les résistances des vieux cadres indigènes hostiles à toute collaboration.
Un ancien mbatoula du chef de Yambéring, nommé Oumarou, devint chef du district de Kounda ; il n'eut jamais la moindre autorité sur ses administrés. Le chef du Bara fût le lieutenant Anoun Diallo, chevalier de la Légion d'Honneur, sodat très brave mais étranger au pays.
Dès la fin de l'année 1913, le chef de la subdivision de Tougué avait reçu l'ordre de préparer un remaniement politique et administratif de la subdivision, en s'inspirant des principes qui avaient amené la réorganisation de la subdivision de Labé : suppression des grandes provinces et groupement des agglomérations en districts. Le projet établi par l'administrateur de Kersaint-Gilly et approuvé par arrêté du 14 mars 1914, consistait à diviser la subdivision en deux provinces : le Koïn comprenant seize groupements de misiide, foulassos ou roundés et le Kollé, ou Gada-Kollé, qui en comprenait quinze. Chaque groupement était dirigé par un chef de village tenu de résider à la principale misiide.
Le chef de subdivision avait voulu égaliser l'importance des deux provinces et il avait rattaché au Kollé les villages de Tougué, Souméta, Kénian et Parawol, ce dont le chef de la province de Koïn, Alfa Oumarou Diao 1, successeur des chefs de diiwal, se montrait fort ulcéré.
Après tous ces remaniements, l'organisation administrative du cercle de Labé est la suivante au début de l'année 1914 :
Il eut été difficile de pousser plus loin l'incohérence.
A peine constitués, les districts donnèrent lieu à de vives critiques. Dans le rapport politique du troisième trimestre 1916, l'administrateur Théveniaut indique que la misiide, institution d'origine foulah, doit demeurer à la base de l'organisation du cercle. Le groupement arbitraire en districts n'a donné que de piètres résultats ; il laisse encore trop d'intermédiaires entre l'administrateur et la population et des intermédiaires pour la plupart médiocres. Le mécontentement est général. L'administrateur Thoreau-Levaré exprime le même avis sur la nécessité de conserver la misiide à la base de l'organisation administrative (rapport politique du 4e trimestre 1917). Son successeur Albert ne pense pas autrement. Cependant la réforme de 1913-1914, malgré ses défauts, avait eu le mérite de mettre fin au morcellement excessif du territoire. Contrairement à ce que l'on pouvait craindre, les indigènes dont la situation se trouvait modifiée par les regroupements, s'étaient habitués très vite à leur nouveau sort. C'est à ces résultats que pensait l'administrateur Albert en écrivant le 31 décembre 1918 :
« Elle (la réforme en question), nous laisse actuellement une circonscription divisée en groupements aux limites très définies dans lesquelles les habitants se sont habitués depuis cinq ans à vivre d'une même vie administrative, ce qui maintenant, va nous permettre d'entrer dans la voie d'une nouvelle évolution qui, espérons-le, sera féconde en résultats pratiques. »
La réforme réalisée en 1913 dans la subdivision de Labé présentait deux graves inconvénients ; elle ne donnait pas aux misiide leur place normale à la base de notre administration et elle divisait le territoire en un trop grand nombre de circonscriptions. Le commandement s'en trouvait paralysé ; bien loin d'être des intermédiaires actifs, les chefs de districts forment entre l'administrateur et la population un écran infranchissable ; par leur nombre même ils échappent à notre influence, à notre autorité, à notre contrôle. Ces défauts apparaîtront très vite et dès l'année 1916, l'administrateur Thévenaut, proposera de supprimer les 18 districts de la subdivision et de les remplacer par 8 provinces. Son successeur Thoreau-Levaré est d'avis de ne créer que cinq provinces, cinq bons chefs étant plus faciles à trouver que huit. Les provinces seraient formées d'un assez grand nombre de misiide, chaque chef de misiide gardant le commandement de son territoire sous le contrôle du chef de province. Les cinq provinces dont il envisage la création, sont :
De même qu'il avait approuvé en 1913 l'institution des districts, le gouverneur Poiret se montre favorable en 1917 à la création des provinces mais, instruit par l'expérience, il ne veut réaliser la réforme que progressivement, par étapes, en profitant des incidents qui pourront surgir, tel que le décès des chefs. Il tient à s'assurer qu'un premier groupement est en quelque sorte « bien reporté sur le terrain avant de passer au suivant » (lettre du 10 mai 1917) et il ajoute:
« il importe en effet, que nous arrivions non seulement à grouper rationnellement nos administrés indigènes, mais que nous réduisions au minimum les intermédiaires qui s'interposent entre eux et nous. A la base, nous aurons le village qu'il ne faut point confondre avec le hameau ou marga et qui doit être analogue à la commune de France ; au-dessus, se trouvera le canton, analogue à l'arrondissement français, qui constituera le dernier échelon autochtone avant l'autorité française. Il conviendra donc de veiller à ce que les chefs indigènes ne nomment pas sous leur responsabilité des lieutenants ou ambassadeurs sur lesquels ils se déchargeraient en partie de leurs attributions tout en empiétant sur celles des chefs régulièrement investis: en procédant par étapes, vous aurez donc plus de facilités pour surveiller et diriger la transformation apportée dans les rouages indigènes. »
Des districts, M. Poiret ne veut plus entendre parler :
« Je suis d'accord avec vous, écrit-il le 22 mars 1918, pour reconnaître que l'existence des districts dans le Fouta est à la fois un non sens et un danger et je suis décidé à supprimer progressivement le mot et la chose. »
En s'inspirant de ces directives, qu'il avait lui-même suggérées, l'administrateur Albert présente, dans un rapport du 31 décembre 1918, un nouveau projet de réorganisation administrative de la subdivision de Labé. A la base est la misiide ; il n'est pas possible de s'en passer puisque le chef de misiide remplit un des rôles essentiels de l'administration : il perçoit l'impôt. Fallait-il ensuite écarter le cadre artificiel du district, créé en 1913, qui groupait, de façon souvent arbitraire, plusieurs misiide ? Albert ne le pense pas. Il y a là une situation acquise depuis bientôt six ans à laquelle sont habitués les indigènes, et qu'ils ont acceptée. Le regroupement dont il présente le plan, consiste donc à réunir deux ou trois districts voisins, situés dans des régions semblables. Ce plan, s'il est adopté, ne créera qu'une situation transitoire, une première étape ; il consiste à partager la subdivision en neuf provinces :
De ces neuf provinces, la première conservée par égard pour son chef Alfa Bakar, devra disparaître dès que les circonstances le permettront ; elle sera incorporée alors à la province de la Djima ; les trois dernières seront réunies lorsque Bakar Laria, chef de Diari, engagé pour la durée de la guerre, sera de retour. Ainsi sera franchie la seconde étape qui ramènera à cinq le nombre des province.
Ce plan reçut l'approbation du gouverneur Poiret qui signa le 18 janvier 1919, un arrêté divisant la Subdivision de Labé en neuf provinces :
Cette réforme n'intéressait que la seule subdivision de Labé ; il restait à l'étendre, en appliquant les mêmes principes, à l'ensemble du cercle. Dans un rapport du 20 février 1920, l'administrateur Albert expose ses idées à ce sujet.
« Tous nos efforts, écrit-il, doivent tendre à obtenir dans le cercle une division administrative absolument homogène », puisque nous avons la bonne fortune d'avoir réussi à grouper sous une direction unique, une nombreuse population de même race, de même langue, aux traditions séculaires presque tout à fait communes.
La division de Tougué en deux provinces d'égale importance, apparaît comme parfaite ; il n'y aura donc pas à y toucher, mais il reste la subdivision de Mali et c'est ici que l'administrateur Albert prévoit d'importantes modifications. Son but est d'arriver à la constitution de groupements homogènes analogues à ceux de Labé et de Tougué.
« A la base de cette organisation, nous mettons le village (ou misiide) à la tête duquel sera un chef. Il nous suffira pour atteindre ce but de nommer un chef dans chacune des misiide des districts. Ces groupements existent et nous n'avons pas à les constituer ni à délimiter leur territoire. Il suffit de nommer le chef et nous aurons ainsi dans tout le cercle une première organisation composée de villages à la tête desquels seront des chefs chargés de percevoir l'impôt et de faire exécuter les instructions des chefs de province.
Des 3 provinces, 5 districts et 21 villages indépendants comprenant actuellement la subdivision de Mali, je propose de créer 6 provinces dont je donne ci-dessous la constitution projetée.
Pour arriver au partage de la subdivision en six provinces, l'administrateur Albert avait dû, dans certains cas très exceptionnels et lorsque la logique le voulait, détacher de groupements déjà constitués, trois ou quatre villages pour les incorporer à des groupements voisins. Parfois, il s'agissait de supprimer des enclaves dont le maintien ne se justifiait plus, ou bien c'était des villages jusque-là indépendants qui étaient rattachés aux provinces dont, géographiquement et ethniquement, ils faisaient partie.
Enfin, Albert proposait d'étendre à tout le cercle le mode d'attribution des remises et le traitement des chefs institué dans la subdivision de Labé par l'arrêté du 18 janvier 1919 : tous les chefs de village recevraient 5 % du montant de l'impôt ; les chefs de province auraient un traitement fixe calculé d'après l'importance de leurs fonctions et 1 % sur le montant de l'impôt perçu dans la province.
Le gouverneur Poiret voulut bien approuver ces propositions (lettre du 22 mars 1918) ; la subdivision de Mali fût divisée en six provinces par arrêté du 9 septembre 1920.
A la suite de ces différents remaniements, l'administration locale, après quelques tâtonnements et des erreurs qui surprennent, était enfin parvenue à donner au cercle de Labé une organisation logique reposant sur des divisions territoriales absolument homogènes, soit trois subdivisions :
Dans chacune de ces provinces appelées bientôt cantons, la misiide constituait l'unité de base. La cellule administrative était le canton, mais la misiide était officiellement reconnue et devenait un des rouages de l'administration du cercle ; son chef percevait l'impôt et il était rétribué. L'administration conservait ainsi, en quelque sorte comme soubassement, l'ancienne structure de la société foulah, respectant en cela les traditions chères à l'indigène, et elle plaçait au-dessus les chefs de province qu'elle choisissait. « Ce que je désire, écrit le gouverneur Poiret, le 22 mars 1918, c'est que chaque cercle comprenne un petit nombre de cantons (actuellement dénommés provinces) commandés par des chefs influents auprès des indigènes, parlant si possible le français et dévoués à notre cause. Ces chefs peuvent administrer directement comme les autres chefs de village, le village où ils habitent. Mais vis-à-vis des autres chefs de village placés sous leur autorité ils ne doivent jouer que le rôle d'intermédiaire et de contrôleur. »
Plus tard le gouverneur précisera sa pensée sur le rôle des chefs de canton.
« En n'observant pas les recommandations de ma circulaire n° 3 du 19 janvier 1918, vous avez laissé croire aux indigènes que les fonctions de chefs de canton pouvaient être l'objet d'une sorte d'élection, alors que je tiens pour essentiel qu'elles soient, au contraire des fonctions d'autorité confiées, non à un candidat choisi par des électeurs, mais à des demi-fonctionnaires représentant le gouvernement français auprès des administrés. J'espère que dans quelques années, il sera possible de créer un cadre de chefs de canton, recrutés sur examen et pouvant par conséquent, être mutés d'un canton à l'autre. » (Lettre du 8 juin 1929 au commandant de cercle de Labé.) Beaucoup plus sage était la formule de 1918 :
« Ce que je désire c'est que chaque cercle comprenne un petit nombre de cantons commandés par des chefs influents auprès des indigènes... »
D'où donc tireraient leur influence des fonctionnaires étrangers au pays, inconnus de la population, et mutables à discrétion ?
On peut considérer qu'en 1920 l'organisation du cercle de Labé est enfin réalisée sur les bases solides qui vont permettre à l'action administrative de s'exercer efficacement ; les quelques modifications qui devront y être apportées en raison des circonstances, porteront sur des points de détail sans toucher à l'essentiel, sauf toutefois pour ce qui est du Sangalan.
Au moment de la nomination d'Alfa Yaya Bailo comme chef de canton de Kollé, en 1914, l'ancien Koïn avait été partagé (arrêté du 14 mars 1914) suivant une ligne qui attribuait au Kollé les quatre villages de Tougué, Souméta, Kénian et Parawol. On avait voulu, d'une part alléger la charge du vieux Alfa Amar, chef du Canton de Koïn, incapable d'exercer ses fonctions et d'autre part ; favoriser Alfa Amadou Bailo. En 1919, le licenciement d'Alfa Amar et son remplacement par Alfa Amadou Bailo permit de modifier la frontière entre le canton de Koïn et celui de Kollé et de rattacher au premier les villages de Tougué, Souméta, Kénian et Parawol ; la rivière Kollé devint à l'est la ligne de séparation entre les deux cantons. Un neveu d'Alfa Amar, Alfa Amadou Baldé prit à Niéniéméré la place laissée vacante par Alfa Amadou Bailo.
Dans la subdivision de Labé, deux remaniements sont à signaler. Le chef de canton de Labé étant mort au mois de mars 1929, le gouverneur Poiret décida de nommer son successeur à l'occasion de la fête du 14 juillet suivant. La difficulté était de trouver ce successeur. Parmi les candidats figuraient deux chefs de canton qui s'étaient fait remarquer par leur intelligence et leur activité, Alfa Yaya Diallo, chef du canton de le Horé-Komba et Alfa Bakar Laria chef du canton de la Ouességuélé. Après quelques hésitations, le gouverneur Poiret prit la décision d'écarter Alfa Yaya, ne voulant pas placer sous l'autorité d'un descendant de l'ancien chef de diiwal les hommes qui, au Labé, nous avaient aidé contre lui. Bakar Laria fût éliminé à cause des intrigues qu'il avait menées contre Mody Tanou pour faire ouvrir avant l'heure sa succession qu'il convoitait. Ayant ainsi éliminé les candidats d'importance, le gouverneur imposa brusquement la nomination du chef du village de Sannou, Alfa Mamadou Bobo et l'administrateur en chef Lambin ne pût que répondre que ce choix était très heureux. Alfa Mamadou Bobo fût ainsi nommé chef du canton de Labé par arrêté du 10 juillet 1929.
Vers la fin de cette même année 1929 Modi Bori, chef du canton de la Komba était dans un état physique lamentable ; courbé en deux par les rhumatismes, il pouvait difficilement se déplacer. M. Lambin propose donc son licenciement et comme, pour lui succéder, il ne trouve pas dans ce canton d'indigène ayant les qualités nécessaires, il envisage de rattacher le Komba, soit au canton de la Ouességuélé, soit au canton de Horé-Komba, dont les chefs lui paraissaient également capables d'en assurer le commandement. Ses préférences vont cependant au chef de Horé-Komba, Alfa Yaya ; malgré la forme allongée du nouveau canton et la situation excentrique de son chef-lieu, le rattachement du Komba à Horécomba lui paraît être la solution la meilleure. Cet avis prévalut et par arrêté du I6 mars 1930 le Komba fût rattaché au canton de Horé-Komba. Alfa Yaya, à qui l'on reprochait l'année précédente d'être un descendant du dernier chef du diiwal du Labé, se vit ainsi placé à la tête d'un canton de 43.500 habitants. Trop vaste et de forme irrégulière, avec son chef-lieu Popodara, sur la frontière à quelque vingt kilomètres de Labé, le nouveau canton ne peut être administré d'assez près par un seul chef, fût-ce Alfa Yaya.
Ce qui ressort des remaniements qui viennent d'être rapidement exposés, c'est la difficulté qu'a le commandant de cercle à trouver des chefs capables, difficulté qui va parfois jusqu'à l'impossibilité et qui rend alors nécessaire la réunion de deux cantons. Il apparaît également que l'administration découpe et reconstruit les circonscriptions selon les aptitudes de leurs chefs, sans trop se soucier des aspirations des populations. C'est que le canton est une formation d'importation française qui ne correspond à rien dans l'ancienne organisation indigène. Qu'importe alors aux habitants de telle ou telle misiide, d'être rattachés à un canton plutôt qu'à un autre ? Il serait plus grave pour eux que l'on modifiait les limites de la misiide, encore que l'expérience faite en 1912 semblerait prouver l'individualisme du Foulah et son indifférence pour tout ce qui ne le touche pas dans sa personne, dans ses biens ou dans sa religion.
Les modifications apportées depuis la réforme de 1920 à l'organisation territoriale de la subdivision de Mali, concernent le canton du Sangalan ; elles sont importantes.
Avant l'occupation française, les Diallonkés du Sangalan avaient de tout temps vécu en villages indépendants. Une première tentative de groupement en province faite par Alfa Yaya vers 1900 ne réussit pas. La grande préoccupation du commandant du cercle de Médina-Kouta, puis des administrateurs du cercle de Yambéring et de la subdivision de Mali, avait toujours été d'arriver à ce groupement. En 1905, il était enfin réalisé lorsque Mango Tombo, chef de province, donne sa démission. L'administrateur du cercle de Médina-Kouta propose alors de lui donner comme successeur Manga Simbara. Le gouverneur, qui ignore tout de la situation et ne cherche qu'à unifier, hésite et demande s'il ne serait pas possible de supprimer les fonctions de chef de province. L administrateur maintient sa proposition en faisant observer que les chefs de village sont des vieillards impotents, entourés de vénération parce qu'ils ont été autrefois des chefs de guerre, mais incapables de remplir convenablement leurs fonctions s'ils ne sont pas épaulés par un chef de province actif, intelligent et sachant ce que nous attendons de lui. Il restait à trouver un chef ayant toutes ces qualités dans un pays où personne ne veut ni obéir, ni commander. On n'y était pas encore parvenu en 1910 et l'administrateur Flottes de Pouzel qui avait repris à son compte, le projet caressé par tous ses prédécesseurs, avait dû y renoncer devant les protestations véhémentes des chefs de village et des notables. En 1911, l'administrateur Destibeaux propose de partager le pays en quatre cantons : Dioulabaya, Kémaya, Ouyouka et Kotto ; il espère que la population acceptera cette division qui, mieux que l'organisation en province, tient compte de la répartition des groupes ethniques. Aucune suite ne fut donnée à cette suggestion et ce n'est qu'en 1920 qu'un canton du Sangalan fût enfin créée et placé sous le commandement de Saliou Niakasso, puis de Baba Niakasso.
Les Diallonkés sont de caractère indépendant. Profondément apathiques, d'une imprévoyance inouïe, ils ne cultivent que juste ce qu'il faut pour assurer leur nourriture. Chez eux, la fin des récoltes (novembre) est marquée par une longue suite de beuveries et de ripailles. On s'invite de village à village, on danse, on boit, on mange nuit et jour. La fête dure tant qu'il reste du riz, du fonio, des arachides à consommer, du mil pour préparer le dolo. Il faut ensuite attendre jusqu'au mois d'août la récolte du maïs et durant ce temps, on se nourrit des produits de la brousse. Grâce à l'argent rapporté du Sénégal et de la Gambie par les jeunes gens qui, chaque année s'y rendent deux fois, lors de la préparation des terres et au moment de la récolte des arachides, grâce aussi à la vente du beurre de karité, du soumbara, des bandes de coton et des calebasses, on arrive à acheter assez de graines pour se nourrir entre deux récoltes.
Lorsque vint la crise économique de 1931 et que le cours des arachides s'effondra, les Diallonkés ne trouvèrent plus à s'embaucher comme « navétanes » au Sénégal et en Gambie ; réduits au seules ressources de leur pays, ils connurent la disette. En 1932, les sauterelles firent leur apparition et dévastèrent les champs. La famine ne put être conjurée que grâce aux graines expédiées d'urgence de Labé et de Mamou (Rapport de l'administrateur en chef Lambin et du médecin en chef de l'A.M.I. Morin, en date du 15 septembre 1933).
Pour remédier à cette situation lamentable, le chef de subdivision propose le 10 septembre 1932 de supprimer le canton de Sangalan, de rattacher au Gadaoundou la partie située à l'est de la Koïla-Labé, de diviser la partie ouest en trois régions à attribuer aux cantons de Mali, Bara et Yambéring. L'administrateur en chef Lambin se montra favorable à cette réforme et, par arrêté du 29 septembre 1932, signé du gouverneur Vadier, les villages du Sangalan furent rattachés:
Ainsi les Diallonkés, parce qu'on les jugeait ingouvernables, passaient sous le commandement des Foulahs, leurs ennemis héréditaires. Les espoirs que l'on fondait sur l'aptitude des Foulahs à administrer des populations diallonkés à demi fétichistes, furent vite déçus.
Dès l'année 1933, suivant en cela un très ancien usage, quelques Diallonkés pressés de payer l'impôt, après avoir vidé leurs greniers et vendu à vil prix leur bétail, se disposent à faire argent de leurs filles en les mettant en gage. L'opération consistait à placer la fille chez un riche indigène, généralement un Foulah, qui consentait à prêter l'argent dont le Diallonké avait besoin. La fille restait chez son maître, parmi les serviteurs, jusqu'à ce que le remboursement ait lieu ; en fait, elle n'était libérée que pour tomber dans une autre servitude, le mariage, et le prix de sa dot servait à éteindre la dette. De 1933 à 1936, de mauvaises récoltes et la mévente des produits agricoles obligèrent chaque années les Diallonkés à recourir à la mise en gage de leurs filles. Les Foulahs qui les prenaient à leur service remettaient aux parents, à titre de prêt, du bétail et des bandes de coton que des dioulas achetaient aussitôt à vil prix et payaient en espèces. Ainsi l'impôt rentrait, en partie tout au moins, mais le pays sortit de la crise ruiné, n'ayant plus une seule tête de bétail, les greniers vidés, les filles dispersées dans les pays voisins. De 9.965 habitants en 1932, la population était tombée à 5.681 en 1936, soit une diminution de 43 % ; plutôt que de se soumettre aux chefs Foulahs qui les brutalisaient et les méprisaient, les Diallonkés avaient émigré en passe au Soudan et au Sénégal ; les villages n'étaient plus guère peuplés que de vieillards qui vivaient misérablement et qui ne voulaient rien entreprendre pour améliorer leur sort. L'expérience du commandement foulah était achevée et il ne restait plus qu'à reconstituer le canton du Sangalan, ce qui fut fait par un arrêté du 19 août 1937. Encore fallait-il donner aux Diallonkés la possibilité de vivre sur leurs terres ! Le gouverneur Blacher voulût d'abord rattacher le Sangalan au reste de la Guinée par une route qui traverse le canton de Yambéring, franchit la Gambie et aboutit à Kémaya Balagui, puis sur ses ordres la Société de prévoyance du cercle de Labé fit construire à Balagui un magasin à graines où les Diallonkés purent emprunter les semences dont ils manquaient. L'impôt du canton fût maintenu à un taux sensiblement plus bas que celui des cantons voisins. Ces mesures, jointes à des contacts de plus en plus fréquents avec les représentants de l'administration française, réussirent à arrêter les exodes, bientôt même à provoquer le retour des anciens émigrés. Assagis par l'épreuve, les Diallonkés se sont mis au travail ; ils ont augmenté les surfaces cultivées et ils achètent aux Foulahs du bétail pour reconstituer peu à peu leur troupeau. Sans doute suffirait-il de porter au Sangalan le même intérêt qu'aux cantons foulahs pour y obtenir les mêmes résultats, mais les Diallonkés attendent encore une école et un dispensaire...
Par le traité du 6 février 1897, qui a fait du Fouta-Djallon un territoire français placé sous le régime du protectorat colonial, le gouvernement français s'était engagé à respecter la constitution foulahne qui devait désormais fonctionner sous le contrôle direct d'un agent français ayant le titre de résident du Fouta-Djallon. Ces intentions, solennellement affirmées et sans doute sincères, allaient fondre et disparaître dès le premier contact avec les réalités. Respecter la constitution foulahne, cela supposait qu'une collaboration était possible entre le commandement traditionnel indigène et l'administration française, que les almamys et les chefs de diiwal sauraient comprendre et accepter les réformes nécessaires qu'impliquait le protectorat et qu'ils consentiraient à se plier à nos méthodes administratives. N'était-ce pas demander l'impossible. En signant le traité de 1897, les almamys s'étaient inclinés devant la force, mais ils n'attendaient qu'une occasion favorable pour se révolter et nous chasser du Fouta-Djallon. Quant au chef du diiwal de Labé, il s'était placé sous notre protection uniquement pour s'affranchir de la tutelle des almamys qu'il jugeait plus pesante que la nôtre et si, pour consolider sa propre situation, il entendait se servir des représentants de la France, il ne voulait pas pour cela leur permettre de s'immiscer dans les affaires du diiwal. De son côté, l'administration française, voyant qu'elle ne pouvait pas compter sur la collaboration des chefs, prétendait se passer d'eux et s'efforçait d'entrer en contact direct avec la population pour diriger son évolution sociale et pour entreprendre la mise en valeur du pays. Le conflit était inévitable et il aboutit rapidement à l'élimination totale du parti d'Alfa Yaya. Après quoi, ayant fait table rase du passé, le chef de la colonie ne sut plus comment s'y prendre pour administrer le Labé. C'est alors l'époque des tâtonnements :
Nous en sommes là et il semble bien que l'organisation actuelle soit appelée à durer parce qu'elle correspond, mieux que toute autre, à nos moyens d'administration. Entre la misiide trop petite et le cercle trop vaste, le canton est appelé à devenir la circonscription administrative de base ; il a déjà son école, son dispensaire, sa section de la Société de Prévoyance ; choisi parmi l'élite des grands notables, le chef de canton joint à son prestige personnel celui de représentant du commandant de cercle et à la connaissance du « blanc » il ajoute celle de l'indigène. Il est ainsi le trait d'union entre le commandant de cercle et la population.
Il aura fallu près d'un demi-siècle pour réaliser cette organisation et pour mettre en place nos cadres indigènes. Une première étape est accomplie ; avec l'outil solide que nous avons forgé, nous pouvons maintenant aborder avec confiance les rudes tâches de demain.
Note
1. Alfa Oumarou Diao, appelé parfois Alfa Amar a été licencié pour inaptitude en 191 ; il est mort le 21 novembre 1935.