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Elhadj Ibrahima Kaba Bah


Cerno Abdurahmane. Eléments biographiques
suivis de quelques poèmes Pular traduits en français

Defte Cernoya. Labé. 1998. 150 p.


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Labé-en-ville

Le Labé en 1935 est un village où chacun connaît chacun, ou presque. L'agglomération était centrée sur la mosquée de Karamoko Alfa, une haute et majestueuse paillotte que l'incendie consumait de temps en temps, histoire de raviver la foi agissante des croyants, lesquels se hâtaient de la réparer, en chantant des cantiques.
De part et d'autre de la mosquée, les deux quartiers dénommés par leur localisation topographique : Dow-saare et Ley-saare, la ville haute et la ville basse. Une ruelle bordée de pourghères sinuait depuis le bout de Dow-saare jusqu'à Hoggo-mbuuro; c'était en quelque sorte la Grand'Rue de la cité.
D'autres ruelles, non moins tortueuses, débouchaient dans la Grand'Rue, tout le système convergeant vers la mosquée, l'âme de la ville.

Il y avait encore la place du marché. avec une seule halle au sol carrelé avec des dalles en ardoise, au centre d'un grand quadrilatère vide de toute autre construction, bordé de maigres manguiers. Des boutiques de Libano-Syriens étaient séparées de la place du marché par les seules rues rectilignes. Le bureau de poste et télégraphe s'y trouvait également, à l'emplacement où on édifiera plus tard l'église catholique.

Une autre place publique était Boowoun-loko, la place des besoins. On y célébrait les offices des fêtes de Ramadan et de Tabaski, comme on le fait encore. Mais à l'époque, Boowoun-loko était bien dégagé vers l'est et le nord. La brousse s'étendait partout, jusqu'à l'école actuelle. En la saison des mangues, le marché de ces fruits se tenait là, et vous deviez venir avec un grand sac ou une grande calebasse si vous vouliez en acheter pour seulement un franc (tammaaru).

Le quartier Kourola, administratif, était complètement séparé de l' agglomération qui vient d'être décrite. Aller à Kourola se disait « traverser Sâssé », alors un marigot pérenne. Y habitaient seulement les fonctionnaires et autres agents de l'administration. S'y trouvaient, comme aujourd'hui, les bureaux administratifs, l'hôpital, dans des bâtiments couverts de chaume. Il y avait aussi la prison qui, avec la poudrière, étaient les manifestations concrètes du pouvoir en place.

Daaka, Tata, Pountioun, Konkola, Wouro, Tyindel, Hoggo, étaient autant de foulasso distincts, séparés de Labé par des no-man's land servant plus ou moins de lieux d'aisance publics.

La vie quotidienne était bien différente de celle d'aujourd'hui. Ni cinéma, ni bals, ni radios ne meublaient les loisirs des gens. Ils se trémoussaient aux soirées de tam-tam et de balafon, à Konkola, à Kourola ou à Boowoun-loko. Les jeunes Peuls se faisaient louanger aux soirées de guitare animées par les Awluɓe ou des Nyamakala. A Kolla, à Bôwoun-loko, au marché et en d'autres espaces découverts, des jeunes filles organisaient des séances de danses et de chansons, au rythme des battements de mains, tandis que les adolescents virevoltaient tout autour des danseuses, ébauchant des flirts qui quelquefois finissaient par des mariages. Quelques fonctionnaires et anciens combattants (de la première guerre mondiale) avaient des phonographes à ressort, jouant des disques antillais, rumba, biguine, etc…

Les adolescents organisaient des séances d'athlétisme : saut en hauteur, course de vitesse, lancer de projectiles sur un disque roulant ; ils allaient nager dans les nombreux bassins (diide) de Doŋora, alors toujours en eau. Ils allaient chercher le bois sec, nouvelle occasion de délassement instructif et sportif : grimper acrobatique dans les arbres, identification de plantes et de produits végétaux utiles ou nuisibles, chasse au lièvre, aux perdrix et autre petit gibier.

Les pères de famille n'avaient alors pas trop de problèmes pour l'entretien matériel de leur maisonnée. L'alimentation était à base de fonio, de maïs et de tubercules que chaque ménage cultivait autour des cases et dans des champs pas éloignés près des hameaux environnants. Les plats glucidiques étaient consommés avec des sauces à la pâte d'arachide, aux feuilles de légumes locaux, rarement avec de la viande, et plus souvent avec du lait caillé bien battu et onctueux.
Presque chaque mère de famille avait quelques vaches laitières ; elle les trayait chaque matin, et aussi chaque soir en hivernage. Les pères de famille n'avaient donc pas trop de soucis à se faire du côté nourriture. Ni du côté loisir des enfants qui se débrouillaient comme on a exposé.
Les tâches afférentes à la nourriture étaient de la compétence des femmes et des adolescents. Ces tâches étaient accomplies sans difliculté, et sans arrière-pensée.
Des âmes sensibles se lamentent de nos jours sur “les corvées inhumaines”, “l'exploitation insupportable” que constituent selon eux ces travaux domestiques, pour les femmes et les enfants. Il y a de toute évidence chez ces âmes sensibles une erreur manifeste d'analyse, une confusion d'époques et de sociétés. La société sur laquelle ils déversent leur pitié est une société vivant en économie de subsistance, à très faible taux d'outillage par-dessus le marché.
L'échange marchand y joue un rôle fort réduit, les échanges étant des cadeaux et des distributions grâcieuses d'excédents, entre parents, alliés et voisins, entre personnes dont les rapports sont des rapports personnels de type familial, et non des rapports contractuels comme dans les villes d'Europe depuis pour ainsi dire toujours. Les activités, les tâches que les gens accomplissent dans cette société ne produisent que des valeurs d'usage, et non pas des valeurs d'échange marchand.
Les produits n'ont pas, le plus souvent, de prix, puisque personne ne demande à les acheter. Lorsque ces valeurs d'usage sont échangées, c'est par troc, contre d'autres valeurs d'usage, biens ou services.
L'économie de ces sociétés n'est pas une économie marchande. Lorsque le propriétaire d'une vache suflïsamment âgée la fait égorger, il en distribue une partie de la viande entre ses relations, à ceux à qui il doit respect ou soumission, il réserve une autre partie pour son ménage. Ces parties de la carcasse sont déterminées par la coutume. Le reste de viande, si reste il y a, est offert au public contre du maïs, des cassettes de tubercules séchés, des bottes de chaume, ou le tissage d'une certaine quantité de fil, ou la réfection d'une palissade, etc. Cet échange se fait le plus souvent à crédit, (tonton), et le dicton rappelle que ce genre de crédit reste dans la plupart des cas impayé ici-bas.
Lorsque des adolescents vont chercher l'eau à Tyindel ou à Saase, ils travaillent pour eux-mêmes, car ils se désaltèrent avec cette eau ; avec cette eau et le bois qu'ils ont été ramasser à Tialakoun et ailleurs, et les grains ou tubercules qu'ils ont apprêté pour la cuisson, leurs mères et leurs soeurs préparent leurs repas, dont bénéficient leurs pères qui les protègent au moins moralement, qui les éduquent, qui cultivent avec eux les champs et les lopins autour des cases. Il s'agit d'une division du travail, créateur des valeurs d'usage indispensables à la vie matérielle de la famille. Une division du travail entre les différents membres de cette famille, de chaque famille, et dans les limites des besoins de la famille, et selon les aptitudes et les talents de chacun des membres. Il n'y a pas accaparemment du produit du travai1 par le père ou quelque autre personne, il y a du travail productif de valeurs d'usage immédiatement consommées pour satisfaire des besoins élémentaires : manger, se vêtir, avoir un logis, s'instruire. Il n'y a pas accumulation, sauf de bétail et cela se fait spontanément, si le ou la propriétaire d'une génisse a de la baraka pour échapper aux voleurs, et que sa bête soit suffisamment prolifique.
II est impossible, ou tout au moins inapproprié de parler de vente et d'achat, de corvée et d'exploitation dans une collectivité où chacun jouit immédiatement de son propre travail, au demeurant mêlé de feux, constituant un entraînement à l'effort, à la persévérance, une forme d'activité sportive comme on concevait alors le sport en Occident, avant qu'il ne soit professionalisé et transformé en le commerce (show-business) que l'on observe de nos jours, qui nourrit abondamment la chronique de la corruption, des mafias à travers la planète.

La vie quotidienne dans les années trente à Labé était celle que l'on peut observer aujourd'hui dans quelques villages encore enclavés du Fouta, où les habitants en sont toujours à l'économie de subsistance non marchande.

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